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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS

Lucien de Samosate

LE SONGE

Ou la Vie de Lucien

Une nouvelle traduction

par

Philippe Renault

 

Poète et traducteur

 

 

Avant-Propos

Introduction

Traduction

Notes

 

 

Philippe Renault, qui a publié en 2000 une Anthologie de la poésie grecque antique aux éditions des Belles Lettres, est aussi l'auteur de plusieurs autres volumes (poèmes personnels et traductions de textes antiques), disponibles en version électronique auprès des Éditions de l'Arbre d'Or.

  Sur le site de Philippe Remacle, il a publié également quelques traductions de Pindare, une riche anthologie des trois Tragiques, Eschyle, Sophocle et Euripide et les traductions en vers de deux tragédies, Les Choéphores d'Eschyle et l'Électre de Sophocle.

Philippe Renault s'intéresse également à Lucien. Après avoir publié dans les FEC 8 (2004), sous le titre Lucien de Samosate, ou le rhéteur magnifique, une introduction générale à la vie et à l'œuvre de celui qu'il appelle « un satiriste flamboyant », il a confié aux FEC sept traductions de cet auteur.

  La BCS lui doit aussi une traduction nouvelle en vers du Livre V et du Livre XII de l'Anthologie Grecque, respectivement consacrés aux épigrammes amoureuses et aux épigrammes garçonnières.

 

 

Introduction

 

    Ce récit autobiographique, qu'on s'accorde à dater de 163, date du retour de Lucien en Orient après de longues années en Occident, fut probablement lu au cours d'une conférence publique donnée lors du passage de Lucien dans sa patrie, Samosate.

On imagine que le retour « de l'enfant prodigue » dans sa ville natale fut l'occasion d'une grande manifestation. L'homme dut y être accueilli à sa juste mesure : n'était–il pas devenu une vraie « star » de la rhétorique et ne comptait–il pas parmi ses amis de grands noms et même un empereur, en l'occurrence Lucius Vérus qu'il accompagna peu après dans son expédition contre les Parthes ? 

L'œuvre évoque un épisode de l'adolescence de Lucien, enfant d'une pauvre famille destiné à entrer en apprentissage auprès de son oncle sculpteur. Or, cette expérience tourna court, non seulement parce qu'il fit preuve de maladresse, mais parce qu'il changea complètement de vocation à la suite d'un rêve prémonitoire qui lui révéla un avenir glorieux dans le domaine intellectuel.

Cette aventure est–elle authentique ? On n'a pas manqué d'en douter et des spécialistes ont émis l'idée que tout cela n'était qu'affabulation pure et simple. L'histoire du garçonnet maladroit et pleurnichard qui devient une belle figure de la culture grecque respecté et célébré partout était trop édifiante pour être honnête. Le vilain petit canard s'était en quelque sorte métamorphosé en beau cygne...

Pourtant, le récit sonne juste et il est à peine terni par l'autosuffisance de son auteur pour laquelle on peut ressentir quelque gêne. Disons–le d'emblée, l'auteur antique n'a pas cette retenue et cette modestie – fausse ? – qui sont le propre de l'écrivain moderne. Lucien n'a–t–il pas réussi dans son parcours intellectuel et social ?  Alors, pourquoi le taire ? Notre malicieux autant qu'ambitieux écrivain tire une légitime fierté de sa notoriété, le proclamant haut et fort à son public, en particulier aux plus jeunes, auxquels il entend bien montrer qu'eux aussi, ils ont toutes les chances de réussir dans la vie, s'ils veulent s'en donner la peine. Bref, face à eux, il se présente comme un modèle qui les détournera des voies de la pauvreté et de la médiocrité.

Considérons encore le dédain affiché par Lucien - qui était aussi, plus généralement, celui de la caste intellectuelle - à l'égard du travail manuel, un art qui « salit », en contraste avec la « propreté » et la noblesse de la profession littéraire. En cela, Lucien partage complètement les préjugés de son temps (les nôtres aussi !) où l'on se refuse de placer sur un pied d'égalité artistes manuels et artistes intellectuels. Néanmoins, et c'est presque paradoxal, le Syrien fait en toute bonne conscience un éloge grandiloquent des grands sculpteurs du passé, comme Phidias.

Hormis cet aspect quelque peu pontifiant, le récit nous dévoile heureusement un Lucien plus sensible et plus touchant dans un cadre pittoresque. Dans la première partie de l'œuvre, quand il décrit son père préoccupé de le caser à tout prix, puis l'apprentissage raté dans l'atelier de son oncle, enfin ses larmes et sa fuite, sa mère aimante, Lucien nous émeut. Loin de toute rhétorique et de toute ironie, il parle avec son cœur.

Mais très vite, ce tableau intimiste, que l'auteur, en un trait de plume, considère comme une « gaminerie » – c'est pourtant celui qu'apprécie le lecteur d'aujourd'hui – revient à un sujet dit  « sérieux » qui consiste en la narration d'un songe où l'allégorie de la Sculpture et de la Rhétorique surgissent, lumineuses et surréelles, afin de vanter leurs qualités réciproques. Nous sommes ici en pleine convention littéraire, l'auteur usant d'un procédé déjà éprouvé mais qui possède toutefois la somptuosité syntaxique et la souplesse caractéristiques du style lucianien. On sait que le Syrien est un admirateur de la littérature grecque classique ; ses tendances sont archaïsantes, comme chez tous les rhéteurs de son époque, et l'on mesure, à travers cette petite œuvre, avec quelle habileté il sait combiner à la fois son allégeance totale à son modèle de prédilection, et un style personnel, proprement inimitable.

 

 

 

Traduction

 

1. Je n'allais plus à l'école et j'étais déjà devenu un grand garçon. Alors, mon père se résolut à convier chez lui quelques amis pour parler de mon avenir. Presque tous étaient persuadés qu'une orientation vers l'étude des belles lettres était trop harassante et surtout infiniment coûteuse, obligeant les parents à être fortunés : or nous étions pauvres et il eût fallu demander une aide financière hors de chez nous. En revanche, une mise en apprentissage me permettrait de gagner enfin ma pitance et de n'être plus un poids pour ma famille, surtout à l'âge qui était désormais le mien. En outre, mon père serait heureux de me voir rapporter à la maison une partie de mes gains.

Le second sujet qui fut débattu lors de cette réunion, cruciale à plus d'un titre, fut celui du métier qui me serait le plus approprié, celui qui correspondrait le mieux à un homme de condition libre, un travail dont les instruments soient accessibles et qui satisfasse rapidement tous mes besoins. Les participants vantaient les qualités respectives de tel ou tel métier, en fonction de leur humeur ou de leurs propres informations. Soudain, mon père dévisagea mon oncle maternel qui, lui aussi, était de la partie : c'était un sculpteur émérite, fort expert dans l'art de tailler le marbre. Il lui dit : « Ce ne serait pas correct de désigner un autre que toi pour former mon garçon : prends–le sous ton toit et fais de lui un bon ouvrier, un bon tailleur de pierre, un sculpteur accompli : il en est capable, je le sais, car il nous a révélé dans cet art de prometteuses dispositions. » Mon père faisait allusion à ces petites figurines de cire que je me plaisais à façonner, étant gosse. Une fois sorti de l'école, je prenais de la cire et la modelais de telle sorte que je créais des images de bœufs et de chevaux ; il m'arrivait même, par Zeus, de fabriquer des portraits humains ! Tout cela était mignon et, somme toute, fort réussi, au moins de l'avis paternel. D'ailleurs, ce modeste talent m'avait valu de recevoir quelques sacrées raclées de la part de mes professeurs ; maintenant, au contraire, on ne tarissait plus d'éloges sur une aptitude acceptée sans condition, car tous se disaient qu'avec ce talent inné, j'apprendrai mon métier rapidement.

3. Vint le premier jour de mon apprentissage. Je fus confié aux bons soins de mon oncle, visiblement réjoui de me voir mettre la main la pâte. Pour ma part, je considérais la chose comme un simple passe–temps, une façon comme une autre de me distinguer du commun des mortels : en effet, en burinant de charmantes statuettes ou des images de dieux, j'en épaterais plus d'un. Or, comme tout apprenti qui débute dans un métier, je dus passer par l'épreuve qui suit : en effet, mon oncle me mit un ciseau entre les mains et me donna l'ordre de découper une petite plaque de marbre ; à cette occasion, il me rappela ce vieux dicton :  « Ouvrage commencé, ouvrage à demi achevé. » [1] Comme j'étais peu expérimenté, je dus frapper la plaque un peu trop brutalement, si bien qu'elle se brisa en deux morceaux. Mon oncle, furieux, saisit la première courroie venue et m'en refila plusieurs coups, me donnant une correction des plus violentes et commençant ainsi mon apprentissage sous le signe des larmes.

4. Aussitôt je m'enfuis de l'atelier et revins à la maison, triste et sanglotant sans arrêt. Ensuite, je racontai ma mésaventure, la courroie, montrai mes hématomes, pestant contre la rigueur de mon oncle, disant qu'il était jaloux et qu'il craignait que je ne lui fasse de l'ombre. Alors, ma mère en fut fâchée et n'eut pas de mots assez durs pour son frère. Quand le soir vint, le visage encore mouillé de larmes, je me mis au lit et je rêvai.

5. Cher public, jusqu'ici je ne vous ai raconté que des choses superflues, des gamineries. Maintenant, je vous demande une attention des plus vives car le sérieux va reprendre ses droits. En citant le grand Homère, je vous dirai  « qu'un songe divin me visita dans le mol ombrage de la nuit » [2] : c'était une vision tellement claire qu'elle ressemblait à la pure vérité, au point que, malgré le cortège des années, la scène entière surgit encore intacte à ma vue ; de même, la voix qui tinta si joliment à mes oreilles, m'est encore audible, tellement elle était claire.

6. Deux femmes me prenaient par les mains avec force, voire avec violence. Je crus même que j'allais être écartelé tant elles se disputaient ma personne avec insistance. En effet, tantôt c'était la plus corpulente qui me tirait vers elle, tantôt c'était sa rivale. Elles ne cessaient de crier comme des folles : l'une, en prétextant que je lui appartenais en propre, l'autre, en prétendant qu'on lui ravissait un bien légitime. L'une avait l'apparence rude d'un artisan, avait des manières très masculines, des cheveux dans tous les sens, des mains calleuses ; sa robe était relevée et couverte de poussière. Bref c'était le portrait craché de mon oncle quand il était à l'ouvrage. La deuxième femme avait un visage plus avenant, un port majestueux et était parée avec un certain éclat. À la fin, elles me donnèrent à choisir entre elles. La première, la femme au visage sévère et viril, me dit : 

7.  « Mon jeune ami, je suis la Sculpture et tu as commencé hier mon initiation. Je suis depuis fort longtemps attachée à ta famille car ton grand–père maternel exerçait mon art, tout comme aujourd'hui tes deux oncles ; d'ailleurs, pour cela, ils ont acquis une glorieuse renommée. Si tu consens à ne pas te laisser embrouiller par les parlottes insignifiantes de cette donzelle – à ce moment elle montrait du doigt sa rivale – pour rester à mes côtés, tu seras rassasié de nourriture, tu auras les épaules solides et tu seras préservé des affres de l'envie ; jamais tu ne penseras à t'expatrier [3], tu n'abandonneras ni ta cité, ni tes proches et tu seras honoré dignement sans jamais avoir eu recours à de vaines palabres.

8. Ne te méprends pas sur la pauvreté de mon apparence et sur la saleté de ma robe. Après tout, n'est–ce pas dans ces immondices que le génial Phidias a fait naître son Zeus et Polyclète sa divine Héra ?  N'est–ce point ainsi que Myron et Praxitèle ont gagné l'estime des hommes ?  Si tu les imites, crois–moi, tu deviendras par la force des choses un personnage aussi célèbre qu'eux. De surcroît, ton père sera envié, et ta patrie te portera éternellement dans son cœur. » 

Voilà ce que dit dame Sculpture : c'était un discours, disons–le, rempli d'expressions maladroites, de barbarismes en tous genres [4], bien qu'elle les ait accommodés à la sauce artistique pour se rendre plus convaincante. Mais je ne me rappelle plus de tout, et l'essence même de ses paroles m'est sortie de la tête.

9. Quand elle eut terminé, sa rivale parla à son tour : « Moi, mon fils, je suis la Science : tu as déjà tâté de mon art, même si tu ne me connais pas encore en profondeur. Certes, si tu choisis la sculpture – et cette personne t'a décrit le métier avec détails –, tu seras honoré, c'est certain. Mais tu resteras ouvrier toute ta vie, tu t'épuiseras à la tâche pour survivre ; tu seras à jamais inconnu, avec un maigre salaire, aigri, fragilisé, incapable de défendre tes amis et de faire face à l'adversité ; tu n'inspireras aucune espèce d'admiration chez tes compatriotes. En fin de compte, on ne gardera de toi que l'image d'un pauvre petit manœuvre noyé dans la masse, obligé de faire des courbettes devant les richards et se laissant marcher sur les pieds par ceux qui ont le pouvoir de la parole. Tu vivras pareil à un lièvre, dans la peur perpétuelle d'être englouti par le plus fort. Tu aurais beau être Phidias ou Polyclète et gratifier le monde de mille statues lumineuses, on ne louera que ton habileté, et crois–moi, quand les admirateurs t'auront vu, ils n'auront jamais envie, malgré ton génie – à moins qu'ils soient tous complètement fous – de te ressembler pour tout l'or du monde. À leurs yeux, tu ne seras qu'un artisan, un vulgaire ouvrier ne vivant que du travail de ses mains.

10. Si tu daignes m'écouter, je te ferai découvrir les œuvres foisonnantes des anciens et leurs actes fascinants. Je te décortiquerai leurs écrits et je te rendrai expert dans tous les domaines de la pensée. La plus belle partie de toi, ton âme, bénéficiera par mes soins des atours les plus sublimes : en toi, régneront sagesse, justice, tempérance, bonté, intelligence, goût du beau et du vrai, amour de la connaissance. C'est ainsi qu'une âme brille d'un incorruptible éclat. Tu auras des lumières sur tout ce qui se fit jadis comme sur tout ce que tu dois faire aujourd'hui. Je te dévoilerai l'avenir et rien de ce qui est humain ou divin ne te résistera.

11. L'être démuni, rejeton d'un père obscur, qui se demande encore s'il restera prisonnier d'une condition exécrable, eh bien, cet enfant sera l'objet de toutes les envies, sera comblé d'éloges, glorieux, brillant au milieu des personnalités qui se distinguent par leur fortune ou leur appartenance aux grandes lignées – dans la foulée, elle me montra les signes de son authentique noblesse – en un mot, tu seras au plus haut de la hiérarchie humaine.

12. Durant tes pérégrinations, jamais tu ne passeras pour un vulgaire étranger, car je t'aurai doté des insignes les plus brillants, à tel point que le passant, poussant du coude son voisin, s'empressera de lui dire :  « Tu as vu, c'est lui ! » [5] Dans la ville, les regards se porteront vers toi. Dès que ta bouche s'ouvrira, on boira chacune de tes paroles, pétri d'admiration, en considérant la chance inestimable que tu as d'être doué d'un si bel organe, et enviant ton père d'avoir engendré un fils si merveilleux. Je ferai en sorte qu'on te compare aux hommes qui ont eu le privilège de l'immortalité. Même après avoir quitté les rives de la vie, tu continueras à t'entretenir avec les plus éminentes têtes pensantes. Prends pour exemple Démosthène [6] qui était fils de rien : or comme j'en ai fait un personnage extraordinaire ! Vois Eschine, dont la mère jouait du tambourin : grâce à mon pouvoir, il fut prisé par le roi Philippe lui–même. Socrate, issu, lui aussi, du monde de la Sculpture, s'aperçut bien vite qu'un destin plus favorable l'attendait, si bien qu'il abandonna cette condition pour tomber dans mes bras : n'est–il point maintenant vénéré dans le monde entier ? 

13. Ou bien alors, tant pis pour toi, oublie ces hommes valeureux, leurs hauts faits, leur belle littérature. Renonce à tout ça, atours majestueux, gloire, éloges, admiration pour ton éclatant génie, grandeur, puissance, renommée pour ton éloquence ; allons, porte une vilaine tunique, déguise–toi en esclave ; hop, le ciseau, le marteau, épuise-toi à travailler le marbre, toujours voûté, baisse la tête pour ne plus jamais la relever ; évacue de ta pensée l'idée d'une vie libre et douce ; ne songe plus qu'à sculpter, qu'à polir toujours et encore, sans te soucier de te polir toi–même… Et c'est ainsi que tu seras devenu plus vil que les pierres. » 

14. Elle parlait, elle parlait. Quant à moi, je ne pus patienter davantage : je me levai et fis mon choix. Je laissai sur la touche ce laideron d'ouvrière pour me poser devant la Science, étreint par une joie profonde, me rappelant la courroie et la volée de coups que j'avais dû supporter et qui avait inauguré mon apprentissage. La Dame Sculpture, se sentant trahie, devint folle de rage : elle frappa des mains et se mordit les lèvres jusqu'au sang. Mais telle Niobé, elle se raidit soudain et devint pierre. Incroyable métamorphose, n'est-ce pas ? Il faut savoir accepter ces circonstances car les songes sont riches de ces aventures toutes plus merveilleuses les unes que les autres.

15. La Science me fixa et me dit :  « Tu vas être récompensé pour ton choix judicieux. Va, monte sur ce char – elle me montra un char splendide que conduisaient des chevaux ailés identiques à Pégase –, de là, tu vas contempler les choses que tu n'aurais jamais entrevues si tu n'étais pas venu à moi. » Je me hissai alors sur le char, m'envolai et, de là-haut, j'embrassai l'Orient comme l'Occident, les cités et les peuples et, tel un nouveau Triptolème, je leur livrai des semailles à tous vents. Je suis incapable de vous dire exactement en quoi consistait mon geste, mais ce que je sais, en revanche, c'est que toute l'humanité, les yeux vers le ciel, m'encensaient de louanges et m'adoraient partout sur mon passage.

16. Dès que la Science m'eut exposé à une telle vision et à une si fervente vénération, je revins dans ma patrie, me débarrassant entre-temps de ma pauvre tunique afin de revêtir une robe splendide. Peu après, je vis mon père, debout, et la Science lui montra, non seulement mes habits somptueux, mais aussi l'être que j'étais devenu et mon retour triomphal, puis elle se chargea de lui rappeler le sort auquel il avait voulu me destiner.

Voilà, je vous ai raconté la teneur d'un songe éclatant, alors que mon esprit était encore traumatisé par la crainte d'être battu.

17. Un auditeur m'interpella :  « Ton songe est bien longuet, et je flaire une volonté de justification. » Puis un autre me dit : « Voyons ! C'est un songe hivernal puisque les nuits sont à rallonge à cette époque de l'année ; à moins que le rêve de notre orateur soit le résultat de trois nuits consécutives comme Héraclès [7]. Mais enfin, quelle idée saugrenue de débiter toute cette guimauve, nous baratiner avec une nuit d'enfance, et un rêve de gamin vieux comme tout ! Peuh ! Ton récit est insipide et sent bon la ringardise. Mais tu nous prends pour la clé des songes ou quoi ? » 

À mon interlocuteur, je répondrai ceci :  « Tu te trompes, mon ami ! Tu ne sais donc pas que Xénophon a fait comme moi – même si la situation diverge quelque peu – en rapportant le songe, où il avait cru discerner l'incendie du foyer paternel [8]. Son rêve n'avait rien de comparable à la forfaiture des charlatans : non, son récit était sérieux : à l'époque, il guerroyait, l'ennemi était omniprésent, et sa vie n'était donc pas sans péril. Bref, son récit avait ses vertus.

18. Si j'ai eu l'envie de raconter ce songe, c'est dans le seul but d'orienter la jeunesse vers le bien et l'amour de la science ; mais avant tout, j'ai voulu m'adresser à ceux que la pauvreté, sinistre conseillère, entraîne sur des voies négatives, en  les détournant de leur vraie nature ; à cette jeunesse, j'en suis sûr, mon discours devrait porter ses fruits, à la condition, néanmoins, qu'elle se donne la peine de considérer d'où je suis parti, jadis, en faisant fi de ma pauvreté originelle qui me taraudait sans cesse, et à quel sommet – bénie soit ma passion du savoir – je me suis élevé à ce jour, moi qui suis revenu parmi vous, chargé de plus d'honneurs et de gloire qu'aucun sculpteur n'en aura jamais. »

 

 

Notes

 

[1] Le proverbe grec est littéralement : « Le commencement est la moitié du tout ». On attribue ce vers à Hésiode. Horace a dit aussi : « Dimidium facti, qui coepit, habet » ; Épitres 1, 2, 40. Cf. Ovide, Art d'Aimer 1, 640. [Retour au texte]

[2] Iliade 2, 56. Parole prononcée par Agamemnon après avoir fait un rêve où Nestor lui était apparu. [Retour au texte]

[3] Les sophistes, en effet, ne cessaient de parcourir l'Empire pour donner leurs conférences. Lucien en fera l'expérience avec succès. [Retour au texte]

[4] Allusion aux oncles de Lucien qui, certes, parlaient le grec (cf. introduction) mais sans doute avec beaucoup d'incorrections. [Retour au texte]

[5] Cf. Horace, Odes 4, 3 ; Perse, Satires l, 5, 28. [Retour au texte]

[6] Plutarque (Démosthène 4, 1) nous apprend au contraire que Démosthène appartenait à une riche famille : en effet, son père était armurier et possédait une foule d'esclaves à son service. Lucien est peut-être mal informé ou il ne se souvient que de l'histoire suivant laquelle l'orateur avait été ruiné par ses tuteurs. [Retour au texte]

[7] Héraclès aurait été conçu pendant trois nuits par Zeus et Alcmène. [Retour au texte]

[8] Xénophon, Anabase 3, 1, 11. [Retour au texte]

 

 

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