Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, I, p. 17b-26a

Édition : A. Borgnet (1864) ‒ Présentation nouvelle, traduction et introductions de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2017)

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Ce fichier contient trois parties :

Myreur, p. 17b-20a (A. Saturne et ses descendants en Italie - Divers)

Myreur, p. 20b-23a (B. Première destruction de Troie - Jason et la Toison d'Or - La reconstruction de Troie par Priam)

Myreur, p. 23b-26a (C. Les Mèdes, les Perses et surtout les Amazones)

 


 

 A. Saturne et ses descendants en Italie - DIVERS [Myreur, p. 17b-20a]

 

Ans 246-662 d'Abraham = 1769-1353 a.C.n.

 

Introduction  [texte]

On retrouve fondamentalement la suite de l'histoire des primordia de Rome, avec la succession des gouverneurs de la dynastie de Rachem et l'arrivée de Saturne en Italie, l'ensemble devant se lire à la lumière des analyses de notre article sur Les « Primordia » de Rome selon Jean d'Outremeuse paru dans les FEC 34 (2017).

Mais, dans la première partie de l'exposé, une série de données très brèves, au contenu disparate et concernant diverses régions, vient perturber le fil du récit. Il est ainsi question de la transmission du pouvoir en Italie, en Grèce, en Chaldée et en Crète, avec, comme régulièrement chez Jean d'Outremeuse, un accent mis sur les généalogies et les successions.

On trouve aussi un mot sur l'invention de l'alphabet chez les Hébreux, qui rappelle la notice précédente sur Héber (p. 8). Suit une remarque plus personnelle de l'auteur concernant la pénurie d'information sur ce qui se passe en Europe, Trèves recevant toutefois un statut particulier, ce qui n'a rien d'étonnant au vu des détails précédemment livrés sur cette ville (p. 13ss).

 Le reste du développement est consacré (avec un certain flou chronologique) à Saturne. Le personnage a été mentionné dans la notice traitant de la succession des rois de Crète et de Chaldée, où il apparaît comme le fils d'un mystérieux Gaban, roi de ces deux régions. On voit néanmoins derrière le Saturne de Jean se profiler le Saturne de la tradition romaine qui, châtré et détrôné par Jupiter, vient « se cacher » dans le Latium (un mot lié au latin latere, ce qui échappe à Jean d'Outremeuse), pour en être le roi et y apporter la civilisation. Mais Jean s'écarte des données romaines traditionnelles avec sa vision originale des « trois royaumes » d'Italie centrale qu'il avait d'ailleurs annoncés au début de sa Chronique (p. 4). Le chroniqueur place Saturne à la tête du royaume des Latins, Sérug (un des deux derniers gouverneurs) à la tête de celui des Sept Monts (la future Rome, le Septimontium) et Mahor (l'autre des deux derniers gouverneurs) à la tête de celui de Toscane (les Étrusques). Il énumère ensuite les noms des rois qui se sont succédé dans ces trois royaumes, les derniers étant respectivement Latinus, Évandre et Turnus, trois des protagonistes des combats légendaires qui marqueront l'arrivée d'Énée dans le Latium après le destruction de Troie. La question de Saturne et des « trois royaumes » a été examinée en profondeur dans notre article sur Les « Primordia » de Rome cité plus haut. Il y est expliqué que, malgré quelques points de contact avec la Chronique de Martin, la vision de Jean est ici encore fort personnelle.

C'est, dans Ly Myreur, la première notice datée d'après les années d'Abraham. Elle mentionne, comme premier événement marquant, la naissance de Joseph, fils de Jacob, « en l'an 246 d'Abraham » (p. 17). Les amateurs de chronologie seront peut-être sensibles au fait que dans la suite du Myreur (p. 20 et p. 138-139), le même Joseph est censé être né 248 ans après Abraham. La cohérence chronologique dans la Chronique n'est pas toujours parfaite.

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Sommaire

Naissance de Joseph, fils de Jacob - Succession des gouverneurs en Europe (Italie - Grèce - Chaldée et Crète) (246-354 d'Abraham = 1769-1661 ? a.C.n).

Digression : pénurie d'informations sur l'Europe, sauf sur Trèves

* Successions en Chaldée et en Italie - Invention des lettres des Hébreux - Gaban, roi de Chaldée et de Crète, astronome et père de Saturne, un géant parfois confondu avec Nemrod (420-662 d'Abraham = 1595-1353 a.C.n.)

Saturne, roi de Chaldée et de Crète, châtré et détrôné par son fils Jupiter, se cache en Italie, qui lui doit son nom (vers 685 d'Abraham ? = vers 1330 a.C.n. ?)

Saturne le civilisateur enseigne notamment l'agriculture au peuple d'Italie, qui le vénère comme un dieu

Saturne fonde en Italie les royaumes des Latins, des Sept Montagnes et de Toscane - Leurs dirigeants jusqu'à l'arrivée d'Énée

 

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Naissance de Joseph, fils de Jacob - Succession des gouverneurs en Europe (Italie - Grèce - Chaldée et Crète) (246-354 d'Abraham = 1769-1661 a.C.n.)

 

[p. 17] Sor l'an Abraham IIc et XLVI fut neis Joseph, li fis Jacob, qui astoit li an del eaige Jacob IIIIxx et VI ans.

[p. 17] En l'an 246 d'Abraham [1769 a.C.n.] naquit Joseph, le fils de Jacob, année correspondant à l'an 86 de l'âge de Jacob.

[Des governeurs de pays d’Ytalie] Sor l'an Abraham IIc et LXIII morut Japhet, li governeur de Ytalie en Europ ; si regnat son fis Sem awec Hercules XLVIII (ans). En chist an meismes fondat Hercules I citeit qu'ilh nommat Valeriane, en lieu c'on dist desous le Capitole.

[Les gouverneurs des pays d'Italie] En l'an 263 d'Abraham [1752 a.C.n.] mourut Japhet, le gouverneur d'Italie en Europe ; son fils Sem régna avec Hercule durant quarante-huit ans. Cette même année, Hercule fonda une cité qu'il nomma Valériane, en un lieu qu'on dit 'sous le Capitole'.

[Coment Sadoch conquestat Grece et en fut roy] Chis Hercules oit I fis qui fut nommeis Sadoch, qui fut chevalereux, ei qui conquist depuis tout la terre de Argins en Greche ; si en fut roy. Et chis Sadoch oit I fis qui fut nommeis Theophalet, qui puis fut roy de Greche, et desquendirent de luy cheaux qui puis destrurent la grant Troie.

[Sadoch conquiert la Grèce et en est le roi] Cet Hercule eut un fils nommé Sadoch. Ce fut un grand chevalier qui conquit tout le territoire des Argiens en Grèce et en devint le roi. Ce Sadoch eut un fils, nommé Théophalet, qui par la suite devint roi de Grèce. C'est de lui que descendirent ceux qui plus tard détruisirent la Grande Troie.

[De roy de Caldée et de Crete - De governeur d’Ytaile] Item, l'an Abraham IIc et XCII, morut Picus, li roy de Caldée ; si fut roy son fis Orius, qui estoit roy de Crete, et regnat en II royalmes XXXVI ans. Item, l'an Abraham IIIc et X, morut Hercules, li governeur d'Ytale ; si regnat Janus son fis awec Sem deseurdit XLIIII ans.

[Le roi de Chaldée et de Crète - Le gouverneur d'Italie] En l'an 292 d'Abraham [1723 a.C.n.], mourut Picus, le roi de Chaldée ; son fils Orius, qui était roi de Crète, lui succéda, régnant sur les deux royaumes durant trente-six ans. En outre, en l'an 310 d'Abraham [1705 a.C.n.], mourut Hercule, gouverneur d'Italie ; son fils Janus régna quarante-quatre ans avec le Sem qui vient d'être cité.

Item, l'an Abraham IIIc et XXVIII, morut Orius, li [p. 18] roy de Caldée et de Crete ; si fut roy en II regne son fis Japhet, qui regnat XCII ans. Item, l'an Abraham IIIc et LIIII, morut Sem li governeur d'Ytal ; si regnat son fis Hercules awec Janus deseurdit LXVIII ans.

En l'an 328 d'Abraham [1687 a.C.n.] mourut Orius, [p. 18] roi de Chaldée et de Crète. Son fils Japhet devint roi des deux royaumes et régna quatre-vingt-douze ans. En l'an 354 d'Abraham [1661 a.C.n.] mourut Sem, gouverneur d'Italie. Son fils Hercule régna soixante-huit ans avec le Janus précité.

 

Digression : pénurie d'informations sur l'Europe, sauf sur Trèves

 

[p. 18] [De Trive] Nous passons nos dautes avant legierement, portant qu'ilh ne faisoient riens à cel temps qui soit à mettre en memore, excepteit ès parties de Germaine fesoient cheaux de Trive mervelhe de fais d'armes, qui plus plainement sont contenus en leurs croniques que chi ; car se nos voliens mettre tous les croniques de monde chi-dedens, nos ariens trop à faire, et seroit nostre mateire trop prolongiet ; mains de tous vos parlerons compedieusement et clerement chu que nos en dirons.

[p. 18] [Trèves] Nous passons maintenant sans insister sur les dates, parce que les gens ne faisaient rien en ce temps-là qui soit digne de mémoire, excepté dans les régions de Germanie où les Trévires accomplissaient de merveilleux faits d'armes, mentionnés dans leurs chroniques avec plus de détails qu'ici. En vérité, si nous voulions introduire dans notre livre toutes les chroniques du monde, nous aurions trop à faire et notre matière serait trop longue. Mais dans notre exposé, nous vous parlerons de tout en abrégé et clairement.

 

Successions en Chaldée et en Italie - Invention des lettres des Hébreux - Gaban, roi de Chaldée et de Crète, astronome et père de Saturne, un géant parfois confondu avec Nemrod (ans 420-662 d'Abraham = 1595-1353 a.C.n.)

 

[p. 18] [De Crete et Caldée Item, l'an Abraham IIIIc et XX, morut Japhet, le roy de Caldée et de Crete ; si fut roy son fis Mathiaphet LXXII ans.

[p. 18] [Crète et Chaldée] En l'an 420 d'Abraham [1605 a.C.n.] mourut Japhet, roi de Chaldée et de Crète ; son fils régna après lui durant soixante-douze ans.

[De governeur d’Ytalie - De la citeit Aventin en Ytale] Item, l'an Abraham IIIIc et XXII, morut Janus, li governeur d'Ytal ; si regnat son fis Aventins awec Hercules deseurdit XLIX ans, et puis morut Hercules sor l'an Abraham IIIIc LXXI ; si regnat Japhet son fis awec Aventins LII ans. Adont fondat Aventins une citeit en Ytale qu'ilh nomma Aventine, et le fist sor I montangne, lequeile montangne ons nomme encors apres la citeit Aventine.

[Gouverneurs d’Italie - La cité Aventin en Italie] En l'an 422 d'Abraham [1603 a.C.n.] Janus, le gouverneur d'Italie, mourut ; son fils Aventinus régna quarante-neuf ans avec Hercule précité ; ensuite, en l'an 471 d'Abraham [1554 a.C.n.], Hercule mourut et son fils Japhet régna avec Aventinus durant cinquante-deux ans. Aventinus fonda une cité qu'il nomma Aventin, en Italie, sur un mont que l'on nomme encore la cité de l'Aventin.

[Quant les lettres des Hebreux furent trovées] A cel temps furent promiers trovée les lettres en briez.

[Invention des lettres des Hébreux] À cette époque furent inventées les premières lettres en hébreu.

Sor l'an Abraham IIIIc et XCII, morut li roy de Caldée et de Crète Mathiaphet ; se fut roy son fis Cydoine IIIIxx ans. Item, l'an Abraham Vc LXXIII, morut Cydoine, le roy de CaIdée et de Crete ; si fut roy son fis Gaban, et regnat XC ans.

 En l'an 492 d'Abraham [1523 a.C.n.], le roi de Crète et de Chaldée, Mathiaphet, mourut ; son fils Sidoine régna alors quatre-vingts ans. En l'an 573 d'Abraham [1442 a.C.n.] mourut Sidoine, roi de Chaldée et de Crète ; son fils Gaban lui succéda durant quatre-vingt-dix ans.

Item, l'an Abraham Vc et XXIII, morut Aventins d'Ytale ; si regnat son fis Ragam awec Japhet deseurdit LVIII ans.

En l'an 523 d'Abraham [1492 a.C.n.] mourut Aventinus, roi d'Italie ; son fils Ragam régna cinquante-huit ans avec le Japhet qui vient d'être cité (p. 17).

[De Gaban qui fut mult gran clers - Porquoy le planete Saturnus fut enssi apellée] Chis Gaban fut un mult gran clerc astronomien, et cognissans les planetes et les estoiles et tout le movement de firmament. Et oit I fis qu'ilh appellat Saturnus, apres le nom de la plus hault planete ; et fut chis Saturnus I gran agoans de XXI pies de Iong et de XVIII de tour, et por sa grandeur fut-ilh oussi sovent et commonement nommeis Nemprot com Saturnus ; encor dont n'estoit-ilh desquendus de nulle costé de Nemprot, mains entirement de Japhet le fis Noé.

[Gaban est un très grand clerc - Pourquoi la planète Saturnus est-elle appelée ainsi ?] Ce Gaban fut un très grand clerc, un astronome qui connaissait les planètes, les étoiles et tous les mouvements du firmament. Il eut un fils qu'il nomma Saturne, d'après le nom de la planète la plus haute. Ce Saturne était un géant, mesurant vingt-et-un pieds de long et dix-huit pieds de tour. À cause de sa grande taille, souvent et très couramment Saturne fut aussi nommé Nemrod. En fait, il ne descendait nullement de Nemrod, mais de Japhet, fils de Noé.

[De Ytale] Item, l'an Abraham Vc IIIIxx et I, morut Japhet li gouverneur d'Ytale ; si regnat son fis Seruge awec Ragan [sic] deseurdit XLVIIans. [p. 19] Et puis morut Ragan [sic] ; si regnat son fis Nachor awec Seruge LXVIII ans.

[Italie] En l'an 581 d'Abraham [1434 a.C.n.] mourut Japhet, le gouverneur d'Italie ; son fils Sérug régna avec Ragam précité quarante-sept ans. [p. 19] Ensuite Ragam mourut ; son fils Nahor régna avec Sérug soixante-cinq ans.

[De Crete et Caldée] Item, l'an Abraham VIc et LXII, morut Gabam, le roy de Caldée et de Crete ; si fut roy Saturnus son fis, li agoans, XXIII ans. Chis Saturnus Nemprot avoit III fis : ly anneis oit nom Jupiter, li aultre Pirus et li tierche Mabiabam.

[Crète et Chaldée] En l'an 662 d'Abraham [1353 a.C.n.] mourut Gaban, roi de Chaldée et de Crète ; son fils Saturne le géant lui succéda et régna vingt-trois ans. Ce Saturne/Nemrod avait trois fils : l'aîné s'appelait Jupiter, le second Pirus et le troisième Mabiabam.

 

 Saturne, roi de Chaldée et de Crète, châtré et détrôné par son fils Jupiter, se cache en Italie, qui lui doit son nom (vers 685 d'Abraham ? = vers 1330 a.C.n. ?)

 

[p. 19] [Coment Jupiter fist son peire Saturnus escolhier] Si avient que, quant ilh oit regneit XXIII ans, Jupiter son fis, qui se dobtait que son peire ne departist sa terre à ses III fis enwalmant, si trahit à luy partie des hommes de paiis, et fist son peire Saturnus escolhier ; portant que dont estoit li usaige que, quant uns roy estoit enssi atourneis, ilh ne pooit tenir royalme, ne donneir à altre, si com à son fis anneis.

[p. 19] [Jupiter fait châtrer son père Saturne] Il advint qu'après vingt-trois ans du règne de Saturne, son fils Jupiter, qui redoutait de voir son père répartir sa terre entre ses trois fils en trois parts égales, se rallia une partie des hommes du pays et fit châtrer son père. L'usage en effet stipulait qu'un roi ainsi mutilé ne pouvait plus occuper son royaume ni le transmettre à quiconque d'autre qu'à son fils aîné.

[Coment Jupiter encachat son père et ses freres vers Europ - Porquoy Ytale fut enssi nommée] Puis enchachat Jupiter son peire et ses freres, qui s'enfuyrent vers Europ. Si morut en la voie son fis Mabiabam, et chu fut en lieu où Rome fut puis édifiié ; et siet en muchant luy et son fis en bussons et en ronxhes, portant qu'ilh estoit honteux de chu qu'ilh estoit escolhiés, sy soy absconsoit des gens ; et portant ilh nommat puis le regne Ytale, qui est à dire en franchois absconse ; ja soiche que nos aions parleit chi-devant pluseurs fois d'Ytale, chu estoit por vos donneir plaine cognissanche de la mateire ; car Saturnus le nommat promirs Ytale, mains ly peuple le fist puis habiteir entres eaux, et ilh leur fist mult de grans bien profitaibles.

[Jupiter chasse son père et ses frères vers l'Europe - Pourquoi l'Italie est nommée ainsi] Alors Jupiter chassa son père et ses frères, qui s'enfuirent vers l'Europe. En chemin, son fils (cadet) Mabiabam mourut, à l'endroit où Rome s'éleva par la suite. Saturne resta là, avec son troisième fils, se cachant dans les buissons et les ronces, honteux d'être châtré et se dissimulant (au regard) des gens. C'est pourquoi il nomma plus tard le pays « Italie », qui signifie en français « caché ». Bien que j'aie déjà parlé plusieurs fois de l'Italie, pour vous donner pleine connaissance de la matière, Saturne fut bien le premier à appeler ainsi l'Italie. Ensuite, les gens du pays le firent habiter parmi eux et il accomplit pour eux de grands bienfaits nombreux et profitables.

 

Saturne le civilisateur enseigne notamment l'agriculture au peuple d'Italie, qui le vénère comme un dieu

 

[p. 19] [Coment Saturnus fist mult de biens à ses gens, et les endoctrinat] Chis Saturnus fist à peuple mult de biens, car ilh les trovat simples et bestials, se les induit et endoctrinat de labureir les terres, planteir les vingnes, habiteir en mansons et vivre si com hommes ; car le temps devant, si com nos avons dit, ilhs habitoient dedens les bommes et les trais des montangnes, et lassarent les vilhes qui astoient là fondeez ; et mangnoient glans de chaynes, pommes savaiges, rachines et altres chouses si com biestes.

[p. 19] [Saturne apporte beaucoup de bienfaits à ses gens et les instruit] Saturne rendit beaucoup de services aux gens de ce peuple, qu'il avait trouvés simples, vivant comme des bêtes. Il les vêtit, leur apprit à travailler la terre, planter des vignes, habiter dans des maisons et vivre comme des humains. En effet, comme nous l'avons dit précédemment (p. 10), ils habitaient dans les grottes et les défilés des montagnes, délaissant les villes fondées en cet endroit. Ils se nourrissaient de glands de chênes, de fruits sauvages, de racines, et d'autres choses, comme des bêtes.

[Coment Saturnus fut aoreis de peuple en lieu où Romme siet] Adont fut aoreis Saturnus de peuple si com Dieu, et li fut donneit de part le peuple le tierche partie de leur rengne, en droit lieu où Romme siet ; si fondat asseis pres une citeit qu'ilh nommat Saturne apres luy, et maintenant elle est nommée Sutre. Et là ilh semat son promier gran, et enssi usont-ilh alle maniere que Saturnus les avoit apris, jusques à temps Virgile de Bugie, qui les aprist à ahanneir les terres enssi c’on fait [p. 20] maintenant.

[Saturne est adoré par les gens habitant le site de Rome] Saturne fut adoré du peuple à l'égal d'un dieu, et le peuple lui accorda le tiers de leur royaume, à l'endroit exact où se situe Rome. Tout près de là il fonda une cité qu'il nomma Saturne, d'après son nom ; maintenant, elle s'appelle Sutri. Le premier il sema du grain, et les habitants utilisèrent la méthode qu'il leur avait enseignée, jusqu'au moment où Virgile de Bougie leur apprit à labourer les terres comme on le fait [p. 20] maintenant.

 

Saturne fonde en Italie les royaumes des Latins, des Sept Montagnes et de Toscane - Leurs dirigeants jusqu'à l'arrivée d'Énée

 

[p. 20] [Coment Saturnus fondat III royalmes en Ytaile et de leurs rois] Apres fist Saturnus de la terre III royalmes, si les nommat les III royalmes d'Ytale ; s'en oit I Saturnus, où ilh regnat XL ans, et les II governeurs orent les II altres, et leurs heures.

[p. 20] [Saturne fonde trois royaumes en Italie - Leurs rois] Après cela, Saturne fit du pays trois royaumes, qu'il appela les trois royaumes d'Italie. Saturne en occupa un, où il régna pendant quarante ans. Les deux gouverneurs et leurs héritiers eurent les deux autres.

[version du mss A] Apres Saturnus le fut Latinus, son fis, et apres Sabinus qui regnat XXXIIII ans, et apres Pirus qui regnat XLIX, et Sabinus son fis le fut apres XXXVII ; et chis regnoit, quant Eneas y vient apres la destruction de Troie. Chis Latinus nommat sa terre le royalme des Latins, apres son nom.

 

[version du mss B, mieux en rapport avec la légende romaine, selon Borgnet, p. 20, n. 2] Apres Saturnus fut roi Pirus XLIX ans, et Sabinus ses fis le fut apres XXXVII ans. Puis le fut Latinus, li fil de Sabinus XXXXIIII ans, et chis regnoit, quant Eneas y vient apres la destruction de Troie. Chis Latinus nommat sa terre le royalme des Latins, apres son nom.

[version du mss A] À Saturne, succéda son fils Latinus ; puis vinrent Sabinus, qui régna trente-quatre ans, Picus (?), quarante-neuf ans, et son fils Sabinus, trente-sept ans. Il était au pouvoir lors de l'arrivée d'Énée après la destruction de Troie. Ce Latinus appela sa terre royaume des Latins, d'après son nom.

 

[version du mss B] Après Saturne, Picus (?) fut roi pendant quarante-neuf ans et Sabinus, son fils, pendant trente-sept ans. Puis Latinus, son fils, lui succéda. Il était au pouvoir lors de l'arrivée d'Énée après la destruction de Troie. Ce Latinus appela sa terre le royaume des Latins, d'après son nom.

[Coment les II governeurs d’Ytaile orent II royalmes - En chi temps fut Troie le Grant destruite] Item, en retournant à nostre mateire, les dois governeurs qui estoient al temps Saturnus, dont li uns estoit nommeis Serog et li altre Macor, orent les II altres royalmes ; et Serug promier regnat XI ans com roy ; et apres luy le fut son fis Galdebadach, et chu est à dire en franchois septes montangnes, et regnat LXX ans. Apres regnat son fis Salatrop XLVIII, et puis regnat son fis Evande [sic]  XXI an ; et chis regnoit quant Troie fut destruit.

[Les deux gouverneurs d’Italie ont deux royaumes - L'époque de la destruction de Troie la Grande] Mais revenons à notre sujet. Aux deux gouverneurs en charge au temps de Saturne, appelés l'un Sérug et l'autre Macor, échurent les deux autres royaumes. Sérug régna d'abord pendant onze ans ; après lui son fils Galdebadach, c'est-à-dire « sept montagnes » en français, fut roi durant soixante-dix ans. Après, Salatrop régna pendant quarante-huit ans, et ensuite son fils Évandre, pendant vingt-et-un ans. Il régnait lors de la destruction de Troie.

[Coment Nacor fut roy de la tierche royalme - Del royalme de Tuscane] Apres retournant à la tierche royalme, dont Nacor [sic] fut ly promier roy, et regnat LVI ans, puis regnat son fis Mathiphalet XLIX ans, puis regnat son fis Tuscus XXXV ans. Chis nommat son rengne solonc son nom Tuscaine. Apres regnat son fis Turnus XXI ans ; et chis regnoit à la destruction de la grant Troie.

[Nacor fut roi du troisième royaume - Le royaume de Toscane] Revenons maintenant au troisième royaume, dont Macor fut le premier roi. Il régna soixante-six ans ; après lui son fils Mathiphalet régna quarante-neuf ans, puis le fils de ce dernier, Tuscus, trente-cinq ans. Ce Tuscus donna son nom au royaume de Toscane. Turnus, son fils, régna vingt-et-un ans. Il était au pouvoir lors de la destruction de la Grande Troie.

 

 


 

 B. premiÈre destruction de Troie - Jason et la Toison d'OR - reconstruction de Troie par priam [Myreur, p. 20b-23a]

 

Ans 835-940 d'Abraham = 1180-1075 a.C.n. (datation floue)

 

Introduction [texte]

Dans les notices précédentes, Jean a évoqué à trois reprises la destruction de la Grande Troie, annonçant ainsi l'arrivée d'Enée en Italie. Il se doit dès lors de parler plus longuement de Troie. On va donc quitter l'Italie.

La chute de Troie a souvent été utilisée par les Anciens comme point de départ d'un de leurs computs. Au tout début du Myreur (p. 4), Jean avait d'ailleurs annoncé que sa Chronique commencerait à la destruction de Troie, mais il choisit de traiter d'abord du déluge. Il revient ici (p. 20) sur ce phénomène très important dans l'imaginaire occidental et, pour en solenniser la date, il accumule les concordances. C'est là un procédé, typiquement antique, auquel il recourt parfois pour souligner des événements particuliers, comme par exemple la fondation de Rome (p. 58) ou celle de Trèves (p. 188-189). Une donnée frappe dans ces concordances : l'écart entre la naissance d'Abraham et celle de Joseph y est de 248 ans, alors que, plus haut dans Ly Myreur (p. 17), Joseph est censé naître « en l'an 246 d'Abraham ». On y a déjà fait allusion, mais c'est accessoire ici.

Beaucoup plus important est le fait que, pour expliquer la destruction de Troie, le chroniqueur remonte plus haut dans l'histoire de la ville. Celle-ci en effet, dans la tradition mythologico-légendaire, a connu deux guerres et deux destructions. Jean en donne un récit qui ne figure ni chez Orose ni dans la Chronique de Martin et dont nous n'avons pas retrouvé la source précise.

Quoi qu'il en soit, Jean se place au moment où Laomédon, père de Priam, règne sur ce qui fut appelé « la première Troie ». À cette époque, raconte-t-il, trois empereurs, trois frères, se partageaient l'ensemble de la Grèce. Laomédon, le roi de Troie, était l'un d'eux. Le deuxième était Pélias dont le royaume, non nommé, n'était séparé de Troie que par la mer. Le troisième roi n'est même pas cité ; les problèmes soulevés ne concernent d'ailleurs que Laomédon et Pélias.

Or donc, Pélias, craignant qu'un de ses proches, Jason, ne le dépouille de son royaume, espère se débarrasser définitivement de lui en le chargeant d'une mission très dangereuse, à savoir aller conquérir la Toison d'Or en Colchide. Une tempête fait échouer l'expédition de Jason sur une côte du royaume de Troie, non loin de la ville. Laomédon, le roi du pays, ordonne aux Grecs de Jason de quitter les lieux sans tarder. Jason obtempère mais jure de revenir se venger en détruisant la ville. Jason réussit à s'emparer de la Toison d'or, avec l'aide de la fille du roi de Colchide, Médée, qui est tombée amoureuse de lui, mais qu'il abandonne pour rentrer en Grèce. À son retour, Jason rassemble une énorme armée, avec l'accord des trois rois de Grèce, et repart pour détruire Troie et en tuer le roi, Laomédon.

Priam, le fils de Laomédon, qui guerroyait au loin, apprend la tragédie trop tard pour l'empêcher mais, à son retour, il reconstruit une nouvelle Troie, « dix fois plus fortifiée, plus belle et plus grande que la précédente ». Il est couronné roi, règne trente-cinq ans et épouse Hécube, dont il a cinq fils (dont Hector et Pâris) et trois filles (dont Cassandre). C'est cette Troie de Priam qui fera ultérieurement l'objet d'une nouvelle attaque des Grecs (« la Guerre de Troie ») et d'une nouvelle destruction (« la Chute de Troie ») suivie de la diaspora des Troyens. Jean présentera plus loin (p. 26-29) ces événements, mais avant cela, entre les deux épisodes « troyens », il insère un bref exposé sur les Amazones, où intervient Cyrus II le Grand, dont il a déjà traité plus haut (p. 12-13).

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 Sommaire

Date de la destruction de le Grande Troie, celle de Priam (an 4019 de la création = an 835 d'Abraham = 1180 a.C.n.)

* Les forces en présence : les trois empereurs de Grèce, dont Pélias, oncle de Jason et Laomédon de Troie, père de Priam

Jason, poussé par Pélias, veut conquérir la Toison d'or mais, arrêté à Troie par un orage, il jure de revenir détruire cette cité, une fois son exploit réalisé

* Jason conquiert la Toison d'or, grâce à l'aide de Médée, qu'il abandonne lorsqu' il retourne en Grèce

Jason et les Grecs détruisent Troie, tuent Laomédon - Télamon emmène en Grèce Exiona, fille de Laomédon

Priam, couronné roi, reconstruit une Troie plus forte et plus belle - Sa famille et le peuplement de sa cité

 

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Date de la destruction de la Grande Troie, celle de Priam (an 4019 de la création = an 835 d'Abraham = 1180 a.C.n.)

 

[p. 20] Car quant li grant Troie fut destruit, si coroient les dautes à la fin del regnation de derains nommeis trois roys d'Ytale, ch'est assavoir sor l'an del origination de monde IIIIm et XIX, qui fut ly an del delueve Noé MVIIc et LXXVII, et del nativiteit Abraham, VIIIc et XXXV, et del nativiteit Ysaac VIc LXXV, et del nativiteit Joseph, le fis Jacob, Vc IIIIxx et VII. Al thier an que Abdon astoit duc de peuple Israël, le XXIIII jour de mois de septembre, fut Troie adont destraite.

[p. 20] La date de la destruction de la Grande Troie correspondait à celle de la fin du règne des trois derniers rois d'Italie dont on vient de parler, c'est-à-dire à l'an 4019 de l'origine du monde, ou de l'an 1777 du déluge de Noé, ou de l'an 835 de la nativité d'Abraham, ou de l'an 675 de la nativité d'Isaac, ou de l'an 587 de la nativité de Joseph, fils de Jacob. La troisième année du règne du duc Labdon en Israël, le vingt-quatre septembre, Troie fut détruite.

Mains por vos informeir alconnement comment et porquoy el fuit destruit, nos retournerons devant, et vos compterons briefment la maniere et le fait.

Mais pour vous informer un peu mieux de la manière et de la cause de cette destruction, nous retournerons en arrière, pour vous raconter brièvement les choses.

 

Les forces en présence : les trois empereurs de Grèce, dont Pélias, oncle de Jason, et Laomédon de Troie, père de Priam

 

[p. 20] [De Troie, comment et porquoy elle fut destruite] Vos aveis bien oiit, et vos avons deviseit le fondement del generation del ysle de Europ, comment el fut de promier habiteis, jusques à la propre [p. 21] année que Troie fut destruit et desert ; mains encor dont portant que nos volons faire entendre à tout gens comment et por queile raison el fut destruite, et comment cheaux qui s'en partirent vinrent habiteir en Europ, nos en ferons mension briefment et entendablement ; et puis apres porsuirons nostre mateire de greit en altre toudis avant, enssi que ilh le requiert.

[p. 20] [Comment et pourquoi Troie fut détruite] Vous avez bien entendu et nous vous avons expliqué les débuts de la formation de l'Europe et l'histoire de son peuplement depuis le début jusqu'à l'année précise [p. 21] où Troie fut détruite et désertée. Mais comme nous voulons encore faire comprendre à tout le monde comment et pourquoi Troie fut détruite, et comment ceux qui la quittèrent vinrent habiter en Europe, nous en ferons mention brièvement et de manière compréhensible ; ensuite nous poursuivrons dans notre matière, avançant toujours pas à pas, comme elle le requiert.

[Des III empereres de Greche] Et promier vos disons que, al temps que ly roy Laomedons, roy de Frise et de Troie, qui fut le peire à roy Priant, regnoit à Troie si com roy, adont avoit en Greche III empereurs qui regnoient ensemble com freres, et avoient le royalme departie en III ; si tenoit chascon une partie. Si avient que li uns, qui fut nommeis Peleus, tenoit sa tierche partie marchissant à la royalme de la grant Frise et de Troie, fours tant que la mere les departoit. Chis avoit unc cusien, fis de son frere Theseus, qui fut nommeis Jason, qui fut à son temps ly myedre chevalier del monde, conquerans armes partout où ilh les savoit, et si n'avoit que XXXV ans d'eaige.

[Les trois empereurs de Grèce] Nous vous dirons d'abord qu'à l'époque où Laomédon, roi de Phrygie et de Troie, père de Priam, régnait sur Troie, il y avait en Grèce trois empereurs, qui régnaient ensemble en tant que frères et avaient partagé le royaume en trois ; chacun en détenait une partie. L'un d'eux, nommé Pélias, occupait la troisième partie qui se trouvait à la frontière du royaume de la Grande Phrygie et de Troie. Seule la mer le séparait de Troie. Ce Pélias avait un parent, le fils de son frère Thésée, qui se nommait Jason. Il était le meilleur chevalier de son époque, conquérant tout ce qui était à la portée de ses armes. Il n'avait que trente-cinq ans.

 

Jason, poussé par Pélias, veut conquérir la Toison d'or mais, arrêté à Troie par un orage, il jure de revenir détruire la cité une fois son exploit réalisé

 

[p. 21] Et portant que Jason por sa bonne chevalerie astoit ameis de tos les barons de son oncle, si en oit son oncle grant dobtanche, qu'ilh, par sa proieche, ne li tolist son rengne ; si s'avisat unc jour comment ilh le destrueroit, et le mandat que ilh venist à ly, et chis y vient. Et ilh li dest : « Beaux cusiens, vos aveis le nom que vos esteis li plus preux del monde, et c'est bien raison, car vos aveis conquis maintes proieches ; mains je say I proieche, se vos le poiés faire, cel passerat toutes les altres, et chu est del conquerre le muton qui at le toson d'or, qui est en l'isle de Colcos, que nuls ne pot oncques conquerre, lyqueis est fais par nigromanche, et at esteit envaiis de mains bons chevaliers. »

[p. 21] Comme Jason, vu ses qualités de chevalier, était aimé de tous les barons de son oncle, Pélias craignit que par ses prouesses son neveu ne le dépouille de son royaume. Il réfléchit un jour à la manière dont il causerait sa perte. Il le fit venir à lui et dit : « Beau cousin, vous avez la réputation d'être le chevalier le plus preux du monde, et c'est bien normal, car vous avez accompli maintes prouesses. Mais j'en connais une qui surpasserait toutes les autres si vous pouviez l'accomplir : ce serait de conquérir le bélier à la toison d'or, qui se trouve dans l'île de Colchide et dont personne jamais n'a pu s'emparer : il existe grâce à la magie et maints vaillants chevaliers ont tenté de le conquérir. »

[Coment Jason, le bon chevalier, s’en alat pour conquerir le mouton, por cuy ocquison Troie fut destruit] Quant Jason entendit chu, si jurat que mais n'aresteroit si l'aroit envaiit, et fist son harnois aparelhier, puis montat sor mere, et awec li son compagnon Hercules et XXX chevaliers, et nagarent envoie. Et enssi qu'ilh en alloient par mere, les prist unc gran oraige qui les jettat à terre en la royalme de Troie.

[Jason, le bon chevalier, va conquérir le bélier ; c'est l'occasion de la destruction de Troie] Quand Jason eut entendu cela, il jura de ne s'arrêter qu'après s'être approprié la Toison. ll fit préparer tout son équipement, puis embarqua, avec son compagnon Hercule et trente chevaliers. Un orage violent les surprit en pleine navigation et les jeta sur le rivage, dans le royaume de Troie.

Adont yssirent de leur neis, et tendirent [p. 22] leur treif deleis I fontaine en I preit, asseis pres de la citeit de Troie ; mains quant Laomedons, qui estoit roy de Frise et de Troie, le soit, et li fut dit que gens d'armes astoient en son pays logiet, si se dobtat, et portant les mandat qu'il vuidassent son pays, ou ilh s'en poroient bien repentir. Adont vuidarent les Grigois, mains Jason jurat, quant ilh auroit son affaire acomplit, ilh amonroit les Grigois devant Troie, et le destruiroit.

Sortis de leurs bateaux, ils dressèrent [p. 22] leurs tentes dans un pré près d'une source, proche de la ville de Troie. Mais quand Laomédon, le roi de Phrygie et de Troie, apprit que des hommes en armes étaient installés dans son pays, il prit peur et leur ordonna de vider les lieux, sous peine d'avoir à le regretter. Les Grecs s'en allèrent, mais Jason jura qu'après avoir accompli son projet, il reviendrait avec les Grecs devant Troie et la détruirait.

 

Jason conquiert la Toison d'Or, grâce à l'aide de Médée, qu'il abandonne lorsqu'il retourne en Grèce

 

[p. 22] [Coment Jason vint en l’isle de Colcos où ly mouton estoit] Atant nagarent avant, et n'arestarent ; se vinrent en l'isle de Colcos en la citeit de Jasonite. Si trovarent le roy Orest, qui les fist mult grant fieste. Chis roy Oreste avoit une filhe, qui oit nom Medea, qui tant savoit d'yngremanche que nus en poioit savoir. Cel enamat Jason, quant el le vit, por sa grant bealteit, et s'acontarent teilement que Jason jut awec et le cognut carnelment, et li oit enconvent de prendre à femme, portant qu'elle li aidat qu'ilh conquist le moton d'or ; mains ilh ly tient mal covent ; car quand ilh oit accomplit son vowe, ilh retournat en Gresche, et laissat la damoiselle en son pays.

[p. 22] [Jason arrive dans l’île de Colchide où se trouve le bélier] Ils reprirent la navigation et ne s'arrêtèrent qu'une fois parvenus dans l'île de Colchide, dans la cité de Jasonite. Ils y trouvèrent le roi Oreste, qui leur fit très grande fête. Ce roi avait une fille, Médée, plus que personne experte dans l'art de la magie. Dès qu'elle vit Jason, elle s'en éprit à cause de sa grande beauté. Ils s'entendirent si bien que Jason eut une liaison avec elle et la connut charnellement ; alors il fut convenu qu'il l'épouserait, si elle l'aidait à conquérir le bélier d'or. Mais Jason ne respecta pas l'accord ; après avoir réalisé son souhait, il retourna en Grèce, laissant la demoiselle dans son pays.

 

Jason et les Grecs détruisent Troie, tuent Laomédon - Télamon emmène Exiona, fille de Laomédon, en Grèce

 

[p. 22] [Coment Jason fist le siege à Troie et le destruit] Adont assemblat Jason Cm Grigois, par le consentement des trois roys de Gresse, et s'en allat à Troie ; mains les labureurs dou pays le nuncharent à roy de Troie Laomedons, qui vient contre les Grigois à XXXm hommes à chevals, et les corut sus. Mains les Grigois soy partirent en trois pars : les dois soy combatirent aux Troiens, et les altres entrarent en la citeit de Troie ; se le destrurent, et là furent Troiens desconfis et mors, et ly roy Laomendons oit le chief copeit.

[p. 22] [Jason assiège Troie et la détruit] Jason rassembla alors cent mille Grecs, avec l'accord des trois rois de Grèce, et partit pour Troie. Les travailleurs du pays annoncèrent l'arrivée des Grecs au roi de Troie Laomédon, qui marcha contre eux avec trente mille chevaliers et les attaqua. Mais les Grecs se divisèrent en trois groupes : les deux premiers combattirent les Troyens tandis que les autres pénétrèrent dans la ville de Troie. Ils la détruisirent ; les Troyens furent défaits et tués ; le roi Laomédon fut décapité.

[Coment ly roy Telamon emynat Exiona, la filhe du roy Laomedon] Enssi orent les Grigois victoir, et ralarent en leurs terres ; mains ly roy Telamon enmenat awec luy en Gresche Exiona, la filhe le roy Laomendon, et le tien en songnetage por fair despit aux Troiens.

[Le roi Télamon emmène Exiona, la fille du roi Laomédon] Les Grecs remportèrent la victoire et retournèrent dans leur pays. En outre le roi Télamon emmena avec lui en Grèce Exiona, la fille du roi Laomédon, et en fit sa concubine au grand dépit des Troyens.

 

Priam, couronné roi, reconstruit une Troie plus forte et plus belle - Sa famille et le peuplement de sa cité

 

[p. 22] [Coment Troie fut destruite] Adont fut contée la novelle à Priant qui estoit en guerre, et avoit assegiet unc casteal qui oit nom Colenart ; si lassat tantost le siege et revient vers Troie, et mandat tantost ouvrirs de toutes pars, et fist la citeit refair et reedifyer X fois plus fort, plus belle et plus grant com devant.

[p. 22] [La destruction de Troie] La nouvelle (de la destruction) fut rapportée à Priam, qui guerroyait et assiégeait un château du nom Colenart. Il leva aussitôt le siège et revint à Troie. Aussitôt Il fit venir des ouvriers de toutes parts, pour reconstruire une autre cité, dix fois plus fortifiée, plus belle et plus grande que la précédente.

Et fut destruite la citeit de Troie deseurdit, la promier fois, sor l'an del origination de monde IIIm IXc IIIIxx et IIII, qui fut li an Joseph, li fis Jacob, Vc et LIII ; et avoit adont li roy Laomendon deseurdit regneit XXVII ans.

La Troie citée ci-dessus fut détruite la première fois en l'an 3984 de l'origine du monde [2216 a.C.n.], ce qui correspond à l'an 553 de Joseph, fils de Jacob. Le roi Laomédon avait alors régné vingt-sept ans.

[Del refachon de Troie] Enssi fut refaite la citeit de Troie, et tenoit XXIII lieues de circuite, et seioit à plaine [p. 23] terre, et si estoit emmy une halt forteresche sor une roche, qui estoit si halt que unc engiens n'y posist avenir al jetteir, qui avoit à nom Ylion, apres le roy Alus, qui fut ayon à roy Prian, qui l'avoit fondeit à son temps. Et les murs de la citeit astoient de IIIIxx pies hals ; et avoit desus IIIIc tours et VI portes coliches, et al defours fosseis parfons de XL piés.

[La reconstruction de Troie] Ainsi la cité de Troie fut reconstruite. D'un périmètre de vingt-trois lieues, elle était située dans une plaine [p. 23]. En son centre se dressait sur un rocher une haute forteresse, si élevée qu'aucune machine de guerre n'aurait pu la renverser. Cette forteresse s'appelait Ilion, du nom du roi Ilus, l'aïeul du roi Priam, qui l'avait fondée en son temps. Les murs de la cité étaient hauts de quatre-vingts pieds ; sur les murs on trouvait quatre-cents tours et six herses, et à l'extérieur, des fossés profonds de quarante pieds.

[Priant sy fist coroneir à roi del novelle Troie] Puis soy fist Priant coronneir à roy ; si regnat XXXV ans, et fist partout proclameir et manifesteir que tous cheaux, qui en ladit citeit venroient habiteir, seroient afranquis de tous servages ; et chu fist-il portant qu'ilh voloit sa citeit puepleir.

[Priam se fait couronner roi de la nouvelle Troie] Priam se fit couronner roi. Il régna trente-cinq ans, faisant savoir et proclamer partout que tous ceux qui viendraient habiter dans la cité seraient affranchis de tout servage ; il agissait ainsi parce qu'il voulait peupler sa cité.

[Ses fis : Hector, Paris, Troielus, Deyphebus et Helenus - Ses filhes : Cassandra, Andrometa et Polixena] Puis soy mariat le roy Priant ; se prist à femme Ecuba, le filhe le roy Ector de Garpe, de laqueile ilh oit V fis : Ector, Paris, Troielus, Deyphebus et Helenus ; et trois filhes : Cassandra, Andrometa et Polixena.

[Ses fils : Hector, Paris, Troïlus, Déiphobe et Hélénus - Ses filles : Cassandre, Andromède et Polyxène] Après cela, le roi Priam se maria : il prit pour femme Hécube, la fille du roi Hector de Garpe, de qui il eut cinq fils : Hector, Pâris, Troïlus, Déiphobe et Hélénus ; et trois filles, Cassandre, Andromède et Polyxène.

 

 


 

 C. digression : les MÈDES, les perses et surtout les AMAzones [Myreur, p. 23b-26a]

 

(Datation floue)

 

 

Introduction [texte]

Jean avait déjà traité plus haut (p. 12-13) de Cyrus II le Grand, un personnage tout à fait historique du VIe siècle avant notre ère, roi des Perses, qui conquit les Mèdes (en 550 avant notre ère) et s'empara de Babylone (en 539 avant notre ère) pour devenir le maître de toute l'Asie occidentale. C'est également lui qui permit aux Juifs de rentrer à Jérusalem (p. 94). En fait, il s'agit ici moins d'une d'anticipation historique, que d'une fantaisie chronologique, puisque Jean anticipe d'un bon millénaire les conquêtes de Cyrus et notamment la prise de Babylone.

Mèdes, Perses, Astyage, Cyrus (rapide synthèse historique).

Les présentations de Jean ne respectant pas toujours l'ordre chronologique, il peut être utile de situer dans leur environnement historique certains des personnages dont il parle dans son Myreur, et notamment le Cyrus dont il est question ici. Toutes les dates seront données dans notre comput actuel.

Au départ (si l'on peut dire), les Perses et les Mèdes étaient des royaumes différents qui furent réunis dans les conditions suivantes.

Astyage (p. 23), roi des Mèdes (584-549 avant notre ère), avait une fille Mandane qui épousa Cambyse I, roi des Perses, et lui donna un fils. C'est ce fils, Cyrus, qui en 549 avant notre ère détrôna son grand-père Astyage, prenant le titre de « roi des Perses et des Mèdes » et fondant une nouvelle dynastie, celle des Perses Achéménides. Dès le début, Jean distribue donc mal les rôles en considérant Cyrus comme le roi des Mèdes et Astyage comme le roi des Perses.

Les conquêtes de Cyrus II le Grand sont importantes : il bat Crésus, roi de Lydie (546 avant notre ère), conquiert les colonies grecques de l'Asie Mineure (545-539 avant notre ère), puis s'empare de Babylone, où il libère les Juifs captifs (Jean en reparlera p. 92-94). Il poursuit alors sa marche vers l'Est, et domine tout le pays entre la Caspienne et l'Inde, où il meurt dans des opérations militaires contre les Massagètes. Sa mort est racontée de façon diverse. La plus simple est qu'il aurait été tué dans un combat contre les Massagètes, établis entre la mer Caspienne et la mer d'Aral. Ils auraient été dirigés par Tomyris (Thomyris), la veuve de leur roi. Hérodote (Histoire, I, 214), dans son récit des dernières opérations de Cyrus contre les Massagètes où il n'est naturellement pas question des Amazones, intègre la défaite de Cyrus contre Thomyris, mais enjolive beaucoup sa mort : la reine, pour venger la mort de son fils qui, prisonnier de Cyrus, se serait suicidé, aurait retrouvé sur le champ de bataille le cadavre du roi et lui aurait « plongé la tête dans une outre pleine de sang humain ». Quoi qu'il en soit, on situe sa mort vers 529 avant notre ère. On comprend mieux que Jean ait fait allusion à cet épisode dans sa synthèse sur les Amazones, mais le récit de Jean diffère beaucoup de celui d'Hérodote.

La question de la mort de Cyrus reviendra aux p. 95-96, dans une présentation tout à fait différente. Le roi aurait été tué grâce à une ruse machinée par une reine qui s'appelait Gazel et qui était l'épouse d'un roi d'Assyrie, Damyns, que Cyrus avait tué au cours d'une bataille. Bref une ruse de femme mise à cet endroit en parallèle avec la ruse de Judith tuant Holopherne.

Les Amazones

À l'évidence, Cyrus intéresse moins le chroniqueur liégeois que les Amazones, sur lesquelles il nous livre une sorte de fiche d'encyclopédie. En réalité, dans la tradition classique, les Amazones n'ont de rapport particulier ni avec Babylone ni avec Cyrus. Appartenant entièrement à la mythologie, elles sont localisées dans des coins très différents et mises en rapport avec divers héros, comme Hercule, Achille, Priam, Hector, voire Alexandre.

Il s'agit donc ici d'une sorte de digression, sortant de la prosecutio temporum régulière, ce qui n'est pas inhabituel chez notre chroniqueur. En effet, à l'occasion, il « suspend le temps » pour des raisons variables, afin d'y placer ce que nous appellerions une « fiche d'encyclopédie » sans rapport direct avec les dates qu'il prend en examen. Parmi d'autres exemples, on pourrait ainsi signaler la description du monde (la « Mappemonde » des p. 285-306) ou la présentation des trois sectes en Judée au temps de Jésus (p. 390-392). Il commet d'ailleurs aussi, toujours à l'occasion, des digressions qui sont tantôt des retours en arrière tantôt des anticipations. La progression narrative du Myreur n'est pas nécessairement conforme à la ligne du temps.

Cela dit, il est difficile de déterminer avec précision où Jean d'Outremeuse a trouvé ce développement sur les Amazones. Il en existe un, assez détaillé, chez Orose (I, 15), lequel s'inspire de Justin (II, 4, 1-25 et 31), mais il ne correspond guère à celui du Myreur. Les Amazones interviennent encore dans la suite, aux p. 31-32, 101, 139 et 142.

Sur un plan plus général, les lecteurs intéressés par le motif intriguant de ces femmes-guerrières trouveront des informations dans un volumineux dossier du site Musagora intitulé Les Amazones de l'Antiquité à nos jours. On verra que les Amazones prennent place très tôt dans la littérature médiévale (Le Roman d'Alexandre et Le Roman de Troie).

Les Perses Achéménides après Cyrus

Pousuivons notre rapide synthèse historique sur les Perses Achéménides après Cyrus, en datant ici encore les événements selon notre comput moderne.

Le successeur de Cyrus le Grand fut son fils Cambyse II, qui régna de la mort de son père (vers 528 avant notre ère) à 522 et que Jean mentionne à la p. 96, avec le nom alternatif de Nabuchodonosor. C'est en fait le nom de plusieurs rois de Babylone, et il ne faut pas le confondre avec le Nabuchodonor, qui prit Jérusalem en 586 avant notre ère et imposa la transmigration à Babylone (p. 90-92). Ce Cambyse II alias Nabuchodonosor étendit l'empire perse en conquérant l'Égypte où il fonde la XXVIIe dynastie. Il sera remplacé par Darius I (522-486), l'homme de la première guerre médique, puis par Xerxès I (486-465), l'homme de la seconde guerre médique. Ces deux derniers rois interviendront aussi dans Ly Myreur. L'Assuérus qui apparaît comme roi des Perses dans le Livre d'Esther (p. 106), est probablement le nom « biblique traditionnel » de Xerxès I, fils de Darius I.

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Sommaire

Cyrus, roi des Mèdes, tue le roi des Perses Astyage, son aïeul, et s'approprie la Perse - Il cherche ensuite à conquérir Babylone, en aménageant l'Euphrate (3602 de la création = 1598 a.C.n.)

Comment l'Amazonie devient un royaume de femmes, dirigé par des reines après la mort du roi Gora (dès 3309 de la création = 1891 a.C.n.)

* Les Amazones, dont les moeurs sont singulières, se sont alliées à Priam, à cause de l'amour de leur reine pour Hector

* Les Amazones combattent victorieusement des rois d'Asie et étendent leur domination en Asie et à Babylone

* La reine des Amazones Thomyris, en habile stratège, vainc Cyrus, roi des Mèdes, et le tue

* Les dernières reines des Amazones se mesurent à Hercule, qu'elles forcent à s'enfuir en Grèce

* La reine Penthésilée est tuée à Troie par Achille et la reine Thalestris fait la paix avec Alexandre le Grand

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Cyrus, roi des Mèdes, tue le roi des Perses Astyage, son aïeul, et s'approprie la Perse - Il cherche ensuite à conquérir Babylone, en aménageant l'Euphrate (an 3602 de la création = 1598 a.C.n.)

 

[p. 23b] [Guerre entre le roy de Mede et le roy de Pers] A cel temps, unc pou devant, assavoir sor l'an del origination de monde IIIm VIc et II, oit moult grant guerre entre Chirus, le roy de Mede, et Astiages, le roy de Pers, son ayon, por le cause de chu que Astiages voloit ochire Chyrus son neveur ; s'orent moult de batalhes ensemble, mains en la fien fut Astiages ochis. Adont vient Chyrus, et conquist le royalme de Persie, et fut siene.

[p. 23b] [Guerre entre le roi des Mèdes et le roi des Perses] En ce temps-là, ou un peu avant, c'est-à-dire en l'an 3602 de l'origine du monde [1598 a.C.n.], éclata une grande guerre entre Cyrus, le roi des Mèdes, et Astyage, le roi des Perses, son aïeul. Astyage voulait tuer Cyrus. Ils s'affrontèrent en de nombreuses batailles, mais finalement c'est Astyage qui fut tué. Cyrus conquit alors le royaume de Perse et se l'appropria.

Apres, Chyrus alat vers Babylone por conquere, se s'i noiat unc sien chevalier en le riviere d'Effrates, de quoy ilh fut corochiés ; si departit la riviere en tant de parties que nos avons desus fait mention.

Cyrus se dirigea ensuite vers Babylone pour la conquérir, et un de ses chevaliers se noya dans l'Euphrate, ce qui le mécontenta beaucoup. Il divisa le fleuve en de nombreux bras, comme nous l'avons mentionné (p. 12).

 

Comment l'Amazonie devient un royaume de femmes, dirigé par des reines après la mort du roi Gora (an 3309 de la création = 1891 a.C.n.)

 

[p. 23b] [De Thameris la royne des Amazones] Et adont avoit en Oriens et en Asie, c'est en Babylone, une royne qui esteit nommeit Thameris, qui chevalchoit en armes, enssi com roy ; mains elle avoit grant pueple à govemeir en la royalme d'Asie qui estoit siene ; mains en la royalme de Amasonie, dont elle estoit aussi royne, n'avoit nuls hommes, fours que femmes. Si avoit lassiet une altre damme por lée en Amasonie por combattre à roy Chyrus, et defendre sa terre de Babylone à cel temps de dont.

[p. 23b] [T(h)omyris, reine des Amazones] Il y avait alors en Orient et en Asie, c'est-à-dire à Babylone, une reine nommée Thomyris, qui chevauchait complètement armée, comme un roi. Elle avait à gouverner beaucoup de sujets en son royaume d'Asie ; mais en Amazonie, dont elle était aussi la reine, il n'y avait aucun homme, mais uniquement des femmes. Dès cette époque, elle s'était fait remplacer par une autre femme en Amazonie pour partir combattre le roi Cyrus et défendre sa terre de Babylone.

[De Amasonie - Porquoy ilh n’at en Amazonie nus hommes] Ors est raison que je vos die porquoy ilh n'avoit en Amasonie nulle homme fors que femmes, et je le vos diray solonc chu que sains Euseibe, evesque de Cesaire, le tesmongne en ses croniques ; et dist que ons trueve en anchienes hystoirs, que en pays de Amasonie soloit avoir unc roy et [p. 24] hommes à planteit, si com en altres pays.

[L'Amazonie - Pourquoi il n'y a pas d'hommes en Amazonie] Il faut maintenant que je vous dise pourquoi il n'y avait aucun homme en Amazonie, mais seulement des femmes. Je le ferai en suivant les chroniques de saint Eusèbe, évêque de Césarée. Selon lui, d'anciennes histoires rapportent qu'en Amazonie il y avait habituellement un roi et [p. 24] des hommes en grand nombre, comme dans les autres pays.

Si avient que sor l'an del origination de monde IIIm IIIc et IX, qui fut li an del delueve Noé M et LXVII ans, chu fut VIIc et X ans anchois que la grant Troie fust destruite la seconde fois, avoit uns roy en pays de Hircayne, qui fut nommeis Jayr ; et en Amasonie avoit uns roy, qui fut nommeis Gora. Ches II roys orent grant guerres ensembles, et dure et long, et orent mult de batalhes ; et la cause si astoit que li uns l'autre volloit mettre en tregut. Et li roy Gode de Senechie estoit awec le roy Jayr d'Hircaine. Si avient que en la fin orent une batalhe ensemble. Si entrat li roy de Senechie awec Xm hommes en unc bois, si se corrurent sus, et sorvinrent là les Xm hommes. Si fut ly roy d'Amasonie enclous et ochis, luy et ses hommes nobles qui astoient awec ly.

En l'an 3309 de l'origine du monde [1891 a.C.n.], correspondant à l'an 1067 du déluge de Noé, c'est-à-dire 710 ans avant la seconde destruction de la Grande Troie, il y avait dans le pays d'Hyrcanie un roi nommé Jayr, et en Amazonie, un roi nommé Gora. Ces deux rois se firent longtemps la guerre et se rencontrèrent dans de nombreux combats, chacun voulant imposer le tribut à l'autre. Le roi Gode de Sénéchie était l'allié du roi Jayr d'Hyrcanie. Finalement, une bataille les opposa tous ensemble. Le roi de Sénéchie s'était embusqué avec dix mille hommes dans un bois, lesquels lors de l'affrontement, surgirent brusquement. Le roi d'Amazonie fut encerclé et mis à mort, ainsi que tous les nobles qui se trouvaient avec lui.

Quant Ahide, la royne de Amasonie, veit que son sires astoit mors et awec ly tous les nobles de son rengne, si qu'ilh n'avoit en son rengne fours que villains, si at pris toutes les femmes des nobles qui mors astoient, et les fist armeir et leur dest : « Ochions tous les villans de nostre pays, et vuidons nostre pays d'hommes, et que jamais hommes ne habite awec nous. » Et tantoist fut fais. Si sont des puis governeez par I royne valhamment, et sont miedres en armes que chevaliers ; et soyés certains qu'elles sont melheurs combattres à piet et à cheval, et plus crueuses asseis que hommes. Riens ne puet dureir contre elles, tant sont felles, trenchant et agues.

Quand Ahide, la reine d'Amazonie, vit que son époux et seigneur était mort, ainsi que tous les nobles, et que ne restaient dans le royaume que les vilains, elle réunit toutes les épouses des nobles morts, les fit armer et leur dit : « Tuons tous les vilains de notre pays, vidons-le des hommes et que plus jamais un homme n'habite avec nous. » Et sitôt dit, sitôt fait. Depuis lors, ces femmes sont gouvernées par une reine vaillante, et sont meilleures au maniement des armes que des chevaliers. Sachez qu'elles sont meilleures au combat que les fantassins et les cavaliers, et plus cruelles que les hommes. Rien ne peut leur résister, tant elles sont terribles, féroces et subtiles.

 

Les Amazones, dont les moeurs sont singulières, se sont alliées à Priam, à cause de l'amour de leur reine pour Hector

 

[p. 24] [Coment les Amasones furent à Troie por socorir le roy Priant] Et dist sains Eusebe qu'elles furent à Troie por socorir le roy Priant, por l'amour de Ector que la royne de Amasonie amoit por sa grant chevallerie. Et deveis savoir que quant elles welent fiestoyer, et estre en solas awec des hommes, si les font venir en leur ysle par une nave, et demoreir III jours ; et quant elles ont enfant, se c'est uns fis, elles l'ochient ou elles l'envoient le peire, et se c'est une femelle, elles le nourissent. Et sachiés, s'elle est noble, elles li ardent d'onc chaut fier la mamelle senestre, [p. 25] por mies porter son escut en batalhe, et s'elle est vilaine, elles li ardent la diestre mamelle por mies traire de l'arch.

[p. 24] [Les Amazones vont à Troie secourir le roi Priam] Saint Eusèbe dit aussi que les Amazones allèrent à Troie secourir le roi Priam, par amour pour Hector dont la reine d'Amazonie appréciait le caractère chevaleresque. Il faut savoir que quand elles veulent faire la fête et jouir de la compagnie des hommes, elles en font venir par bateau dans leur pays pour un séjour de trois jours. Quand elles ont un enfant, si c'est un fils, elles l'envoient à son père, si c'est une fille, elles l'élèvent. Sachez aussi que si la fille est noble, elles lui brûlent le sein gauche avec un fer ardent [p. 25], pour l'aider à porter son bouclier au combat et, si elle est vilaine, elles lui brûlent le sein droit, pour l'aider à tirer à l'arc.

 

Les Amazones combattent victorieusement des rois d'Asie et étendent leur domination en Asie et à Babylone

 

[p. 25] [Coment Amasones conquisent devant Troie II roys et conquisent leurs pays] Item, vos deveis savoir que, quant li roy d'Amasonie et ses hommes furent ochis en la batalhe devantdit, les femmes s'armarent tantost, et incontinent corurent sus les II roys de Hircaine et de Senechie ; si orent teile aventure qu'elles les ochirent andois et leurs hommes, et conquestarent tous leurs pays et les metirent en tregut, que dedont en avant paiont al royne de Amasonie et les servent en batalhes. Enssi regnarent dedont en avant les dammes d'Amasonie valhamment, et tant qu'elles conquisent mult de pays, et par especial elles conquisent et tinrent longement le royalme d'Asie et de Babylone.

[p. 25] [Comment, avant Troie, les Amazones l'emportent sur deux rois et conquièrent leurs pays] Vous devez savoir que, lorsque le roi d'Amazonie et ses hommes furent tués dans la bataille signalée ci-dessus (p. 24), les femmes s'armèrent aussitôt et coururent sans attendre sus aux deux rois d'Hyrcanie et de Sénéchie. Elles réussirent à les tuer tous deux avec leurs gens, à s'emparer de l'ensemble de leurs pays et à leur imposer de payer dorénavant un tribut à la reine d'Amazonie et de la servir dans les combats. Ainsi régnèrent désormais les vaillantes dames d'Amazonie, au point de conquérir de nombreux pays et spécialement le royaume d'Asie et de Babylone qu'elles dominèrent longtemps.

 

La reine des Amazones Thomyris, en guerre contre Cyrus, le roi des Mèdes, lui tend un piège et le tue

 

[p. 25] Si avient que à temps le roy Chirus deseurdit astoit royne des Amasones Thameris deseurdit, qui fut mult corochié que Chirus avoit enssi destruit et departie la riviere de Effrates. Si at defendut sa terre valhamment contre Chirus, et alat la rivier defendre contre Chirus et ses hommes l'entrée de son pays ; car por la grant fianche qu'ilh avoit en la multitude de son peuple, et en desers et en strois lis de son pays où nuls ne poioit passeir, elle estoit plus hardie ; et se trahit d'unc costeit, et lassat passeir oultre le roy et son oust.

[p. 25] Il se fit qu'au temps du roi Cyrus, cité plus haut (p. 12), la reine des Amazones était Thomyris, dont on a parlé (p. 23). Elle était très irritée parce que Cyrus avait détruit et partagé l'Euphrate. Elle défendit vaillamment son pays contre lui. Elle alla d'abord vers le fleuve pour empêcher le roi et ses hommes d'entrer dans son territoire. Mais, se fiant beaucoup à la multitude de ses sujets, aux déserts et aux défilés étroits et infranchissables de son pays, elle se sentit plus audacieuse : elle se retira sur le côté et laissa passer le roi et son armée.

[Comment la royne d’Amason ochist le roy Cyrus et ses gens] Et quant ilh fut passeis le flu, la royne se trahit aux pas, si tendit là ses trefes ; et ly roy Chirus prist IIII grans casteals, et les emplit de vitalhes. Quant chu fut dit à la royne, si at fait venir son fis à tout son oust ; et, quant ilh fut venus à grant gens, la royne soy trahit avant vers les casteals que ly roy Chirus avoit conquis, et se les reconquist ; car ly roy Chirus avoit assegiet (une citeit) en la terre ladit royne qui fut nommée Semyramonde, car la royne Semyramonde l'avoit jadit fondée. Enssi reconquist li fis la royne Thameris les casteals, et departit la vitalhe à ses gens, qui le mangnarent et burent. Mains li roy Chirus le soit ; se vient sour eaux si subtillement, qu'ilh ochist tous cheaux qu'ilh trovat dedens les casteals, et le fis enssi de la royne, qui fut nommeis Rogas.

[La reine des Amazones tue le roi Cyrus et ses gens] Quand le roi eut traversé le fleuve, la reine se retira à son passage et dressa là ses tentes. Le roi Cyrus s'empara de quatre grands châteaux qu'il remplit de vivres. Quand la reine en fut informée, elle fit venir son fils avec toute son armée ; et quand il fut arrivé avec de grandes forces, la reine se porta en avant vers les châteaux conquis par Cyrus et les reprit. En fait le roi Cyrus avait assiégé dans cette terre une cité du nom de Sémiramis, jadis fondée par la reine Sémiramis. Bref, le fils de la reine Thomyris reconquit les châteaux et répartit les vivres entre ses troupes qui mangèrent et burent. Quand le roi Cyrus l'apprit, il fonça sur eux de façon si inattendue qu'il tua tous ceux qui se trouvaient dans les châteaux, dont le fils de la reine, appelé Rogas.

[De la royne Thamaris] Rogas fut ochis et ses gens, dont la novelle vient à la royne Thameris, [p. 26] qui ne plorat pas son fis, enssi que les femmes ont à coustumme, mains el allat à tous ses oust vers le roy Chirus, et le roy Chirus contre lée à grans gens ; mains quant ilhs soy approcharent, si soy findit la royne et ses gens del fuir, et ly roy et ses gens les cachont, et elle fuit toudis jusques aux destrois, qui astoient si mesaisiés que ch'estoit mervelhe por les grant montangnes. Et quant elle vient là, se sa raloiat ensemble ses gens, et corut sus le roy Chirus et ses gens qui astoient tous desroteis, et soy combatirent longement ; mains en la fin fut ly roy Chirus mors et ses gens, desqueiles ilh fut IIIm et IIIc que oncques unc seul ne demorat qui renunchier en posist la novelle : en teile maniere fut mors li roy Chirus et ses gens.

[La reine Thomyris] Rogas et ses hommes furent tués. Lorsqu'elle apprit la nouvelle, la reine Thomyris [p. 26] ne pleura pas son fils, comme font les femmes, mais avec toutes ses troupes elle marcha contre le roi Cyrus, qui fit de même avec de nombreuses forces. Quand les deux armées furent proches, la reine et ses gens firent semblant de fuir, tandis que le roi et les siens les poursuivaient. La reine continua à fuir jusqu'à des endroits resserrés, incroyablement impropres au passage, dans de hautes montagnes. Une fois là, elle rassembla ses troupes et fonça sur le roi Cyrus et ses gens, tous déroutés et égarés. Le combat fut long, mais finalement le roi Cyrus mourut, ainsi que ses trois mille trois cents hommes. Pas un seul ne survécut pour en annoncer la nouvelle. Ainsi moururent le roi Cyrus et ses gens.

 

Les dernières reines des Amazones se mesurent à Hercule, qu'elles forcent à s'enfuir en Grèce

 

[p. 26] [La royne Martesa et Tambedo] Et la royne en son pays demorat en pais tout sa vie, et ne ralat puis en Amasonie ; ains enlist une altre royne, qui fut nommée Martesia, et une altre apres qui fut nommée Tambodo, par teile maniere que li une devoit alleir en armes, à grant oust, et conquerre le pays atour d'elles, et ly aultre devoit gardeir le pays de perilhs.

[p. 26] [La reine Martésia et la reine Tambodo] La reine resta en paix dans son pays toute sa vie. Elle ne retourna pas en Amazonie, mais désigna une autre reine, nommée Martésia, et puis une autre, du nom de Tambodo. L'une devait partir en armes, avec de grandes troupes et conquérir les pays voisins, et l'autre devait protéger le pays contre les dangers.

[La royne Ephysanie] Apres y oit I altre royne qui fut nomée Ephisanie, qui fondat I citeit qu'elle appellat Ephese ; mains che n'est mie celle où sains Johan ewangelist fut puis ensevelis.

[La reine Éphisanie] Il y eut ensuite une autre reine, nommée Éphisanie, qui fonda une cité qu'elle appela Éphèse (p. 32 et p. 36). Ce n'est toutefois pas la ville où fut enseveli plus tard saint Jean l'Évangéliste (p. 502-503).

[La royne Oridria - Coment Hercules ochist Cm Amasones] Apres y oit I altre qui fut nommée Oridria ; et gueroiat Hercules le grigois ; mains Hercules li ochist Cm amasonne, et le royne prist-ilh vive, et le rendit à sa soreur ; et apres l'envoiat en la terre de Siche à la royne de Siche, qui li prestat tant de gens d'armes, que ons ne les poioit nombreir, por guerroier Hercules, et li delivrat son propre fis Hercanel, qui conduisoit les oust. Mains Hercules l'oyt dire, se s'enfuit en Gresche.

[La reine Oridria - Hercule tue cent mille Amazones] Après régna une autre reine nommée Oridria. Elle combattit le grec Hercule ; mais celui-ci lui tua cent mille Amazones, la captura vivante et la remit à sa soeur. Celle-ci l'envoya ensuite dans le pays de la reine de Siche, qui lui fournit un très grand nombre d'hommes armés, afin de faire la guerre à Hercule ; elle mit aussi à sa disposition Hircanel, son propre fils, pour mener les troupes. Hercule apprit tout cela et s'enfuit en Grèce.

 

La reine Penthésilée est tuée à Troie par Achille et la reine Thalestris fait la paix avec Alexandre le Grand

 

[p. 26] [La royne Pentesilée qui sorcorit Priant a Troie et fut ochis et LXXm Amasones] Item, apres cel y oit une altre qui fut nommée Pentesilée, et cel alat sorcorir le roy Priant à Troie, où elle fut ochise par Ancilles, le fis Pire, et furent mortes awec lée LXXm amasonnes.

[p. 26] [La reine Penthésilée secourt Priam à Troie et est tuée avec soixante-dix mille Amazones] Après cette dernière, régna une autre reine, nommée Penthésilée, laquelle alla porter secours à Priam à Troie. Elle fut tuée par Achille, fils de Pélée, et avec elle périrent soixante-dix mille Amazones.

[La royne Thalistridis] Item apres fuit royne Thalistridis, et cel oit pais à Alixandre le Gran. Or vos avons deviseit des dammes d'Amasonnie tout la veriteit, jusques à la destruction de Troie ; si vorons retourneir à nostre mateire où nos l'aviens lassiet, et compteir avant tout ensiwant briefement.

[La reine Thalestris] Il y eut ensuite la reine Thalestris, qui fit la paix avec Alexandre le Grand. Maintenant que nous vous avons raconté toute la vérité sur les dames d'Amazonie jusqu'à la destruction de Troie, nous voudrions retourner à notre matière, là où nous l'avons laissée, et raconter brièvement toute la suite.

 

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