Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 26b-37aN

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2021)

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DE VALÉRIEN ET GALLIEN À MARCUS ET CARUS :

VALÉRIEN ET GALLIEN - CLAUDE LE GOTHIQUE - AURÉLIEN - TACITE ET FLORIEN - PROBUS - MARCUS ET CARUS

Notes de lecture - Ans 263-286


 

[Vers Texte et Traduction]

 


 

 

Plan des notes de lecture

 

A. De la mort de Dèce (251) à l’avènement d’Aurélien (270)

1. La succession de Dèce (251) jusqu’à l’avènement d’Aurélien (270) dans l’Histoire

a. Trébonien Galle

b. Valérien, associé à Gallien (253-260)

c. Gallien seul (260-268)

d. Claude le Gothique (268-270)

e. Aurélien (270-275)

2. La succession de Dèce jusqu'à l’avènement d’Aurélien dans la vision de Jean

a. Les Perses et Shapur, Gallien, Valérien et Claude

b. Le duc de Gaule et les Sicambres [Gaulois]

c. Les Alamans

d. Les usurpateurs

B. L’empereur Aurélien (270-275)

1. Aurélien (270-275) dans l’Histoire

2. Aurélien dans la version de Jean

3. L'utilisation par Jean du texte de Martin

C. Les successeurs éphémères d’Aurélien : Tacite (275-276) et Florien (276)

D. Probus (276-282) et ses successeurs Marcus et Carus (282-286)

1. Probus

2. Les successeurs de Probus : Carus et ses deux fils, Carinus et Numérien

E. Les affaires de l'Église

1. La papauté

2. La suite des évêques de Tongres : mort de saint Florentin et désignation de Martin

3. Les hérésies

F. Divers : Jupille - Les Huns

1. Les expéditions du duc Porus de Gaule : Jupille

2. Les Huns

 

 


 

A. De la mort de Dèce (251) à l’avènement d’Aurélien (270)

 

1. La succession de Dèce (251) jusqu’à l’avènement d’Aurélien (270) dans l’Histoire

 

Résumer les quelque vingt ans qui vont de la mort de Dèce (juin 251) à l’arrivée au pouvoir d’Aurélien (270) n’est pas chose facile. Nous le ferons en suivant notamment M. Le Glay (Histoire romaine, Paris, 1991, p. 451-454), parfois textuellement.

a. Trébonien Galle

Les deux années qui suivirent la mort de Dèce furent très troublées, sous le règne mal connu de Trébonien Galle, un personnage dont on trouve peut-être une trace évanescente dans le Gabbus de Jean d’Outremeuse (cfr II, p. 26, un paragraphe fort confus) et qui fut proclamé empereur par ses soldats après la mort de Dèce. Sans entrer ici dans des détails qui ne concernent pas Ly Myreur mais qui sont révélateurs d’une époque d’anarchie militaire, nous dirons simplement qu’il y eut à un certain moment quatre Augustes à la fois qui voulurent gagner Rome et dont les armées s’affrontèrent.

b. Valérien, associé à son fils Gallien (253-260)

Ce qui nous intéresse ici, c’est qu’un seul d’entre eux survécut et émergea : Valérien en septembre 253. C’était un des principaux collaborateurs de Dèce, un militaire expérimenté, âgé toutefois de 70 ans, que le sénat accepta comme empereur avec enthousiasme. Une fois reconnu, Valérien s’associa son fils, Gallien, lui confiant la défense de l’Occident et gardant pour lui celle de l’Orient. Dès cette époque, l’ampleur des tâches avait amené les hauts dirigeants de l’empire à accepter l’idée d’une certaine séparation entre les deux parties de l’Empire.

Valérien reprend une politique de persécution des chrétiens, par attachement à la tradition romaine certes, mais aussi « pour se procurer par des confiscations massives le moyen de faire les guerres inévitables et de ralentir l’inflation déjà rapide ». Il y eut de nombreuses exécutions, dont celles du pape Sixte II (cfr II, p. 27) et de saint Cyprien en Afrique. Mais cette persécution prendra fin assez vite, avec la disparition rapide de Valérien.

L’empereur en effet fut très vite absorbé par les problèmes militaires qu’il rencontrait en Orient, une région menacée à la fois par les Goths de la mer Noire et surtout par les Perses de Shapur. Parti en 259 pour Samosate, Valérien mena une expédition militaire contre les Perses qui le capturèrent en 260 dans des conditions mal définies. Il mourra en captivité. « Les documents perses attestent le fait et l’humiliation infligée pour la première fois à un empereur romain, qui fit de cette année une des plus funestes de l’histoire de l’Empire, bien qu’aux yeux des chrétiens cette épreuve ne fût qu’une punition du ciel infligée aux persécuteurs ». Pour les Romains, ce fut en tout cas un choc terrible.

c. Gallien seul (260-268)

Et pour Gallien, de nouvelles et énormes responsabilités à porter. Chargé de l’Occident, il avait déjà beaucoup à faire non seulement « contre les Barbares (Francs et Alamans sur le Rhin ; Marcomans, Quades, Goths et Carpes dans les régions danubiennes) mais aussi contre des usurpateurs successifs et des généraux révoltés. L’un d’eux, Postumus, qui avait été acclamé empereur par ses troupes, contrôlait même une bonne partie de la Gaule, quand survint la nouvelle de la capture de Valérien. »

Désormais seul empereur légitime, Gallien régna de 260 à sa mort en 268. Sur le plan religieux, il mit fin à la persécution contre les chrétiens pour porter ses efforts sur les théâtres d’opérations extérieurs. En Occident, il fut amené à tolérer l’usurpation de Postumus, qui avait pris sur lui de défendre la Gaule contre les barbares. « En Orient, la succession de Valérien avait été assurée par ses anciens collaborateurs, Macrien et Ballista, et les deux fils de Macrien furent proclamés empereurs à Éphèse. Le premier fut tué en Illyrie et le second éliminé par le Palmyrien Odénat qui fonda le "royaume" de Palmyre et guerroya avec succès contre les Perses. »

Pour sa part, Gallien se chargea de défendre la frontière danubienne et l’Italie : il battit les Alamans à Milan en 262 et les Goths en Thrace en 267 ou 268. Mais une conspiration d’état-major fit proclamer empereur le chef de la cavalerie, Aureolus, qui s’établit à Milan. Gallien accourut et, au moment de le réduire, succomba à un autre complot dont les raisons n’apparaissent pas clairement ».

d. Claude le Gothique (268-270)

En bénéficiera Marcus Aurelius Claudius, Claude (268), un Dalmate d’origine, militaire expérimenté qui avait d’ailleurs conduit les opérations contre Aureolus.

Le nouvel empereur sut se faire accepter par le Sénat et par l’armée, qui, mécontente de la mort de Gallien, fut calmée par de l’argent et l’assurance que Gallien avait désigné Claude sur son lit de mort pour lui succéder. Claude était avant tout un soldat qui se prépara à combattre avec vigueur, sans se préoccuper ni de la Gaule ni du royaume de Palmyre, les menaces les plus directes venant toujours des Alamans et des Goths. Ses victoires sur ces deux groupes envahisseurs lui valurent les titres de Germanicus et de Gothicus Maximus (269). Le surnom qui lui resta dans l’histoire fut le second : Claude II le Gothique. En cette même année 269, les rapports s’envenimèrent avec les Palmyriens qui s’emparèrent pratiquement de tout l’Orient, de l’Asie Mineure à l’Égypte, sans du reste rompre ouvertement avec Rome.

« La mort de Gallien incita l’Espagne et la Narbonnaise à reconnaître Claude qui envoya à travers les Alpes une petite armée afin d’assurer la défense de la Narbonnaise contre le successeur de Postumus, Victorinus qui gouvernait la Gaule depuis 269-270. La vieille cité éduenne d’Autun qui s’était soulevée contre lui fut détruite en 269. Au début de 270, Claude, venu à Sirmium préparer une nouvelle guerre sur le Danube, y mourut de la peste. Il fut pleuré par le Sénat et le peuple. »

e. Aurélien (270-275)

Pour succéder à Claude, le Sénat désigna son frère Quintillus, que ses soldats au bout de trois mois, en avril 270, abandonnèrent pour Aurélien, qu’ils proclamèrent empereur à Sirmium après quelques succès sur les Goths et qui réussira à redresser la situation.

 

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2. La succession de Dèce jusqu'à l’avènement d’Aurélien, dans la vision de Jean

a. Les Perses et Shapur, Gallien, Valérien et Claude

Une fois de plus, la présentation de Jean ne correspond pas à l’Histoire. Bien sûr les mentions de la menace perse, des expéditions militaires romaines contre le roi perse Shapur, sont un reflet des réalités de l’époque. Mais les erreurs et les fantaisies du chroniqueur sont telles qu’elles discréditent complètement son récit.

Parmi les plus caractéristiques, on notera que, dans la guerre contre les Perses, Jean fait disparaître Gallien (cfr II, 27) et non Valérien, et qu’il fait donc régner seul Valérien (cfr II, 27) au lieu de Gallien. La fantaisie règne en maître dans le récit des rapports entre Claude le Gothique et Shapur (cfr II, p. 30-31), particulièrement dans l’épisode où Shapur, présenté comme le prisonnier de Claude le Gothique, est censé tuer l’empereur romain avant d’être lui-même exécuté. En réalité, Claude est mort de la peste au début de 270, à Sirmium où il était venu préparer une nouvelle guerre sur le Danube. Quant au roi perse Shapur, il est mort en mai 272, dans sa ville de Bishapour (près de Kazerun, Iran). Aucun empereur perse n’a jamais été prisonnier des Romains, l’inverse n’étant pas vrai. Il a été question plus haut de l’empereur Valérien, qui, dans l’Histoire, fut capturé par les Perses en 260 et mourut en captivité des humiliations qui lui furent infligées.

Sur le sort des empereurs Valérien et Claude, Martin d’Opava (p. 449, éd. L. Weiland) reflète davantage la réalité historique que Jean d’Outremeuse. Qu’on en juge : Valerianus [...] a Sapore rege Persarum victus est et in ignobilem servitutem est redactus. Nam quamdiu vixit, rex eiusdem provincie pedem cervicibus eius imponendo solitus erat equum ascendere. C’est le récit traditionnel : Valérien, prisonnier, aurait servi d’escabeau à Shapur pour monter sur son cheval. Quant à Claude le Gothique, Martin (ibidem) le fait simplement mourir de maladie (morbo interiit), ce qui correspond davantage à l’Histoire. Il n’a pas été tué par Shapur prisonnier.

Pour en revenir au cas de Valérien, tombé aux mains des Perses et, selon la tradition que suit Martin, « réduit en esclavage », il est frappant de constater que Jean ne suit pas intégralement le récit de Lactance lequel, dans son de mortibus persecutorum, terminé en 316 et 321, décrit le sort réservé par les Perses à leur prisonnier (V, 1-6).

Lactance fait état de deux outrages envers cet empereur romain. Le premier est ce que nous appellerions le motif de l’escabeau, décrit en gros comme ceci : « Shapur obligeait le Romain à tendre l'échine pour lui servir de marchepied, chaque fois qu'il lui prenait la fantaisie de monter à cheval ou sur son char. » C’est en fait le motif traditionnel. Le second est fort différent : « Lorsque Valérien eut, au milieu de pareil déshonneur, atteint le terme d'une vie infâmante, on lui ôta la peau et on la teignit en rouge après l'enlèvement des viscères, pour la placer dans un temple des dieux barbares, en commémoration d'une si éclatante victoire ».

Le motif de l’écorchement post mortem de Valérien n’a pas été retenu par Jean. Mais ce dernier semble l’avoir repris – en le transformant d’ailleurs profondément puisqu’il s’agit d’un supplice appliqué avec sadisme à une personne vivante – pour décrire la mort atroce qui, selon lui, aurait été infligée par les Perses à un empereur postérieur, Julien l’Apostat (cfr II, p. 79), un autre persécuteur. Est-ce, de la part du chroniqueur liégeois, une application consciente du thème développé dans le de mortibus persecutorum de Lactance : les princes tolérants sont récompensés par une mort paisible ; les persécuteurs des chrétiens en revanche connaissent des morts atroces ?

Pour en finir avec Shapur et les fantaisies de Jean, on terminera par la mention bizarre (II, p. 27) d’un Shapur qui se rend maître de la Sicile ! Au IIIe siècle de notre ère, l’empire perse ne s’étendait pas jusque là.

b. Le duc de Gaule et les Sicambres [Gaulois]

Que dire de l’Occident et particulièrement de la Gaule ? Il est très souvent question chez Jean d’Outremeuse du duc de Gaule et Gaulois/Sicambres. Rappelons que Jean établit une équivalence entre Sicambres et Gaulois. Nous en avons parlé plus haut.

Cela dit, il faut bien réaliser qu’à l’époque où nous nous trouvons (IIIe siècle de notre ère), attribuer à un « duc de Gaule » une quelconque réalité militaire ou politique est un non-sens historique, un anachronisme total. Les « ducs de Gaule », à supposer qu’ils aient jamais existé, disons les chefs gaulois, ont disparu dans l’Histoire depuis les conquêtes de César et l’installation du système provincial dans l'empire romain. Pourtant Jean continue imperturbablement à leur accorder une place de choix dans son récit.

Historiquement parlant, cela a du sens d'écrire que des « Alamans attaquent les Romains » ; cela n'en a pas d'écrire que des « Alamans attaquent les Romains aidés par le duc de Gaule », ou que « le duc de Gaule devient l’allié de l’empereur Valérien contre les Alamans ». Mais parlons précisément des Alamans.

c. Les Alamans

En I, 570, Jean avait déjà signalé, au IIe siècle, sous Marc Aurèle, une guerre victorieuse menée par les Romains contre les Alamans qui auraient « refusé de payer l'impôt ». Jean les estimait donc déjà soumis à Rome. Pareil épisode n'est pas historique. Par contre, en II, p. 28-29, dans le récit des règnes de Valérien et de Gallien, les Alamans sont davantage à leur place, même si on ne doit attacher aucune valeur au motif de la confrontation entre eux et les Romains : le « refus de payer l'impôt » est un simple topos. On ne se trouve pas devant une guerre « classique », celle d'un peuple soumis qui se révolte et qu'une opération militaire ramène à la soumission. Il s'agit d'autre chose : des groupes de barbares pénètrent par la force dans l'Empire et Rome doit gérer la situation, souvent par les armes, parfois par la diplomatie. Mais revenons aux Alamans.

 Le mot désigne un groupe de populations germaniques qui se trouvaient au-delà des lignes de défense romaines, face à l’angle formé par les cours supérieurs du Rhin et du Danube. À partir du milieu du IIIème siècle, leurs raids à l’intérieur des provinces romaines deviennent sérieusement menaçants. Ils pouvaient non seulement jeter le trouble en Gaule, mais aussi traverser les Alpes, descendre vers l’Italie et même atteindre Rome. C’est d’ailleurs pour contrer leur menace qu’Aurélien fait construire « le mur d’Aurélien » (II, p. 33). Ils continueront à être dangereux jusqu’au Ve siècle.

La présence des Alamans dans le récit de Jean est donc correcte et l'empereur romain de l'époque a historiquement dû lutter contre eux. Mais les nombreux détails donnés dans le Myreur (notamment l'intervention du duc Hector aux côtés de l'empereur romain, le sort de Lutèce avec la « méprise » qui permet aux Alamans d'occuper la ville, la reprise de la ville) relèvent de la fiction.

Sur un plan plus large, notons que notre chroniqueur ne semble pas avoir une idée exacte des événements. Il ne semble pas percevoir que ces Alamans ne sont qu’un des aspects de l’énorme danger qui menace à cette époque la stabilité de l’Empire romain et qui est constitué par les nombreux autres peuples d’envahisseurs qui tentent de divers côtés d’y pénétrer. Jean cite les Alamans, mais ne dit rien du danger que représentent les Francs, sur le Rhin également, rien non plus de la menace que font peser, cette fois dans les régions danubiennes, les Marcomans, les Quades, les Goths, ou les Carpes. Ces populations « barbares », qui tiennent pourtant une grande place dans les sources anciennes, n’apparaissent pas dans les passages du Myreur que nous analysons ici.

On retrouvera les Alamans dans la suite du Myreur. Voir, par exemple, II, p. 51 (Les Romains de Maximien Hercule finissent par triompher, après diverses batailles, des Alamans rebelles au tribut et ramènent sous leur domination la Petite-Bretagne), les notes à II, p. 79-86 (à propos des Alains) ainsi que II, p. 156-157 (où Jean donne le nom d'Alamans à tous les ennemis de Clovis).

*

À titre purement indicatif, on signalera quelques allusions aux Alamans dans les deux premiers livres de l'Histoire des Francs de Grégoire de Tours. La première se trouve en I, 32-35 (p. 57-58 trad. R. Latouche : Sous Valérien et Gallien, Chrocus, roi des Alamans, envahit toutes les Gaules, détruisant les monuments antiques ; il gagne l'Auvergne où il incendie et détruit un temple. Il est arrêté à Arles, où il est torturé et tué). Il est encore question des Alamans plus loin : en II, 2 (p. 76-78 idem, pour l'Espagne) ; en II, 9 (p. 96-97 idem, sous le tyran Eugène) ; en II, 19 (p. 107 idem, pour la période d'Odoacre et de Childéric), en II, 30 (p. 119 idem, épisode de Clovis contre les Alamans).

d. Les usurpateurs

À cette époque, l’unité de l’Empire fut dangereusement ébranlée par des usurpateurs et des régions entières échappèrent en fait au pouvoir central. La lecture du Myreur donne l’impression que Jean n’avait pas une vision claire de la fragilité de l’Empire et de son état de délabrement.

Ainsi il ne dit rien de l'apparition, à la mort de Dèce et sous le règne de Trébonien Galle, de quatre empereurs illégitimes qui se disputèrent l’empire et voulurent marcher sur Rome chacun avec son armée. Il ne fait pas non plus la moindre allusion à l'usurpateur Postumus, qui, lors de la capture de Valérien par les Perses, contrôla une bonne partie de la Gaule et que Gallien, resté seul empereur, avait fini par tolérer, parce que ce Postumus défendait la région contre les invasions des barbares, ce que Gallien n’était plus capable de faire. Il ne dit rien non plus « royaume de Palmyre » (avec Odénat et plus tard la reine Zénobie), qui, pratiquement indépendant de Rome, englobait une bonne partie de l’Orient, de l’Asie Mineure à l’Égypte, poursuivant contre les Perses une guerre que, faute de moyens, le pouvoir central ne pouvait plus assurer.

 

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B. L’empereur Aurélien (270-275)

 

Continuons à présenter l’histoire des empereurs romains en la comparant à la vision qu’en donne Jean dans son Myreur. Nous en étions resté à l’accession au trône d’Aurélien, proclamé empereur à Sirmium, en avril 270 de notre ère. Malgré un règne relativement court (5 ans), Aurélien va amorcer un redressement de la situation, qui deviendra plus net encore avec Dioclétien et la Tétrarchie. C’est donc un personnage important.

 

1. Aurélien (270-275) dans l’Histoire

Successeur de Claude le Gothique qui était d’origine dalmate, Aurélien fait partie, comme son prédécesseur, de ce que les Modernes appellent les « empereurs illyriens ». Il était en effet originaire des environs de Sirmium (l’actuelle Sremska Mitrovica en Serbie, dans la Pannonie inférieure antique). Son père était soldat et colon, et sa mère était une prêtresse du Soleil. Ce militaire, actif et impétueux, « montra à l’usage de grandes qualités d’homme d’État, sans avoir le temps de réaliser son programme politique, les cinq années de son règne ayant été remplies de guerres et de déplacements constants. »

« Après avoir vaincu les Vandales, les Yazyges, les Juthunges qui menaçaient l’Italie du Nord, il revint à Rome et eut à faire face à l’hostilité du Sénat et à une révolte des ouvriers des ateliers monétaires qu’il écrasa dans le sang (détails chez P. Petit, Empire romain, 1974, p. 486ss). Il commença la construction de l’immense rempart de Rome qui porte son nom (le mur d’Aurélien). Puis il se consacra de toutes ses forces au rétablissement de l’unité de l’Empire. »

« Contraint de rassembler contre Palmyre une forte armée, qui dégarnissait la frontière du Danube, il en raccourcit le front en abandonnant officiellement la Dacie. En 273, la cité du désert fut vaincue et pillée ; en 274, l’empire gaulois qu’avait hérité Tetricus fut réduit à son tour ; l’unité de l’Empire était rétablie, et c’est le plus grand titre de gloire d’Aurélien. »

« En 274-275, il accomplit plusieurs réformes, touchant la monnaie, l’annone, les corporations et fit construire à Rome le temple du Soleil, magnifiquement orné par le butin rapporté de Palmyre et desservi par un clergé spécial. […] Mais au moment de s’engager dans une campagne contre les Perses, dans le but de reprendre la Mésopotamie, il fut assassiné près de Byzance, en décembre 275, par des officiers de son entourage, abusés par la machination d’un secrétaire criminel. » (cfr Petit, p. 454-455, p. 482-489, passim)

Et P. Petit, de parler à ce propos d’« un meurtre stupide et sans signification politique » (p. 455). Peut-être est-il intéressant d’en dire un peu plus sur ce qui s’était produit, car nous en aurons besoin pour la suite. Très résumés, les faits sont les suivants : Aurélien était d’une sévérité telle qu’elle inspirait la peur à tout son entourage. Tout manquement au devoir était puni, parfois de mort. Un de ses secrétaires, du nom d’Eros Mnesteus, craignant d’être très sévèrement puni pour une erreur qu’il avait commise, rédige en imitant l’écriture d’Aurélien un ordre d’exécution de plusieurs officiers, et le fait circuler parmi ceux-ci. Abusés, les officiers assassinent Aurélien pour protéger leur vie.

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2. Aurélien dans la version de Jean

Cet épisode de l’assassinat donnera, sous la plume de Martin d’Opava (p. 449, éd. L. Weiland), le texte suivant, trop dense pour être compris d’emblée par un lecteur non introduit dans le sujet : Occiditur servi sui fraude : « Aurélien est tué par la perfidie de son esclave ». Mais la version de Martin est plus proche de l’histoire authentique que celle de Jean d’Outremeuse, selon lequel Aurélien serait mort foudroyé à table à Rome (II, p. 33). À nouveau, on surprend Jean prenant de grandes libertés avec la réalité historique.

Le chroniqueur liégeois est aussi peu fiable quand il brosse le tableau des opérations militaires d’Aurélien en Gaule, en Sicile, en Cappadoce, en Égypte (contre les Huns) et en Perse.

En ce qui concerne l’expédition en Perse, historiquement Aurélien fut assassiné avant même de l’avoir lancée (cfr plus haut). On est donc très loin du récit du Myreur (II, p. 32), où l’empereur romain est censé avoir écrasé les Perses et leur avoir imposé un roi à la solde de Rome.

En ce qui concerne la Gaule, il est exact qu’Aurélien a ramené dans le giron de Rome l’empire gaulois qui faisait sécession depuis sa création par l’usurpateur Postumus, à l’époque de Valérien et de Gallien. Mais il est difficile de croire que Jean avait cette opération à l’esprit, lorsqu’il parlait d’une guerre visant « à soumettre à nouveau les gens de Gaule au tribut » (toujours cette fantaisie du tribut !). Cette guerre, il l’imagine d’ailleurs sous la forme d’une bataille, au cours de laquelle l’armée du « duc Hector » tue onze mille Romains, comme si les Romains combattaient encore au IIIe siècle contre un « duc de Gaule ». Jean va même jusqu’à mettre au nombre des victimes, un fils d’Aurélien, qui se serait appelé Patricius, qui aurait régné avec son père comme co-empereur, et… que les sources anciennes ne connaissent pas.

Et nous ne parlerons pas ici des « silences » de Jean. Le chroniqueur, par exemple, ne mentionne pas plus la reprise en main de l’empire gaulois de Postumus-Tétricus que celle du royaume de Palmyre de la reine Zénobie.

Que dire de sa position à l’égard du christianisme ?

Selon Jean, Aurélien « se montra très hostile (mult contraire) à la sainte Église et fit martyriser un grand nombre de chrétiens (II, p. 32). L’affirmation est probablement à nuancer. Sa « politique religieuse était au service d’une idéologie tournée tout entière vers le renforcement de la monarchie absolue » (Petit, p. 488). Les chrétiens devaient supporter assez mal un empereur se faisant appeler dominus et deus et une religion officielle résolument monothéiste, pratiquant le culte de Sol invictus (II, p. 33). Jean (II, p. 32) lui attribue la mort du pape Félix, qu’il date du 30 mai 275 de l’Incarnation (en 274 de notre ère), date qui correspond à celle donnée dans le Liber pontificalis (p. 37, éd. Th. Mommen).

P. Petit fait toutefois remarquer (p. 520) qu’« en 274, séjournant à Antioche, Aurélien trancha un conflit entre deux évêques en faveur de celui qui « était en communion avec l’évêque de Rome et ceux d’Italie », ce qui montre qu’il n’ignorait rien de l’organisation ecclésiastique et de la primauté de l’évêque de Rome, sans en prendre ombrage ».

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3. L'utilisation par Jean du texte de Martin

Alors qu’il a déjà beaucoup parlé d’Aurélien auparavant en suivant des modèles difficilement identifiables, Jean, après avoir annoncé la mort de l’empereur, revient en II, 33, sur le personnage, en guise d’éloge funèbre en quelque sorte. Cette fois, sa source est nette : c'est la Chronique de Martin d’Opava. La manière dont il l'utilise nous éclaire beaucoup sur sa façon de travailler et nous nous y arrêterons quelque peu :

Aurelianus imperavit annis 5. Iste persecucionem faciens christianis fulmine corripitur, sed non moritur. Hic Dacia Ripensi oriundus, in bello potens, quique Gothos strenuissime vicit. Hic primus apud Romanos diadema capitis invexit gemmis. Hic muris validioribus Urbem cinxit. Templum Solis edificavit, in quo infinitum auri gemmarumque posuit. Porcine carnis usum populo instituit. Hic Aurelianus imperator ad Gallias veniens crudelia edicta emisit contra christianos. Senonas veniens sanctam Columbam et omnes christianos interfecit. Altisiodori multos martirio coronavit. Civitatem Gallie, que Genebum dicebatur, nomine suo Aurelianam vocavit. Occiditur servi sui fraude. Inter divos relatus est (p. 449, éd. L. Weiland).

Aurélien gouverna pendant cinq ans. Persécuteur des chrétiens, il est frappé par la foudre, mais n'en meurt pas. Originaire de la Dacia Ripensis et très fort à la guerre, il remporta sur les Goths de très belles victoires. Il fut le premier chez les Romains à placer des pierres précieuses sur le diadème de sa tête. Il entoura Rome de murs très solides. Il édifia le temple du Soleil, dans lequel il plaça une infinité d'or et de pierres précieuses. Il établit dans le peuple l'usage de la viande de porc. Arrivé dans les Gaules, cet Aurélien émit des édits cruels contre les chrétiens. De passage dans le Sénonais, il mit à mort sainte Colombe et tous les chrétiens. À Auxerre, il donna à beaucoup d'entre eux la couronne du martyre. La cité gauloise nommée Genebum, il l'appela de son propre nom Aurélienne. Il est tué par une fourberie de son serviteur. Il fut mis au nombre des dieux.

La comparaison entre Martin et Jean laisse apparaître un certain nombre de différences. Nous retiendrons surtout les interprétations qui mettent en évidence les « faiblesses » de Jean.

À propos de la mort de l’empereur. On sait que, dans l’Histoire, Aurélien avait été assassiné par des officiers de son entourage. Jean emprunte à Martin le motif du foudroiement, mais il en transforme complètement la portée. Jean y voit la véritable cause de la mort de l’empereur, alors que le non moritur du chroniqueur d’Opava montrait clairement que ce dernier la considérait comme une sorte d’avertissement divin lancé à un persécuteur de chrétiens (persecucionem… christianis). Jean ajoute, comme il le fait souvent, des précisions de date (le dernier jour de février) et de lieu (la table, le palais) absentes de son modèle.

À propos du lieu de naissance. L’expression Dacia Ripensis de Martin, qui sert à préciser la région de la Dacie, à savoir celle voisine des rives (du Danube), n’est pas comprise par Jean, qui transforme cet empereur « illyrien » en un Danois !

Jean n’a pas trop mal traduit le diadema capitis invexit gemmis, ni ce qui concerne le Temple du Soleil et ses richesses. Ces passages reflètent des réalités historiques. Sur ce temple, cfr L. Richardson, A New Topographical Dictionary of Ancient Rome, Baltimore et Londres, 1992, p. 363-364.

C’est également le cas du motif de la viande de porc. Abstraction faite de la précision porcheal savaige et domieste, addition évidente de Jean, l’information est exacte mais, pour être interprétée correctement, elle doit être replacée dans son contexte. Le motif n’a rien à voir avec les tabous alimentaires des Juifs, mais vise les modifications des habitudes alimentaires des Romains, qui mangent de plus en plus de viande. « L’empereur Aurélien inaugure à la fois les distributions officielles de viande fraîche (du porc) et de vin », écrit M. Corbier (Le statut ambigu de la viande à Rome, dans Dialogues d’Histoire ancienne, t. 15, 2, 1989, p. 118). Il suffit pour clarifier les choses de renvoyer au passage de la Vie d’Aurélien dans l’Histoire Auguste, où la viande de porc est mentionnée, avec le pain, l’huile et le vin, parmi les distributions au peuple romain : « [Aurélien] avait décidé aussi de faire au peuple de Rome une distribution gratuite de vin, afin que le vin fût distribué tout comme l’huile, le pain et la viande de porc qui sont fournis gratuitement ; et il avait prévu de rendre ce règlement valable à perpétuité » (trad. H. Bardon, Crépuscule des Césars, p. 256).

 Et qu’en est-il de la suite immédiate, où il est question d’une destruction de Soissons par Aurélien ? Jean écrit (II, p. 33) : « Il alla aussi en Gaule, où il détruisit Soissons ». On ne voit pas très bien dans l’histoire le rôle destructeur qu’aurait pu jouer Aurélien à Soissons. En fait Jean n’a pas compris le texte de Martin. Celui-ci, après avoir évoqué le rôle de cruel persécuteur de chrétiens qu’aurait joué Aurélien particulièrement en Gaule (ce qui reste à démontrer), commence une autre phrase : Senonas veniens, etc. Mais ce bout de phrase, traduit correctement, veut simplement dire en français : « Venant chez les Senons, c’est-à-dire dans le Sénonais, la région de Sens ». On est loin d’une destruction de la ville de Soissons ! Dans le Sénonais, Aurélien est donc censé, selon Jean, avoir tué tous les chrétiens qu’il y rencontra, dont une sainte Colombe.

Le martyre de cette sainte Colombe, Martin d’Opava l’a probablement repris à Vincent de Beauvais. Ce dernier, en X, 11, glisse son nom dans la liste des victimes de la neuvième persécution (l’Église en subira douze au total), due à Aurélien : Nona sub Aureliano, in qua sanctus Agapitus, et Simphorianus, et Columba virgo. Vincent toujours, au livre XII, ch. 104, donne un long extrait de la Passio sanctae Columbae virginis, une passion qui se déroula in Senonensi civitate (XII, ch. 103). Impossible évidemment de vérifier l’historicité de cette information !

La phrase suivante de Martin (Altisiodori multos martirio coronavit) n’a pas été reprise par Jean, qui a peut-être été rebuté par le mot latin Altisiodori, qui veut dire « à Auxerre ».

Reste la dernière notice de Martin sur le nom d’Orléans mis en rapport avec Aurélien : Civitatem Gallie, que Genebum dicebatur, nomine suo Aurelianam vocavit. Martin la doit probablement à Godefroi de Viterbe (cfr Pantheon, p. 173 de l’éd. des M.G.H.). Jean d’Outremeuse l’a reproduite correctement. L’information semble historique : cité-état de la tribu des Carnutes et appelée Cenabum (parfois Genabum), elle aurait été refondée en 275 par Aurélien qui lui aurait donné son nom (cfr J. Debal, Cenabum Aurelianis Orléans, PUL, 1996, 148 p. et le site academia-celtica).

Jean a laissé tomber les deux dernières phrases qui traitent de la mort d’Aurélien et de sa divinisation : Occiditur servi sui fraude. Inter divos relatus est. Martin, avec les mots servi sui fraude, est relativement proche de la réalité historique. Mais cette version ne cadrait pas avec celle de Jean pour qui Aurélien aurait été frappé par la foudre. Quant à la divinisation des empereurs romains, elle n’intéresse pas le bon chrétien qu’est Jean qui n’y fait presque jamais allusion (même pas pour Romulus, cfr I, p. 85-86).

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C. Les successeurs éphémères d’Aurélien : Tacite (275-276) et Florien (276)

 

Revenons à l’histoire des empereurs, en continuant à nous inspirer de l’ouvrage de P. Petit (p. 455-456).

Après la mort d’Aurélien, « l’armée, surprise et désemparée, s’en remit dans son trouble au Sénat qui désigna le vieux sénateur Claudius Tacitus, choisi pour son grand âge afin de ménager une transition qui devait permettre à tous de réfléchir à l’avenir, après un interrègne qui venait de durer déjà plusieurs mois. » Sur cette question encore, Jean d’Outremeuse est très loin de la réalité historique.

On a vu plus haut qu’il avait « inventé » un fils à Aurélien, en l'appelant Patricius et en faisant de lui un co-empereur, régnant avec son père pendant cinq ans, quatre mois et douze jours. Ce Patricius aurait été tué lors d’une bataille contre Hector, le duc de Gaule (II, p. 32). Ce décès est rappelé par Jean en II, p. 33, où le lecteur a la surprise d’apprendre l’existence d’un fils cadet d’Aurélien, couronné empereur sans tarder, le lendemain même de la mort de son père. Et, nouvelle surprise, qu’il s’appelait Tacite. Ainsi donc, le Tacite qui succède dans l’Histoire à Aurélien, qui n’a aucun rapport de parenté avec l’empereur défunt et qui est un vieux sénateur de soixante-quinze ans (P. Petit, p. 456), se transforme par le génie imaginatif du chroniqueur liégeois en un jeune homme, fils cadet d’Aurélien de surcroît. La méchanceté attribuée à ce Tacite et l’intention qui lui est prêtée d’asservir les Romains relèvent elles aussi de l’imagination de Jean.

Qu’est devenu, dans l’Histoire, le Tacite qui remplaça Aurélien. Malgré son grand âge, il n’hésita pas, comme l’écrit P. Petit (p. 456), « à payer de sa personne : il partit pour l’Asie Mineure, attaquée par les Goths de la mer Noire, confiant une armée à son frère Florien, son préfet du prétoire. Parvenu à Tyane en Cappadoce, après une victoire, il y mourut en 276 soit de maladie, soit tué par ses soldats, soit victime d’une vengeance privée. » Les causes de sa mort ne sont pas claires, concédons-le, mais il ne fut pas tué un 20 septembre à Rome, parce qu’il « voulait asservir les Romains ». Concédons aussi à Jean d’Outremeuse que Tacite ne régna pas longtemps, mais l’intervalle qui va de septembre 275 à juin 276 est un peu plus long que « six mois et dix-neuf jours » (II, p. 33).

Florien, le frère de Tacite qui était aussi son préfet du prétoire, fut reconnu par le Sénat, mais les armées proclamèrent aussitôt Probus, rapidement accepté dans tout l’Orient et dont la personnalité n’était pas discutable. Deux armées romaines et deux empereurs, l’un reconnu par le Sénat et l’autre proclamé par ses soldats, s’affrontent. La rencontre entre les deux rivaux doit avoir lieu à Tarse (Cilicie). Mais les soldats de Florien évitent la bataille en l’assassinant et en faisant allégeance à Probus. Florien ne fut donc pas, comme l’écrit Jean (II, p. 33-34), « tué dans son palais par ses serviteurs au mois de janvier de l’an susdit [278 de sa chronologie], parce qu’il voulait mettre à mort ceux qui avaient tué l’empereur Tacite. » Que d’inventions en quelques lignes ! On a l’impression que Jean n’éprouve aucune difficulté ni aucun scrupule à « réécrire l’Histoire ».

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D. Probus (276-282) et ses successeurs Marcus et Carus (282-286)

 

1. Probus

Probus régna six ans (276-282). L’article qui lui est consacré dans l’Oxford Classical Dictionary (p. 1250) le présente comme un « an active warrior-emperor ». Effectivement, il dut intervenir militairement sur de nombreux théâtres d’opérations. D’après P. Petit (p. 456-457) que nous suivons ici, il rencontra beaucoup de problèmes en Égypte, en Isaurie (province méridionale de l’Asie Mineure), en Syrie, sur le Danube (contre les Sarmates et les Bastarnes). « Mais surtout il consacra ses soins à la Gaule, en grande partie ruinée par de graves incursions des Francs et des Alamans en 276-277 : il dut notamment éliminer deux usurpateurs, qui avaient profité des troubles pour y prendre le pouvoir. »

Il fut assassiné à Sirmium en 282 par des soldats, qui refusaient un ordre qu’il avait donné. Il faut savoir que les militaires romains étaient excédés d’abord par ses exigences en matière de discipline, ensuite et surtout peut-être par la lourdeur des travaux de tout ordre qui leur étaient imposés et qu’ils trouvaient déshonorants en temps de paix (plantation de vigne, assèchement des marais, percement de canaux). Probus avait en effet réussi à pacifier l’Empire et lancé des travaux d’intérêt public, de voirie, de drainage et de bonification des terres, auxquels les soldats étaient eux aussi astreints. Faisant référence à cette pacification, il aurait même déclaré : « Sous peu, nous n'aurons plus besoin de soldats » (Brevi milites necessarios non habebimus, Histoire Auguste, Vita Probi, XX, 3-6).

Une fois de plus, Jean d’Outremeuse n’est guère fiable. Il ne donne pas une idée précise des opérations militaires de l’empereur, de ses réussites en matière de pacification et de son programme de travaux d’intérêt public.

Les réalisations de Probus en Gaule, pour prendre cet exemple, n’ont aucun rapport avec ce qu’écrit Jean d’Outremeuse, lequel a toujours beaucoup de mal à sortir du schéma complètement anachronique de Gaulois/Sicambres, un duc à leur tête, luttant contre les Romains. Le comble est que le chroniqueur liégeois (II, p. 36) place dans ce contexte la blessure mortelle de l’empereur romain, alors que ce dernier, on vient de le dire, était mort, bien loin de la Gaule, dans une simple mutinerie. Décidément Jean d’Outremeuse est rarement fidèle à l’histoire lorsqu’il raconte la mort des empereurs romains, ainsi d’ailleurs que leur généalogie. Cette erreur de Jean sur les circonstances de la mort de Probus frappe d’autant plus que Martin d’Opava avait bien signalé que l’empereur avait été tué militari tumultu.

Un mot de commentaire sur la mesure concernant les vignes dont fait état Jean d’Outremeuse en II, p. 34. Comme l’écrit P. Petit (p. 489), « on prête à Probus […] le rêve d’un retour à l’Âge d’or par […] l’enrichissement des peuples dans la paix. [Parmi les mesures prises], Probus permit aux provinces de cultiver librement la vigne, abolissant ainsi un célèbre édit de Domitien. À cette époque, il n’était sans doute plus guère respecté, en Gaule du moins, et d’autre part il n’était plus besoin de protéger à ce jour la viticulture italienne, comme à la fin du Ier siècle, car elle était depuis longtemps en complète décadence, tandis que l’Italie avait cessé d’être aux yeux des empereurs le centre du monde. » Suit une note renvoyant aux textes anciens (Histoire Auguste, Vita Probi, XX, 5 et XXIII ; Aur. Vict., de Caesar., 37, 3 ; Eutrop., Brev., IX, 17, 3). À propos du vin et de Domitien, on verra Myreur, I, p. 489, ainsi que l’introduction au fichier <My479b-489a.htm>

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2. Les successeurs de Probus : Carus et ses deux fils, Carinus et Numérien

Pour en revenir à Probus, son assassinat eut lieu au moment où, ailleurs, en Rhétie, et « sans doute par pure coïncidence, était proclamé empereur le préfet du prétoire Carus, qui refusa d’abord puis accepta à la nouvelle de la mort de Probus. » (P. Petit)

Présentons rapidement, toujours selon P. Petit, ce qui concerne les successeurs de Probus.

 « Ce Carus, âgé de 53 ans, avait deux fils Carinus et Numérien, de 30 et 28 ans, qu’il nomma aussitôt Césars et peu après Augustes : ainsi, peu de temps avant la tétrarchie de Dioclétien, la multiplication des souverains apparaissait à beaucoup comme une salutaire panacée. »

« En décembre 282, il laissa Carinus en Occident et partit pour l’Orient avec Numérien pour y préparer une grande campagne contre les Perses, très affaiblis depuis la mort du vieux Shapur, en 270 ou 273. Carus parvint même à Ctésiphon, où il mourut subitement et mystérieusement vers le mois de novembre 283. Numérien, maladif et faible, ramena l’armée en Asie Mineure où il fut sans doute assassiné par son beau-père, le préfet du prétoire Aper, que Diocles, au cours du jugement, tua de sa main en plein conseil, ce qui lui valut d’être aussitôt proclamé empereur en novembre 284. »

« En Occident, Carinus n’était guère populaire. Après avoir défait un usurpateur, il se tourna contre Diocles, qui avait pris le nom de Dioclétien. Carinus fut victorieux, mais un de ses officiers l’assassina pour des raisons personnelles, dit-on. Dioclétien, quoique vaincu, fut accepté par l’ensemble des armées. De ce hasard heureux devait naître un grand règne. »

*

On voit que Jean d’Outremeuse ne retient pratiquement rien des événements que durent affronter les empereurs qui viennent d’être cités : Carus (282-283), Numérien (283-284) et Carinus (283-285). Il évoque bien Carus comme successeur de Probus, mais d’une manière curieuse. Selon Jean, le successeur de Probus est un certain sénateur Marcus, auquel on adjoint, comme co-empereur, son fils Carus. Marcus et Carus n’auraient régné que deux mois et se seraient noyés ensemble. L’histoire romaine, on l’a vu plus haut, ne connaît qu’un seul successeur à Probus, Carus ; elle ignore tout d’un Marcus, co-empereur. Ce Carus, toujours selon les sources anciennes, aurait régné seul de 282 à 283. Il est le père de Numérien et de Carinus. Il ne périt pas noyé avec son père, comme l’affirme Jean (II, p. 35, peut-être sur la foi de Martin d’Opava : Iste (= Clarus) in omnibus malus parvo flumine periit), erronément une fois de plus, mais lors d’un expédition militaire, à Ctésiphon, dans sa tente où il meurt subitement en août 283, dans des circonstances mystérieuses (frappé par la foudre selon une tradition, cfr éd. L. Weiland, p. 450) (cfr plus haut, ainsi que Wikipédia, art. Carus). Quant à Numérien et à Carinus, les deux successeurs de Carus, Jean n'en parle même pas. La Chronique de Martin pourtant (cfr éd. L. Weiland, p. 450) en faisait état : Clarus [sic pour Carus] cum filiis suis Carino et Numeriano imperavit annis 2.

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E. Les affaires de l'Église

 

1. La papauté

Les papes mentionnés dans le présent fichier sont les suivants :

Sixte II (257-258 de notre ère) : cfr fichier précédent en II, p. 23 et 26 (sous Dèce, notamment à propos du « trésor de Philippe », son emprisonnement et son martyre) ; cfr le présent fichier, en II, p. 27 (répétitions sous Gallien [en fait Valérien] des événements signalés sous Dèce, en II, p. 26)

* Denys (259-268 de notre ère) : II, 27 : son élection (avec variantes sur la date) ; II, 31 : son martyre et ses ordonnances

* Félix I (269-274 de notre ère) : II, p. 31 : son élection ; II, p. 32 son martyre

* Eutychien (275-283 de notre ère) : pape de 275 à 284 de l’ère de l’Incarnation, pendant 9 ans (II, p. 33, 34, 35, 36). Le Liber Pontificalis (p. 38, éd. Th. Mommsen) n’évoque pas l’extension à l’église universelle des dispositions prises par le pape Denys sur les paroisses. Il parle toutefois de l’ensevelissement manu sua par Eutychien de 342 martyrs et de la bénédiction des fruges super altare. C'est un peu délicat (sinon bien sûr à titre de préfiguration) de mettre cela en rapport avec les Rogations, comme le fait l’article de Wikipédia : Durant son pontificat, « Eutychien voit cinq empereurs se succéder : Aurélien, Tacite, Probus, Carus et Numérien. Il encourage la pratique de la bénédiction des arbres et des fruits, préfigurant la fête des Rogations instituée en France lors du concile d'Orléans en 515 ». (Wikipédia) Eutychien est inscrit au martyrologe romain à la date du 8 décembre : « À Rome, saint Eutychien, pape, qui, de ses propres mains, ensevelit en divers lieux trois-cent-quarante-deux martyrs, auxquels il fut lui-même associé sous l'empereur Numérien, par une sainte mort pour Jésus-Christ ; il fut enterré dans le cimetière de Calliste ». [342 : texte et chiffre du Liber Pontificalis].

* Caïus (283-296 de notre ère), dont la biographie est dispersée sur deux fichiers. Il est question ici (II, p. 36) de son élection et de sa parenté avec Dioclétien : « Galbus, le père du pape, était par sa mère l’oncle de Dioclétien ». Invention manifeste du chroniqueur, dont le goût bien connu pour les généalogies fictives se retrouvera dans la biographie (légendaire) des évêques de Tongres (Martin ci-dessous et Maximien en II, p. 44). Il sera encore question de Caïus dans le fichier suivant : en II, p. 42-43 : ses ordonnances, ses démêlés avec Dioclétien et son martyre ordonné par l'empereur Dioclétien en 297 de l’Incarnation.

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2. La suite des évêques de Tongres : mort de saint Florentin et désignation de Martin

Jean ne donne guère de détails dans ce fichier sur les premiers évêques de Tongres. Il signale uniquement en II, p. 29, la mort de Florentin, sixième évêque, et la désignation de Martin comme septième évêque en l’an 269, avec une généalogie très détaillée (c’est devenu l’habitude chez lui, un peu comme pour les papes), l’indication de la longueur de son épiscopat (29 ans) et la mention d’une construction d’église à Tongres.

[II, p. 29] [Martin, septième évêque de Tongres] En l’an 269, le 20 novembre, mourut saint Florentin, sixième évêque de Tongres (cfr II, p. 20). Il avait occupé très saintement le siège pendant quarante et un ans, en prêchant la loi de Jésus-Christ. Après sa mort fut élu et consacré Martin, un très saint homme, le fils de Martin, comte de Nammut, et de la fille du comte d’Arche, Hélène. Son oncle était Florentin, l’évêque cité ci-dessus, car il était le frère de Martin, le comte de Nammut, fils du vieux comte Étienne, et de la fille du comte de Looz, qu’on appelait alors Osterne.

[Martin de Tongres] Ce Martin, septième évêque de Tongres, régna durant vingt-neuf ans très saintement. Cette année-là [269], l’évêque Martin de Tongres commença à fonder à Tongres une église en l’honneur de saint Calixte ; il y installa douze chanoines et un doyen.

Pour la suite de la biographie légendaire de saint Martin, on verra la longue introduction du fichier suivant (II, p. 37-51).

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3. Les hérésies

Sur l’hérésie de Maxencien (?) (II, p. 34), je ne dispose d'aucune information.

En ce qui concerne la présentation de Manès et du manichéisme (II, p. 36), l'éditeur Borgnet a jugé utile de noter ad locum : « Il est évident que Jean, en donnant à Manès le second nom de Perses, a encore pris un nom de peuple pour un nom d’homme. Quant à Acel, il faut probablement lire Ahvas, localité que la tradition orientale assigne comme lieu de naissance à Manès ».

En fait Jean d'Outremeuse, qui s'est manifestement inspiré de Martin (Chronique, p. 449, éd. Weiland), n'a pas très bien compris son modèle. Le chroniqueur d'Opava, dans sa notice sur l'empereur Probus, écrivait en effet :

Manicheus hereticus surrexit. Hic Perses genere, acer ingenio, moribus barbarus, Manes primo dictus, sed per adiectum se post Manicheum dixit. Hic asserebat duo esse principia, unum boni et alterum mali, unum lucis et alterum tenebrarum, et multos erroris sui reliquit successores.

[À l'époque de Probus] apparut Manichéus l'hérétique. Perse d'origine, d'un esprit vif mais de moeurs barbares, appelé d'abord Manès, il gonfla ensuite son nom en celui de Manichéus. Il affirmait qu'il y avait deux principes, l'un du bien, l'autre du mal, l'un de la lumière, l'autre des ténèbres. Il laissa après lui beaucoup de gens qui partagèrent ses erreurs.

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F. Divers : Jupille - les Huns

 

 

1. Les expéditions du duc Porus de Gaule : Jupille

Dans le présent fichier, Jean d’Outremeuse attache beaucoup d’importance à la Gaule. Il en avait été question un peu plus haut (II, p. 28-30), à propos des destructions que les Alamans avaient faites dans ce pays à l’époque du duc Hector. À la mort de ce dernier, c’est son fils Porus qui lui succède et qui dirigera le duché pendant 19 ans (cfr II, p. 34). Une de ses premières expéditions est de se venger des Alamans en allant dévaster leur pays comme ils avaient dévasté celui de son père (II, p. 35).

Sur le chemin du retour, Porus est censé devoir traverser un certain nombre de pays. D’abord le duché de Lotharingie (la duceit de Lotringe), qui avait à sa tête le duc Rainfroi. Avec ce dernier tout se passe bien puisque les deux hommes concluent une alliance. Jean précise même, quelques paragraphes plus loin, que Rainfroi cède son duché à Brabantinus (II, p. 35).

Le second pays à traverser est celui du roi de Jupille, un petit royaume dont les terres n’étaient pas très étendues et dont le roi commit l’erreur de vouloir s’opposer à Porus. Ce dernier s’empara du « royaume » et le transforma en une « principauté royale », à la tête de laquelle il mit un prince sage et avisé.

Jean avait déjà parlé plus haut de Jupille (I, p. 379-380). Selon ce qu’il disait alors, la ville aurait été fondée en l’an 10 de l’Incarnation par le duc Lotringe qui en aurait même fait la capitale de son duché. Ces informations ne concordent pas très bien avec celles qui figurent ici et où Jupille apparaît comme un petit royaume indépendant du duché de Lotharingie. Quoi qu’il en soit, les terres de Jupille, conquises par Porus, deviennent tributaires de la Gaule.

Les choses se compliquent encore à cause du rôle censé avoir joué la ville en matière de justice. Selon I, p. 379, c’est dès l’an 10 que son fondateur y aurait installé son palais principaul des jugement et, si on combine I, 379 avec II, p. 35 (et plus loin en II, p. 347) un siège de justice pour le royaume d’Austrasie. En fait, en II, p. 347, le nouveau système judiciaire est formellement attribué à Pépin : Apres ilh en fist trois en le royalme d’Austrie, ly unc en la citeit de Mes pour sa court, et les dois altre, por jugier, à Jupilhe et en casteal de Chievremont.

 Il faudrait un spécialiste du sujet pour commenter avec précision ces différents passages et reconstituer la démarche de Jean. En tout cas, I, p. 379 et II, p. 35 se correspondent étroitement, comme le montre la présence de chaque côté du même lieu-dit orthographié tantôt Gierlecoque, tantôt Gerleconq. Peut-être pourrait-on utiliser la traduction Gît-le-Coq, qui est encore aujourd’hui le nom du centre historique de Jupille (Place Gît-le-Coq ; rue Gît-le-Coq ; on y rencontre aussi une Rue Charlemagne et une rue Pépin le Bref) ?

On ne perdra pas de vue la note de A. Borgnet (I, p. 379) : « On appelle encore Gilecoque, à Jupille, l’éminence au haut de laquelle a été construit l’édifice assez modeste qui continue à être qualifié de château, et l’on rattache dans la commune le nom du lieu à l’assassinat de saint Lambert. Les meurtriers étaient convenus de se réunir au chant du coq. Une servante, qui entendit leur complot, voulut empêcher le crime en tordant le cou à la pauvre bête qui devait en donner le signal, et répondit à ceux qui s’enquéraient de ce qu’il était devenu : ‘ Ici gît le coq. ‘ Nous donnons l’étymologie pour ce qu’elle vaut. »

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2. Les Huns

Il est question à plusieurs reprises des Huns dans le texte du présent fichier (II, p. 26, p. 33, p. 34 [2 fois] et p. 35, pour les années 264, 276 [?], 279, 280 et 283), mais ce sont des simples mentions de leurs voyages sans beaucoup d'intérêt. Pour des développements plus approfondis sur la question des voyages des Huns, on verra notre article des FEC 41-2021, intitulé Jean d'Outremeuse et les Huns.

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