Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 79b-95bN

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2021)

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Les successeurs de Julien : de l'accession de jovien (363) à la mort de gratien (383) en passant par Valens et Valentinien

 

Ans 366-386 de l'Incarnation


 

DosSIER DE LECTURE 09

 

LES OpératioNs militaires ET L'EXEMPTION DU TRIBUT

 

 Les Romains de VALENTIN et de Valentinien - les Alains - les Gaulois/SicambreS de PRIAM ET DE Marcon - LES GAULOIS EXEMPTÉS du tribut

 

 

 

Plan

 

A. Le récit de Jean d'Outremeuse

1. Généralités

2. L'attaque des Alains et les trois défaites romaines

3. La suggestion du pape Damase, la victoire du duc Priam de Gaule sur les Alains et l'exemption du tribut

4. La question de l'exemption resurgit - Guerre ouverte entre Gaulois et Romains

5. Trois batailles entre Gaulois et Romains - Priam est tué - Marcon, qui lui succède, tue Valentin

6. Valentinien entre en scène dans une nouvelle équipe impériale - Retour du problème du tribut

7. Gratien règle définitivement la question du tribut - La Gaule devient la France et ses habitants deviennent les Francs

 

B. Le rapport avec l'histoire du récit de Jean d'Outremeuse

1. Introduction

2. Les Alains

3. Les Sicambres/Gaulois

4. Quelques autres observations

5. Un mot sur les noms propres

6. Un récit inventé par le chroniqueur lui-même ou repris à une tradition antérieure ?

 


 

A. LE RÉCIT de jean d'outremeuse (II, 79-95 passim)

 

À côté des successions impériales étudiées ailleurs (D08), la question des guerres et des combats en II, p. 79-95 mérite une analyse approfondie. Jean d'Outremeuse ne s'intéresse que très peu aux Perses et aux Grecs mais il a énormément de choses à raconter sur les rapports entre (a) les empereurs romains (en particulier Valentinien), (b) les Alains, un peuple barbare qui intervient chez lui pour la première fois, et (c) les Gaulois/Sicambres des ducs Priam et Marcon. C'est le récit de ces opérations militaires, telles qu'elles apparaissent dans le Myreur, qui va nous retenir. Nous conserverons nos deux angles d'approche habituels : Quel est le récit de Jean ? Que vaut-il sur le plan historique ?

 

1. Généralités

Selon notre chroniqueur, les membres de la quarante et unième équipe impériale (Jovien et le premier Valentin) ont été tués en Perse (II, p. 79). Cette notice renvoie à une certaine réalité historique : Jovien et son prédécesseur Julien se sont effectivement confrontés aux Perses. Mais comme il n'est plus question des Perses dans la suite du récit, nous ne nous attarderons pas sur ce détail. Une autre notice de Jean, très brève (II, p. 85), signale une guerre contre les Grecs, où Valens trouve la mort. Il s'agit manifestement de l'importante bataille d'Andrinople, mal interprétée par le chroniqueur parce Valens n'y a pas combattu les Grecs mais les Goths. Cette seconde information ne retient pas plus que la première l'attention de Jean. Nous ferons de même. Ni les Perses ni les Grecs ne nous retiendront. Le présent dossier sera centré sur les autres opérations militaires rapportées par Jean.

Elles concernent le second Valentin des p. 79-85 et le Valentinien des p. 85-86, qui, selon nous, représentent un seul et même personnage, le Valentinien I de l'histoire (cfr le dossier sur les successions impériales [Ref]). Quant aux populations directement impliquées dans ces opérations, elles sont essentiellement au nombre de deux : les Alains, qui sont des barbares venus de Germanie, et même de plus loin, et les gens de la Gaule, que Jean, dans son Myreur, appelle souvent Sicambres et que nous avons l'habitude d'appeler Gaulois. Dans le récit de Jean, la question des Alains et celle des Gaulois/Sicambres sont en partie liées. Ce sont eux qui recevront notre attention.

Les choses commencent par l'attaque lancée sur l'Empire romain par les Alains.

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2. L'attaque des Alains et les trois défaites romaines

En l'an 367 de l'Incarnation, sous l'empereur romain du moment (le Valentin de la quarante-deuxième équipe impériale, avatar de Valentinien I), Jean (II, p. 80-83 ; allusions II, p. 85 et II, p. 100) fait intervenir dans le récit un peuple barbare qu'il appelle Alains, dont il n'avait jamais encore été question dans le Myreur et qui pénètrent dans l'Empire romain. Selon Jean, ils étaient alors installés en Germanie mais ils pouvaient provenir de beaucoup plus loin, leur forteresse semblant se trouver « au-delà des Marais Méotides » (rappelons que c'est le Pont-Euxin antique, notre mer d'Azov). Commandés par leur duc Nadromas (un hapax dans le Myreur), ils se révèlent extrêmement dangereux pour les Romains auxquels ils infligent trois défaites successives. L'endroit de la première n'est pas précisé, la deuxième a lieu en Italie même, dans la région de Milan, et la dernière, particulièrement sévère, se déroule dans le pays d'origine des Alains, autour de leur forteresse même, au-delà des Marais Méotides. Les survivants romains rentrent à Rome.

 

3. La suggestion du pape Damase, la victoire du duc Priam de Gaule sur les Alains et l'exemption du tribut

L'empereur romain, désemparé, convoque le pape Damase pour lui demander conseil. Celui-ci lui suggère, pour venir à bout des Alains, de demander l’aide des peuples tributaires de Rome, en promettant d'exempter du tribut ceux qui réussiront à les anéantir. Que l'empereur envoie des messagers partout dans l'Empire proclamer un ban dans ce sens. Valentin, l'avatar de Valentinien I, suit cette suggestion.

 Mais elle n'aboutit pas au résultat escompté. Les tributaires de Rome qui acceptent de partir se frotter aux Alains Jean ne les nomme pas parviennent bien dans la région d'origine des ennemis et leur livrent bataille, mais sans jamais réussir à les battre. Alors le duc Priam de Gaule décide d'intervenir afin de se libérer du tribut, entendez de s'affranchir de la souveraineté romaine, d'obtenir l'indépendance de la Gaule vis-à-vis de Rome. Et c'est ainsi, en 370 de l'Incarnation, que le duc Priam de Gaule part attaquer les Alains (II, p. 82). Ses hommes, les Sicambres/Gaulois, après beaucoup de difficultés et grâce à une ruse de guerre, mènent finalement l'opération à bon terme. Ils remportent sur les Alains une victoire décisive. Ils ont été les seuls à avoir réussi.

Désireux de leur manifester sa satisfaction, Valentin se rend en personne à Lutèce pour les féliciter et les récompenser en honorant sa promesse de les libérer du tribut (II, p. 82-83). Mais, signale Jean, narrateur omniscient, le document qu'il remet au duc de Gaule ne précise pas la durée de l’exemption (II, p. 83a). Les mots du chroniqueur sont très clairs : « l'empereur donna aux Sicambres une lettre concernant l'exemption de tribut, sans plus, sans indiquer la limite de dix ans ». Le chroniqueur signale d'ailleurs formellement le malentendu : Et enssi fut la chouse maul entendue, laissant  entendre qu'elle aurait des conséquences.

Car c'était bien d'une exemption limitée dans le temps qu'il devait s'agir au départ. Il suffit pour s'en rendre compte de remonter quelque peu dans le texte, jusqu'en II, p. 81, c'est-à-dire au récit de l'entrevue entre l'empereur Valentin et le pape Damase, et c'est aussi très vraisemblablement ce qui avait été  proclamé dans l'Empire. L'empereur romain pensait qu'il accordait aux Gaulois/Sicambres la dispense de tribut pour dix ans, mais, pour des raisons qui ne sont connues que du narrateur, la précision ne figurait pas dans le document rédigé par la chancellerie impériale et remise solennellement aux intéressés. Ces derniers, qui ne pouvaient pas ignorer les détails de la promesse faite dans la proclamation, n'ont peut-être pas lu le document. Peut-être l'ont-ils lu et, n'y trouvant pas mention d'une limitation dans le temps, ont-ils pensé que l'empereur avait été plus généreux encore qu'il ne l'avait promis. On ne le sait pas. Une chose en tout cas est sûre, la rencontre fut très cordiale des deux côtés. L'empereur romain Valentin et le duc de Gaule Priam durent se séparer satisfaits.

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4. La question de l'exemption resurgit - Guerre ouverte entre Gaulois/Sicambres et Romains

Puis, très vite dans le récit, les rapports entre les deux peuples s'enveniment parce que la question du payement du tribut resurgit, dans des conditions plutôt difficiles à comprendre d'ailleurs. Jean avait fait commencer l'attaque des Sicambres contre les Alains en mai 370 de l'Incarnation. On imagine, vu les distances en jeu, qu'il a fallu un certain temps pour terminer la guerre et pour que se rencontrent à Lutèce l'empereur romain et le duc Priam. Bref, en 372 de l'Incarnation, date à laquelle Jean revient à son récit, cette guerre devait à peine être terminée et l'exemption venait à peine d'être accordée au duc de Gaule par l'empereur Valentin. Or, « à cette époque-là, écrit Jean, ‒ on est, redisons-le, en 372  ‒, les Sicambres commencèrent à se montrer très orgueilleux. Ils se mirent à conquérir beaucoup de terres et à se soumettre leurs voisins » (II, p. 83).

À cette date donc, les Sicambres/Gaulois s'agitent et se montrent toujours plus agressifs, sans toutefois s'attaquer directement à Rome. L'atmosphère, naguère encore cordiale entre les deux pays, va alors complètement changer. Valentin, très irrité de leur conduite, regrette de les avoir exemptés du tribut et, sans prendre le moindre contact avec le duc Priam pour lui faire des représentations ou lui signifier la rupture de leur accord, il « rassembla son armée et s’en alla attaquer les Sicambres ». La réaction gauloise est immédiate : « Quand Priam apprit cette nouvelle, il rassembla les siens et marcha contre l’empereur ». C'est le début d'une guerre ouverte entre les Romains et les Sicambres/Gaulois.

 

5. Trois batailles entre Gaulois/Sicambres et Romains - Priam est tué - Marcon, qui lui succède, tue Valentin

Cette guerre sera longue, difficile et se déroulera en trois actes. L'attaque surprise de Valentin contre les Gaulois tourne au désavantage des Romains qui subissent de très nombreuses pertes et sont battus. L’empereur retourne à Rome fort en colère tandis que les Sicambres restent dans leur pays, « plus hardis encore que des lions » (II, p. 83-84). Fin du premier acte.

En 376, Valentin revient à nouveau attaquer les gens de Gaule « dont l’orgueil portait ombrage à son empire » (II, p. 84). Cette fois, les Romains sont battus et dix-huit mille d'entre eux sont tués. Mais, chez leurs adversaires, les pertes sont lourdes : le duc Priam est tué, ainsi que six mille Sicambres (II, p. 84). Ceux-ci ramènent leur duc à Lutèce et choisissent pour lui succéder son fils, Marcon. Comme il est encore très jeune, il sera aidé par deux tuteurs, dont Jean (II, p. 84) donne les noms Suenon et Genebauz (Sunnon et Gennobaude ?). Fin du deuxième acte.

Le troisième volet de l'opération contre les Gaulois a lieu l'année suivante, en 377 de l'Incarnation. « L’empereur Valentin rassemble à nouveau ses Romains et entre en Gaule. Mais le jeune duc Marcon et ses deux tuteurs viennent à sa rencontre avec beaucoup de monde. Les Romains sont défaits et l’empereur Valentin tué. Cela se passa le 2 avril » de l'année 377 (II, p. 85).

Trois batailles donc menées contre les Sicambres par un empereur romain, qui, quelques années plus tôt, pour remercier ces mêmes Sicambres d'avoir délivré les Romains du poids des Alains, leur avait accordé une exemption de tribut de dix ans. Il faut avouer que c'est plutôt curieux.

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6. Valentinien entre en scène dans une nouvelle équipe impériale - Retour du problème du tribut

La mort de Valentin survenant après ces trois batailles marque la fin de la quarante-deuxième équipe impériale et le début de la quarante-troisième. Celle-ci, constituée la même année (377 de l'Incarnation), se compose de Valens, de Gratien et d'un certain Valentinien. Ce Valentiniain est évidemment un nouveau venu pour le lecteur non prévenu qui ne peut pas imaginer que ce Valentiniain est le même personnage que le Valentin de la quarante-deuxième équipe, tué par les Gaulois le 2 avril 377, c'est-à-dire le Valentinien I de l'Histoire.

Comment va réagir le nouveau trio aux commandes de l'Empire ? Selon Jean, « ces empereurs eurent plusieurs fois une grande envie d’aller en Gaule, mais ils n’osèrent pas » (II, p. 85). On comprend cette grande prudence : ils viennent de subir défaite sur défaite et, pour couronner le tout, un de leurs collègues a été tué au combat.

Mais deux ans après, en 379 de l'Incarnation, l'attitude des Romains à l'égard des Gaulois se modifie profondément. Ils ne semblent plus avoir peur. Ils ramènent même à l'avant-plan le problème du tribut. D'un tribut dont il n'en avait plus été question dans le récit des batailles précédentes, sinon pour dire que Valentin, l'empereur de l'époque, était entré en guerre contre les Gaulois parce qu'il regrettait de les en avoir exemptés (II, p. 83).

Voici comment Jean présente la nouvelle situation :

[II, p. 85] L’an 379, l’empereur Valentinien demanda aux Sicambres de lui envoyer le tribut, car les dix ans étaient passés. En réponse, les Gaulois lui demandèrent de ne plus parler de tribut, car il n’était nulle part question de ce terme dans les lettres rédigées à ce sujet. Ils ajoutèrent qu’ils ne paieraient jamais le tribut, car celui-ci avait été largement payé et acquitté par le sang de tous les amis qu’ils avaient perdus dans le combat contre les Alains [II, p. 86] lorsque ces derniers avaient vilainement ravagé et saccagé l’empire romain.

[Le duc de Gaule tua le second empereur et ses gens] Quand l’empereur entendit cela, il fut très irrité. Il rassembla ses gens et vint en Gaule où il commença à dévaster le pays. Mais le duc Marcon vint à sa rencontre, le tua au combat et défit ses hommes. Les Romains qui purent s’échapper s’enfuirent à Rome, tristes et affligés. Gratien fut alors le seul empereur.

On a quelques raisons de s'étonner en voyant comment Valentinien formule sa demande et comment les Gaulois y répondent. On a l'impression que les Romains et les Gaulois agissent comme si rien de désagréable ou d'hostile ne s'était passé entre eux depuis le moment où l'empereur Valentin, heureux d'avoir été débarrassé des Alains par le duc Priam, s'était rendu à Lutèce vers l'année 370 de l'Incarnation. La différence d'attitude des autorités romaines de 379 avec celles de 372 dans leurs rapports avec les Gaulois est frappante et interpellante. On se souviendra qu'en 372 Valentin, outré du comportement des Gaulois, avait regretté amèrement de les avoir affranchis et avait lancé contre eux une violente opération militaire, directement, sans aucune démarche préalable. En 379, la demande de l'empereur Valentinien est beaucoup plus normale et diplomatique : il voit arriver la date d'expiration de l'exemption et agit en demandant aux intéressés de payer le tribut. Il se sent dans son droit et le fait connaître. La réaction des Sicambres/Gaulois, elle aussi, est également normale et relativement mesurée. Ils refusent et justifient ce refus : ils  estiment qu'en luttant contre les Alains, ils ont bien mérité l'exemption qu'ils pensaient définitive. Ils agissent eux aussi de bonne foi.

Les choses alors s'enveniment. Valentinien réagit violemment. Et l'on croit voir se reproduire avec lui ce qui s'était passé quelques années plus tôt avec Valentin son prédécesseur. Il lance sans attendre une opération militaire contre les Sicambres et commence à dévaster leur pays. Et ce qui s'était passé quelques années plus tôt avec Valentin se reproduit, presque dans les mêmes termes : Macron, le duc de Gaule, vient à sa rencontre, défait son armée et tue Valentinien.

Comme Valens a été tué sur un autre terrain d'opérations, « en Grèce, dans une grande guerre contre les Grecs », écrira Jean (II, p. 85, en fait contre les Goths à Andrinople, on l'a déjà dit),  Gratien est le seul survivant du trio impérial. Deux empereurs romains, Valentinien et Valentin, auront donc payé de leur vie ‒ et de la défaite de leur armée ‒ l'audace d'avoir réclamé aux Sicambres/Gaulois un tribut dont ces derniers s'estimaient affranchis. Et officiellement, la question du tribut de la Gaule n'est toujours pas réglée.

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7. Gratien règle définitivement la question du tribut - La Gaule devient la France et ses habitants deviennent les Francs - Leur premier roi est Pharamond

Dans le récit de Jean, c'est à Gratien, seul empereur survivant qu'il appartiendra de la régler définitivement. Et cela ne se fera pas sans mal. Il faudra passer par une nouvelle guerre.

Elle sera déclenchée par les Sicambres/Gaulois qui, en 380 de l'Incarnation, « pénètrent dans l’empire romain plus fortement qu’ils ne l’avaient jamais fait. Ils entrent en Germanie où ils enlèvent aux Romains une série de cités » (II, p. 86b). Informé de cette attaque en 381, Gratien répond en entrant en Gaule avec des forces nombreuses. Le duc Marcon vient à sa rencontre et défait les Romains, en perdant toutefois beaucoup d'hommes dans la bataille (II, p. 87).

Mais malgré cela, tout se termine bien, la même année en 381 (II, p. 87-88), dans le calme et la compréhension mutuelle, comme lors de la rencontre de 370 à Lutèce, entre le duc Priam et Valentin. Gratien reconnaît même les torts de Rome, prononce un discours bien senti sur le développement des Gaulois qui méritent d'être affranchis. On rédige en ce sens un document qui ne prêterait plus à discussion.

Laissons la parole à Jean d'Outremeuse :

[II, p. 87] L’empereur Gratien, qui était un homme généreux, [...] demanda au duc Marcon de venir lui apporter les lettres en sa possession traitant du tribut et d’amener avec lui son conseil. Le duc s’exécuta. L’empereur lui fit grande fête. Ils discutèrent beaucoup entre eux. Mais quand l’empereur eut vu les lettres du duc, il lui dit : « Vous avez raison et j’ai tort ; vous êtes totalement quittes du tribut ; je vous en libère entièrement et pour toujours » -- « Sire, dit Marcon, je vous remercie beaucoup et je veux me sentir tenu de vous servir en toute circonstance. »

[Paix entre le duc de Gaule et les Romains - La Gaule fut affranchie du paiement du tribut] Quand l’empereur entendit cela, il dit avec beaucoup de gentillesse, non pas par peur, car il était [II, p. 88] à cette époque un des meilleurs chevaliers du monde : « Sire duc de Gaule, quand les enfants sont petits, ils ne sont pas encore capables de bien se conduire ; ils doivent être élevés et dirigés par leur père et leur mère, à qui ils doivent se soumettre. Mais quand ils sont parvenus à l’âge suffisant pour se diriger eux-mêmes, ils ne sont plus soumis à leur père et à leur mère et ils décident eux-mêmes. Précédemment, Rome a été la maîtresse souveraine de toute nation, l’empire romain a gouverné les autres nations. Aujourd’hui la population de la Gaule s’est tellement multipliée que vous avez des terres et des hommes en abondance : vous pourrez être parfaitement gouvernés par vous-mêmes. C’est pourquoi je vous dis que je vous ai fait quittes du tribut, vous et vos héritiers, à tout : vous êtes affranchis. Vous recevrez une lettre scellée de mon sceau concernant les franchises et les libertés que je vous donne. » Alors on rédigea une lettre de la façon qui vient d'être dite. Les Romains retournèrent à Rome et les Sicambres en Gaule.

C'est ainsi que Gratien met fin à la longue et délicate affaire du tribut gaulois.

Cet empereur a les faveurs de Jean d'Outremeuse. Le chroniqueur vient de le présenter comme « un homme généreux ». Le portrait qu'il en avait livré plus haut ( II, p. 86) était plus précis encore : « Il était sage, très loyal, un vrai chrétien, solide. Il aima Dieu et la Sainte-Église, réalisa beaucoup de bonnes œuvres et fut un chevalier très digne de louanges ». Jean mettait en particulier l'accent sur son catholicisme : « Il élimina toutes les hérésies proposées par Arius et les autres hérétiques de l'époque. L’Italie en était encore toute remplie. L’empereur ordonna de mettre à mort tous ceux qui les soutenaient : il remit tout son pays dans la vraie foi catholique. » Mais ce n'est pas ici le lieu de traiter des questions religieuses. Revenons à notre sujet.

L'exemption définitive du tribut, accordée par Gratien, conduira à une transformation radicale du paysage géopolitique. Jean d'Outremeuse va le souligner. En 383, écrit-il, à la mort de Marcon qui « avait ajouté plus de terres à son pays que celui-ci n’en avait avant lui » (II, p. 89), le duché de Gaule était devenu très grand : « Mis à part l’empereur, aucun roi au monde ne possédait autant de terres ». Par ailleurs, le pays, définitivement libéré, était souverain. Alors « ses habitants, désormais affranchis, quittes de tout tribut et de toute redevance, se dirent qu’ils étaient bien dignes d’avoir un roi qui les gouvernerait, lui et ses héritiers, comme roi et seigneur d’une terre libre de toute suzeraineté ».  Le duché de Gaule devint alors un royaume ; le pays « affranchi » fut appelé France et ses habitants « affranchis » Francs. Et c'est Pharamond, le fils du duc Marcon, qui sera choisi pour être « le premier roi des Français ou de France » (II, p. 89). La naissance de la France date donc pour Jean de l'époque de Gratien, très exactement pour lui de l'an 383 de l'Incarnation. Le chroniqueur fera d'ailleurs intervenir le premier roi de France dans le fichier suivant, où nous le retrouverons.

Après cette présentation détaillée du récit de Jean, il est maintenant temps de passer à l'examen du rapport de ce récit à l'histoire.

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B. LE RAPPORT AVEC L'HISTOIRE DU RÉCIT de Jean sur lES ACTIVITÉS MILITAIRES

 

 

1. Introduction

Le dossier consacré aux successions impériales (D08) a mis en évidence la vision ‒ très personnelle et historiquement inexacte ‒ que l'auteur du Myreur se faisait de la succession des empereurs après Julien l'Apostat. Bien sûr Jean n'a pas tout inventé. Il a utilisé des noms de personnages historiques : Jovien, Valentinien, Valens, Gratien, Théodose sont des empereurs qui ont bel et bien régné. Mais le chroniqueur en a ajouté d'autres, inconnus de l'Histoire authentique et que nous avons appelés « des empereurs-fantômes », comme ces deux Valentins, le premier, co-empereur avec Jovien dans la quarante-et-unième équipe, et le second, co-empereur avec Valens dans la quarante-deuxième. Il a aussi profondément modifié la composition des équipes impériales entre lesquelles il a réparti ses personnages. Ainsi le Valentiniain de la quarante-troisième équipe impériale est le même personnage que le Valentin de la quarante-deuxième équipe, tué par les Gaulois le 2 avril 377 : on est en présence de deux « avatars » du Valentinien I de l'Histoire. Pareilles manipulations ne portent évidemment pas à croire en l'historicité du récit. Mais d'autres éléments vont peser plus lourdement encore contre cette historicité, c'est que l'essentiel du récit, en l'espèce les opérations militaires des empereurs, manque totalement d'ancrage historique, voire relève entièrement de la fiction. C'est ce que nous voudrions montrer dans cette seconde partie du dossier.

Comme nous l'avons fait dans la première partie, nous laisserons de côté les Perses ainsi que les Goths d'Andrinople, erronément considérés comme des Grecs, pour nous concentrer sur l'essentiel du récit, à savoir les Alains et les gens de la Gaule, que Jean, assez systématiquement, appelle Sicambres. Nous montrerons que ce que Jean raconte  sur eux n'a pas de rapport avec ce que nous savons de l'histoire.

Commençons par les Alains.

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2. Les Alains

Les Alains sont un ancien peuple barbare originaire de la Caspienne, ce qui ‒ soit dit au passage‒ explique peut-être leur rapport avec les Marais Méotides. Cette région ‒ notre Mer d'Azov ‒ fait partie de la géographie mythique des Romains ; elle représente une sorte de vivier, lointain et mystérieux, d'où sont censés provenir bien des peuples barbares qui terminèrent leur route dans l'Empire romain. Ce qu'écrit St. Lebecq, dans une note de sa traduction du Liber Historiae Francorum, est très juste et fort éclairant : « Le séjour des peuples barbares dans la région du Tanaïs et du Marais Méotide est un topos des récits d'origine : on le retrouve chez les Vandales de Procope, les Goths de Jordanès et même les Alains » (Paris, 2015, p. 4,n. 5, avec les références aux textes). C'est bien le cas ici.

Jean envisage et décrit des combats menés par Rome dans cette zone. Mais il doit être clair qu'aucune de nos sources historiques fiables n'a jamais fait état de la moindre expédition de forces romaines (et ne parlons pas de forces gauloises !) dans une région aussi éloignée.

Les Alains, pour en revenir à eux, ont effectivement joué un rôle actif dans l'histoire romaine, mais pas avant le début du Vème siècle (405/406), date à laquelle ils pénètrent en nombre important en Gaule, en même temps d'ailleurs que des Vandales et des Suèves. Ils descendront en 409 en Espagne, avant de gagner plus tard encore l'Afrique. Ils apparaissent dans le livre VII d'Orose (VII, 34, 5 ; 37, 3 ; 38, 3 ; 40, 3 ; 43, 14), mais c'est après la période de Valentinien. Il sont totalement absents de la présentation des règnes de Valentinien, de Valens et de Gratien dans l'Historia romana de Paul Diacre (p. 90-93, éd. Droysen) et dans la Chronique de Martin d'Opava (p. 452-453, éd. Weiland). Historiquement parlant, les Alains historiques ne sont pas à leur place à l'époque de Valentinien. Historiquement parlant toujours, ils ne peuvent pas avoir joué le rôle que leur attribue le Myreur ; ils ne peuvent pas s'être révélés tellement dangereux pour Rome au point qu'un empereur romain du IVe siècle ait dû lancer contre eux une véritable croisade.

 

2bis. Une confusion de Jean entre les Alains et les Alamans ?

Une question peut se poser : Jean aurait-il confondu les Alains et les Alamans ? Entre Alani et Alamanni, avec les abréviations parfois curieuses des copistes, on pourrait envisager une confusion, surtout quand on sait que, dans l'histoire, le règne de Valentinien fut marqué par une reprise des conflits avec les Alamans. Cet empereur lança en effet contre eux de nombreuses campagnes, d'ailleurs victorieuses, en Gaule précisément et dans le Rhin supérieur, à Châlons-sur-Marne et à Solicinium (P. Petit, Empire romain, p. 650). Mais, dans le cas présent, l'idée d'une confusion reste difficile à admettre, car notre chroniqueur connaissait fort bien ce peuple germanique (cfr à leur sujet les notes de lecture du fichier II, p. 26-37). Ainsi, en II, p. 28-29, il avait déjà fait état d'Alamans qui, sous Valérien et Gallien, étaient entrés en Gaule et s'étaient même alors emparés de Lutèce. Ils refusaient de payer le tribut à Rome, un geste qu'ils avaient déjà posé au moins deux fois précédemment et qui avait entraîné des réactions romaines, respectivement de Marc-Aurèle (cfr I, p. 570) et de l'empereur Maximien Hercule (cfr II, p. 51). Et ces notices de Jean correspondaient relativement bien aux données historiques.

Et pour en revenir aux sources potentielles de Jean, si les notices de Paul Diacre et Martin d'Opava sur cette période ne livrent aucune trace d'Alains, les Alamans par contre sont bien présents chez eux : ces deux chroniqueurs notent ainsi que Gratien est censé avoir tué plus de 30.000 Alamans : plus quam 30 milia Alemannorum peremit écrit Martin, et cette phrase remontait à  l'influence directe ou indirecte d'Orose (VII, 33,8).

Bref, Orose, Paul Diacre et Martin font parfaitement la distinction entre les deux peuples. Tout comme Jean d'ailleurs, puisque, dans la suite du Myreur (après la mention de II, p. 100 qui renvoie aux événements en question ici), il ne reparlera plus des Alains alors qu'il le fera pour les Alamans. La conclusion pour nous est nette : si Jean a fait intervenir les Alains, il songeait aux Alains et non aux Alamans. Or le rôle joué par les Alains dans l'Histoire n'a strictement rien à voir avec celui que leur attribue Jean dans le Myreur.

 

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3. Les Sicambres/Gaulois

Venons-en maintenant au peuple gaulois et aux ducs censés les diriger. Il faut être clair. Jean croit toujours c'est une de ses idées fixes que les Gaulois sont dirigés par des ducs qu'ils ont choisis, qu'il ne sont pas indépendants et qu'ils doivent à Rome le tribut, ce qui rend leurs rapports avec Rome très particuliers. Au fond le chroniqueur les voit toujours comme des vassaux des Romains. Mais dans la réalité de l'Histoire, au IVe siècle de notre ère, sous la dynastie valentinienne, il y avait longtemps que la Gaule ne se présentait plus sous la forme d'une mosaïque de tribus. Conquise par César, elle fut intégrée, dès Auguste, dans l'organisation provinciale de l'Empire. Il faut sans hésiter qualifier d'aberrations historiques des récits qui imaginent pour le IVe siècle de notre ère une Gaule dirigée par des ducs, régulièrement engagés contre les Romains dans une série de guerres liées à des questions de tribut que Rome exige et que la Gaule refuse de payer. Même s'ils mettent en scène des villes ou des lieux historiques, des personnages ou des peuples historiques, ces récits ne peuvent appartenir qu'à la fiction : ils sont construits et artificiels.

Or, dans le Myreur, même après César, les combats entre Gaulois et Romains sont presque devenus des topoi. On les rencontre si souvent qu'il serait fastidieux de vouloir en faire le relevé exhaustif. À lui seul d'ailleurs, le fichier qui nous occupe mentionne (II, p. 83-85) trois batailles de Valentin contre les ducs de Gaule. Elles ne sont pas très détaillées, mais le chroniqueur a quand même pris la peine de signaler qu'elles sont difficiles et coûteuses en pertes humaines (il donne d'ailleurs des chiffres, comme c'est souvent le cas). En général, ces batailles connaissent, ou peuvent connaître, des succès variés, mais elles tournent en général au succès des Gaulois. C'est même un thème courant dans le Myreur que la supériorité de ces derniers, une supériorité notée par le chroniqueur et censée reconnue par l'adversaire. Rien que dans le présent fichier toujours, on relève un intéressant florilège de cette crainte du Romain pour son adversaire gaulois : (II, p. 82) « les Gaulois étaient la fleur de tous les guerriers du monde » ; (II, p. 83) « personne ne pouvait leur résister » ; (II, p. 84) « les Gaulois restèrent dans leur pays, plus hardis encore que des lions » ; « Les empereurs [romains] eurent plusieurs fois une grande envie d’aller en Gaule, mais ils n’osèrent pas ». Et nous sommes, ne l'oublions pas, non pas à l'époque de la guerre des Gaules de César mais au IVe siècle de l'Empire romain.

Un autre motif récurrent dans Le Myreur est la question du tribut, à l'origine d'ailleurs de beaucoup de guerres. Chez Jean d'Outremeuse, « payer le tribut » ou « exiger le tribut » sont des formules commodes pour dire « être soumis ou soumettre ». Le chroniqueur ne peut pas utiliser ouvertement le vocabulaire de la féodalité, comme « vassal » ou « suzerain », mais il doit y songer. Ce n'est pas seulement avec les Gaulois bien sûr qu'il est question de tribut. À l'époque de Jules César déjà, le refus par six comtes, dont celui de Mayence, de payer le tribut au roi de Trèves provoquera une guerre de Trente Ans (I, p. 227). Mais, dans le présent fichier, la question du tribut prend une extrême importance, car il s'agit pour les Gaulois d'en être enfin libérés, de ne plus avoir aucun compte à rendre à Rome, d'être définitivement indépendants et de voir leur nom et leur système politique se transformer. Les ducs vont céder la place aux rois. C'est un royaume qui va naître.

Quant à l'équivalence entre les termes Gaulois et Sicambres pour désigner le peuple dirigé par les ducs de Gaule, c'est une caractéristique de notre chroniqueur. Elle a déjà été abordée plus haut (cfr notamment nos notes au fichier I, p. 26-35). On la retrouvera dans le dossier 10 consacré aux origines troyennes, où on verra mieux toute son importance.

Quoi qu'il en soit, ce que nous avons dit jusqu'ici montre à suffisance combien le récit de Jean sur les rapports des Romains, des Alains et des Gaulois relève de la fiction, plus que de l'Histoire. Quelques autres observations vont également dans le même sens. Nous allons les passer rapidement en revue.

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4. Quelques autres observations

a. Damase conseiller militaire de Valentinien

Le lecteur aura probablement souri en lisant sous la plume de Jean (en II, p. 81) que Valentin, rentrant à Rome en août 369 de l'Incarnation après s'être fait battre pour la troisième fois par les Alains, convoque le pape Damase pour lui demander conseil, que ce pape accourt aussitôt et qu'il lui suggère une solution politico-militaire immédiatement adoptée. Par ce détail, le chroniqueur liégeois veut probablement montrer l'entente existant entre Valentinien et le pape. Mais le lecteur moderne aura beaucoup de mal à accepter l'historicité de ce motif d'un pape, expert en stratégie et en géopolitique, jouant le rôle d'un conseiller militaire de l'empereur romain.

b. Des coutumes médiévales dans l'Empire romain

Il aura probablement aussi été frappé de voir appliquer à l'époque valentinienne l'usage de « crier » le ban (cfr II, p. 81-82), en d'autres termes d'envoyer dans les différents peuples de l'Empire des messagers chargés de procéder à cette proclamation. Jean fait manifestement appel à une coutume médiévale. Ce n'est pas la première fois qu'on relève sous sa plume ce type d'anachronismes. Les descriptions de combats ou de joutes entre Gaulois, ou Latins, ou Romains, font régulièrement référence aux réalités médiévales.

c. Les tics du chroniqueur

Le lecteur aura probablement aussi relevé au passage la « patte » du chroniqueur ‒ en l'occurrence son goût de la chronologie ainsi que son souci d'érudition et d'exhaustivité ‒ qui apparaît notamment dans la notice sur la durée du règne de Marcon, le nouveau duc. Jean a dépouillé (ou fait semblant d'avoir dépouillé) de nombreuses sources, et il l'affirme clairement : Marcon a régné sept ans, et non pas trente-trois ou trente et un, comme le disent certains de ses confrères (II, p. 84).

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5. Un mot sur quelques noms propres (Marchones, Suenon et Genebauz)

On sait que le chroniqueur aime donner des noms aux personnages qu'il fait intervenir dans ses récits. On sait aussi que quand il n'en trouve pas dans ses sources, il n'hésite pas à en créer. Nous envisagerons ici le nom des ducs de Gaule.

Deux d'entre eux interviennent dans le présent épisode : d'abord le duc Priam (un nom très courant, presque banal, pour un duc de Gaule) puis, après sa mort, son fils, le duc Marcon (orthographié généralement Marcones, parfois Marchones). Ce nom, moins courant que celui de Priam, a déjà été rencontré deux fois : un duc Marcon, fils de Franco (en II, p. 8) et un duc Marcon, fils de Porus (en II, p. 50, p. 56 et p. 67). Pour désigner les chefs de la Gaule, le Myreur utilise encore ‒ et rien que dans le tome I des noms comme Yborus (en I, p. 45, p. 50, p. 213) Yolens (en I, p. 47) ou Anténor (en I, p. 46, p. 555).

Sans qu'il soit question ici d'analyser l'ensemble du matériel onomastique lié aux ducs de Gaule, nous souhaiterions dire un mot du dernier Marcon qui vient d'être cité  et des deux tuteurs que Jean lui attribue, vu son jeune âge, et qu'il appelle Suenon et Genebauz (II, p. 84).

Ces deux noms ne sont pas des inventions de notre chroniqueur. Ils remontent en fait à un ouvrage de Sulpice Alexandre, un historien qui vécut à la fin du IVe et au début du Ve siècle et que nous ne connaissons que par les citations faites de lui au VIe siècle par Grégoire de Tours dans son Histoire des Francs (II, 9). Ce Sulpice Alexandre raconte que, lorsque les Francs firent irruption en Germanie, ils avaient pour ducs Génobaude, Marcomer et Sunnon (Eo tempore Genobaude Marcomere et Sunnone ducibus Franci in Germaniam prorupere.) Ces données seront reprises un peu plus tard, dans la première moitié du VIIe siècle, par le pseudo-Frédégaire (III, 3) qui cite également les trois duces francs, sans autres détails : Marcomere, Sonnoni et Genebaudum ducibus. Plus tard encore, cette fois dans la première moitié du VIIIe siècle, le Liber Historiae Francorum (II, 4) reprend l'information en la transformant sensiblement : Genebaud a disparu mais les deux autres personnages sont restés : ils sont toujours les principes des Francs lorsqu'ils entrent en contact direct avec l'Empire romain. C'est d'abord Sunnone qui commande, puis, à la mort de celui-ci, c'est Marchomire.

Dans le dossier sur les Origines Troyennes des Francs (dossier 10), nous aurons l'occasion de présenter plus longuement les oeuvres citées ci-dessus. Notons simplement ici que Jean a vraisemblablement donné aux deux tuteurs du jeune duc de Gaule, en les adaptant légèrement, les noms des deux chefs qu'il a trouvés dans la tradition médiévale sur les origines du peuple franc. Dans cette tradition en effet, Génobaude et Sunnon apparaissent, avec Marcomer, comme les plus anciens chefs des tribus franques censées s'être installées dans l'Empire romain.

Sachant cela, il devient difficile de ne pas se demander si le nom de Marcon (orthographié Marcones ou Marchones, rappelons-le) ne proviendrait pas, lui aussi, du Marchomire / Marcomere de la même tradition. On vient de dire à l'instant que le chroniqueur liégeois, qui aime à donner des noms aux personnages de ses récits (rois, ducs, princes, ou autres), n'a aucune vergogne à en inventer de toutes pièces ou à en emprunter à d'autres traditions. On vient de voir Priam et Anténor apparaître dans le Myreur comme ducs de Gaule !

Les trois noms Marcon, Sunnon et Genebauz, rencontrés dans le récit de Jean, pourraient donc être des noms authentiques, en ce sens qu'ils furent probablement portés par des chefs de tribus franques qui pénétrèrent dans l'Empire à la fin du IIIe siècle de notre ère. Mais Jean ne les présente pas comme des envahisseurs francs, mais comme des chefs gaulois, ce qui est tout autre chose.

*

Bref, chez notre chroniqueur, l'épisode gaulois, avec les éléments qu'il contient, depuis les noms de leurs ducs jusqu'au psychodrame du tribut en passant par les batailles contre les Romains, n'appartient pas plus à l'Histoire que l'épisode des Alains, avec leur duc Nadromas, leurs guerres victorieuses contre les Romains et leur défaite devant les Gaulois. En eux-mêmes, ces épisodes contiennent une série de motifs qu'on peut à juste titre considérer comme « suspects », notamment l'apparition même du peuple des Alains, les guerres de Rome menées contre eux (à trois reprises) dans des régions très lointaines, le rôle de conseiller militaire joué par un pape auprès de l'empereur romain vaincu, l'appel à l'aide lancé par le suzerain à ses vassaux et proclamé par ban dans tout l'empire, la longue et délicate affaire du tribut. Ces épisodes ne correspondent à rien de ce que nous apprend l'histoire des empereurs romains de l'époque. Ils appartiennent à l'Imaginaire.

Mais à l'imaginaire de qui ? De notre chroniqueur ? Ou de la tradition dont il s'est inspiré ? Et si oui, de quelle tradition peut-il s'agir ?

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6. Un récit inventé par le chroniqueur lui-même ou repris à une tradition antérieure ? [à revoir en détail]

Si c'est le cas, il ne s'agit certainement pas de la tradition à laquelle il se réfère assez souvent ‒ on songe notamment à Orose, à Paul Diacre, à Martin d'Opava. Ces auteurs ne proposent rien qui aille dans le même sens. La démonstration est facile à faire pour Valentinien I.

Au XIIIe siècle, la Chronique de Martin d'Opava, une des sources habituelles de Jean, mentionne d'abord (p. 452, l. 43s, éd. Weiland) des guerres de Valentinien contre les Saxons : Hic Saxones, gentem in oceani litoribus virtute et agilitate Romanis terribilem, subiugavit : « Il soumit les Saxons, peuple installé au bord de l'Océan, redoutable par sa valeur militaire et sa rapidité de déplacement », ce qui est un simple résumé d'Orose (VII, 32, 10). Puis il évoque (l. 44ss) les opérations de Pannonie, au cours desquelles l'empereur romain trouvera la mort : Anno vero imperii sui 11, cum Sarmate sese per Pannonias diffudissent easque vastarent, dum bellum adversus eos pararet, apud oppidum Strigoniense subito fluxu sanguinis expiravit : « La onzième année de son règne, alors que les Sarmates [= Quades ?] s'étaient répandus dans les Pannonies et les ravageaient, Valentinien, qui préparait la guerre contre eux dans la place de Strigo (?), mourut d'un soudain épanchement de sang », ce qui est ici encore un simple résumé d'Orose (VII, 32, 14), lequel précise que les Grecs donnent à cet accident le nom d'apoplexie et qu'il se produisit apud Brigitionem oppidum : « dans la place de Brigetio », la ville hongroise de Szőny. Pour sa part, Paul Diacre, écrivant au VIIIe siècle, ne dit rien d'autre. Dans son Historia Romana (p. 91, éd. H. Droysen, in usum scholarum), il fait lui aussi intervenir cet empereur à deux reprises en matière d'opérations militaires, en XI, 4 pour les Saxons, et en XI, 5 pour les Sarmates en général et plus particulièrement pour la délégation des Quades venue discuter avec l'empereur. Les deux chroniqueurs médiévaux sont en phase totale avec Orose, qu'ils ont plus que probablement utilisé, directement ou indirectement.

La concordance entre Orose, Paul Diacre et Martin que nous venons de souligner est intéressante. La tradition historiographique que Jean utilise régulièrement ne fait pas intervenir les Alains, elle ne connaît pas de problèmes entre l'empereur romain et le duc de Gaule concernant le tribut. Ce n'est pas elle qui a fourni à Jean le récit détaillé qu'il nous offre dans le Myreur sur les démêlés politico-militaires de Valentinien I durant son règne. Sa source est tout autre. Il s'agit d'une tradition historiographique, non pas antique, mais médiévale, qui développe la théorie de l'origine troyenne d'un grand nombre de peuples de l'Occident, dont la France. Elle n'est pas attestée dans les textes avant le VIe siècle et elle a été fort importante dans l'histoire au Moyen Âge. Nous y avons fait allusion au début du Tome I [Ref]. Elle est traitée dans le dossier auquel nous avons fait allusion plusieurs fois, celui de l'origine troyenne des Francs.

 

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