Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 79b-95bN

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2021)

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Les successeurs de Julien : de l'accession de jovien (363) à la mort de gratien (383) en passant par Valens et Valentinien

 

[Myreur, II, p. 79b-95a]

 

Ans 366-386 de l'Incarnation


 

DosSIER DE LECTURE 08

 

 les successions impériales après Julien

 

 

Plan

 

A. Généralités sur les successeurs de Julien dans l'histoire

1. Jovien

2. Le partage de l'Empire entre Valentinien I et Valens

3. Valentinien I et Valens : leur caractère, leur attitude vis-à-vis de l'élite et leurs options religieuses

4. Valentinien I et Valens : leurs opérations militaires

5. Théodose en Orient (379-395) après la mort de Valens à Andrinople

6. En Occident, usurpation de Maxime - mort de Gratien - écrasement de Maxime - Valentinien II, frère de Gratien, installé en Gaule

 

B. Les successions impériales vues par Jean d'Outremeuse

1. Généralités sur la numérotation des successions impériales

2. Une quarante et unième équipe impériale (II, 79), formée en 366 de l'Incarnation, par Jovien, un personnage historique, et Valentin, un co-empereur fantôme

3. Une quarante-deuxième équipe impériale (II, 79), formée en 366 de l'Incarnation, par Valens et par Valentin, un co-empereur fantôme

4. La quarante-troisième équipe impériale (II, p. 85), formée en 377 de l'Incarnation, par Valens avec Gratien et Valentinien

5. Le Valentin fantôme, avatar de Valentinien I

 

C. Les morts des empereurs vues par Jean d'Outremeuse

1. La mort de Valentinien

2. La mort de Valens

3. La mort de Gratien

 


 

 

A. Généralités sur les successeurs de Julien dans l'histoire (datation en années communes)

 

1. Jovien

 Comme Julien n'avait pas désigné de successeur, l’état-major de l'armée, en juin 363, « porta au pouvoir un chrétien sans fanatisme, Jovien, […] un Pannonien, qui eut la tâche ingrate de ramener l’armée en territoire romain et de faire la paix avec les Perses, épuisés aussi, mais que les circonstances rendaient exigeants : Jovien, pressé en outre d’assurer son pouvoir en ralliant Constantinople au plus vite, dut céder la plus grande partie de la Mésopotamie romaine » (P. Petit, Empire romain, p. 623-624).

Ce Jovien n'eut qu'un règne éphémère de huit mois. Il mourut en février 364 de notre ère et les sources antiques sans exception pointent l'accident : un étouffement par indigestion à la suite d'un repas trop abondant ou une asphyxie due aux vapeurs d'un brasero surchargé de braises (saint Jérôme, Chronique ; Socr. III, 26 ; Amm. Marcellin, XXV, 10, 12ss ; Épitomé de Caesaribus, 44).

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2. Le partage de l'Empire entre Valentinien I et Valens

En 364, pour remplacer Jovien, l'état-major de l'armée donna la pourpre impériale à un officier pannonien, Valentinien, qui passera dans l'histoire sous le nom de Valentinien I. Il fit aussitôt proclamer Auguste, son frère Valens, de huit ans plus jeune que lui.

Les deux princes « se partagèrent le territoire, les armées, les ressources et l'administration ». Valens reçut l'Orient et Valentinien les préfectures centrale et occidentale. Ce n'était pas encore un éclatement total et irréversible de l'empire, comme celui qui se produira plus tard en 395, avec Arcadius et Honorius, « mais l'innovation était grosse de dangers ». (M. Bordet, Précis, p. 278). Quoi qu'il en soit, les deux empereurs ouvrirent ainsi une nouvelle dynastie qu'on appellera valentinienne.

Valens dirigera seul l'Orient de 364 à sa mort en 378. Théodose, qu'on retrouvera plus loin, prendra alors sa suite en Orient (de 379 à 395).

Dans la pars occidentalis de l'Empire, la situation sera assez différente. Trois ans après son accession au trône, en 367, Valentinien s'était adjoint comme Auguste son fils, Gratien. Ainsi, jusqu'à la mort de Valentinien Ier en 375, le père et le fils dirigèrent à eux deux la partie centrale et occidentale de l'Empire. À la mort de son père, en 375, Gratien, resté seul, fit proclamer comme co-empereur, son demi-frère, Valentinien II. Âgé de quatre ans seulement (!), il était sous la tutelle de sa mère Justine et n'exerçait évidemment pas le pouvoir réel, qui était aux mains de Gratien. Ce n'est qu'à la mort de Gratien, en 383, qu'on reparlera de ce Valentinien II (cfr infra).

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3. Valentinien I et Valens :  leur caractère, leur attitude vis-à-vis de l'élite et leurs options religieuses

Valentinien était « un homme de culture superficielle, d'une brutalité volontiers sanguinaire, mais non dépourvu de sens politique et de capacité militaire ; bienveillant envers les pauvres, il soumit [l'élite païenne et sénatoriale] à une véritable terreur » (P. Petit, Empire romain, p. 628).

« Très inférieur à son frère en tant qu'homme de guerre, Valens le surpassa par ses violences contre la haute société romaine riche, cultivée de tradition païenne, qui avait repris espoir au temps de Julien ; il fut un adversaire acharné des "intellectuels" et un redoutable brûleur de livres ; en comparaison, ses rigueurs contre les chrétiens nicéens semblent bénignes. » (M. Bordet, Précis, p. 279)

En matière religieuse précisément, au départ et en principe, « les empereurs avaient résolu d'adopter [...] une politique tolérante aussi bien pour le paganisme que pour les diverses branches du christianisme. Cependant Valens manifesta de vives sympathies pour l'arianisme homéen [une forme très souple d'arianisme] et persécuta ses adversaires. Au contraire, Valentinien et son fils Gratien virent d'un bon oeil le triomphe en Occident du christianisme nicéen et laissèrent à l'Église une large indépendance. » (M. Bordet, Précis, p. 278-279)

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4. Valentinien I et Valens : les opérations militaires

« Contre les barbares, Valentinien fit front avec résolution : en Gaule, il opposa aux Alamans, qui n'avaient pas tardé à reprendre l'offensive après les victoires de Julien, un remarquable réseau fortifié ; contre les Pictes et les Scots de Grande-Bretagne, puis contre les insurgés africains, il employa les services d'un grand général, l'Espagnol Théodose » (M. Bordet, Précis, p. 279), dont le fils deviendra l'empereur Théodose en 379. Valentinien mourut en 375 de notre ère d'une attaque (subita effusione sanguinis, Oros., VII, 32, 14, repris par Martin, Chronique, p. 452, éd. Weiland) en Pannonie lorsqu'il préparait des opérations militaires contre les Sarmates et qu'il recevait une délégation de Quades. Il laissait le pouvoir à son fils Gratien, qui n'avait pas, on l'a dit, les mêmes qualités d'énergie que lui et qui continuera de diriger l'Occident, sous sa propre responsabilité désormais et jusqu'à sa mort en 383, en demeurant toutefois « politiquement solidaire de son oncle Valens » .

« Valens, après avoir tant bien que mal contenu les Perses, à la fois par des opérations limitées et par la négociation, dut affronter une nouvelle et dramatique poussée des Goths refoulés par les Huns ; il eut la malencontreuse idée de les accueillir dans le diocèse de Thrace, où ils ne tardèrent pas à se soulever. L'empereur marcha contre eux et engagea la lutte à Andrinople (l'actuelle ville d'Edrine, en Turquie d'Europe) sans attendre le renfort de Gratien ; il en résulta un désastre complet pour l'armée romaine, Valens fut tué et les Goths purent se répandre dans toute la péninsule balkanique (août 378). » (M. Bordet, Précis, p. 279)

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5. Théodose en Orient (379-395) après la mort de Valens à Andrinople

« Après le désastre d'Andrinople, le faible Gratien, dépassé par les événements, fit appel à Théodose, fils du général du même nom, qu'il avait fait exécuter pour une raison inconnue en 376. Proclamé Auguste en janvier 379, le nouvel empereur recevait la préfecture d'Orient et les diocèses de Dacie et de Macédoine [...]. C'était un personnage déconcertant par sa versatilité ; ses qualités politiques furent très irrégulièrement mises en oeuvre, d'autant qu'il plaçait ses devoirs de chrétien bien au-dessus de ses devoirs de prince. » (M. Bordet, Précis, p. 279). Mais on reparlera plus longuement de lui dans le fichier II, p. 95-104, notamment en matière religieuse.

« Avec les Goths qui poursuivaient leurs ravages, Théodose se résigna vite à traiter ; le foedus de 382 leur fit place dans l'Empire en tant que nation indépendante et exempte d'impôts, à charge de fournir des troupes : un tel accord, conclu d'État à État, en dit long sur l'affaiblissement du monde romain. Heureusement la mort de [Shapur] II ouvrait une ère de coexistence pacifique sur l'Euphrate. » (M. Bordet, Précis, p. 279). Mais des guerres contre les Perses aussi, on reparlera plus loin.

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6.  En Occident, usurpation de Maxime - mort de Gratien - écrasement de Maxime - Valentinien II, frère de Gratien installé en Gaule

La situation de l'Occident était très inquiétante.  À la mort de Valentinien I, son fils Gratien, moins doué que son père, en avait repris la direction. Mais le succès ne fut pas au rendez-vous. Incapable de défendre correctement la Gaule et le Danube supérieur, il fut renversé par un de ses généraux, Maxime (Magnus Maximus), qui, proclamé empereur par ses troupes, s'empara de la Gaule. Devant l'usurpateur, Gratien s'enfuit vers l'Italie, mais il fut rattrapé à Lyon où il fut assassiné en 383. L'instabilité politique profita aux barbares qui firent de nouveaux progrès en Bretagne et sur le Rhin.

En 384, Théodose Ier, l'empereur d'Orient, reconnaît d'abord Maxime comme un empereur légitime mais, irrité par ses prétentions territoriales, intervient militairement, le bat et le fait exécuter (388). Il installe alors en Gaule, un jeune demi-frère du défunt Gratien, Valentinien II, qui avait été proclamé comme empereur aux côtés Gratien en 375, à l'âge de quatre ans, et qui, sous la tutelle de sa mère Justine, n'avait jamais exercé un véritable pouvoir (cfr supra).

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B. Les successions impériales vues Par jean d'outremeuse

 

 

Telle est, en très bref, la succession des empereurs de la seconde moitié du IVe siècle de notre ère, de Jovien à Théodose. Elle ne correspond que de très loin à la vision, déconcertante, du Myreur, que nous allons maintenant présenter. Toutefois, pour bien comprendre cette dernière, il nous faut revenir sur la manière dont notre chroniqueur numérote les successions impériales.

 

1. Généralités sur la numérotation des successions impériales

Il en a déjà été question plus haut à deux reprises, d'abord dans les notes de lecture de II, p. 1-9, ensuite dans celles de II, p. 70-79. On sait que Jean, à la différence de Martin d'Opava mais comme Orose et (parfois) Paul Diacre, adopte l'habitude, qui remonte à la Chronique de saint Jérôme, de numéroter les empereurs (ou les groupes d'empereurs) qui se succèdent. On sait aussi que les chroniqueurs qui reprennent le système le font avec une certaine liberté. Comme ils ne regroupent pas nécessairement les empereurs de la même manière, leurs listes proposent des numérotations différentes. Ainsi, pour ne considérer que la période qui nous occupe, Julien reçoit le n° 36 chez saint Jérôme et chez Orose, mais le n° 40 chez Jean. Cependant ce qui va nous intéresser ici, c'est moins les numéros que les noms auxquels ils correspondent. C'est bien sûr Jean qui nous concerne et nous le comparerons à Jérôme.

La Chronique de Jérôme donne le numéro 36 à Julien, qui règne seul ; le 37 à Jovien, qui règne seul également et le 38 à Valentinien et Valens, qui règnent en commun, le premier en Occident et le second en Orient sur un Empire qui n'est pas encore divisé mais qui est en voie de l'être. Pareille organisation ne surprend pas au vu des données de l'histoire.

Chez Jean, Julien reçoit le numéro 40. La différence avec le numéro 36 de Jérôme s'explique parce que les deux auteurs n'ont pas regroupé de la même manière les empereurs précédents. Mais ce qui importe ici pour nous, c'est qu'avec les successeurs de Julien, la présentation de Jean s'écarte complètement de celle de Jérôme pour devenir très originale, voire déconcertante. Le Myreur va en effet nous faire rencontrer trois « équipes impériales » successives (une 41e, une 42e et une 43e) qui n'ont plus aucun rapport avec la réalité historique. Non seulement la succession elle-même est bouleversée, mais des empereurs nouveaux apparaissent. Un véritable casse-tête pour qui veut comprendre les trois curieuses équipes que voici.

La 41e est un couple, composé de Jovien, personnage historique, et du frère de ce dernier, un certain Valentin, un nouveau venu qui est un co-empereur fantôme. La 42e équipe est également un couple de frères : Valens, personnage historique, et un autre Valentin ‒ qui n'est pas le Valentin précédent tué dans un combat ‒ mais un nouveau venu, autre co-empereur fantôme, aux yeux de l'histoire en tout cas. Quant à la 43e équipe impériale, elle est constituée par un trio de trois personnages historiques : le Valens, le survivant du couple précédent, Valentinien et Gratien.

Examinons de plus près chacune de ces trois équipes pour les confronter à la réalité historique.

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2. Une quarante et unième équipe impériale (II, 79), formée en 366 de l'Incarnation, par Jovien, un personnage historique, et Valentin, un co-empereur fantôme

Comme on l'a dit plus haut dans la présentation historique, Jovien avait été porté au pouvoir par l'armée. Jean est donc dans l'erreur lorsqu'il écrit (II, p. 79b) que Jovien fut désigné comme empereur « lorsque les Romains furent revenus à Rome ». Peut-être le chroniqueur liégeois semble-t-il croire que c’est à Rome qu’on désigne l'empereur. En fait, à l'époque, il n'était pas rare que ce soit l'armée, sur place, qui le nomme.

Par contre, Jean n’est pas très loin de la vérité en attribuant au nouvel empereur un règne de six mois et deux jours, mais il est dans l'erreur en l'imaginant tué en Perse. On l'a dit plus haut également, Jovien mourut accidentellement, en février 364, en Galatie, peut-être asphyxié dans sa tente par un brasero ou étouffé par une indigestion. Son pouvoir n’aura duré que quelques mois.

Une autre erreur, beaucoup plus importante, commise par Jean, est de donner à Jovien un co-empereur, qu'il appelle Valentin, qui aurait été son frère et qui aurait été tué avec lui en Perse. Peut-être le chroniqueur pense-t-il qu'il y a toujours deux personnes (au moins) à la tête de l’Empire. On ignore où il a été chercher le nom de ce co-empereur fantôme de Jovien. Valentin est un nom assez courant et peu original. Jean d'Outremeuse a présenté plus haut un Valentin, évêque de Tongres, probablement imaginaire d'ailleurs. Il a également fait d'un Valentin le héros de ce que nous avons appelé la Geste de Valentin, de Thomas et de Clodas, une geste purement imaginaire qu'il a longuement contée dans le Myreur, I, p. 566s. Il connaît aussi un hérésiarque de ce nom vivant à Rome (Myreur, I, p. 550) dont les disciples seront convertis par saint Polycarpe (I, p. 556) et, dans l'histoire de l'Église, on trouve au moins trois saints portant ce nom.

Quoi qu'il en soit, ce Valentin, co-empereur fantôme, forme chez Jean le quarante et unième couple impérial avec Jovien. Rappelons que saint Jérôme, davantage fidèle à l'histoire, ne connaît, à la trente-septième place dans la succession impériale, que Jovien, qui règne seul.

Mais on relèvera surtout l'intérêt que Jean porte aux questions religieuses et aux positions des empereurs en la matière. Il le manifeste ici avec netteté, puisque le seul détail qu'il  estime devoir communiquer à ses lecteurs sur ce couple impérial, imaginaire et par ailleurs éphémère, est : « ils étaient tous les deux de très bons chrétiens (mult bons cristiens» (II, p. 79). On sait par les textes antiques que Jovien était chrétien. Jean a dû transposer sur Valentin cette information qu'il a probablement trouvée dans une de ses sources.

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3. Une quarante-deuxième équipe impériale (II, p. 79), formée en 366 de l'Incarnation, par Valens et par Valentin, un co-empereur fantôme

Continuons notre examen du Myreur. Selon Jean d'Outremeuse, le Valentin de l'équipe impériale précédente a donc été tué en 366 de l'Incarnation avec son frère Jovien. On  retrouve immédiatement un autre Valentin, dans l'équipe impériale suivante, la quarante-deuxième, composée d'ailleurs, comme la précédente, de deux frères : Valentin et Valens. Comme pour le couple précédent, Jean veille à mentionner leur couleur religieuse. Ils étaient tous les deux, au départ, de bons chrétiens, mais si Valentin est toujours resté « ferme et bon chrétien, l'autre, Valens, a été « abusé par les hérésies de l'époque », entendez qu'il était devenu favorable aux ariens.

Une fois Jovien disparu, on se serait attendu à voir apparaître dans le récit les frères Valentinien et Valens, adeptes, l'un, du christianisme et l'autre, favorable aux ariens. Mais ce n'est pas le cas : d'une part, au lieu d'un Valentinien, on trouve un Valentin, et d'autre part, si les frères sont devenus, religieusement parlant, de tendance différente, au départ ils étaient tous les deux de très bons chrétiens.

Voici le texte original, suivi de sa traduction française :

(II, p. 79) [Valentin et Valens XLIIe empereres] Apres [la mort de Jovien et du Valentin de l'équipe précédente] firent les Romans emperere de unc noble senateur qui fut nommeis Valentin, et awec luy son frere Valens, lesqueiles furent tres bons cristiens. Mains Valens fut puis dechus des heresyes qui adont estoient ; si fist pluseurs mals à cheaux qui tenoient la bonne loy, de quoy son frere Valentin fut mult corochiés, sicom chis qui tousjours fut bons et ferme cristiens ; et regnat chis emperere Valentin XI ans et XII jours, et son frere Valens regnat II ans.

(II, p. 79) [Valentin et Valens, comme quarante-deuxième groupe impérial] Ensuite, les Romains nommèrent empereur un noble sénateur, appelé Valentin, et, avec lui, son frère Valens. C'étaient de très bons chrétiens. Mais par la suite Valens fut abusé par les hérésies qui régnaient alors ; il s'en prit plusieurs fois aux tenants de la bonne loi, ce qui irrita beaucoup son frère Valentin, resté toujours bon et ferme chrétien. Valentin régna onze ans et douze jours, et son frère Valens deux ans.

On remarquera que le Valentinien de l'histoire n'était pas, comme le Valentin de Jean (II, p. 79), un « noble sénateur », mais un militaire de 44 ans. Les dates des règnes sont un peu délicates à interpréter, mais la Chronique de Jérôme attribue à Valentinien et Valens un règne de 14 ans et 5 mois, ce qui n'est pas très loin des 13 ans et 12 jours de Valentin et de Valens. On observe donc certaines différences, mais dès le départ on ne peut s'empêcher de superposer les deux couples de frères et de se dire que le couple Valentin et Valens de Jean doit correspondre au couple Valentinien et Valens de l'histoire. Soit Jean a mal compris ses sources, soit il a voulu sérieusement innover. L'analyse détaillée des notices consacrées à Valentin dans le Myreur confirmera cette intutition de départ.

Dans le Myreur, les deux frères, Valentin et Valens, ont accédé au pouvoir en 366 de l'Incarnation  (II, p. 79). Le premier va disparaître, tué en 377 de l'Incarnation dans une bataille contre Marcon duc de Gaule (II, p. 85), soit après quelque onze années de règne, une durée très proche de ce qui était annoncé en II, p. 79. Pour lui, le compte semble bon et cette correspondance va dans le sens d'une identification du Valentin de Jean au Valentinien de l'histoire. Encore que le Valentinien de l'histoire ne soit pas mort au combat, mais victime d'une attaque cardiaque en 375 de notre ère d'une attaque (subita effusione sanguinis, Oros., VII, 32, 14, repris par Martin, Chronique, p. 452, éd. Weiland) en Pannonie (cfr supra).

Mais pour la durée du règne de Valens, le compte ne semble pas exact. Dans le comput de Jean, Valens, monté sur le trône avec son frère en 366 de l'Incarnation et  mort au combat en 378, de l'Incarnation toujours (II, p. 85), a été empereur de 366 à 378 de l'Incarnation, soit beaucoup plus que les deux ans annoncés en II, p. 79. Ces deux ans indiquent probablement la durée du règne de Valens après la mort de son frère, au sein de la 42e équipe impériale. En fait, Valens a également participé à la 43e équipe impériale et Jean ne semble pas en tenir compte ici. Peut-être le chroniqueur liégeois n'est-il pas suffisamment sensible au fait que les deux empereurs se partageaient l'administration de l'Empire.

Mais jetons maintenant un coup d'oeil sur la composition de cette nouvelle équipe impériale qui, dans le Myreur, va remplacer celle de Valentin et de Valens.

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4. La quarante-troisième équipe impériale (II, p. 85), formée en 377 de l'Incarnation, par Valens avec Gratien et Valentinien

Reprenons, pour la présenter, le texte de Jean d'Outremeuse, dans l'original d'abord, en traduction française ensuite :

 (II, p. 85) [Valens awec ses II compangnons emperere XLIII] Quant les Romans revinrent à Romme, se fisent I altre emperere, le VIIe jour de junne, qui fut nommeis Valens, et mettirent awec Gratiain et Valentiniain, lesqueis regnarent II ans III mois et XI jours ; et Martiniain dist IIII ans. Ches empereres orent pluseurs fois grant volenteit d'alleir en la terre de Galle, mains ilhs n'oisarent.

(II, p. 85) [Valens et ses deux compagnons comme quarante-troisième groupe impérial] Quand les Romains rentrèrent à Rome, le 7 juin ils choisirent un autre empereur, nommé Valens, et l’installèrent avec Gratien et Valentinien, qui régnèrent deux ans, trois mois et onze jours. Martin dit quatre ans. Ces empereurs eurent plusieurs fois une grande envie d’aller en Gaule, mais ils n’osèrent pas.

La quarante-troisième équipe impériale comporte donc trois membres. Il y a Valens bien sûr. C'est l'empereur survivant, car on a peine à croire que Jean envisage un autre Valens que celui qui faisait partie de l'équipe précédente et dont il n'a d'ailleurs pas signalé la disparition. C'est un personnage historique. Comme sont historiques les deux autres empereurs qui l'accompagnent. D'abord le Valentinien I. Nous l'avons présenté plus haut, mais c'est sa première apparition dans le Myreur sous ce nom. Ensuite, après Valentinien et pour la première fois aussi dans le récit de Jean, apparaît le nom de Gratien. De lui aussi, on a parlé plus haut. C'est, dans l'histoire, rappelons-le, le fils de Valentinien I, que cet empereur, trois ans après avoir reçu la pourpre, s'était adjoint comme Auguste. Rappelons aussi que ce Valentinien et ce Gratien dirigèrent à eux deux la partie centrale et occidentale de l'Empire, Valens étant en charge de l'Orient. Mais curieusement Jean n'avait jamais encore présenté ce Gratien, qui, dans le Myreur, surgit donc brusquement, sans préparation.

Laissons de côté la question de la durée du règne de cette nouvelle équipe. Les remarques chronologiques de Jean sont moins intéressantes que le contenu des notices. Mais avant d'examiner les activités des trois équipes impériales, ce qui nous occupera assez longtemps et nous montrera combien la vision de Jean (II, p. 85) est particulière et difficile à concilier avec les données historiques, nous dirons un mot du Valentin fantôme.

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5. Le Valentin fantôme, avatar de Valentinien I

Il surgit, d'une manière inattendue, au sein de la quarante-deuxième équipe, là où les données historiques nous auraient fait attendre un Valentinien. On pourrait penser à un simple problème de graphie. Or, il n'y a pas d'ambiguïté possible. Lorsque, dans la suite, Jean raconte la vie de cet empereur, depuis son accession au pouvoir en 366 de l'Incarnation (II, p. 79) jusqu'à sa mort, le 2 avril de l'an 377 de l'Incarnation, dans un combat contre les hommes du duc de Gaule (II, p. 85a), le texte en moyen français livre toujours d'une manière très nette et très cohérente la forme Valentin, et non une forme correspondant à Valentinien.

Et on ne se trouve pas devant une simple question de graphie. Ce serait une erreur de croire que Jean aurait systématiquement rendu par le moyen français Valentin le Valentianus des sources latines. En effet Jean connaît et utilise en moyen français le correspondant précis du latin Valentianus et du français moderne Valentinien, puisque le terme de Valentinian se rencontre sous sa plume à trois reprises en II, p. 85.

Et il ne s'agit pas non plus chez Jean d'une erreur. Ce Valentinian représente pour lui un autre empereur que le Valentin des p. 79 à 85, qui a été tué, comme on vient de le dire, par les troupes du duc de Gaule et qui a été remplacé par le Valentinian dont nous parlons pour le moment, pour former, avec Valens et Gratien (II, p. 85), un nouveau groupe d'empereurs.

Nous ne sommes d'ailleurs pas au bout de nos surprises. Car ce Valentinian de la quarante-troisième équipe meurt dans des circonstances très voisines de celles où mourut le Valentin de la quarante-deuxième, c'est-à-dire lors d'un combat contre les hommes de Marcon, duc de Gaule (II, p. 85). Jean introduit toutefois une certaine différence entre les deux récits : l'empereur romain de II, p. 85 avait été simplement tué au combat ; l'empereur romain de II, p. 86 meurt des mains mêmes du duc de Gaule. Qu'on compare les deux notices :

[II, p. 85] [Les gens de Gaule tuèrent l’empereur Valentin avec ses gens] L’an 377, l’empereur Valentin rassembla à nouveau ses Romains et entra en Gaule. Mais le jeune duc Marcon et ses deux tuteurs vinrent à sa rencontre avec beaucoup de monde. Dans la bataille qui s’ensuivit, les Romains furent défaits et l’empereur Valentin tué. Cela se passa le 2 avril.

[II, p. 86] [Le duc de Gaule tua le second empereur et ses gens] [an 379] Quand l’empereur entendit cela, il fut très irrité. Il rassembla ses gens et vint en Gaule où il commença à dévaster le pays. Mais le duc Marcon vint à sa rencontre, le tua au combat et défit ses hommes. Les Romains qui purent s’échapper s’enfuirent à Rome, tristes et affligés.

Il est clair qu'en ce qui concerne la succession des empereurs du moment, Jean ne reflète pas du tout la réalité de l'Histoire. L'époque que Jean est censé décrire dans le présent fichier n'a connu aucun empereur du nom de Valentin. Le Valentin associé à Jovien dans le quarante et unième groupe est un pur fantôme ; le Valentin associé à Valens dans le quarante-deuxième est manifestement un « avatar » du personnage que l'histoire connaît sous le nom de Valentinien I ; c'est le même que le Valentinian associé à Valens et à Gratien dans le quarante-troisième groupe. Dans la discussion qui va suivre, nous considérerons comme un seul et unique personnage le Valentin du quarante-deuxième groupe et le Valentinien du quarante-troisième. D'autre part, nous nommerons éventuellement Valentin(ien) le Valentin de la quarante-deuxième équipe impériale.

Comme on le voit, la curieuse succession impériale proposée par Jean et qui se développe en trois groupes ne reflète absolument pas la réalité historique. Cela aura évidemment des conséquences sérieuses sur les réalisations que Jean va prêter à ces personnages, particulièrement en matière de réalisations militaires. C'est ce que nous examinerons dans le dossier D09.

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C. LES MORTS DES EMPEREURS VUES PAR JEAN D'OUTREMEUSE

 

Après avoir confronté la succession des empereurs dans le Myreur avec les réalités historiques, que pouvons-nous dire maintenant de leurs morts ? Pouvons-nous nous fier au récit de Jean ? Celui-ci reflète-t-il la réalité de l'Histoire, ou cette dernière a-t-elle été transformée ?

En fait, en ce qui concerne les morts d'empereurs, on le sait, Jean est rarement fiable. On va s'apercevoir que c'est également le cas ici.

 

1. La mort de Valentinien I

On sait que Valentinien I est mort d'une attaque d'apoplexie en novembre 375 de notre ère, en Pannonie (aujourd'hui la Hongrie), pas exactement en combattant les Quades, mais « en recevant une ambassade de Quades, inquiets des fortifications construites » par les Romains (P. Petit, Empire romain, p. 650). Jean pour sa part le fait mourir au combat ‒ et à deux reprises d'ailleurs ‒ , mais dans des circonstances qui n'ont rien à voir avec les Quades de la région du Danube. Il s'agit d'une guerre contre des adversaires mieux connus, et bien plus proches de Rome, en l'occurrence les Gaulois.  Prises à la lettre, les données du Myreur racontent que, dans cette guerre, un empereur romain périt par deux fois dans la bataille. Cet empereur est appelé la première fois Valentin et la seconde fois Valentiniain. Le second est Valentinien I, un personnage historique mais transformé, le premier est un fantôme, nous avons parlé à son sujet d'un avatar. Au fond la même scène semble répétée deux fois.

Peut-être Jean a-t-il changé de source ? En tout cas une mort subite liée à la préparation d'une guerre contre les Quades du Danube est devenue une mort au cours d'une bataille, contre les troupes de Marcon, duc de Gaule, la première fois, sous les coups de Marcon lui-même la seconde. Cette mort prend place dans un épisode imaginaire, qui se prolonge sur plusieurs fichiers et qui est celui du tribut que la Gaule doit payer aux Romains (cfr infra et également le fichier suivant avec Gratien) et dont elle finira par être exemptée. Bref, Jean intègre Valentinien et sa mort dans la série, riche, ancienne et  fantaisiste, des démêlés qu'eurent les empereurs de Rome avec les ducs de Gaule et qui se terminèrent souvent par la défaite des premiers.

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2. La mort de Valens

Le récit de la mort de Valens, le co-empereur de Valentinien I, pourrait refléter la réalité, en partie tout au moins. Dans l'histoire, Valens est mort en 378 de notre ère à la bataille d'Andrinople (l'actuelle Edrine, en Turquie d'Europe) contre les Goths. Cet épisode se retrouve, presque méconnaissable, dans le récit de Jean (II, p. 85) qui ne cite même pas Andrinople et qui parle simplement d'une guerre entre les Romains et les Grecs, précisément en 378 de l'Incarnation. « L’empereur Valens, écrit-il, se porta contre les Grecs. Dans la bataille, les Romains furent battus à cause de l’absence de l’empereur, qui prit la fuite, blessé par une flèche. Il pensait bien échapper à ses ennemis, mais ceux-ci le suivirent de si près qu’ils le brûlèrent vif en incendiant la maison où il était allé se mettre à l’abri ».

Ce sont là des détails qui ne sont pas issus de l'imagination toujours féconde de Jean et qui ne lui viennent pas non plus de Martin d'Opava (Chronique, p. 453, éd. Weiland), très sobre en l'occurrence : [Valens] a Gothis in bello peremptus est. Ils remontent en fait à des textes antérieurs qui sont assez nombreux à s'être arrêtés sur la mort de Valens. Il peut s'agir soit d'Ammien-Marcellin (XXXI, 13), soit d'Orose (VII, 33, 15), soit encore de Grégoire de Tours (I, p. 61-62) que nous citerons ci-dessous, dans la vieille traduction française de R. Latouche : « Tandis que [les Romains] étaient massacrés par les Goths dans une très grande tuerie, Valens, qui blessé d'une flèche prenait la fuite, se réfugia dans une petite chaumière devant la menace des ennemis, mais la maisonnette ayant été incendiée au-dessus de lui, il fut privé de la sépulture souhaitée. C'est ainsi que la vengeance divine, méritée par l'effusion du sang des saints, éclata finalement  ». On reconnaît là le thème, cher à Lactance, de la vengeance divine frappant les empereurs persécuteurs de chrétiens.

Bref, si l'on veut bien oublier que Valens ne combattait pas contre les Grecs, mais contre les Goths, ce qui n'est pas du tout la même chose, et si l'on veut bien rajouter au texte de Jean qu'il s'agissait de la bataille d'Andrinople, véritable désastre pour Rome, on concédera que le Myreur présente une vision plus correcte de la mort de Valens que celle de la mort de Valentinien I.

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3. La mort de Gratien

Dans l'histoire, on l'a rappelé plus haut, Gratien, incapable de défendre correctement la Gaule et le Danube supérieur, fut renversé par un de ses généraux, Maxime (Magnus Maximus), qui, proclamé empereur par ses troupes, s'empara de la Gaule. Gratien marcha vers l'usurpateur jusqu'à Lutèce, mais comme ses soldats s'étaient mutinés et qu'il n'espérait aucun secours de Théodose, Gratien s'enfuit vers l'Italie, mais, rattrapé à Lyon, il y fut assassiné le 25 août 383 par Andragathius, son magister equitum qui passa du côté de l'usurpateur (Zos. 4, 35 ; Vict., ep., 47).

Sur ce point, Jean (en II, p. 95) n'est donc pas très loin de la vérité lorsqu'il écrit : « L’an 386, le 22 mai, l’empereur Gratien fut tué dans son palais à Lyon, sur le Rhône, par un grand prince appelé Maxime. Ce personnage avait conquis la Petite-Bretagne, parce qu’il revendiquait sur Gratien la terre vers l’Occident. L’empereur, qui s’opposait à lui, fut tué grâce à la trahison des siens. »

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