Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 8 - juillet-décembre 2004
Philippe Renault est bien connu des utilisateurs des FEC, qui ont déjà eu l'occasion de lire en 2003 sous sa signature trois articles consacrés aux fabulistes et en 2004 une présentation générale de Lucien de Samosate. La contribution ci-dessous se veut une introduction à une traduction nouvelle de l'Anthologie grecque, que Philippe Renault prépare depuis de nombreuses années et dont il a accepté de confier à la BCS deux livres entiers : le Livre V (= Les épigrammes érotiques) et le Livre XII (= La Muse garçonnière). Il a également fait paraître dans la BCS des traductions nouvelles annotées de plusieurs dialogues de Lucien.
[Note de l'éditeur - 13 novembre 2004 - 11 février 2005 - 25 novembre 2005 - 7 janvier 2006]
Plan
- 1. L'évolution d'un genre
- 2. Un genre apprécié à la fois par l'élite et le petit peuple
- 3. La tentation de la préciosité
- 4. La première Couronne : Méléagre
- 5. La Couronne de Philippe ou l'essor de la morale
- 6. La Couronne de Diogénien ou l'essor de la satire
- 7. La Muse garçonnière
- 8. Les dernières Couronnes
- 9. La conservation du trésor : de l'Anthologie de Képhalas à celle de Planude
- 10. La redécouverte
- 11. L'archéologie au service de l'épigramme
- Notes
- Bibliographie
1. L'évolution d'un genre En grec, « Anthologie » signifie « guirlande » ou mieux « couronne de fleurs » : c'est le nom que donnaient les Anciens à tout recueil d'épigrammes, petites pièces de vers que l'on avait coutume de représenter poétiquement sous la forme des fleurs d'un bouquet. Épanouies d'abord en Grèce, celles-ci finirent bientôt par recouvrir l'immense jardin que constituait le Bassin méditerranéen.
À l'origine, l'épigramme était une inscription d'une ou deux lignes gravées sur un monument et qui constituaient soit une dédicace d'un ex-voto ou d'une statue, soit une épitaphe. Brève, sans fioriture, en prose, elle remonterait à la plus haute antiquité. Quant à la pratique de sa versification, elle semble être partie d'Ionie pour se répandre en Grèce au VIIème siècle av. J.-C., se généralisant ensuite tout au long du VIème siècle.
Les plus anciennes épigrammes versifiées que nous possédons sont celles d'Archiloque (740-685 av. J.-C.) [1]. L'Anthologie Palatine nous les a conservées mais on doute fort de leur authenticité.
C'est Simonide (540-450 av. J.-C.) qui, avec une maîtrise parfaite, donna à ce genre ses premières lettres de noblesse en composant de sèches mais brillantes épigrammes funéraires pour les héros morts pendant les guerres Médiques. Celle relative aux soldats des Thermopyles est restée dans toutes les mémoires [2]. Cette floraison poétique due en grande partie à l'importance des épitaphes destinées à immortaliser le courage des soldats morts permit en quelque sorte la promotion de l'épigramme qui allait se hisser à l'aube du Vème siècle au stade de genre littéraire reconnu, susceptible d'engendrer autant que l'élégie d'incontestables chefs-d'uvre.
Ces quelques lignes étaient vraisemblablement destinées encore à être inscrites dans le marbre, gage d'immortalité. Or, dès l'époque alexandrine, l'épigramme, de plus en plus diversifiée dans son propos, devint badine, railleuse ou froidement votive ; en outre, elle n'était plus forcément gravée mais rédigée sur un papyrus comme n'importe quel poème destiné à être lu et goûté du public. Dès lors, une évolution s'opéra qui écarta l'épigramme de sa destination d'origine.
2. Un genre apprécié à la fois par l'élite et le petit peuple Ainsi, dès le IIIème siècle av. J.-C., la plupart de ces pièces désertèrent les socles des statues ou les monuments commémoratifs pour venir égayer les banquets ou les soirées de lecture des Grecs cultivés. Le nouveau genre plaisait, semble-t-il, aux plus grands poètes de ce temps tels Callimaque (le fameux bibliothécaire alexandrin) ou Théocrite (l'inventeur de l'idylle champêtre). En effet, ces derniers, à l'instar d'autres poètes secondaires, ne dédaignaient pas ciseler avec un art consommé des épigrammes de toutes sortes. Alexandrie était alors au cur de toutes les recherches littéraires [3] et l'épigramme fut l'objet de leurs soins les plus vigilants : c'est ainsi qu'un cercle de lettrés se mit à adopter une forme littéraire fort pratique qui leur permettait en quelques lignes de révéler tout l'éclat de leur style, en un mot, leur virtuosité ; tant il est vrai que dans une poésie en miniature, le talent fait de spiritualité ou de grâce peut aisément se donner libre cours. Aussi avons-nous affaire - tout au moins chez les plus doués de ces poètes - à des pièces d'un raffinement extrême, taillées comme des diamants. Plus tard, les poètes précieux du Grand Siècle utiliseront le sonnet dans le même esprit.
L'épigramme, plaisir de lettré à priori. Or, c'était sans compter sur le développement extraordinaire de ce genre, dans le domaine funéraire essentiellement et au sein de toutes les couches sociales. Dès le IIIème siècle, en effet, et jusqu'à la fin de l'hellénisme, la production d'épitaphes fut particulièrement féconde. Hommes et femmes de toutes conditions, même des esclaves manifestèrent le désir de faire graver une ligne ou deux sur leur stèle afin de préserver leur souvenir à travers les siècles. Moyennant une petite rétribution, des poètes locaux ou même plus prestigieux comme Léonidas de Tarente, par exemple, fignolaient une épitaphe destinée à la famille d'un défunt.
C'est ainsi que des milliers de témoignages parfois émouvants ont été exhumés par les archéologues dans les pays méditerranéens. Depuis un siècle, les fouilles ont révélé des milliers de ces inscriptions funéraires qui ont été recensées notamment par Hiller von Gaertringen [4] et plus récemment par Peek [5]. Les découvertes se poursuivent toujours et, en 1989 encore, le site de Bérénikê en Égypte nous a livré quelques nouvelles épitaphes intéressantes. Preuve s'il en est que l'épigramme, cette composition mondaine pratiquée par une élite cultivée, à la quête permanente du mot rare, fut aussi largement, et c'est un paradoxe, celle des petites gens. C'est une évidence de dire que ces épigrammes sont une mine d'informations sur les Grecs et les populations hellénisées, brossant de leur vie quotidienne un tableau réaliste, voire pittoresque. Sans l'apport des épigrammes nous n'aurions pas autant de détails sur certaines pratiques cultuelles populaires, sur les jeux des enfants ou même sur les instruments de travail utilisés par le pêcheur ou le cultivateur !
3. La tentation de la préciosité À l'aube du IIIème siècle av. J.-C., l'épigramme était donc devenue un genre ou plutôt une forme, un moule poétique qui se caractérise par la brièveté du propos et dont l'intérêt réside essentiellement dans le trait piquant permettant de rester gravé dans esprit du lecteur. Elle correspondait tout à fait au goût littéraire d'une époque où la recherche de la concision était l'idéal vers lequel chaque poète devait tendre. Dans cette forme tous les genres littéraires pouvaient effectivement se mouvoir aisément, que ce soient l'élégie amoureuse, la fable, la chanson de banquet, l'épitaphe, etc.
Mais le revers d'une telle souplesse était que la variété extraordinaire de la forme pouvait permettre de faire abstraction de toute originalité de pensée. D'où la pauvreté et le peu de sincérité d'un grand nombre de ces poèmes qui brillent, certes par leur audace syntaxique et leurs jeux de mots savants mais dont la subtilité masque mal le manque d'inspiration de leur auteur. Devenue une poésie lue dans des cercles privés entre personnes cultivées mais aimant se divertir, l'épigramme en tant que divertissement se devait fatalement de sombrer (mais pas toujours !) dans le vain marivaudage et la préciosité. Ce qui ne signifie pas, loin de là, que la préciosité dont sont empreintes certaines pièces amoureuses de l'Anthologie, entame la qualité d'une épigramme. Un Callimaque ou un Méléagre surent avec génie maintenir l'équilibre entre une expression en apparence badine et une sûreté dans l'analyse des sentiments. Malheureusement, de trop nombreux épigrammatistes ne parvinrent pas à cette forme suprême de raffinement.
Ajoutons enfin que l'épigramme se prêtait par sa brièveté même à des variations quasi infinies. À partir d'un thème donné, des poètes rivalisaient avec leurs prédécesseurs ou leurs contemporains pour élaborer l'épigramme la plus brillante qui soit afin d'en donner la version définitive [6]. Quand on parcourt l'Anthologie Palatine, ne remarque-t-on pas jusqu'à la lassitude combien sont foisonnantes les pièces écrites par des poètes de toutes les époques en vue d'illustrer une seule et même idée. Ce qui nous prouve les limites de l'épigramme, forme qui engendra quelques authentiques chefs-d'uvre, certes, mais aussi rejeta d'inévitables scories. D'ailleurs, les excès de virtuosité qu'elle engendra n'ont-t-ils pas fait de l'épigramme le synonyme de préciosité et de superficialité ?
4. La première Couronne : Méléagre S'agissant maintenant de la question de la conservation de ces pièces fugitives, elle fut très tôt posée avec insistance, sans doute dès que l'on eut conscience de leur valeur littéraire. Pour éviter que leurs uvres ne tombassent rapidement dans l'oubli en raison de leur brièveté, les poètes s'attelèrent au classement de leurs propres épigrammes et se soucièrent de les publier en recueils. On sait que Callimaque et Posidippe procédèrent ainsi de leur vivant. Quant aux collections spécifiques d'épigrammes réunissant des pièces de plusieurs auteurs différents, on sait maintenant que leur constitution remonterait au IIIème siècle av. J.-C., c'est-à-dire dès les premières générations des épigrammatistes alexandrins. C'est à cette époque qu'un certain Hédylos regroupa en un « Soros » (monceau) des uvres de ses contemporains parmi lesquels figuraient Asclépiade et Posidippe. À la fin de ce même siècle, le grammairien Polémon publia un recueil d'inscriptions qu'il avait lui-même recopiées sur les monuments des grandes villes grecques.
Mais c'est à Méléagre, un Grec de Syrie né à Gadara (au sud du Lac de Tibériade) poète délicat de ses propres amours et jouisseur impénitent, que l'on doit vers 100 av. J.-C. l'idée de réunir dans un ample recueil appelé Couronne les plus belles épigrammes composées par des auteurs grecs depuis l'époque la plus éloignée. Ce qui permettait, soit dit en passant, de lire dans le recueil de Méléagre des pièces d'Anacréon, de Sappho ou de Platon. Or, les spécialistes ont émis, souvent à juste titre, des doutes sur de pareilles attributions [7].
Comparativement, si quelques « grands Anciens » - peu en fait - étaient présents dans cette première anthologie, force est de constater que ce sont les poètes alexandrins qui s'y taillaient la part du lion. Ainsi, chez Callimaque et Léonidas de Tarente dont les touchantes épigrammes votives et funéraires étaient célèbres et facilement accessibles, Méléagre puisa un grand nombre de pièces. Lui-même réunit probablement une part non négligeable [8] de sa propre production épigrammatique (l'Anthologie Palatine nous en a conservé 132 en tout) en même temps que celle de ses contemporains comme Antipater de Sidon. En tout trente-sept auteurs eurent droit de cité dans cette vaste et savante entreprise littéraire. De cette première « cueillette poétique » qui ne ressemblait guère à nos anthologies actuelles, les poèmes étant classés en fonction de leur lettre initiale et non par auteur, 800 vers environ sont parvenus jusqu'à nous, le plus souvent funéraires, votifs mais aussi érotiques, traitant invariablement des amours garçonnières et des amours féminines.
5. La Couronne de Philippe ou l'essor de la morale Après le succès immédiat de cette première anthologie qui, dans sa foulée, suscita des vocations, de nombreux épigrammatistes fleurirent dans tous les foyers de l'hellénisme et en premier lieu à Rome dans les cercles littéraires, notamment autour de Cicéron. Des épigrammes jaillirent alors en profusion durant tout le Ier siècle avant notre ère à tel point qu'un nouveau recueil s'avéra bientôt indispensable pour en conserver le plus grand nombre. D'où, à l'époque de Caligula, l'initiative du poète Philippe de Thessalonique de constituer à la manière de Méléagre une anthologie où figureraient les épigrammatistes contemporains, Antipater de Thessalonique, Philodème, Crinagoras, Antiphile de Byzance, Bianor, etc., sans bien entendu s'oublier lui-même. Tous ces auteurs avaient un rapport étroit avec les riches Romains cultivés dont la plupart étaient des hommes politiques en vue. Ainsi, Philodème [9] était au service de Calpurnius Pison, beau-père de César et adversaire de Cicéron, et Crinagoras fut un habitué de la cour d'Auguste après avoir servi Cléopâtre. Quant à Philippe de Thessalonique, il semble s'être approché, lui aussi, de la sphère impériale s'il faut en croire les épigrammes flatteuses qu'il adressa à Caligula en 40.
Pour en revenir à cette deuxième Couronne, malgré sa similitude de forme avec la première (les pièces y sont également classées par ordre alphabétique), force est de constater que sur le fond les sujets traités sont sensiblement différents. D'abord, les épigrammes érotiques y sont moins abondantes ; en revanche, les poèmes sentencieux et moraux sont dominants, donnant à ce recueil une austérité à laquelle le jovial Méléagre n'était pas prédisposé. De plus, les poèmes d'inspiration courtisane, peu représentés à l'époque hellénistique, y prennent une place prépondérante pour l'unique raison que ces nouveaux poètes grecs étaient la plupart du temps, nous l'avons dit, les clients de riches Romains, voire de personnages importants de l'État impérial. Enfin, on est frappé encore par les épigrammes qui, au gré de cette anthologie, relatent une multitude d'anecdotes : récits édifiants, drames de toutes sortes de la vie privée, fables miniatures ne s'y comptent plus [10]. Des événements qu'on trouverait aujourd'hui dans la rubrique des faits divers et que la rhétorique bien huilée de l'épigramme parvient à embellir donnent à la Couronne de Philippe un aspect familier qui convenait à ce public romain d'un naturel plus prosaïque et auquel ces poèmes étaient en grande partie destinés.
6. La Couronne de Diogénien ou l'essor de la satire Après Philippe, le IIème siècle fut marqué par la publication de l'Anthologie de Diogénien, un érudit originaire d'Héraclée qui réunit un choix d'épigrammes composé entre les règnes de Caligula et celui d'Hadrien, choix que l'on retrouve en partie tout au long du livre XI de l'Anthologie Palatine où se lisent des épigrammes bachiques et satiriques. Grâce à Diogénien, nous pouvons constater, là encore, une nouvelle évolution de l'épigramme qui utilise, loin de toute rhétorique, un comique totalement débridé, absurde, dont les plus illustres représentants sont Nicarque et surtout Lucillius, deux auteurs savoureux et facétieux à merci dont les uvres quasi surréalistes et encore trop méconnues sont comme la réplique grecque aux épigrammes latines que composait à la même époque Martial et que la mémoire collective a davantage retenues. Les situations les plus cocasses et les plus bouffonnes où tous les défauts humains sont croqués avec une verdeur de ton et une expression qui fait sans cesse appel à l'hyperbole sont comme un écho littéraire (on le retrouve aussi dans le Satyricon) aux excès baroques qui marquèrent le règne de Néron.
7. La Muse garçonnière Un peu plus en avant dans le second siècle de notre ère, sans doute sous le règne de Septime Sévère, Straton de Sardes publia un recueil de pièces d'inspiration pédérastique, la Muse garçonnière, dans lequel il réunit des compositions de son cru qui sont de petit chefs-d'uvre de grâce et de malice en même temps qu'un tableau pittoresque des comportements sexuels de cette époque. Outre ses uvres, il augmenta son volume de vers d'un grand nombre de pièces elles-mêmes puisées dans les anthologies précédentes en particulier dans celle de Méléagre dont nous avons dit qu'elle regorgeait de poèmes célébrant l'amour des garçons. Plus tard, ce recueil miraculeusement conservé malgré les nouveaux interdits moraux, fournit la matière du livre XII de l'Anthologie Palatine.
8. Les dernières Couronnes À partir du IIIème siècle, et ce, pendant près de deux cents ans, nous n'avons plus guère d'informations relatives à l'éventuelle constitution de recueils d'épigrammes. Nous savons seulement que Diogène Laërce, l'auteur des Vies et Doctrines des philosophes illustres avait rédigé de bien médiocres épigrammes funéraires de grands personnages que les érudits byzantins incorporèrent plus tard dans l'Anthologie Palatine et que l'on retrouve également dans les manuscrits de ses Vies.
Cette pauvreté épigrammatique est à mettre en rapport avec les troubles de ce temps marqué par un recul intellectuel incontestable sauf en matière philosophique et religieux [11]. Il faut attendre le Vème siècle et la renaissance de la culture païenne en réaction au triomphe encore tout proche du christianisme pour voir le retour avec éclat de l'épigramme en tant que forme littéraire appréciée. Palladas, farouchement anti-chrétien et attaché aux valeurs du paganisme, fut l'instigateur de ce nouvel essor et composa sans relâche un nombre fort important de pièces satiriques et morales d'une qualité indéniable. Enfin, le règne de Justinien vit l'apogée de ce renouveau qui fut, à vrai dire d'une courte durée mais pendant laquelle de nombreux poètes tels Paul le Silentiaire ou Agathias le Scholastique se distinguèrent, même si leurs compositions, certes impeccables du point de vue stylistique, ne possèdent plus la chaleur et la spontanéité de leurs modèles dont ils n'osèrent jamais se démarquer. Ce fut le règne du vers dit « rétrograde » archaïsant à l'excès qui fit du poème une sorte de bibelot « kitsch », achevant en cela de momifier une forme si vivante à l'origine.
Le VIème siècle fut en quelque sorte le chant du cygne de l'épigramme. Ce fut aussi celui où, face à la recrudescence poétique de cette époque, on élabora une nouvelle anthologie dont le maître d'uvre fut Agathias, de surcroît fin courtisan à la cour de Justinien et poète talentueux. Il entreprit de recueillir dans son Cycle les épigrammes de la génération précédente et celles de ses contemporains parmi lesquels figuraient Julien d'Égypte, Makédonios le Consulaire et surtout Paul le Silentiaire, son ami, qui fit briller de ses derniers feux l'épigramme érotique avec une sensualité quasi exacerbée [12]. Ajoutons que cette anthologie se singularisait des précédentes dans le sens où les pièces étaient classées non pas par leur lettre initiale mais par genres traités (votives, funéraires etc..). Les anthologistes byzantins des siècles suivants allaient s'en souvenir.
9. La conservation du trésor :
de l'Anthologie de Képhalas à celle de PlanudeAprès cette floraison, l'épigramme déjà devenue étrangère dans un monde culturel qui n'était plus le sien mourut de sa belle mort. Mais s'il n'y eut plus - ou fort peu - de création poétique à proprement parler dès le début du VIIème siècle [13], par contre le processus de sauvegarde de tout ce foisonnant corpus épigrammatique se mit en route. Un travail titanesque fut accompli, favorisé par la renaissance de l'Université de Constantinople (vers 860) dont les membres, tous grammairiens et hommes de goût, entreprirent avec une touchante bonne volonté de remettre un peu d'ordre dans les manuscrits antiques. Une « rage » classificatrice s'empara de tout ce beau monde érudit et permit le sauvetage de bien des textes grecs anciens, et en particulier d'un monceau assez considérable des épigrammes recueillies dans les anthologies successives.
La grande ambition des érudits byzantins était de réunir en un seul volume la masse des épigrammes qui envahissaient les rayonnages des bibliothèques impériales. L'entreprise était longue et ingrate. Or, elle fut réalisée minutieusement par l'archi-prêtre Constantin Képhalas vers 895. Véritable documentaliste avant la lettre, il rechercha avec autant de patience que de passion les archétypes des manuscrits antérieurs au point de retrouver les recueils de Straton, de Diogénien, d'Agathias et une sélection non négligeable des anthologies de Méléagre et de Philippe. Doté probablement d'un esprit méthodique, il groupa à l'intérieur des différentes sections de son anthologie les épigrammes en fonction des sujets traités, ce qui avait été déjà réalisé, mais sans la même ampleur, par Agathias. Certes, on constate à la lecture de l'Anthologie Palatine que Képhalas a commis bien des erreurs et que, malgré ses louables efforts, il n'a pas été jusqu'au bout de sa mission, soit par négligence (il fut peut-être dépassé par l'ampleur de l'entreprise dans laquelle il s'était engagé), soit tout simplement par manque de temps.
Dans tous les cas, et malgré ses défauts, sans lui, tout un pan de la poésie grecque ne serait pas arrivé à bon port jusqu'à nous. En effet, un siècle après Képhalas, vers 980, l'Anthologie Palatine (c'est-à-dire le manuscrit que nous possédons aujourd'hui) fut composée à partir du précieux volume élaboré par l'archi-prêtre. On considère aujourd'hui cette anthologie comme une édition augmentée de celle de Képhalas. En effet, quelques livres supplémentaires viennent l'enrichir en particulier d'épigrammes chrétiennes (livre I), d'épigrammes funéraires de Grégoire de Naziance (livre VIII) et d'inscriptions recueillies dans le temple de Cyzique (livre III). En tout, 3700 pièces sont insérées dans cet ouvrage, unique en son genre, qui permet de nous faire une idée assez juste de la diversité et de l'importance de l'épigramme grecque même si, malgré cette richesse apparente, cette collecte est sans doute assez modeste comparativement au foisonnement d'épigrammes qui avaient été recueillies depuis Méléagre par les différents anthologistes. Mais nous aurions tort de bouder notre plaisir lorsque nous voyons dans quel état misérable nous sont parvenues les uvres d'un Anacréon ou même d'une Sappho dont les éditions ne sont pas parvenues à échapper aux accidents de l'histoire.
Enfin, dernière étape de ce long processus d'élaboration de l'Anthologie grecque (il a duré à vrai dire 1400 ans !), fut le recueil rédigé par Maxime Planude écrivain, compilateur et diplomate (il fut ambassadeur à Venise). Son travail fut achevé en septembre 1301. Planude ne semble pas avoir connu l'Anthologie Palatine, mais il avait sous le yeux le manuscrit de Képhalas ou tout au moins une copie car, par rapport au texte palatin, le recueil de Planude contient un nombre de pièces bien plus réduit : 2400 épigrammes environ. Cependant, il est à noter que du point de vue critique, le travail planudéen apparaît supérieur à celui de Képhalas.
10. La redécouverte L'Anthologie de Planude fut pendant longtemps la seule qui fut connue en Occident. Rapportée non sans péripéties par l'humaniste grec Jean Lascaris d'une Constantinople livrée à la folie destructrice des Turcs, elle eut la chance d'être imprimée dès 1494 à Florence, en plein cur de la Renaissance italienne. Ce fut un succès immédiat au point que de nouvelles éditions se succédèrent tout au long du XVIème siècle à travers l'Europe humaniste. Ce ne fut pas sans influencer les poètes de ce temps et en premier lieu Ronsard et Antoine de Baïf qui usèrent souvent avec grâce des plus belles formules de l'Anthologie, le premier dans ses Amours, le second dans ses Odelettes. Rémi Belleau, lui aussi, se souvint de l'épigramme dans ses Blasons, publiés en 1556. En 1639, un admirateur inconditionnel de l'Anthologie, Pierre Tamisier, publia une première traduction en vers français d'un choix d'épigrammes qui se signalaient par une relative fidélité au texte - rare à l'époque - et une élégance stylistique. Au XVIIIème siècle, Voltaire, lui aussi, traduisit des épigrammes mais avec cette verve et cette malice qui le caractérisent : nous avons tous en mémoire l'épigramme à Jean Fréron tout droit inspirée de l'Anthologie. Lebrun et surtout Chénier reprirent le flambeau. Le dernier, surtout, adapta délicieusement toute une série d'épigrammes puisées chez Méléagre, Anyté ou Rufin, ou transposa certains vers parmi les plus beaux tirés de l'Anthologie dans ses Élégies ou ses Idylles. De même, Chateaubriand, styliste remarquable s'il en fut, eut toujours sa vie durant une grande affinité pour les épigrammes dont il admirait le trait vif, le goût du mot juste et l'élégance parfaite, notamment dans le domaine funéraire.
Mais l'Europe cultivée n'était pas au bout de ses surprises puisqu'en 1606, le philologue français Charles Saumaise découvrit le manuscrit de l'Anthologie Palatine à Heidelberg (dans la Bibliothèque Palatine, d'où son nom), découverte qui émut tout le monde savant de l'époque. Dès lors, les philologues commencèrent à éditer et commenter avec enthousiasme cette riche collection de poèmes grecs, témoins inespérés d'un lointain passé.
Pourtant, l'Anthologie Palatine, malgré sa richesse indiscutable ne fut révélée au public dans une édition complète que près de deux siècles après sa découverte officielle. Saumaise l'avait étudiée fiévreusement pendant plus de cinquante ans et il rédigea une infinité de notes critiques. Mais ce n'est qu'en 1776 que fut publiée pour la première fois par les soins de l'Allemand Brunck cette somme de nouvelles épigrammes avec l'appareil critique de Saumaise. Mais la grande édition de l'Anthologie grecque fut l'uvre du grand philologue Jacobs [14] qui y travailla de 1794 à 1814. En cinq volumes que suivaient sept autres de commentaires et de critiques, il éleva un monument d'érudition qui fit longtemps date dans le milieu philologique. Non seulement il édita les poèmes du manuscrit palatin, mais il le compléta avec un appendice comprenant les 388 épigrammes du recueil de Planude qui ne figuraient pas dans l'Anthologie Palatine. En outre, il ajouta 394 pièces tirées d'inscriptions métriques ou de citations d'auteurs anciens. Tout au long du XIXème siècle, Dübner puis Boissonade policèrent en quelque sorte cette prestigieuse édition. En 1863, la première traduction intégrale française de l'Anthologie fut entreprise par F. Dehèque : seul le sulfureux Livre XII consacré aux amours garçonnières connut un sort particulier et fut retranscrit en latin pour ne pas choquer le public pudibond de l'époque. L'ouvrage obtint aussitôt les faveurs du redoutable critique Sainte-Beuve qui lui consacra un brillant article dans ses Lundis littéraires, article dont nous avons extrait ces quelques phrases qui cernent non sans grâce l'essence même de l'Anthologie :
Le médiocre y abonde mais aussi l'exquis y étincelle, l'or pur brille parmi l'alliage et le clinquant entassés. Il est une série de l'Anthologie qu'on pourrait comparer à ces bracelets bizarres que la mode recherche : entre une piastre turque et une monnaie byzantine resplendit l'effigie sublime d'une belle médaille sicilienne.
La publication de l'ouvrage de Dehèque eut un retentissement certain dans les milieux littéraires français et ne fut pas sans influence sur les poètes parnassiens qui émergeaient justement à cette époque. Théodore de Banville nous en fit d'ailleurs la démonstration dans ses Odelettes et ses Caryatides. Hérédia, lecteur assidu de l'Anthologie de Dehèque - au point de reprendre parfois mot pour mot des phrases entières tirées de cette traduction - puisa dans un grand nombre d'épigrammes des sujets d'inspiration pour ses poèmes des Trophées, notamment dans la partie La Grèce et la Sicile. Souvent, ce génial autant que méticuleux poète réussit le tour de force de fondre en un seul sonnet, deux ou trois épigrammes différentes mais traitant d'un même sujet : pour exemple, citons le poème La Sauterelle. À la fin du XIXème siècle, Pierre Louys traduisit les poèmes de Méléagre non sans faire preuve d'une grande liberté. Paul-Jean Toulet, son contemporain moins connu, s'avéra beaucoup plus rigoureux mais d'une sensibilité littéraire tout aussi aiguë, transcrivant, lui aussi, de nombreuses épigrammes dans son étincelant recueil intitulé Contrerimes.
L'Anthologie de Dehèque, on le constate, fut donc décisive. Mais son apparat critique laissait à désirer. En fait, c'est à partir de 1928 que commença vraiment l'aventure de l'édition scientifique de la Palatine qui fut entreprise par la Collection des Universités de France. À ce jour, c'est-à-dire soixante-seize ans depuis sa mise en route, cette édition française intégrale est enfin pratiquement achevée [15].
11. L'archéologie au service de l'épigramme Pour finir, ajoutons qu'il serait imprudent de ne résumer l'Anthologie grecque que par les seules épigrammes des recueils planudéen ou palatin. Il y a, nous l'avons dit plus haut, tout le corpus des inscriptions métriques qui ne cesse de s'enrichir au gré des découvertes archéologiques. Et dans les 2000 inscriptions publiées par Gaertringen et Peek, on trouve des pièces qui sont loin de faire mauvaise figure par rapport aux épigrammes manuscrites. D'autres inscriptions encore attendent une éventuelle publication. C'est dire que l'Anthologie grecque, malgré 2000 ans de constitution fiévreuse, est un ouvrage toujours ouvert et perpétuellement complété en fonction des trouvailles. En conséquence, on peut affirmer sans risque de beaucoup se tromper que le Livre définitif réunissant l'ensemble de ces fleurs poétiques existant de par le monde n'est sans doute pas pour demain ; mais son élaboration n'en reste pas moins pour l'helléniste ou le poète (ou les deux à la fois) particulièrement passionnante.
Notes [1] Archiloque, poète originaire de Paros, inventa le vers iambique, qui permettait à l'auteur de distiller une ironie mordante. [Retour au texte]
[2] Hérodote nous a rapporté quelques épigrammes de Simonide dans ses Histoires. [Retour au texte]
[3] Dès le début du IIIème siècle av. J.-C. les rois lagides font d'Alexandrie la métropole la plus lettrée du monde grec avec la création du Musée et surtout de la fameuse Bibliothèque. [Retour au texte]
[4] F. Hiller von Gaertringen : Historische griechische Epigramme, Bonn, 1926. [Retour au texte]
[5] W. Peek : Griechische Vers-Inschriften, Berlin, 1955. [Retour au texte]
[6] Exemple de ces variations à l'infini, le thème si prisé de la « Vache de Myron », une statue visiblement fort impressionnante puisqu'elle fut à l'origine d'un foisonnement de poèmes plus ou moins réussis que l'on retrouve parmi les épigrammes descriptives de l'Anthologie Palatine (Livre IX). [Retour au texte]
[7] À part quelques épigrammes de Simonide et de Platon, presque toutes celles qui sont attribuées à des poètes de l'époque archaïque et classique sont apocryphes. [Retour au texte]
[8] On pense que seulement le quart de l'uvre épigrammatique de Méléagre nous été conservé. [Retour au texte]
[9] De ce même Philodème, poète mais aussi et surtout philosophe épicurien, on a retrouvé la bibliothèque dans la Villa des Papyrus à Herculanum, cité où il vécut dans l'entourage de Pison. [Retour au texte]
[10] À la même époque, Phèdre composa ses propres fables, preuve s'il en est que le genre était dans l'air du temps. [Retour au texte]
[11] Seul Rufin (ou Rufinus) continua à composer des épigrammes érotiques au cours du IIIème siècle. [Retour au texte]
[12] L'érotisme ne se concentre évidemment plus sur les garçons mais exclusivement sur les femmes. [Retour au texte]
[13] Les ultimes épigrammes recueillies par l'Anthologie Palatine sont celles - fort médiocres - composées par l'empereur byzantin Léon le Philosophe (IXème siècle). [Retour au texte]
[14] Le titre du travail critique de Jacobs est : Friderici Jacobs animadversiones in epigrammata Anthologiae Graecae, sept volumes et un volume de tables, Leipzig, 1798-1814. [Retour au texte]
[15] La C.U.F. a édité toute l'Anthologie Palatine (le dernier en date est le Livre XII, la Muse garçonnière en 1992) hormis le très mince livre X (une centaine d'épigrammes morales) qui ne saurait tarder à être publié [Retour au texte]
Bibliographie Éditions critiques de l'Anthologie grecque
Friderici Jacobs animadversiones in epigrammata Anthologiae Graecae, sept volumes et un volume de tables, Leipzig, 1798-1814.
Anthologia Palatina, éd. Fr. Dübner - E. Cougny, 3 volumes, Paris, 1864-1890.
Anthologia Graeca epigrammatum Palatina cum Planudea (H. Stadtmüller), trois volumes, Leipzig, 1894-1906.
Anthologie grecque
1. Anthologie Palatine : Tomes I-XII (texte et traduction par P. Walz), Paris, Collection des Universités de France, édition complète (sauf tome IX, livre X), établie de 1928 à 1992.
2. Anthologie de Planude (texte et traduction par R. Aubreton), Paris, Collection des Universités de France, 1980.
Anthologia Graeca (H. Beckby), quatre volumes, Munich, Heimeran, 1957-1958.
The Greek Anthology. Hellenistic Epigrams (A.S.F. Gow et D.L. Page), Cambridge University Press, 1965.
I. Introduction, textes et traduction anglaise.
II. Commentaires et index.
The Greek Anthology. The Garland of Philip and some contemporary epigrams (A.S.F. Gow et D.L. Page), Cambridge University Press, 1968.
I. Introduction, textes et traduction anglaise.
II. Commentaires et index.
Further Greek Epigrams (D.L. Page), Cambridge University Press, 1981. 1 volume, textes grecs seuls et commentaire.
Traductions françaises
R. Chopin : Choix d'épigrammes grecques traduit en vers français, Paris, 1857.
F. Dehèque : Anthologie grecque, traduite sur le texte publié d'après le manuscrit palatin par Fr. Jacobs, avec des notices sur les poètes de l'Anthologie, Paris, Hachette (2 vol.), 1863
M. Rat : Anthologie grecque, Paris, Garnier, 1938 et 1941.
I. Épigrammes amoureuses et votives suivies de l'Appendice planudéen.
II. Épigrammes funéraires et descriptives.
D. Buisset : La Couronne de Méléagre, Paris, Orphée la Différence, 1990.
D. Buisset : La Couronne de Philippe, Paris, Orphée la Différence, 1993.
Recueils d'inscriptions
G. Kaibel : Epigrammata Graeca ex lapidibus collecta, Berlin, 1878.
F. Hiller von Gaertringen : Historische griechische Epigramme, Bonn, 1926.
W. Peek : Griechische Vers-Inschriften. I. Grab-Epigramme, Berlin, 1955.
Ouvrages sur l'épigramme
G. Ouvré : Méléagre de Gadara, Paris, 1894.
J. Geffcken : Studien zum griechischen Epigramm, Neue Jahrbücher für das klassische Altertum, 20, 1917, p. 88-107, repris dans Das Epigramm, éd. G. Pföhl, Darmstadt, 1969, p. 21-46.
E. Bignone : L'Epigramma greco, Bologne, 1921.
U. von Wilamowitz-Möllendorf : Die Hellenistische Dichtung in der Zeit des Kallimachos, Berlin, 1924.
R. Wifstrand : Studien zur griechischen Anthologie, Lünd, 1926.
G. Luck : Die Dichterinnen der griechischen Anthologie, Museum Helveticum, 11, 1954, p. 172-181, repris dans Das Epigramm, éd. G. Pföhl, Darmstadt, 1969, p. 85-109.
A.S.F. Gow : The Greek Anthology, sources and ascriptions, Londres, 1958.
L'Épigramme grecque, Entretiens Fondation Hardt XIV, Vanduvres-Genève, 1967.
B. Gentili : Epigramma e elegia, Entretiens Fondation Hardt XIV, 1967, p. 37-90.
R. Aubreton : La tradition manuscrite des épigrammes de l'Anthologie grecque, Revue des Études anciennes, 70, 1968, p. 32-82.
P. Laurens : L'Abeille dans l'ambre, célébration de l'épigramme de l'époque alexandrine à la fin de la Renaissance, Paris, Les Belles Lettres, 1989.
A. Cameron : The Greek Anthology : from Meleager to Planudes, Oxford, 1993.
FEC 8 (2004)Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 8 - juillet-décembre 2004