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PVBLII CORNELII TACITI DIALOGVS DE ORATORIBVS

Débat sur les orateurs de Publius Cornelius Tacitus dit Tacite

Traduction nouvelle avec notes par Danielle De Clercq (Mars 2008)


 

TRADUCTION (V 3-X)

 

2. ÉLOQUENCE ET POÉSIE (V 3-XIII) (1e partie)

Aper défend l'éloquence (V 3-IX)

Utilité (V 3-6)

V. 3. Aper  : Que Saleius Bassus ne se sente pas mis en cause et qu'il en soit de même pour quiconque s'adonne à sa passion de versifier et veut tirer gloire de la poésie, tout en n'étant pas à même de plaider ! Moi en effet, dans la mesure où un arbitre de ce débat (crux)... être trouvé, je ne permettrai pas que Maternus soit défendu en se voyant associé à d'autres personnes. Non, c'est lui seul que je convaincrai de sa culpabilité et face à lui tout seul. En effet, il est né avec une éloquence digne d'un homme et d'un orateur, grâce à laquelle il peut se créer des amitiés et les préserver, nouer des alliances, s'attacher des provinces. Mais il néglige cette pratique la plus fructueuse qu'on puisse imaginer à Rome pour son utilité, ou la plus charmeuse pour le plaisir qu'elle donne, ou la plus haute pour sa dignité, ou la plus belle pour la renommée de Rome, ou la plus glorieuse pour la notoriété qu'elle diffuse dans l'empire tout entier et auprès de tous les peuples.

4. En effet, si tous nos desseins et nos actes doivent tendre vers ce qui est utile à la vie, quoi de plus sûr que de pratiquer cet art par lequel, telle une arme qu'on porte toujours, on assure protection à des amis, aide à des étrangers, salut à ceux qui sont en danger, mais aussi grâce auquel on inspire peur et terreur à des envieux et des ennemis, tout en étant soi-même à l'abri et défendu sans faille, dirais-je, par son crédit et son pouvoir ?

5. La force de cet art, son utilité, si le cours des événements est favorable, sont perceptibles par le recours et la protection qu'il assure à d'autres personnes. Si le danger gronde pour l'orateur lui-même, par Hercule, cuirasse et glaive au combat ne sont pas plus efficaces que l'éloquence pour un accusé mis en péril, car elle est tout à la fois bastion et arme offensive. Grâce à elle on peut aussi bien repousser des attaques qu'en porter, que ce soit dans un tribunal ou au sénat ou encore devant le prince.

6. Eprius Marcellus, qu'a-t-il récemment opposé d'autre à la hargne des sénateurs que son éloquence ? Bardé de celle-ci, il s'est fait menaçant et s'est joué de la sagesse d'un Helvidius, habile à parler certes, mais inexperimenté et novice dans ce genre de joutes. Je n'en dirai pas davantage sur l'utilité, car je pense que sur cet aspect-là Maternus ne va pas me contredire.

 

Agréments (VI 1-VII 2)

VI. 1. Je passe à la jouissance que procure l'éloquence de l'orateur, elle dont l'agrément se manifeste non pas à un seul moment, mais presque tous les jours et presque toutes les heures.

2. Quoi de plus agréable pour un être libre, d'une nature noble et né pour connaître des plaisirs de bon aloi que de voir sa propre demeure remplie à tout moment par le flot continuel des hommes les plus brillants ? De savoir aussi que cet hommage est rendu non pas à son argent, ni à son manque de descendance, ni à la gestion de l'une ou l'autre magistrature, mais bien à sa personne. Bien plus, des personnes sans descendance et des possédants, des hommes de pouvoir aussi viennent souvent trouver un homme jeune et pauvre pour lui confier lors de situations critiques leurs intérêts ou ceux de leurs amis.

3. La jouissance que donnent d'immenses richesses et un grand pouvoir est-elle aussi intense que celle de voir des hommes d'expérience et des vieillards, que le monde entier prend en considération, reconnaître qu'au sein de la plus grande abondance de biens de toute sorte, ils ne possèdent pas celui qui est le meilleur ?

4. Mais encore, quelle escorte de personnages en toge quand on sort ! Quelle image de soi en public ! Quelle ambiance respectueuse lorsqu'on plaide ! Et cette joie de se lever et de se tenir debout devant une assistance qui se tait et n'a d'yeux que pour un seul. Ah, voir le public accourir et se répandre tout autour de soi et passer par tous les sentiments que lui induit l'orateur !

5. Je ne fais que passer en revue des joies d'orateurs qui sont bien connues et qui sautent aux yeux, même de ceux qui n'y connaissent rien. Celles dont je vais parler, plus secrètes et connues des seuls orateurs, sont plus grandes. Prononce-t-il un discours profondément travaillé, fruit d'une longue réflexion ? À l'image même de son élocution, sa joie se teinte en quelque sorte de force et de fermeté. Présente-t-il non sans quelque appréhension un sujet nouveau dont il s'occupe depuis peu ? Son inquiétude même lui fait valoriser l'issue de sa prestation et grandir son plaisir. 6. L'audace de l'improvisation et le goût même du risque portent au comble de la jouissance. En effet, dans l'esprit aussi comme dans un champ, on a beau semer et faire grandir ce qui est utile, ce qui naît spontanément est plus gratifiant.

VII. 1. Certes, de mon propre aveu, le jour où me fut conféré le laticlave, ou celui encore où moi, un homme nouveau originaire d'une cité très peu prisée, j'ai accédé à la questure ou au tribunat ou à la préture, je n'y ai pas connu plus de joie qu'aux moments où, dans la mesure de ma modeste aptitude à parler, il m'est donné de défendre avec succès devant les sénateurs un accusé, ou de plaider avec bonheur devant les centumvirs l'une ou l'autre cause, ou encore de protéger et de défendre devant le prince d'importants personnages comme les affranchis eux-mêmes et les procurateurs des princes.

2. Alors je crois m'élever au-dessus des titres de tribun, de préteur, de consul, alors je crois posséder ce qui, s'il n'est pas issu (crux)..., n'est ni donné par des nominations ni ne vient avec la faveur.
Gloire et influence dans les sphères du pouvoir (VII 3-VIII 2)

3. Mais quoi ? Quelle activité jouit-elle d'une renommée et d'une considération comparables à la gloire des orateurs ? Mais quoi ? Ne sont-ils pas  à Rome le point de mire de gens actifs des milieux d'affaires certes, mais aussi de gens sans occupation dans la force de l'âge et de jeunes gens, pour autant que ceux-ci possèdent une nature droite et qu'ils visent un avenir honorable ?

4. De qui les parents inculquent-ils avant tout les noms à leurs enfants ? Qui, le plus souvent, même la masse inculte et les petites gens en tunique appellent-ils de leur nom sur leur passage en les montrant du doigt ? Les étrangers aussi et les pérégrins qui les ont déjà entendus dans les municipes et les colonies s'informent à leur sujet dès leur arrivée à Rome, et ne se préoccupent, pour ainsi dire, que de les reconnaître.

VIII. 1. J'oserais prétendre qu'Eprius Marcellus, dont je viens de parler, et Vibius Crispus – oui, je cite plus volontiers des exemples de ces dernières années dont la mémoire est proche plutôt que ceux d'un autre temps dont le souvenir est effacé – n'ont pas moins d'envergure aux confins du monde qu'à Capoue ou à Verceil, où, dit-on, ils sont nés.

2. Ce prestige, ils ne le doivent pas à leur fortune, de deux cents millions pour le premier, de trois cents millions pour l'autre, encore que leur éloquence même peut les avoir enrichis. Non, ce prestige c'est à leur éloquence même qu'ils le doivent. La nature divine de celle-ci et sa force céleste ont montré par des exemples au cours de tous les âges quelle fortune ont atteinte des hommes par les effets de leur talent, mais mes exemples sont, comme je l'ai déjà dit, tout proches, ils ne sont pas à découvrir par ouï-dire, mais à contempler de nos propres yeux.

3. Plus les orateurs sont issus de milieux misérables et humbles, plus une pauvreté notoire et des difficultés d'existence les ont accompagnés dès leur naissance, plus leur exemple illustre avec évidence et clarté l'utilité de l'art oratoire. Sans privilège lié à leur origine, sans support de la richesse, sans avoir ni l'un ni l'autre à être glorifiés pour leur comportement, l'un d'eux étant d'ailleurs méprisé pour son physique, ils sont depuis bien des années les hommes les plus influents de Rome. Premiers du barreau tant que cela les a agréés, maintenant premiers dans l'amitié de César, ils remplissent toutes les tâches et en assument les responsabilités, et sont aimés par le prince lui-même avec un certain respect. Car Vespasien, vieillard vénérable et qui ne supporte rien mieux que la vérité, comprend bien que tous ses autres amis s'appuient sur des avantages qu'ils lui doivent et qu'il lui est facile d'en combler ces amis-là tout en les accumulant sur d'autres. Or Marcellus et Crispus ont apporté à son amitié ce qu'ils n'ont pas reçu du prince et qu'ils ne pourraient en recevoir.

Privilèges (VIII 4)

4. Parmi leurs privilèges, ô combien nombreux et considérables, leurs médaillons et titres et statues occupent le moindre endroit. Ces signes mêmes de notoriété ne les laissent certes pas moins indifférents, par Hercule, que les richesses et les biens que des gens mépriseront plus facilement qu'ils ne s'en fatigueront. Voilà quels honneurs et ornements et richesses nous découvrons accumulés dans les demeures de ceux qui, dès leur prime jeunesse, se sont donnés à la pratique du barreau et à l'étude de l'art oratoire.

Critique de l'activité poétique comparée à l'éloquence (IX-X)

Inconsistance et inutilité sur le plan personnel et social (IX 1-3)

IX. 1. Or les poèmes et l'écriture en vers, auxquels Maternus souhaite consacrer toute sa vie – c'est de là d'ailleurs que dérive tout mon exposé – n'apportent pas à leurs auteurs d'ascension sociale ni ne nourissent leurs intérêts matériels. Jouissance brève, gloire vaine et sans lendemain, voilà ce qu'ils en retirent.

2. Tes oreilles, Maternus, auront beau rejeter avec mépris ce propos et ce que je compte dire encore, pour qui est-ce utile que dans tes écrits ce soit Agamemnon ou Jason qui soit habile à parler ? Qui donc en regagne sa demeure tiré d'affaire et devenu ton obligé ?

Notre ami Saleius, ce poète hors du commun ou, pour mieux l'honorer, le plus illustre des poètes inspirés, qui donc l'escorte ou vient lui présenter ses hommages ou s'attache à ses pas ? 3. Si un de ses amis, n'est-ce pas, un de ses proches, bref, si lui-même tombe dans quelque embarras, c'est à Secundus ici présent qu'il recourra ou à toi, Maternus, non pas parce que tu es poète ni pour que tu lui composes des vers, alors que Bassus les fait éclore sans discontinuer ! Qu'ils sont beaux ces vers, qu'ils sont charmeurs ! Mais à quoi mènent-ils ? Quand pendant une année entière, tous les jours et pendant une grande partie de ses nuits, le poète a façonné à force de veilles un seul recueil, il se voit alors contraint de solliciter et de faire sa cour pour trouver des gens qui daignent l'écouter, et tout cela à quels frais ! Emprunter une maison.Y aménager une salle de lecture. Louer des sièges. Diffuser des exemplaires de l'oeuvre.

Une renommée difficile à atteindre (IX 4-X 2)

4. Et à supposer que cette lecture publique connaisse une issue très heureuse, tout ce succès cueilli en un ou deux jours, pour ainsi dire en herbe ou dans sa floraison, n'arrive à aucune récolte tangible et réelle, il ne suscite ni amitié ni clientèle, il ne grave dans le coeur de quiconque le souvenir d'un bienfait, mais ne recueille qu'un bruit creux, des voix sans portée et une joie fugace.

5. Nous avons loué récemment la générosité, ô combien admirable et exceptionnelle de Vespasien qui a gratifié Bassus de cinq cent mille sesterces. Certes, que c'est beau de mériter par son talent les bontés du prince ! Mais c'est encore bien plus beau, si l'état du patrimoine familial y pousse, de se mettre en valeur soi-même, de rendre propice son propre génie, de mettre à l'épreuve sa propre générosité ! 6. Ajoute que pour les poètes, rien que s'ils veulent élaborer et mener à bien quelque chose qui en vaille la peine, il leur faut renoncer à la fréquentation de leurs amis et aux agréments de la vie à Rome, délaisser toutes leurs autres obligations et, comme ils le disent eux-mêmes, se retirer dans les bocages et les bois, c'est-à-dire dans la solitude.

X. 1. Ni même la bonne réputation ni la renommée, visée unique que les poètes servent et reconnaissent comme seule récompense de tous leurs efforts, ne s'attachent à eux et aux orateurs à part égale. Personne ne connaît les poètes moyens, peu de gens les bons !

2. Oui, quand la renommée de lectures publiques tout à fait exceptionnelles se répand-elle dans tout Rome ? De là à ce qu'elle se fasse connaître à travers tant de provinces... ! Combien parmi ceux venus d'Espagne ou d'Asie, sans parler des Gaulois, mes compatriotes, cherchent-ils à rencontrer Saleius Bassus ? Et même si l'un ou l'autre cherche à le rencontrer, une fois qu'il l'a vu, il s'en éloigne, aussi satisfait que s'il avait vu un tableau ou une statue.

Certes toute activité littéraire est louable,... (X 3-4)

3. Je ne veux pas que mon propos soit interprété, comme si je détournais de la poésie ceux auxquels leur propre nature a refusé le talent oratoire, si dans cette sorte d'activité ils peuvent agréablement occuper leurs loisirs et faire entrer leur nom dans la renommée. 4. Pour ma part, c'est toute la littérature et toutes ses composantes que je considère comme sacrées et dignes de respect. Non seulement votre cothurne tragique ou les accents d'un poème héroïque, mais aussi le charme des poèmes lyriques, l'enjouement des vers élégiaques, l'amertume des iambes, les bons mots des épigrammes et toute autre forme de littérature, je les crois préférables à toutes les pratiques des autres arts.

...mais le choix de Maternus est critiquable en raison de ses dons oratoires et des risques inutiles qu'il prend (IX 5-X)

5. Mais c'est à toi, Maternus, que moi j'ai affaire, parce que, alors que ta propre nature t'emporte dans la citadelle même de l'éloquence, tu préfères errer. Toi qui peux atteindre des sommets, tu t'arrêtes à ce qui a moins d'importance. Ainsi, si tu étais né en Grèce, où il est de bon ton aussi de s'adonner à des activités récréatives, et si les dieux t'avaient donné la vigueur et la force physique d'un Nicostrate, je ne supporterais pas que ces prodigieux biceps faits pour la lutte ne s'étiolent à lancer le javelot – ô combien léger – ou le disque. De même maintenant c'est toi que je rappelle des auditoires et théâtres vers le forum pour des procès et de vrais combats, sans surtout te laisser recourir à l'argument, par lequel la plupart se justifient, que la pratique poétique est moins exposée à offenser que celle de l'orateur.

6. Mais elle bouillonne la force de ta nature si riche et ce n'est pas en prenant la défense d'un ami, mais celle de Caton, ce qui est plus dangereux, que tu heurtes. Et cette offense ne peut être justifiée par une obligation impérieuse liée à ta profession ou à ta loyauté d'avocat envers un client ou encore à l'impulsivité d'une improvisation. C'est après réflexion que tu as visiblement choisi un personnage connu dont les propos auraient du poids.

7. Je sais bien qu'on pourrait me répondre ceci : là, jaillissent ces engouements extraordinaires, ce qui est entendu au sein même des auditoires y est particulièrement loué et est bientôt porté par les propos de tous. N'invoque donc plus comme excuse quiétude et sécurité, toi qui attires un adversaire qui te dépasse.

8. Contentons-nous d'assumer des différends privés et bien d'aujourd'hui, dans lesquels, s'il s'avère à l'occasion indispensable pour défendre un ami en danger de blesser les oreilles de personnages assez puissants, notre loyauté est reconnue et notre liberté de parole trouve sa justification.


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