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TACITE : Agricola - Germanie - Débat sur les orateurs (Accueil - Introduction - Page précédente - Page suivante)


PVBLII CORNELII TACITI DIALOGVS DE ORATORIBVS

Débat sur les orateurs de Publius Cornelius Tacitus dit Tacite

Traduction nouvelle avec notes par Danielle De Clercq (Mars 2008)


 

TRADUCTION (XI -XIII)

 

2. ÉLOQUENCE ET POÉSIE (V 2-XIII) (2e partie)

Maternus défend la poésie (XI-XIII)

XI. 1. Comme d'habitude, Aper avait parlé avec pas mal d'énergie, le visage grave. Détendu, Maternus souriait.

Maternus : Voilà que je me préparais à incriminer non moins longuement les orateurs qu'Aper avait loués – je pensais, en effet, qu'à partir de leur éloge il déblatérerait les poètes et foulerait aux pieds le goût de la poésie –, mais il a été assez habile pour modérer son propos en concédant que, si on est incapable de plaider, on puisse se consacrer à la poésie.

2. Mais parlons de moi  ! Certes, je peux en plaidant mener à bien une défense et y donner sans doute le meilleur de moi-même, mais c'est en lisant en public des tragédies que j'ai commencé à connaître la notoriété. C'est précisément dans mon Néron que j'ai brisé l'influence perverse de Vatiniusqui allait jusqu'à profaner l'aspect sacré de nos activités, et aujourd'hui, si je suis quelque peu connu et renommé, je pense que je le dois plus à la gloire de mes écrits en vers qu'à celle de mes discours.

3. Dès lors, j'ai décidé de rompre avec mes activités du barreau. Non ! Ces escortes lors de mes sorties, ces adulateurs en masse, non je n'en veux pas ! Pas plus que ces bronzes et médaillons qui, même à mon corps défendant, ont envahi ma demeure !

4. En effet la situation de chacun, sa sécurité, c'est l'innocence mieux que l'éloquence qui les protège, et je n'appréhende pas d'avoir un jour à prendre la parole au sénat, à moins que ce soit pour sauver du danger quelqu'un d'autre que moi.

XII. 1. Or les bois et les bocages et la solitude elle-même, auxquels Aper s'en prend, m'apportent une jouissance si grande que je la compte parmi les principaux avantages de l'activité poétique, qui ne se pratique ni dans le bruit ni en présence d'un plaignant assis devant ma porte ni d'accusés endeuillés et larmoyants. Non, mon esprit se retire dans des lieux purs qui ignorent le mal, tout à son bonheur dans ces séjours sacrés.

2. La parole y a son origine, elle y a son sanctuaire. Accessible aux mortels sous cet aspect et cette forme, elle s'insinua dans ces coeurs purs touchés par aucun vice. Ainsi formulait-on les oracles. En effet le recours à une éloquence assoiffée de lucre et de sang est récent. Issue de moeurs corrompues, elle a été, comme tu le disais toi-même, Aper, inventée pour tenir lieu d'arme offensive.

3. Pour y revenir, c'était un âge heureux, un âge d'or, dirais-je. S'il manquait d'orateurs et d'accusateurs, il regorgeait de poètes et de devins pour célébrer de hauts faits, non pas pour innocenter des forfaits. 4. Personne d'autre ne jouissait de gloire plus grande ou d'honneur plus sacré, d'abord auprès des dieux, dont, disait-on, ils dévoilaient les réponses et fréquentaient les festins, ensuite auprès de ces enfants divins, monarques sacrés dont l'entourage ne comptait, on le sait, aucun avocaillon, mais bien Orphée et Linus et, si on voulait bien y regarder de plus près, Apollon lui-même.

5. Même si mes propos paraissent relever d'affabulation et d'arrangements, tu m'accorderas au moins ceci, Aper, que la postérité ne rend pas moins honneur à Homère qu'à Démosthène, ni que la renommée d'Euripide ou celle de Sophocle est consignée en termes plus restreints que celles de Lysias ou d'Hypéride. 6. Tu découvriras plus de gens de nos jours pour écorner la gloire de Cicéron que celle de Virgile. Aucun discours d'Asinius ou de Messalla n'est aussi connu que la Médée d'Ovide ou le Thyeste de Varius.

XIII. 1. Quant au sort même des poètes et leur heureuse intimité avec les dieux qui les inspirent, je n'oserais même pas la comparer avec la vie sans repos des orateurs, exposés qu'ils sont à l'angoisse. Leurs joutes oratoires et les risques qu'ils courent ont beau les mener au consulat, je préfère la retraite sûre et reposante de Virgile, où pourtant il n'a pas manqué d'être en grâce auprès d'Auguste ni d'être connu du peuple romain. 2. En témoignent les lettres d'Auguste, en témoigne le peuple lui-même, qui, après avoir entendu au théâtre des vers de Virgile, se leva comme un seul homme pour rendre à Virgile, qui justement assistait à la représentation, le même hommage pour ainsi dire qu'à Auguste.

3. À notre époque Pomponius Secundus ne l'aurait cédé en rien à Domitius Afer ni pour le prestige de sa vie ni pour la pérennité de sa réputation. 4. En effet, ton Crispus et ton Marcellus, que tu me cites en exemples, qu'ont-ils de si enviable dans ce destin qui est le leur ? D'avoir peur ou de faire peur ? De se voir sollicités chaque jour et de mécontenter ceux pour lesquels ils s'impliquent ? D'être enchaînés par toutes les formes de l'adulation au point de ne jamais paraître aux yeux de ceux qui commandent assez assujettis ni aux nôtres assez libres ? Quelle est donc cette influence prépondérante qu'ils exercent ? Des affranchis ont en général autant de marge de manoeuvre !

5. Mais moi, que les « douces Muses », comme le dit Virgile, me tiennent à l'écart des tracas et des soucis et de l'obligation de faire chaque jour quelque chose contre mon gré ! Qu'elles m'entraînent vers leurs sanctuaires et leurs sources ! Ah ! Ne pas affronter plus longtemps la folie et les pièges du forum ni connaître une réputation que ternit la crainte ! 6. Que le tumulte de visiteurs, qu'un affranchi tout essoufflé ne m'éveillent pas ! Qu'un avenir incertain ne me fasse pas rédiger un testament en garantie ! Je ne veux pas posséder plus de biens que j'en puisse transmettre à l'héritier de mon choix, "puisqu'aussi bien viendra le jour choisi par mon destin" ! Que sur mon tombeau se dresse mon image ni attristée ni rébarbative, mais joyeuse et couronnée et que, pour perpétuer mon souvenir, on ne recourre ni à un vote du sénat ni au bon vouloir de l'empereur !


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