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Lucien de Samosate : Apologie
 

Traduction nouvelle annotée de
Joseph Longton (2008)

 


 

Introduction

Comment un intellectuel se révolte puis se range : telle est l'histoire somme toute banale qui peut se lire en filigrane dans Sur les salariés et l' Apologie (sur les salariés), deux opuscules de Lucien écrits à de longues années d'intervalle.

Dans le premier, qu'on trouvera ailleurs, le rhéteur de Samosate n'a pas de mots trop durs pour fustiger les lettrés grecs qui tentent de se faire engager chez les riches patriciens romains, jetant leur fine culture hellénique en pâture à d'incultes parvenus. De leurs déboires, il brosse un tableau apocalyptique et qui sent son vécu : humiliations en tout genre, flagorneries inutiles et bien maigres gains, surtout si on les rapporte aux espoirs initiaux, le tout pour se faire bientôt renvoyer comme un malpropre. Comme il est préférable, souligne Lucien, de mener une vie frugale mais intègre loin de tous ces oripeaux !

 

Tout autre est le ton du second opuscule, l'Apologie, publié ci-dessous : c'en est fini des amples et véhémentes métaphores, des descriptions aussi enflammées qu'indignées. Entre-temps, Lucien a en effet trouvé à s'employer auprès de l'administration romaine, en l'occurrence dans un tribunal égyptien, et son plaidoyer constitue la réponse, laborieuse, piteuse même parfois, qu'il apporte à un certain Sabinus qui lui rappelait qu'en d'autres temps, il avait développé un idéal de sourcilleuse indépendance...


 

Traduction

 

Un donneur de leçons qui ne donne pas l'exemple

1. Voici pas mal de temps que j'essaie d'imaginer, mon cher Sabinus[1], les propos qu'a dû t'inspirer la lecture de mon opuscule sur ceux qui se mettent aux gages des grands. En effet, je me rends parfaitement compte que tu ne l'as pas parcouru sans qu'il ne t'ait déridé mais à présent, mon objectif consistera à tenter de concilier avec le texte dont tu as pris connaissance les appréciations ponctuelles ou d'ensemble que tu as formulées. Ou je suis piètre devin, ou il me semble t'entendre tenir ce langage : « Ainsi donc l'auteur de ce brûlot, le procureur qui a rédigé un réquisitoire d'une telle véhémence contre ce genre d'existence a perdu toute mémoire, lorsque la coquille est tombée de l'autre côté[2], comme on dit, pour aller se fourrer de son plein gré dans une servitude aussi éclatante, tellement patente ! Combien lui en a-t-il fallu de Midas[3] et de Crésus[4], combien de Pactoles[5] roulant de tous leurs flots ont-ils été nécessaires pour qu'il se laisse aller à répudier cette liberté qui était sa compagne chérie depuis l'enfance et souffre d'être tiré à hue et à dia comme si on lui avait passé autour du cou un collier d'or, alors même qu'il est aujourd'hui à deux doigts de comparaître devant Éaque[6] et a pratiquement un pied dans la barque de Charon[7] ! Sont-ils donc si solides les anneaux et les tours de cou des riches oisifs ? En tout cas, grande est la discordance entre la vie qu'il mène actuellement et son pamphlet : c'est tout comme si les fleuves remontaient vers leurs sources, que l'univers était cul par-dessus tête et que l'on entonnait une palinodie[8], mais une palinodie dégradante, puisqu'elle n'a pas Hélène pour objet, par Zeus, ni les événements de Troie mais qu'on y voit les actes jeter le discrédit sur le discours qui avait été tenu auparavant et avait semblé pourtant si judicieux. »

 

Le procédé de l'auto-accusation

2. Telles sont vraisemblablement les réflexions que tu te fais, et auxquelles tu vas peut-être adjoindre à mon intention un conseil tourné de la manière qu'on va lire, qui n'aura rien d'intempestif et sera amical, ainsi qu'on l'escompte de l'homme de bien et du philosophe que tu es. Or donc, si je parviens à endosser ton personnage et camper convenablement tes propos, à la bonne heure : j'aurai payé mon tribut à l'Éloquent[9]. Dans le cas contraire, je compte sur toi pour pallier mes lacunes. Il est donc temps pour nous de changer de décor : je vais me taire et me laisser entailler et brûler au fer, puisque mon salut est à ce prix, cependant que tu m'appliqueras la pommade tout en gardant à portée de main le scalpel et le cautère chauffé à blanc. C'est donc toi qui prends maintenant la réplique, Sabinus, pour me tenir le discours ci-après :

 

Un libelle qui a fait date et fustige son propre auteur

3. « Ton essai, cher ami, jouit de longue date d'une estime, d'ailleurs méritée, qu'il a récoltée tout à la fois lorsqu'il a été divulgué devant un public fourni, comme me l'ont raconté des personnes qui avaient assisté à ces conférences, et auprès de tous les lecteurs instruits qui ont jugé bon de le parcourir et de le pratiquer individuellement. En effet, sa facture n'est pas vilaine, il embrasse un vaste sujet et témoigne d'une riche expérience, sans compter que chaque point y est exposé sans ambages et – c'est bien là l'essentiel –, que chacun a pu en faire son miel, mais nul plus que les intellectuels, auxquels il a évité de se laisser asservir par ignorance. Maintenant que tu as révisé ton jugement, estimant préférable d'envoyer promener la liberté et de t'attacher à l'idéal que formule cet iambe[10] si mesquin :

            « En serf pervertis-toi si profit il y a »,

veille cependant à ce qu'on ne t'entende plus jamais déclamer cette dissertation et abstiens-toi de la donner à lire à quiconque assiste au spectacle de ta vie actuelle, tout en priant l'Hermès chtonien[11] de répandre l'oubli à pleines brassées sur la mémoire de tes auditeurs antérieurs, si tu ne veux pas avoir l'air de revivre la mésaventure du Corinthien[12], pour avoir rédigé de ta propre main le livret par lequel, tel un nouveau Bellérophon[13], tu te condamnes toi-même, car, par Zeus, je ne vois pas avec quelle apologie tu pourrais faire bonne figure face à tes détracteurs, surtout s'ils ont l'habileté de mettre les rieurs de leur côté, en ne tarissant pas d'éloges pour ton écrit et la liberté qui y est prônée et relevant par ailleurs que son auteur s'est réduit à l'esclavage et a volontairement tendu la nuque au joug.

 

Un renégat de la dernière heure

4. Ils n'avanceraient rien d'extravagant en affirmant que, de deux choses l'une, ou cet opuscule est l'oeuvre d'un autre, homme de bien s'il en fut, et tu n'es alors qu'un geai paré de plumes qui ne sont pas les tiennes[14], ou tu en es réellement l'auteur, auquel cas tu t'es conduit comme ce Salaithos[15], qui, après avoir doté sa cité de Crotone[16] d'une loi particulièrement rigoureuse contre l'adultère et y avoir gagné une grande admiration, devait bientôt être lui-même surpris en train de besogner la femme de son frère. La comparaison te va comme un gant, si ce n'est que lui montra bien plus de retenue que toi : après s'être laissé piéger ainsi par l'amour, comme il le répéta lui-même dans sa défense, il se jeta volontairement dans les flammes, avec beaucoup de courage, à un moment où les Crotoniates l'avaient déjà pris en pitié et avaient consenti à ce qu'il s'exilât, s'il le désirait, tandis que ton cas est plus problématique, et pas qu'un peu, puisque toi qui exposes avec moults détails la petitesse de ce genre de vie et flétris quiconque atterrit dans la maison d'un riche et s'y laisse colloquer à endurer mille tourments, accomplir mille corvées, tu as attendu d'avoir atteint l'extrême limite de la vieillesse et d'être quasiment au seuil du trépas pour cultiver un régime de vie aussi ignoble, que dis-je, pour t'en faire un titre de gloire. L'opprobre que jettera sur toi pareil hiatus entre ta vie actuelle et ton livre sera à la mesure de la renommée qui apparaît t'accompagner auprès de tous.

 

Pose et comédie

5. Qu'ai-je besoin, au demeurant, de m'évertuer à aligner des chefs d'accusation à ton encontre, après cette admirable réflexion du tragique :

            « Le sage qui pour soi ne l'est, je le déteste[17]. »

Du reste, tes détracteurs ne seront pas à court d'autres exemples à invoquer contre toi : les uns te compareront aux acteurs de tragédie qui, sur scène, sont tous des Agamemnon[18], des Créon[19], voire des Héraclès[20], mais, une fois le masque tombé, redeviennent des Pôlos ou des Aristodème[21], saltimbanques courant le cachet et chassés des plateaux, sifflés, voire fouettés au gré des humeurs du public ; les autres affirmeront que tu as réagi comme le singe de la célébrissime Cléopâtre[22], qui dressé à danser avec beaucoup de grâce et bien en rythme, fut fort admiré, tout un temps, de savoir respecter ses pas, garder contenance et se mouvoir en cadence avec les choristes et les flûtistes du cortège nuptial jusqu'au moment où par terre, bien loin de lui, il avisa une figue – ou peut-être était-ce une amande – et envoya paître flûtes, percussions et danses pour se jeter dessus et la bouffer, non sans avoir arraché, que dis-je fracassé, son masque[23].

 

Péché d'orgueil

6. Or toi, poursuivrait-on, toi qui n'es nullement un histrion mais un créateur de haut vol et t'es posé en législateur, tu t'es révélé, à la simple vue de cette figue, être un vrai singe, qui ne philosophait que du bout des lèvres,

            « dissimulant une chose en ton for intérieur et en disant une autre[24] »,

si bien qu'on pourrait te reprocher à bon droit que tes paroles et les sujets sur lesquels tu estimes mériter des éloges

            « n'humectent que la bouche, et le gosier ne mouillent[25] »

Le châtiment n'a donc pas tardé, puisque tu ne t'es fait le pourfendeur, bille en tête, des humaines nécessités que pour abjurer ta liberté aussi sec, et ce, quasiment, avec tambours et trompettes. Et il y a toute apparence qu'au moment où tu t'es attiré la considération générale en fustigeant les travers d'autrui, Adrastée[26] se tenait derrière toi et s'esclaffait, car elle savait bien, la bonne déesse qu'elle est, que tu tomberais incessamment dans la même ornière et qu'avant de t'aviser de t'en prendre aux malheureux que les vicissitudes du sort réduisent à composer de la sorte, tu as négligé de te cracher sur la poitrine[27].

 

De l'art de ne pas prêcher d'exemple

7. Laissons notre pensée imaginer, par exemple, qu'après avoir accusé Timarque[28], Eschine ait été surpris en flagrant délit de se prêter aux mêmes turpitudes que lui : les témoins auraient bien ri, ne penses-tu pas, de le voir flétrir le jeune Timarque pour des péchés de jeunesse, alors que lui-même se serait rendu coupable d'identiques manquements, à un âge déjà avancé,. Bref, tu nous as tout l'air de ce vendeur de potions qui faisait l'article d'un remède contre la toux, censé exercer une action fulgurante pour les malades de cette affection... tout en étant lui-même secoué par de violentes quintes. »

 

Les faux prétextes de la fatalité,...

8. Voilà un petit échantillon du genre d'arguments que pourrait asséner un imprécateur de ton acabit pour m'enfoncer dans ce dossier, qui est si vaste et se prête à mille autres développements. Pour ma part, je vais à présent examiner comment orienter ma défense. Le mieux serait-il que je baisse pavillon, que je fasse le gros dos, que, loin de nier mes torts, j'invoque cette excuse passe-partout – je veux dire le Sort, la Fortune, la Destinée – et que je demande pardon à mes censeurs, bien conscients que nous n'avons barre sur rien mais que nous nous trouvons bien malgré nous à la remorque d'une puissance qui nous dépasse, ou plutôt de l'une ou l'autre de ces forces, susmentionnées, que nous ne sommes aucunement responsables ni de nos paroles, ni de nos actes ? Ou bien s'agit-il là d'une parade si éculée que tu ne m'autoriseras pas à te la resservir, dussé-je appeler à ma rescousse Homère et les vers dans lesquels il avance :

            « J'affirme qu'au destin nul ne se peut soustraire[29] »,

ou encore :

            « Dès que né de sa mère, on lui fila sa vie[30]. »

 

... du prestige du protecteur,...

9. D'autre part, si je renonce à ce discours, le jugeant tout à fait inapte à susciter l'adhésion, et que j'affirme m'être plié à mon présent engagement, non parce que j'aurais été leurré par l'appât du gain ou tout autre espoir de ce genre mais parce que confondu d'admiration pour la perspicacité, le courage et la hauteur de vues de mon patron, j'aurais voulu avoir part aux actions d'un si grand homme, je redoute qu'en plus d'encourir le reproche déjà formulé, je prêterai le flanc à l'accusation de flagornerie et me retrouverai ainsi en train de chasser, comme dit le proverbe, un clou par un autre, je dirais même plus, de chasser un petit clou par un plus gros, dans la mesure où flatter passe pour le summum de la servilité et, partant, de la bassesse.

 

... ou des contingences matérielles

10. Cependant, dès lors qu'il paraît avisé de ne risquer ni l'une ni l'autre de ces deux justifications, quel autre parti pourrais-je adopter, sinon d'avouer que je n'ai aucun argument solide à avancer ? Aucun, sauf peut-être cette ultime ancre que je n'aurais pas encore jetée à la mer, consistant à gémir sur la vieillesse et la maladie, ainsi que la pauvreté dont elles sont flanquées et qui incite à tout faire et tout supporter pour y échapper. Dans un tel système de défense, il n'est sans doute pas incongru d'appeler à la barre la Médée d'Euripide qui, modifiant quelque peu ses propos iambiques, viendrait dire à ma décharge que :

            « Même si je connais le mal que je vais faire,

                La misère abolit ma propre volonté[31]. »

Quant aux paroles de Théognis[32], qui donc ignore, quand bien même je m'abstiendrais de les citer, qu'il n'a pas trouvé déplacé que du haut des falaises escarpées, l'on se jette dans la mer à la rencontre des monstres de ses abysses si l'on peut échapper ainsi à l'indigence ?

 

La dignité du fonctionnaire

11. Voilà, me semble-t-il, les quelques ficelles que l'on pourrait faire jouer dans ce débat, encore qu'aucune ne soit bien ragoûtante. Je te rassure toutefois d'emblée, mon cher : je les laisserai toutes de côté. Comme il convient de souhaiter que jamais la famine n'afflige Argos au point qu'elle tente d'emblaver le Cyllarabis[33], espérons que nous-mêmes aussi ne nous retrouvions jamais si démunis de lignes de défense convenables que nous en fussions réduits à de tels subterfuges face à nos accusateurs. Non, considère seulement la différence radicale qu'il y a entre se faire engager contre rétribution dans la maisonnée de quelque riche, afin d'y jouer les larbins en subissant toutes les avanies décrites dans mon livre, et être actif dans la fonction publique, où l'on s'acquittera le mieux possible de sa charge et sera rémunéré par l'empereur. Il n'est que de soupeser ces deux situations et de les examiner tour à tour pour s'apercevoir qu'elles se situent, dirait un musicien, à deux octaves de distance et se ressemblent autant que le plomb et l'argent, le bronze et l'or, l'anémone et la rose, le singe et l'homme. Même si dans l'une comme dans l'autre, on perçoit un salaire et obéit aux ordres d'autrui, elles divergent en fait du tout au tout. Dans la première, la servitude est flagrante et ceux qui s'y sont engagés ne se distinguent guère des esclaves achetés à l'extérieur ou nés dans la maison ; en revanche, le dépositaire de l'autorité publique, qui rend service à des villes et nations toute entières, ne peut décemment être fustigé du seul fait de sa qualité d'appointé, ni se retrouver repris, par assimilation ou association, dans le grief dont nous discutons. Dans le cas contraire, on ne saurait en effet montrer trop de hâte à abolir toutes ces fonctions, et les gouverneurs de tant de peuples, les magistrats des cités ou les commandants de corps d'armée ou de camps militaires tout entiers seraient eux aussi dans leur tort, puisqu'ils perçoivent un salaire pour leur travail. Je pense tout au rebours qu'on ne peut tout chambouler à partir d'un cas isolé, ni fourrer l'ensemble des salariés dans un même sac.

 

Les mille et une tâches de la justice

12. Au demeurant, je n'ai jamais affirmé que tout appointé mène une vie misérable mais n'ai fait que plaindre les malheureux qui ont été engagés pour galérer chez des particuliers sous couleur de les cultiver. La situation qui est à présent la mienne, cher ami, est totalement autre, puisque dans ma vie privée, j'ai conservé ma respectabilité et que dans la sphère publique, je participe au pouvoir suprême et compte parmi ceux qui en exercent une parcelle. Veuille seulement y regarder de plus près et tu réaliseras que la charge qui m'a été confiée dans l'administration de l'Égypte n'est pas la plus modeste qui soit, puisque j'ai pour mission d'introduire les causes, de les inscrire au rôle dans l'ordre approprié, de rédiger des comptes-rendus de l'ensemble des actes et des déclarations, de régler les interventions des plaideurs, de consigner très fidèlement, de la manière la plus claire et la plus méticuleuse qui soit, les sentences prononcées par le président et de les verser aux archives, pour qu'elles y soient conservées à jamais. Par ailleurs, mes émoluments ne me sont point payés par un quidam mais par l'empereur et loin d'être dérisoires, ils atteignent un montant respectable en talents[34]. En outre, les espoirs que je nourris pour mon avenir sont tout sauf étriqués, puisqu'il se fera très vraisemblablement que l'on me confie une peuplade ou quelque autre fonction impériale.

 

Que l'empereur lui-même sert

13. Par un excès de franchise et pour couper court au reproche dont on m'a accusé, je souhaiterais à présent surenchérir dans mon apologie et, par conséquent, te dire que quand bien même tu évoqueras les personnages investis des fonctions les plus éminentes, tu ne trouveras personne qui n'accomplisse quoi que ce soit sans être rémunéré, puisque l'empereur lui-même n'est pas sans avoir son salaire – par là, je n'entends pas les tributs ni les contributions que ses administrés lui versent annuellement mais bien la récompense suprême que représentent pour lui les éloges, la bonne renommée dont il jouit auprès de tous, le respect qu'on lui voue pour ses bienfaits, les statues, temples et enclos sacrés érigés par ses sujets en son honneur, toutes choses qui le dédommagent de ses soins et de la sollicitude qu'il déploie en veillant inlassablement sur l'État et en en assurant l'essor. S'il est permis de rapprocher le petit du grand, examine seulement, du sommet à la base, toutes les pièces dont se compose la pyramide et tu te rendras compte que si d'une extrémité à l'autre, nous nous différencions par notre taille, élevée ou modeste, nous n'en sommes pas moins tous salariés.

 

Ce n'est pas déchoir que de se rendre utile

14. Si j'avais érigé en loi que personne ne devrait jamais faire quoi que ce soit, je passerai à très juste titre pour avoir transgressé cette règle, mais comme aucun passage de mon ouvrage ne contient pareille affirmation et qu'il convient que l'homme de valeur soit actif, à quelle autre occupation pourrait-il s'employer plus dignement que de rivaliser d'efforts avec ses amis pour atteindre les objectifs les plus louables et faire la démonstration publique et éclatante de sa fiabilité, de son zèle et de sa bonne volonté, dans son désir de ne pas être

            « de la terre le fardeau superflu[35] »,

pour reprendre l'expression homérique ?

 

Un salarié vaut bien un indépendant

15. Avant toute chose, mes critiques doivent se rappeler qu'en s'en prenant à ma personne, ils ne s'attaquent pas à un sage – si tant est que quelqu'un puisse se revendiquer de ce titre – mais à un homme ordinaire qui, pour s'être frotté à l'art oratoire et y avoir glané quelques lauriers, n'est toutefois pas rompu à cette vertu extrême qui est l'apanage d'une élite. Et, par Zeus, je ne sache pas qu'il y ait lieu de m'en morfondre, dans la mesure où je n'ai jamais rencontré personne qui eût satisfait à ce programme. Dans ton cas, il m'étonnerait d'ailleurs que tu blâmasses mon existence actuelle, puisque ce faisant, tu réprouverais aussi l'homme qui a gagné les plus gros cachets par l'exercice public de la rhétorique, comme tu le sais depuis ce temps bien éloigné où tu vins visiter les rivages de l'Atlantique et la Gaule et m'y rencontras, qui comptais parmi les sophistes les plus grassement rémunérés[36]. Telle est l'apologie qu'en dépit de mille occupations, j'ai tenu à rédiger à ton intention, mon cher compagnon, car il ne m'indiffère nullement que tu me blanchisses, et encore bien, totalement. Quant aux autres, ils pourraient me condamner tout uniment que je me bornerais à leur servir la répartie fameuse : « Hippoclide, il s'en fiche[37] ! »


 

[1]    Ce personnage cultivé n'est pas connu par d'autres sources. Lucien l'avait rencontré longtemps auparavant, lors de ses tournées de conférences dans la partie occidentale de l'Empire. Apprenant que le satiriste occupait à présent un poste de fonctionnaire, il lui avait écrit pour lui reprocher d'avoir trahi l'idéal d'indépendance qu'il professait dans son opuscule Sur les salariés.

[2]     Allusion à un jeu de pile ou face pour lequel on utilisait une coquille.

[3]     Roi de Phrygie, qui avait obtenu de Dionysos de changer en or tout objet qu'il touchait.

[4]     Souverain lydien, qui avait accumulé une fortune proverbiale dans sa capitale, à Sardes.

[5]     Fleuve d'Asie mineure, dont les sables aurifères avaient assuré la prospérité du royaume lydien et de son roi, Crésus.

[6]     Fils de Zeus et de la nymphe Égine, grand-père d'Achille, Éaque devint après sa mort un des juges des Enfers, aux côtés de Minos et Rhadamante.

[7]     Le passeur dans la barque duquel les âmes des défunts traversaient le fleuve Styx et accostaient aux Enfers.

[8]     La palinodie est un poème de réparation, à l'image de celui que le poète sicilien Stésichore composa en l'honneur d'Hélène de Troie pour recouvrer la vue, lorsque les Dioscures l'eurent rendu aveugle pour avoir, dans une composition antérieure, fustigé son rôle dans le déclenchement de la guerre de Troie.

[9]     Hermès, le dieu de l'éloquence.

[10]     Citation tirée des Phéniciennes d'Euripide (398). L'iambe est un mètre utilisé principalement dans la poésie satirique et tragique.

[11]      Le dieu Hermès était notamment chargé de mener aux Enfers les âmes des défunts.

[12]     Le héros Bellérophon, dompteur du cheval ailé Pégase et pourfendeur de la Chimère.

[13]     Accueilli à la cour de Proétos de Tirynthe, Bellérophon fut accusé d'avoir voulu séduire la reine. Ne pouvant tuer son hôte, le roi l'envoya chez son beau-frère, avec une lettre qui ordonnait à ce dernier de lui ôter la vie.

[14]     Allusion à la fable ésopique du geai paré des plumes du paon, imitée par La Fontaine (Fables, iv, 9).

[15]     Ce législateur est inconnu par ailleurs.

[16]     Colonie grecque de la côte méridionale de la Calabre, Crotone était célèbre par l'austérité de ses moeurs, contrastant avec la réputation de relâchement et de mollesse de sa voisine, Sybaris.

[17]     Vers d'une tragédie d'Euripide mal identifiée.

[18]     Le roi de Mycènes, chef suprême des monarques grecs coalisés pour attaquer Troie.

[19]     Successeur d'Oedipe sur le trône de Thèbes, Créon avait interdit qu'on rendît les derniers honneurs à ses neveux Étéocle et Polynice, tombés en duel sous les murs de la ville.

[20]     Fils de Zeus et d'Alcmène, auteur des douze exploits (« travaux »), le demi-dieu Héraclès a fourni le sujet d'un grand nombre de tragédies.

[21]     Noms d'acteurs célèbres.

[22]     Dernière reine d'Égypte (env. 69-30 av. J.C.), de la dynastie des Ptolémées, maîtresse de Jules César puis d'Antoine. Elle se suicida lorsque ce dernier fut vaincu par Octave.

[23]     Les acteurs du théâtre antique jouaient avec un masque.

[24]     Citation de l'Iliade (IX, 313), dans une tirade où Achille fustige le double langage d'Ulysse.

[25]     Citation de l'Iliade (XXII, 495), où le passage, placé dans la bouche d'Andromaque après la mort de son mari Hector, décrit les brimades dont sont victimes les orphelins, à qui l'on ne donne pratiquement rien à boire ni manger.

[26]     L'« Inévitable », déesse de la vengeance, connue également sous le nom de Némésis.

[27]     Dans l'Antiquité, cracher trois fois à l'intérieur de son vêtement passait pour un moyen de conjurer la vengeance.

[28]     L'Athénien Timarque avait voulu faire condamner pour trahison l'orateur Eschine, lequel avait contre-attaqué en l'accusant de s'être prostitué, ce qui lui interdisait d'intenter toute procédure d'accusation. Nous possédons encore le discours prononcé en cette occasion, le Contre Timarque.

[29]     Vers de l'Iliade (VI, 488), où Hector tente de consoler son épouse Andromaque avant son combat singulier contre Achille.

[30]     Autre citation de l'Iliade (XX, 128), extraite d'un passage dans lequel les dieux débattent du sort du héros grec Achille.

[31]     Paroles prononcées par Médée, dans la tragédie homonyme d'Euripide (1078-1079), quand elle a résolu de tuer sa rivale Créüse et d'immoler ensuite ses propres enfants.

[32]     Poète gnomique, d'extraction aristocratique, auteur de pièces en distiques élégiaques empreintes d'un fort pessimisme. Celle que Lucien paraphrase ici (fragment 173) était déjà évoquée dans son opuscule Sur les salariés (chapitre 5), dont l'Apologie constitue une rétractation.

[33]     L'allusion est obscure. Selon certains, les habitants d'Argos, dans le Péloponnèse, en auraient été réduits, lors d'un siège, à ensemencer leur terrain d'exercice, dénommé Cyllarabis. L'expression serait devenue proverbiale pour désigner une situation extrêmement critique.

[34]     Unité pondérale et monétaire de haute valeur.

[35]     Hémistiche tiré de l'Iliade (XVIII, 104).

[36]     Dans la tradition de la Seconde sophistique, illustrée par un Dion Chrysostome ou un Aristide, Lucien a vécu de ses tournées de conférences littéraires.

[37]     Réplique célèbre tirée de l'Histoire d'Hérodote (VI, 127-129) : le richissime Athénien Clisthène ayant rassemblé les prétendants à la main de sa fille, Hippoclide avait ruiné ses chances par ses danses débridées lors d'un banquet. Lorsque Clisthène lui signifia qu'il ne le choisirait pas pour gendre, il lui rétorqua, de dépit, qu'il n'en avait « nul souci ».


Commentaires éventuels : Joseph Longton (<joseph.longton@eesc.europa.eu>)

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