FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 12 - juillet-décembre 2006


Romulus et Rémus, les Jumeaux fondateurs de Rome

par

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique

<poucet@egla.ucl.ac.be>


On trouvera ci-dessous le texte d'une conférence qui a été prononcée à Paris, le 13 octobre 2006, dans le cadre des « Conférences de Clio »  (Maison des Mines - 270, rue Saint-Jacques - 75005 Paris). Elle fait partie d'un cycle intitulé Les origines et les premiers siècles de Rome : Tradition, Histoire et prolongements modernes, dont elle forme le quatrième volet. Les trois autres conférences du cycle sont publiées dans le présent fascicule 12 (2006) des Folia Electronica Classica.


 

Introduction

Le cycle de conférences

Je suis heureux de vous accueillir aujourd’hui pour le quatrième volet du cycle intitulé Les origines et les premiers siècles de Rome : Tradition, Histoire et prolongements modernes. Je commencerai par un bref rappel des trois conférences précédentes.

L'exposé du 20 mars 2006 (Le roi Romulus, ou les silences de l’Histoire) tentait de montrer que dans la geste du fondateur et premier roi de Rome, l’Histoire authentique est, sinon inexistante, en tout cas insaisissable. Cette geste, un mythe d'origine, se révèle à l’analyse comme un amalgame d'éléments de provenance diverse : des cadres, des schémas, essentiellement d'origine folklorique et indo-européenne, qui ont été remplis, gonflés, actualisés par quelques motifs grecs et par de très nombreuses données romaines, essentiellement des anachronismes et des étiologies. Mais le résultat est remarquable. Avec du vieux, les rédacteurs de la tradition ont fait du neuf ; les éléments, disparates au départ, ont été fondus avec beaucoup d'art, en une synthèse parfaitement réussie, qui a traversé les siècles et qui nous parle encore. Mais l’Histoire en est absente.

Avec l’exposé du 27 mars 2006 (Les rois dits étrusques, ou la lente émergence de l’Histoire), on abandonnait le fondateur pour prendre en compte les trois derniers rois de Rome, qui ont nom Tarquin l’Ancien, Servius Tullius et Tarquin le Superbe, mais on posait aux récits traditionnels la même question : contiennent-ils ou non de l’Histoire ? Et si oui, comment le savoir. L’analyse a montré que la geste de ces rois était fabriquée avec les mêmes ingrédients que celle de Romulus, mais - différence de taille - que des noyaux d’histoire authentique étaient maintenant présents dans le récit, même s’il faut un long et difficile travail de « décodage » pour les dégager. L’Histoire, encore silencieuse dans la geste de Romulus, émerge donc lentement dans celle des derniers rois. Mais il reste que pour lire et interpréter correctement le récit traditionnel, et en particulier pour procéder à la reconstruction du passé, l’historien doit s’imposer des règles de méthode rigoureusement mises au point et strictement appliquées. En fait il a besoin d’aides extérieures et indépendantes, pour « filtrer » le récit. Plusieurs disciplines lui fournissent de précieuses informations. L'archéologie en est une des plus importantes, mais elle aussi doit être utilisée avec prudence. En effet, le but de l'archéologie n'est pas de « servir de béquilles » à la tradition, en lui apportant des pseudo-confirmations. Malheureusement, elle l'a souvent fait et continue à le faire, parce que tous les archéologues ne sont pas des spécialistes de la littérature et n'ont pas toujours non plus une formation d'historien : certains se fourvoyent dans leurs reconstructions historiques parce qu'ils tentent d'interpréter leurs trouvailles à la lumière d'une tradition littéraire dont ils ne saisissent ni la nature ni les spécificités, et qu'ils lisent au premier degré. Pour le dire en bref, si le récit des derniers rois de Rome contient bien des noyaux d’histoire authentique, ces derniers sont profondément transformés et difficiles à identifier.

La leçon du 3 avril 2006 (Les Troyens aux origines des peuples d’Occident, ou les fantasmes de l’Histoire) proposait une réflexion différente. On sait que la légende troyenne fournit de beaux exemples de parenté imaginaire. Dans l’Antiquité déjà, les Romains se présentent comme des Énéades, descendants des Troyens par Énée, et cette prétendue parenté troyenne guide par exemple les relations politiques et militaires de Rome avec Pyrrhus, avec Ségeste, avec la Troie impériale. Mais c’est surtout au Moyen Âge et à la Renaissance que le mythe de l’origine troyenne connaît de très nombreux points d’application en Occident, qu’il s’agisse de peuples ou de régions (Francs, Bretons de Grande-Bretagne et de Bretagne armoricaine, Normands, Écossais, Turcs, Vénètes, Hainaut, Flandre, Brabant, Bourgogne) ou même de villes (Genève, Reims, Xanten, etc.). Le motif, survivance attardée de la légende troyenne des origines de Rome, relève de l’idéologie politique, ce qui explique qu’il ait servi au fil des siècles des objectifs divers. Il fait partie des fantasmes de l’histoire, mais comme une donnée imaginaire, fausse sur le plan historique, peut avoir sur les événements une influence aussi grande que celle exercée par une donnée réelle, historiquement vraie, on la voit, en l’occurrence, intervenir efficacement dans les rapports entre la Bretagne et la France, entre l’Écosse et la France, entre les Turcs et l’Occident, entre Venise et Padoue, pour ne donner que ces quelques exemples. Avec le mythe de l'origine troyenne de tous ces peuples de l'Occident, on nage dans l'Imaginaire.

Ces trois conférences ont tenté de mettre en évidence le rôle éminent de l’Imaginaire, dont l'intervention, étant donné les sujets développés, n'a rien de surprenant. En effet, tout ce qui touche aux origines (du monde, de l'homme, des communautés, des nations), tout comme ce qui relève de l'affirmation des identités politiques et nationales, constituent des terrains privilégiés pour l'Imaginaire.

Les jumeaux romains

Avec ce quatrième exposé (Romulus et Rémus, les jumeaux fondateurs de Rome), nous allons rester dans le monde des origines et nous n’allons pas quitter l’Imaginaire. Il ne peut être question en effet (cfr l'exposé du 20 mars) de croire en l’existence historique de ces deux frères, ni de penser que la tradition dit vrai lorsqu’elle nous les présente à l’oeuvre, dans de merveilleux récits, riches en couleurs. Mais l’Imaginaire n’ayant certainement pas moins de charme et d’intérêt que l’Histoire, restons-y sans scrupule.

Dans la culture de l'homme occidental, un lien étroit existe entre les origines de Rome et les jumeaux Romulus et Rémus, lien que l’iconographie a largement exploité, en mettant en particulier l’accent sur l’épisode de la louve nourricière. Et cela dès l’antiquité. On songe souvent à la célèbre « Louve du Capitole », mais ce n’est pas un bon exemple, car les jumeaux n’ont été placés sous l’animal qu’à la Renaissance. Mais cela dit, les représentations antiques de la louve et des jumeaux sont légion [1]. Les attestations modernes, elles aussi, sont abondantes, de tout genre et de tout style, depuis le célèbre Romulus et Rémus de Rubens (1617-18) conservé à la Pinacoteca Capitolina du Palazzo dei Conservatori de Rome, jusqu’à ces caricatures contemporaines un peu irrévérencieuses montrant les deux enfants tétant les mamelles de l’animal et Rémus - le mauvais - recrachant avec dégoût le lait de la louve.

Mais mon objectif n’est pas de traiter ce volet iconographique, qui constitue un monde à lui seul. Je voudrais aujourd'hui analyser avec vous ce lien ressenti souvent comme très fort, presque structurel, entre les jumeaux et la fondation de Rome et vous montrer que les choses ne sont pas aussi simples qu’il y paraît à première vue. La légende des jumeaux fondateurs (c’est une légende bien sûr ; je ne reviendrai plus ici, je le répète,  sur les questions d’historicité, si importantes soient-elles) a en fait toute une histoire. C’est cette histoire bien compliquée que je voudrais dérouler devant vous, pour l’analyser, et tenter en particulier d’en retrouver l’évolution et la signification.

Plantons sans tarder le décor en précisant qu’il existe des visions très différentes des origines de Rome, selon qu’on est dans le monde grec ou dans le monde romain.


Plan

I. Première partie : deux visions très différentes des origines de Rome

A. Les premières versions (grecques et hellénocentriques) de la fondation de Rome
B. La vision romaine
C. Harmonisation et fusion : le triomphe de la version romaine

II. Deuxième partie : L'analyse de la version romaine

A. Le « modèle héroïque » ou le « mythe universel du héros »

1. Les motifs constitutifs du « modèle héroïque »
2. Un motif particulier, celui de l'exposition des enfants
3. Un autre motif particulier, celui de la naissance (et de la mort) « hors normes »

B. La gémellité en général

1. Large diffusion de la gémellité dans les mythologies indo-européennes
2. Les jumeaux de la mythologie grecque dans leur rapport avec le pouvoir

C. La gémellité romaine : les dix-huit premières années

1. Une analyse comparative plus approfondie : la gémellité indo-européenne ?
2. Un type très différent d’explication de la présence de Rémus : l’approche historicisante

D. La gémellité romaine : l'élimination de Rémus

1. Le fratricide : ses causes, ses circonstances et son sens primitif
2. Le fratricide : l'origine du motif
3. Le fratricide : interprétations et corrections antiques

En guise de conclusion…

Notes

Amorce de bibliographie


Première partie : deux visions très différentes des origines de Rome

Commençons par le commencement. Au départ, il n’y avait pas de jumeaux liés à la fondation de Rome. Et par l’expression « au départ », je fais allusion aux plus anciennes versions conservées.

A. Les premières versions (grecques et hellénocentriques) de la fondation de Rome

Ces premières versions sont grecques et remontent aux VIe-Ve siècles. Elles furent élaborées par des érudits travaillant « en vase clos » et ne connaissant Rome que d’assez loin. À l’époque où ils interviennent, Rome n’avait pas encore d’historiens à elle, ni d’ailleurs de littérature, mais elle représentait déjà une puissance en Italie : elle était donc connue des Grecs, qui s’interrogeaient sur elle et sur ses origines, plus exactement sur sa fondation, car les problèmes d’origine et de fondation étaient centraux dans la pensée grecque.

Les perspectives de ces anciens érudits grecs sont fondamentalement hellénocentriques, c’est-à-dire « centrées sur le monde grec ». Ils ne conçoivent pas - j’oserais dire qu’ils ne peuvent pas mentalement concevoir - qu’une nation, un peuple ou une cité qui joue un rôle dans le bassin méditerranéen n’ait pas une origine grecque plus ou moins nette.

Voici un premier témoignage intéressant, celui d’Hellanicos de Lesbos, qui vit au Ve siècle avant Jésus-Christ. Il attribue la fondation de Rome à Énée, un héros troyen qui joue un certain rôle dans l’Iliade d’Homère. C’est Denys d'Halicarnasse (I, 72, 2), un Grec de l’époque augustéenne, beaucoup plus récent donc, qui nous a conservé le texte d’Hellanicos, que je vous cite avant de le commenter :

Il [= Hellanicos de Lesbos] prétend que c'est Énée, venu en Italie du pays des Molosses avec Ulysse, qui devint le fondateur de la cité et qu'il la nomma, d'après l'une des femmes d'Ilion, Rhômê. C'est elle, dit-il, qui poussa à la révolte les autres Troyennes et incendia les navires de commun accord avec elles parce qu'elle ne supportait plus cette errance (trad. d’après V. Fromentin).

Ce texte envisage plusieurs choses : d’abord la personne qui fonde la ville (en l’occurrence Énée), ensuite la personne dont la ville tire son nom, l’éponyme comme on dit (en l’occurrence une certaine Rhômê), enfin les circonstances qui amènent ou expliquent la fondation.

Je ne m’étendrai pas sur l’apparition d’Énée comme fondateur de Rome, sinon pour dire que dans la version classique - vous le savez bien - Énée n’est pas le fondateur de Rome, mais celui de Lavinium. C’est un problème sur lequel nous reviendrons peut-être. Je préfère commenter deux autres points de cette citation d’Hellanicos.

Premier point. Le personnage qui sert d’éponyme à la ville est ici une femme, une Troyenne, que notre vieil érudit nomme Rhômê. Il ne s’est guère fatigué : la ville et la Troyenne portent exactement le même nom. Dans la pensée antique, il est habituel, presque normal, que le fondateur donne son nom à la ville, mais en l’espèce la distance phonétique entre Énée et Rome, Rhômê en grec (qui, soit dit en passant, signifie « force » en grec), était trop grande. Hellanicos, ou sa source, a donc imaginé une astuce : Énée, le fondateur, appelle la ville du nom d’une femme troyenne, Rhômê, qui faisait partie du voyage.

Le procédé de l’éponymat (une forme d’étiologie) est courant dans les récits grecs sur la fondation des villes ; rien d’étonnant qu’on le trouve présent aussi dans ceux qui parlent de Rome.

En général les autres textes grecs anciens n’attribuent pas la fondation de Rome à Énée : ils font intervenir un autre fondateur, lequel donne son propre nom à la ville, le fondateur et l’éponyme étant alors identiques. On rencontre dans ce rôle des gens comme Rhômanos, ou Rhômos, ou Rhômis. Voici par exemple comment Plutarque, au début de sa Vie de Romulus (II, 1) résume les positions de certains de ses prédécesseurs :

D’autres prétendent que la ville eut pour fondateur Rhômanos, fils d’Ulysse et de Circé, ou bien Rhômos, fils d’Émathion, envoyé de Troie par Diomède, ou Rhômis, roi des Latins, qui la bâtit après avoir chassé du pays les Tyrrhéniens, qui avaient passé de Thessalie en Lydie et de Lydie en Italie (trad. R. Flacelière).

Un commentaire, même rapide, de ces lignes nous mènerait trop loin. Si j’ai tenu à les évoquer, c’est d’une part pour montrer avec quelle fantaisie les érudits grecs traitent le sujet (on nage dans l’imaginaire pur) ; d’autre part pour faire comprendre que le plus important pour nos vieux auteurs, c’était de fournir à la ville de Rome un éponyme grec. En outre, vous aurez certainement remarqué - et c’est essentiel pour notre sujet - que le fondateur est unique (Énée, Rhômanos, Rhômos, Rhômis) : il n’est question ni de jumeaux ni de Romulus.

Le second point sur lequel je voulais m’arrêter concerne les circonstances de la fondation. Le vieux récit d’Hellanicos de Lesbos fait intervenir un topos, un cliché littéraire, qu’on retrouve encore aujourd’hui dans notre expression « brûler ses vaisseaux » : les navires qui ont amené le groupe dans la zone sont censés avoir été incendiés, ce qui a obligé leurs occupants à s’installer dans la région. Ce topos est très courant dans les récits de fondation de cité. On le retrouve chez des auteurs grecs postérieurs à Hellanicos. En voici deux exemples, en liaison avec le Latium ou avec Rome.

Ainsi Aristote, le philosophe du IVe siècle avant J.-C., raconte (cfr D.H., I, 72, 3) que quelques Achéens - des Grecs donc-, lors de leur retour de Troie, auraient dérivé vers le Latinion (comprenez le Latium), où leurs navires auraient été brûlés par des prisonnières troyennes craignant l’esclavage qui les menaçaient si les Grecs parvenaient à retrouver leur patrie. Ces derniers auraient ainsi été forcés de s’établir dans la région.

Un autre récit, beaucoup plus récent (1ère moitié du IIe siècle avant Jésus-Christ), dû à Héraclide Lembos (chez Festus, p. 329 L), rend le même son de cloche. Des Grecs rentrant de Troie (reuertentes ab Ilio Achiui) auraient été dispersés dans le territoire de la future Rome, et l’auteur de l’incendie des vaisseaux (une Troyenne) se serait appelée Rhômê ; elle aurait agi par dégoût des voyages en mer.

Ces deux auteurs ont abandonné le thème d’une Rome, fondation troyenne, puisque les navigateurs en cause sont des Grecs qui, après la Guerre de Troie, tentant de rentrer chez eux avec leurs prisonnières troyennes, ont perdu leur route. Dans ces deux cas, Rome est donc fondée par des Grecs et non par des Troyens, mais le motif de l’incendie des vaisseaux par des Troyennes est bien conservé, tout comme est conservé, dans le second texte en tout cas, le motif d’une éponyme qui se serait appelée Rhômê.

Résumons-nous. Ces versions - et il y en a d’autres - transmettent l’idée que le monde grec se faisait de la fondation de Rome, à une date relativement ancienne (VIe, Ve, IVe siècles, avec des survivances ultérieures). Sur le plan du contenu, elles ne livrent guère d’informations sur les circonstances qui ont entouré la fondation (intervient simplement le topos de l’incendie des vaisseaux). Ces récits se concentrent sur des questions d’éponymat, avec, en la matière, de nombreuses variantes, mais le cadre général reste relativement stable. La fondation de Rome s'explique toujours par un personnage lié au monde grec, et particulièrement à la Guerre de Troie (moment privilégié dans la pseudo-histoire antique). Si le nom de la personne impliquée - qu’il s’agisse du fondateur ou d’un simple éponyme – varie beaucoup (Énée, Rhômê, Rhômis, Rhômos, Rhômanos), le récit établit toujours un lien avec le nom de la ville (Rhômê en grec).

Mais revenons à notre sujet du jour : tous ces récits grecs ne renferment aucune allusion à des épisodes qui nous sont familiers. En l’occurrence, il n’y a pas trace de jumeaux.

B. La vision romaine

Ces versions grecques s’étaient en fait développées en « vase clos », je l’ai dit, sans tenir compte de ce qui se racontait à Rome. Or, les Romains proposaient sur leurs origines quelque chose de très différent où intervenaient précisément des jumeaux, nommés Romulus et Rémus. Présentons cette version romaine, en nous laissant guider principalement par Tite-Live, le grand historien de l’époque augustéenne.

1. La Rome avant Rome ou le « récit des enfances »

L’histoire ne commence évidemment pas à Rome, cette ville n'existant pas encore. Elle commence à Albe-la-Longue, non loin de l'actuel Castel Gandolfo, au VIIIe siècle avant Jésus-Christ (date traditionnelle bien sûr), sous le règne du roi Numitor, héritier légitime du trône albain censé remonter au Troyen Énée et à son fils Ascagne, arrivés en Italie beaucoup plus tôt, au XIIe siècle. Le brave Numitor est victime des manœuvres de son frère, Amulius, et détrôné par lui.

En outre, l'usurpateur prend des dispositions strictes pour s'assurer solidement le pouvoir. Pour éviter que la fille de Numitor, Rhéa Silvia, sa nièce donc, ait des enfants, le méchant Amulius la met... au couvent, dirions-nous aujourd'hui. Il en fait une Vestale, une prêtresse de Vesta, vouée par sa fonction à la virginité. Mais c'était compter sans la volonté des dieux. Fécondée miraculeusement par le dieu Mars, Rhéa Silvia va mettre au monde deux jumeaux, Romulus et Rémus, qu'Amulius, furieux, fera exposer dans une zone alors déserte, là où s'élèvera la future Rome, ce que personne bien sûr, à ce moment-là, ne savait encore.

Abandonnés dans un berceau sur les eaux du Tibre, les enfants échappent toutefois à la mort. Le fleuve en crue les épargne, et leur nacelle s’échoue au pied du Palatin. C’est là, nouvelle intervention miraculeuse, qu’un animal, une louve (lupa en latin), vient les allaiter, attirant l'attention d'un pasteur, Faustulus, lequel les recueille et les confie à sa compagne, Acca Larentia. Élevés par ce couple, les jumeaux passent leur enfance dans la nature, les campagnes et les bois, menant une vie de simples bergers et n'hésitant pas, à l'occasion, disent certains textes, à se livrer à des razzias et à des pillages (Liv., I, 3, 11 et I, 4). Ils vivent incognito pendant dix-huit ans dans la nature, à l’écart non seulement de la cour mais aussi du monde civilisé, puis voient leur origine royale reconnue (je passe sur les détails), tuent l'usurpateur Amulius et réinstallent leur grand-père Numitor sur le trône. Quittant alors la ville d'Albe surpeuplée, les jumeaux vont à leur tour fonder une ville nouvelle quelque vingt kilomètres plus loin, à l'endroit précis où ils avaient été exposés et où s'étaient déroulées leurs dix-huit premières années.

Tel est ce qu’on peut appeler le « récit des enfances ».

2. La fondation de Rome

C'est désormais l'histoire de Rome qui s'ouvre, une Rome fondée, comme on a l'habitude de le dire, le 21 avril 753 avant Jésus-Christ, date purement conventionnelle. Mais n’insistons pas sur les problèmes de datation, et retrouvons les jumeaux revenus sur le site où ils avaient été exposés sur l’ordre de leur oncle, puis sauvés par la louve et le berger Faustulus.

Romulus et Rémus ne parviennent pas à décider qui aura l'honneur de fonder la ville. Aussi choisissent-ils de s'en remettre aux dieux, en l'occurrence de prendre les auspices, c'est-à-dire de consulter le vol des oiseaux, qu'on croyait alors télécommandé par les dieux. C’est ce qu’on appelle « l’auspication primordiale ». Rémus est le premier à recevoir un signe : six vautours, des oiseaux royaux ; mais presque immédiatement après, Romulus en aperçoit douze. L'antériorité chronologique doit-elle l'emporter sur l'importance du présage ? Tite-Live raconte qu’une violente bagarre éclate entre les partisans des deux thèses, et donc des deux frères, bagarre au cours de laquelle Rémus trouve la mort. Toutefois Tite-Live précise immédiatement après qu’un récit plus courant (nous savons nous autres qu’il est aussi plus ancien) voulait que Rémus se soit incliné d'abord, et qu’il ait été tué plus tard seulement par son frère Romulus, dans des circonstances très particulières : Romulus, le fondateur désigné par les dieux, était en train de déterminer rituellement le tracé des murs de la future Rome, lorsque, pour se moquer de lui, Rémus saute au-dessus des limites nouvellement tracées, saut considéré comme sacrilège que Romulus se doit de punir sans attendre. Romulus se serait alors saisi de son épée, et aurait tué son frère jumeau en disant : « Qu'ainsi périsse à l'avenir tout qui franchira les murailles de Rome » (Liv., I, 6, 4 - 7, 3). Un fratricide, que certains Modernes ont présenté comme « le péché originel » de Rome et dont nous reparlerons.

Quoi qu'il en soit, son frère disparu, Romulus devient le premier roi de Rome, et c’est lui, et lui seul, qui est à l’origine de la création d’une série d’institutions fondamentales. Dans la suite de l’histoire, Rémus ne joue plus de rôle, il n’est plus réellement mis en scène. Fondamentalement donc, Rémus n’intervient que dans le « récit des enfances ».

C. Harmonisation et fusion : le triomphe de la version romaine

Les deux visions que je viens de présenter, la grecque et la romaine, sont donc fort différentes. Indépendantes à l’origine, elles vont toutefois, au fil du temps, entrer en contact l’une avec l’autre. À partir du IVe siècle, lorsque Rome et les Latins émergent toujours davantage parmi les autres peuples italiques, lorsque des contacts de plus en plus précis s’établissent avec les Grecs d’Italie du Sud et de Sicile, Rome est de mieux en mieux connue du monde grec, où les récits indigènes sur la fondation de la Ville commencent à pénétrer.

L’histoire des contacts entre les deux versions est très compliquée, et – ce qui ne facilite pas les choses – nous ne pouvons l’atteindre qu’en interprétant, souvent difficilement et sans certitude absolue, de minuscules fragments d’auteurs à peine connus, membra disiecta ayant surnagé au naufrage d’une partie importante de la littérature grecque. Quoi qu’il en soit, et sans entrer dans le détail, je dirai simplement que les versions grecques anciennes vont progressivement subir l’influence de la légende indigène, des éléments latins étant intégrés, par les Grecs, aux anciens récits. Deux brefs exemples suffiront en guise d’illustration.

Ainsi, à côté des éponymes dont il a été question plus haut, on va voir maintenant apparaître un Rhômylos, décalque grec du Romulus latin. Les premiers à le faire intervenir furent, semble-t-il, les Grecs de Sicile. Rien d’étonnant, car ils étaient plus proches de Rome que les Grecs de Grèce ou d'Asie Mineure. Mais attention ! Chez eux, chez Alcimos par exemple, un auteur sicilien de la seconde moitié du IVe siècle, Rhômylos est encore tout seul, et ce n’est toujours qu’un simple éponyme, comme les Rhômanos, Rhômos, Rhômis, ou Rhômê des autres versions grecques que nous connaissons. Mais il reste que ce Rhômylos correspond indiscutablement, pour le nom en tout cas, au Romulus latin.

Autre apparition de Rhômylos/Romulus, cette fois au tournant des IVe et IIIe siècles, chez Callias, un historien sicilien lui aussi :

une certaine Rhômê, une des femmes troyennes venues avec les autres Troyens en Italie, épousa Latinus, roi des Aborigènes, et mit au monde trois fils, Rhômos, Rhômylos et Télégonos, qui fondèrent une cité à laquelle ils donnèrent le nom de leur mère (cfr D.H., I, 72, 5 ; trad. V. Fromentin).

Ici Rhômylos apparaît flanqué de deux frères, et les trois enfants sont les fils de Latinus, roi des Aborigènes et de la troyenne Rhômê, que nous connaissons déjà. L’imagination dans le monde grec est donc toujours au pouvoir, mais le Rhômylos de Callias n’est toujours pas - loin s’en faut - le Romulus de la version indigène, même s’il porte le même nom que lui.

Le dossier étant trop complexe et trop difficile à démêler, je n’insisterai pas sur les étapes qui conduiront à l’harmonisation et au remplacement à terme de la version grecque par la version romaine, indigène. Cette dernière finalement l’emportera.

Un exemple de la fin du IIIe ou du début du IIe siècle avant Jésus-Christ. Nous sommes à Chios (SEG, XVI, 486) où un évergète local organise des jeux publics et des fêtes pour remercier les Romains de leur aide militaire. À cette occasion, il offre à Rome ce qui semble bien être une représentation iconographique.Nous avons conservé une partie de l’inscription commémorative dont le texte ne laisse subsister aucun doute : cette fois-ci, c’est bien de la version classique qu’il s’agit et toute trace de l’ancienne vision grecque des origines de Rome a maintenant disparu :

Il [= l’évergète en question] fit à ses frais une offrande à Rome de mille drachmes d’Alexandrie, présentant la naissance de Romulus, le fondateur de Rome, et de son frère Rémus. Selon cette histoire, il arriva qu’ils furent engendrés par Arès lui-même, ce qu’il faut bien considérer comme une histoire vraie compte tenu de la bravoure des Romains (ll. 25 ?-29, dans la restauration de Derow-Forrest, 1982, 80).

À peu près à la même époque, si l’on en croit Plutarque (Rom., III, 1, et VIII, 9), un autre Grec, Dioclès de Péparéthos, écrit un récit, apparemment détaillé, qu’utilisera Fabius Pictor, sur la fondation de Rome, et il est question cette fois des jumeaux et de ce que nous avons appelé le « récit des enfances ».

Bref, au terme du processus d’harmonisation (fin IIIe, début IIe siècle), la version romaine indigène, mettant en scène les jumeaux Romulus et Rémus dans les épisodes qui nous sont familiers, deviendra la version de référence [2]. L’ancienne vision grecque hellénocentrique, qui remontait aux VIe-Ve siècles et ne connaissait pas de jumeaux, ne subsistera plus que sous la plume de quelques érudits, soucieux de conserver le souvenir du passé. C’est bien sûr la version indigène, mettant en scène Romulus et le Rémus, qui est passée dans notre imaginaire occidental. C’est d’elle et d’elle seule que nous allons maintenant parler, en nous efforçant de l’analyser [3].

Deuxième partie : l’analyse de la version romaine

La chose ne fait plus aujourd’hui le moindre doute. Le schéma sur lequel est construite la geste de Romulus et de Rémus est en grande partie l’actualisation romaine de ce que les comparatistes appellent le « modèle héroïque » ou encore le « mythe universel du héros ». La gémellité comme telle, on le verra, est un élément constitutif de ce mythe.

A. Le « modèle héroïque » ou le « mythe universel du héros »

Pour le dire en quelques mots, ce qu’on appelle le « modèle héroïque » ou le « mythe universel du héros » est une structure, un moule, un cadre, un schéma narratif, avec lequel se raconte généralement la vie des héros, en particulier celle des héros fondateurs, fondateurs de cités ou d'empires, de religions ou de cultes. Les éléments constitutifs de ce « modèle héroïque » sont bien connus. Mais avant d’en détailler les principaux, je tiens à préciser trois points.

D’abord, le « modèle héroïque » ne concerne pas que le monde gréco-romain ; on le retrouve bien au-delà, et pas seulement dans le monde indo-européen d’ailleurs. Il apparaît un peu partout, dans différents pays, différents endroits, différentes cultures, y compris dans le folklore des peuples et des tribus primitives du monde contemporain. Les motifs qui le composent semblent ainsi surgir d'une espèce de fonds commun de l'humanité et leur très large dispersion empêche de leur attribuer un centre de diffusion précis.

Ensuite, dans les biographies (mythiques ou légendaires) qu’ils rehaussent de leur présence, ces éléments constitutifs peuvent se présenter groupés ou isolés, en plus ou moins grand nombre. Tantôt ils se déploient en une séquence bien étoffée, qui va de la conception à la mort du personnage ; tantôt ils apparaissent isolés, un ou deux ou trois traits seulement qui affectent d’ailleurs souvent les débuts de la biographie.

Troisièmement, qu’ils soient isolés ou groupés, ces motifs nourrissent généralement des récits à tonalité non historique, où il est question de dieux, de héros de contes, de personnages mythiques, légendaires ou épiques. Mais parfois aussi - et cela ne manque pas d’intérêt - ils interviennent pour colorer sur certains points la biographie de personnages historiques si prestigieux qu’ils ont attiré sur eux des traits propres au mythe ou à la légende.

Dans les paragraphes suivants, je me propose de vous donner d’abord une vue générale de ce « modèle héroïque », avant de détailler quelque peu deux motifs particuliers, celui de l’exposition d’enfants et celui de la naissance (et de la mort) « hors normes » du héros. Je réserverai pour un développement ultérieur la question de la gémellité.

1. Les motifs constitutifs du « modèle héroïque »

Énumérons les motifs les plus caractéristiques de la biographie de ces héros fondateurs : d’abord une conception ou une naissance « hors du commun »). À cette naissance « hors normes » s’ajoutent les motifs de l'exposition, du sauvetage et du nourrissement par un animal sauvage. Une fois miraculeusement sauvé, le héros vit une période, plus ou moins longue, en marge du monde normal des humains, « en contact seulement avec des bergers, encore proche de la nature et de ses forces mystérieuses ». Ce n'est qu'au terme de cette « retraite » que le héros revient dans la société constituée, retrouvant sa véritable identité et le statut originel dont il avait été spolié. Sa rentrée est généralement marquée par un exploit initial. Une fois installé et reconnu, le héros fonde une série d'institutions importantes. Puis vient le motif de la mort, parallèle à la naissance, c'est-à-dire elle aussi « hors normes ».

La conclusion des recherches modernes est simple et nette. Dans son cadre général, la geste de Romulus (et de Rémus pour le « récit des enfances ») est à rapprocher sur bien des points de nombreux récits glorifiant des héros fondateurs.

2. Un motif particulier, celui de l’exposition des enfants

Détaillons maintenant l’un ou l’autre constituant du « modèle héroïque », en commençant par le motif de l’exposition des enfants, qui est une forme subtile d’ordalie. L’enfant qui survit à l'épreuve de l'abandon « est valorisé sur le plan mythique. Il est voué à un destin exceptionnel, il acquiert le prestige d'une condition surhumaine ; il est habilité pour les plus grands exploits ».

Ce motif se retrouve appliqué à des dieux aussi bien qu'à des héros : Krishna (en Inde), le roi Sargon d’Akkad (en Mésopotamie), Moïse (dans la Bible), le roi Cyrus (en Perse), Dionysos, Pâris, Œdipe, Persée (dans la mythologie grecque). L’exposition frappe aussi bien sûr des jumeaux : les plus célèbres sont peut-être Romulus et Rémus, mais ces derniers ont des correspondants grecs, que nous retrouverons plus loin.

Quelques chiffres témoignent de la grande diffusion de ce motif de l’exposition. On en a ainsi dénombré quelque 150 attestations (G. Binder, D.B. Redford, M. Huys). Si on ne retient que l’exposition d’enfants royaux, on trouve (G. Binder) quelque quatre-vingts récits, qui apparaissent en Grèce, en Italie, chez les Germains, mais aussi chez divers peuples du Proche et du Moyen-Orient comme de l'Asie centrale. Sargon d'Akkad est probablement l’exemple le plus ancien que nous ayons conservé de l’exposition d’un enfant qui deviendra roi. Voici quelques détails à son propos.

Sargon, premier roi d'Akkad, régna cinquante ans, au milieu du IIIe millénaire avant J.-C. Les premières lignes de sa biographie (le roi parle à la première personne) portent ceci : « Ma mère était une grande prêtresse, je n'ai pas connu mon père [...] ; ma mère me conçut et me mit au monde en secret ». Et le roi continue en racontant qu’il fut abandonné, bébé, dans un couffin calfaté de bitume, au hasard du fleuve Euphrate, qu’il fut recueilli par un jardinier, en fait un arroseur, Akki, venu puiser de l'eau à la rive. Akki, le jardinier, adopte l'enfant et lui apprend le métier. Des détails complémentaires sur l'enfance de Sargon ne nous sont pas fournis. Nous savons simplement que, dans la suite, il régnera, grâce à l'aide et à la protection (peut-être même à l'amour, car les textes ne sont pas clairs) de la déesse Ishtar.

Cette belle histoire constitue probablement le modèle lointain du récit biblique de « Moïse sauvé des eaux ». On connaît le texte célèbre de l'Exode, 2, 3-6 : « Sa mère prit une caisse de jonc et l'ayant enduite de bitume et de poix, y mit l'enfant et le déposa parmi les roseaux sur le bord du fleuve... La Fille du Pharaon descendit au fleuve pour se baigner. Elle aperçut la caisse au milieu des roseaux ; elle envoya sa servante pour la prendre, etc. ».

Ces deux exemples sont empruntés à des peuples qui ne sont pas indo-européens. Mais on trouve une foule d’enfants exposés dans les cultures indo-européennes. La mythologie grecque, par exemple, en connaît beaucoup, et certains cas sont célèbres, comme ceux de Pâris, d’Œdipe ou de Persée. Je n’ouvrirai pas ici leur dossier.

3. Un autre motif particulier, celui de la naissance (et de la mort) « hors normes »

Un autre motif caractéristique du « modèle héroïque » est celui de la naissance « hors normes ». Les exemples, ici aussi, sont légion. Il suffit de feuilleter les six volumes d'une encyclopédie comme l'Enciclopedia delle Religioni, 1970-1976, pour y découvrir une bonne cinquantaine d'exemples de conceptions miraculeuses, de grossesses extraordinaires et de naissances virginales, et cela à propos de peuples et de personnages très différents.

Voici trois exemples, empruntés ici encore à des univers extérieurs au monde gréco-romain et qui concernent de grands fondateurs religieux. Bouddha est un personnage historique (VIe siècle), mais très vite sa biographie s’est enrichie de récits de miracles entourant sa conception et sa naissance. « Selon l'un d’eux, Bouddha fut conçu au cours d'un rêve de sa mère lorsqu'un éléphant blanc sacré lui toucha le flanc gauche avec un lotus blanc qu'il tenait dans sa trompe. Sa naissance est également miraculeuse. Il sortit du flanc droit de sa mère, dans un jardin ; la lumière inonda le monde, les aveugles virent, les sourds entendirent, les boiteux et les estropiés coururent vers l'enfant. Le bébé fit sept pas vers chacun des quatre points cardinaux et déclara : "Voici ma dernière naissance - désormais je ne renaîtrai jamais plus". Et, dans ses minuscules empreintes, jaillirent des lotus en fleurs. »

Dans le monde islamique, la Tradition prophétique fait également état de signes extraordinaires qui auraient accompagné la conception et la naissance de Mahomet, un personnage qui, comme Bouddha, appartient indiscutablement à l’histoire. « Sa mère, Amina, avant même que n’apparaissent les signes de sa grossesse, avait entendu une voix qui lui disait qu’elle était enceinte. Pendant toute sa portée, elle n’eut ni angoisse, ni fatigue, ni douleur, comme les autres femmes. Elle ne saigna pas non plus lors de l’accouchement. Et une femme qui avait assisté à la naissance raconte : ‘le jour de l’accouchement, il y avait plein de lumière dans la ville, et les étoiles se rapprochaient de la terre, tant que nous avons eu peur qu’elles ne nous tombent dessus’. »

Bouddha, Mahomet. On pourrait aussi parler de la conception miraculeuse de Jésus, autre personnage historique, que la tradition présentera comme « né par l’opération du Saint-Esprit ».

Dans l'apparition sur terre de pareils héros, l'intervention du merveilleux et du surnaturel constitue, pourrait-on dire, une loi du genre. En l'espèce et pour en revenir à Rome, le motif de la conception miraculeuse, le dieu Mars qui féconde Rhéa Silvia dans le cas de Romulus et de Rémus, est un topos, un cliché, qui transmet le message suivant : le personnage en cause (en l'occurrence le fondateur) est quelqu'un hors du commun : la « preuve » en est qu'il n'est pas né comme tout le monde.

Et le parallélisme naissance/mort va jouer à plein. N'étant pas né comme tout le monde, il ne mourra pas comme tout le monde. Et c'est, toujours pour Romulus - je n’ai pas cité ce trait en résumant sa biographie -, le récit de sa montée au ciel, de son apothéose et de son apparition à Proculus Iulius, un Romain revenant des champs et que Romulus charge d’aller annoncer à ses compatriotes la « bonne nouvelle ».

J'ajouterai que dans certains variantes de la légende romaine, divers phénomènes atmosphériques (tonnerre, tempête sévère, voire éclipse) marqueront tant la conception des jumeaux (la rencontre de Mars et de Rhéa Silvia) que la disparition terrestre de Romulus, lorsqu’il passe ses troupes en revue au Champ de Mars. Autre topos « classique » que ces manifestations de la nature, que l’on retrouve ailleurs. Songez aux récits évangéliques de la mort du Christ. Luc (23, 44ss) écrit : « Il était alors environ la sixième heure, et il se fit des ténèbres sur la terre entière jusqu’à la neuvième heure, le soleil s’étant éclipsé ». Éclipse de soleil chez Luc. Matthieu (27, 51) en rajoute, si l’on ose cette expression : « La terre trembla, les rochers se fendirent, les sépulcres s’ouvrirent et les corps de beaucoup de saints défunts ressuscitèrent. »

Restons-en là. Il ne servirait à rien d’accumuler les exemples. L’essentiel est dit, je crois. On rencontre un peu partout dans le monde les motifs constitutifs de ce que les spécialistes ont appelé « le modèle héroïque » ou encore « le mythe du héros » : naissance « hors normes », exposition, sauvetage miraculeux, longue retraite au contact de la nature, récupération du statut original, après un exploit initial, fondations significatives, mort elle aussi « hors normes ».

Ajoutons, pour conclure ce développement sur le « modèle héroïque » et revenir à notre sujet, qu'il est normal et attendu que des motifs de ce type se soient accumulés dans la geste du ou des fondateur(s) de Rome. Dans toutes les cultures, les vies des héros fondateurs (de cités, de religions, d'empires) attirent le merveilleux et la fable.

Voyons maintenant de plus près le motif de la gémellité, sur laquelle, jusqu’ici, je ne me suis pas étendu.

B. La gémellité en général

La gémellité en soi est un monde extraordinairement complexe, qui a toujours fasciné. Elle a suscité de très nombreux travaux, qui portent sur ses différents aspects, médical, mythique, historique, psychanalytique, ethnographique, littéraire, etc. Comme il ne peut être question ici de nous engager dans ce vaste univers, l’essentiel des développements qui vont suivre concerneront les jumeaux mythiques du monde indo-européen, et particulièrement du monde gréco-romain.

1. Large diffusion de la gémellité dans les mythologies indo-européennes

Dans pareil dossier, on trouverait par exemple, en Inde, les Aśvin ou Nāsatya, avec Nakula et Sahadeva, leurs projections épiques du Mahābhārata ; en Grèce, Castor et Pollux, les Dioscures, particulièrement importants, mais aussi des personnages comme Héraclès et Iphiclès, Atrée et Thyeste, Calaïs et Zétès, Acrisios et Proétos, Autolycos et Philammon, Télédamos et Pélops II, Pélias et Nélée, Éole et Boéotos, Agénor et Bélos, Lycastos et Parrhasios, Pégase et Chrysaor, Amphion et Zétos, Eurysthénès et Proclès, Eurytos et Ctéatos (les Molionides), Otos et Éphialte (les Aloades ou Aloïdes, nés de Poséidon et d’Iphimédée) parmi d’autres ; chez les Germains (Goths), les Alcis, rendus en grec Raos et Raptos ; chez les Ossètes, Æxsært et Æxsærtstæg ; chez les Lettons, les Dieva dēi ; chez les Siciliens, les Paliques, etc.

Liste écrasante qu'il n'est pas question de développer. Elle montre à l’évidence que la gémellité comme telle apparaît comme un motif constitutif, parmi d’autres, du « modèle héroïque universel ». Mais compte tenu de notre sujet (les jumeaux romains et le rôle qu’ils jouent), je crois utile de poser une question précise : la mythologie connaît-elle beaucoup de cas de jumeaux qui fondent une ville en commun ou qui exercent en commun la royauté. Je me limiterai au dossier grec, déjà suffisamment bien étoffé.

2. Les jumeaux de la mythologie grecque dans leur rapport avec le pouvoir

L’enquête laisse apparaître qu’il existe en fait très peu de jumeaux directement liés à une fondation de ville (jumeaux fondateurs) ou à la gestion d’un royaume (jumeaux rois). Voici un choix d'exemples, où vous retrouverez - et c’est bien normal - plusieurs des caractéristiques du « modèle universel du héros ».

      Amphion, Zéthos et leur mère Antiopè

Le premier cas est celui d’Amphion et de Zéthos, liés à la ville de Thèbes en Béotie. Ces jumeaux sont nés des amours de Zeus et d’Antiopé, femme du roi Lycos. Sur l’ordre de ce dernier, ils ont été abandonnés dans les montagnes du Cithéron pour qu’ils y périssent. Mais un berger ou un groupe de bergers les recueillent et les sauvent de la mort. Ils grandissent tous les deux dans les montagnes du Cithéron. Mais alors que Zéthos se distingue dans la lutte et les exercices physiques, Amphion se prend de passion pour la musique ; ses dons le font remarquer par Apollon ou par Hermès, qui lui offre une lyre : au son de cet instrument, et par ses paroles harmonieuses, il peut mouvoir les pierres et les mener là où il le veut.

De nombreuses années plus tard, les deux frères apprennent leur ascendance divine. Ils délivrent leur mère, que Lycos avait répudiée pour épouser Dircé, et qu’il retient prisonnière. Pour la venger, les jumeaux font mourir cruellement Dircé. Ils tuent aussi le roi Lycos. Voilà pour l’essentiel leur histoire.

Il faut préciser qu’ils ne sont pas au sens propre les fondateurs de Thèbes (c’est Cadmos qui joue ce rôle) mais ils sont cependant liés à la construction des murailles qui protègent la ville. Un travail assez facile pour eux, jugez-en : aux sons magiques de la lyre que le dieu avait offerte à Amphion, les blocs de pierre viennent du Cithéron se ranger sagement et parfaitement l’un sur l’autre, l’un contre l’autre, pour former les murailles [4]. Par ailleurs la tradition n’affirme pas nettement qu’ils aient été rois à Thèbes, ils ne sont donc pas non plus au sens propre des jumeaux rois. Enfin, sur un autre plan, il n’y a pas trace d’opposition entre eux

      Nélée, Pélias et leur mère Tyro

Autre exemple, celui de Nélée et de Pélias. Ce sont ici aussi des jumeaux, nés des amours d’un dieu, Poséidon, et d’une mortelle Tyro. Voici en bref leur histoire.

Les deux enfants, abandonnés par leur mère, sont découverts par un gardien de chevaux, qui pourvoit à leur éducation. Devenus grands, ils apprennent le secret de leur naissance. Ils se rendent à Iolcos, gouvernée par Créthée que leur mère a épousé.

À la mort du souverain local, les deux frères entrent en compétition pour lui succéder. Pélias chasse Nélée du royaume, après en avoir écarté un demi-frère issu du second mariage de leur mère. Nélée gagne la Messénie. Là il fonde une ville qu’il appelle Pylos, et dont il se proclame roi, etc. 

Le pouvoir n’est donc pas partagé. Un seul des jumeaux succède à Créthée, et l’autre doit aller chercher fortune ailleurs.

      Autres cas, notamment Acrisios et Proétos,

Troisième exemple. Les jumeaux Acrisios et Proétos sont les fils d’Abas, le douzième roi d’Argos. Leur histoire n’a pas attiré les motifs héroïques, que nous connaissons bien maintenant. S’ils sont célèbres, c’est en grande partie pour leur gémellité et leurs disputes. Ils avaient déjà commencé à se quereller dans le ventre de leur mère, et, devenus grands, ils se disputeront la succession de leur père sur le trône d’Argos. Acrisios l’emportera. Son jumeau, Proétos, vaincu et chassé d’Argos, s’en ira régner sur Tirynthe.

Il y a d’autres cas encore dans la mythologie grecque de « frères ennemis ». Ainsi Eurysthénès et Proclès, deux jumeaux en compétition pour la royauté à Sparte, ou encore Thyeste et Atrée, sinon des jumeaux en tout cas des frères, qui se disputent la couronne d’Argos.

Mais restons-en là avec nos exemples. En entrouvrant très discrètement ce dossier, j’ai simplement voulu montrer qu’il ne renferme pas beaucoup d’exemples de jumeaux liés à la fondation d’une ville ou à la gestion d’un royaume. Cela signifie clairement qu’il n’existe pas, dans la mythologie gréco-romaine, de lien intrinsèque entre gémellité et fondation, pas plus qu’entre gémellité et royauté. Il ne faut pas en chercher très loin la raison : c’est une vérité, aussi bien historique que psychologique, que le pouvoir suprême ne se partage pas, ou se partage très difficilement, et cela vaut aussi bien pour des frères, jumeaux ou non, que pour des personnes sans lien de parenté entre elles. Même les exceptions historiques confirment la règle. Qu’on songe aux rapports entre les deux rois spartiates ou entre les deux consuls de la République romaine : ils ont souvent posé des problèmes.

C. La gémellité romaine : les dix-huit premières années

Pour en revenir au récit romain traditionnel, on peut apparemment conclure que la présence de Rémus aux côtés de Romulus n’est pas imposée par le « modèle héroïque », le dossier de la mythologie ne révélant pas de lien intrinsèque et nécessaire entre gémellité et pouvoir. Quelle pourrait donc être à Rome la fonction du motif gémellaire ? Pour répondre à cette question, il semble préférable de ne pas traiter comme un tout unique la vie des jumeaux, mais de distinguer dans celle-ci deux parties différentes.

Tout avait bien commencé. Pendant les dix-huit premières années de leur existence commune, la présence d'un frère jumeau aux côtés de Romulus ne pose aucun problème. Ce n’est que plus tard que les choses commencent à se gâter, précisément lorsqu’il s’agit de fonder la ville et de la gouverner. « L’autre » devient alors un élément perturbateur. Étudions d’abord les dix-huit premières années.

Rien ne s’oppose, sur le plan comparatiste, à ce que Romulus et Rémus représentent une adaptation romaine du motif gémellaire, très répandu dans la mythologie, l’épopée ou le folklore de nombreux peuples. À l’intérieur du cadre mythique, le signe gémellaire peut être interprété comme un des « critères d’élection qualifiant un héros voué à œuvrer au bénéfice d’une communauté donnée » (A. Meurant). En d’autres termes, la gémellité marque davantage encore la qualité de héros des personnages en cause, il le « surdétermine », pourrait-on dire. Dans ce sens, l’existence même de jumeaux est un signe privilégié d’élection divine.

Dans le cas de Romulus et de Rémus, la gémellité comme telle ne pose donc pas de problème : les jumeaux romains feraient partie intégrante du noyau primitif de la tradition ; ils seraient dans le récit aussi anciens que les motifs concernant leur filiation divine, ou leur exposition, ou leur sauvetage miraculeux par un animal, ou encore leur enfance passée avec des bergers dans la nature. Ils appartiendraient au même ordre mythique.

Peut-on aller plus loin dans l’analyse ? Certains Modernes l’ont tenté, et je ne ferai ici qu’une allusion rapide à leurs travaux.

1. Une analyse comparative plus approfondie : la gémellité indo-européenne ?

C’est que la recherche a identifié plusieurs formes de gémellité, une relativement vague, très générale, celle que l’on retrouve un peu partout, et qu’on peut qualifier de gémellité « planétaire » ou « universelle » ; une autre, que l’on a appelée la gémellité « indo-européenne », qui présenterait des traits spécifiques et qui constituerait une sorte d’adaptation au monde indo-européen de la gémellité « planétaire ». Plusieurs chercheurs ont tenté de démontrer que Romulus et Rémus relèveraient moins de la simple gémellité « planétaire » que du modèle indo-européen de la gémellité, plus particulier (G. Dumézil, R. Schilling, D. Briquel, A. Meurant, entre autres).

Quelles sont donc les caractéristiques qui seraient propres aux jumeaux de la mythologie indo-européenne ? Pour tenter de les dégager, les chercheurs ont beaucoup travaillé sur deux dossiers gémellaires particulièrement bien étoffés, à savoir en Inde, les Aśvin ou Nāsatya védiques, avec leurs projections épiques du Mahābhārata, Nakula et Sahadeva, et, dans le monde grec, les Dioscures, Castor et Pollux. Ce ne sont là bien sûr que quelques jumeaux indo-européens particulièrement connus, les cultures indo-européennes en comptant beaucoup d’autres encore, mais ils représentent en quelque sorte des modèles.

C’est Georges Dumézil, avec sa théorie de la trifonctionnalité, qui a commencé à explorer cette voie, proposant ce qu’on pourrait appeler une « carte d’identité différenciée » des jumeaux indo-européens. Voilà par exemple comment le grand comparatiste français (RRA, 1974, p. 37) présente le rôle des jumeaux védiques : « ils rajeunissent les vieillards, guérissent les hommes et les animaux malades et réparent les mutilés, accouplent, enrichissent, sauvent des dangers et des persécutions, donnent des vaches et des chevaux merveilleux, font jaillir le lait et l'hydromel, etc.». C’est qu’ils relèvent pour G. Dumézil de la troisième fonction.

Malheureusement il faut bien avouer, comme on l’a écrit (J. Bremmer), que « les jumeaux romains ne font rien de comparable, même de très loin » aux jumeaux védiques. Cela gêne assez fort les partisans les plus convaincus de cette approche par la trifonctionnalité indo-européenne, qui doivent admettre, dans la légende de Romulus et de Rémus, une série d'anomalies, d’exceptions, d’écarts, par rapport à ce qu’ils appellent parfois un peu pompeusement « l’étalon gémellaire indo-européen ».

L’un d’eux - pour donner un exemple - porte sur l’inégalité qui caractérise assez régulièrement les jumeaux indo-européens. Pour prendre le cas des Dioscures, les deux frères ne connaissent pas le même destin : Pollux est immortel, Castor ne l’est pas ; il va d’ailleurs périr dans un combat, et il faudra la prière instante de Pollux, ne supportant pas la mort de son frère, pour que Zeus mette au point une formule de compromis qui permettra aux deux frères de ne pas être séparés. En général les jumeaux indo-européens ne sont pas strictement égaux : l’un est inférieur à l’autre. Mais le cas romain est particulier, il ne s’agit pas à Rome d’une simple inégalité, ni d’un simple effacement de l’un devant l’autre : Rémus est tué, ce qui n’est pas la même chose, et il l’est par son jumeau Romulus.

Je n’insisterai pas et, pour faire bref, je dirai qu’à mon sens, le dossier de la gémellité indo-européenne n’offre rien qui soit réellement comparable au cas romain. Ceux qui, malgré tout, veulent défendre pour Rome la thèse d’une gémellité « de type indo-européen », n’y arrivent souvent qu’en faisant appel à des considérations un rien fumeuses et à des constructions subtiles, qui tiennent plus du jeu intellectuel formel que de la démonstration rigoureuse. Je suis pour ma part, sur bien des points, un partisan des thèses duméziliennes, mais en l’espèce, je crois qu’on ne peut pas parvenir à démontrer rigoureusement que les jumeaux romains relèvent vraiment de « l'étalon gémellaire indo-européen ».

Il me semble dès lors plus simple de ne pas entrer dans une recherche très difficile à conduire et peut-être un peu inutile. Aussi me bornerai-je à constater sans plus que Romulus et Rémus sont des jumeaux, comme il en existe tant et tant d’autres dans la mythologie, où la gémellité est, très simplement - je l’ai dit déjà -, un moyen très répandu de marquer, de signaler, les héros.

J'ajouterai encore, pour être complet, que tous les Modernes n’ont pas exploré la piste suivie jusqu’ici et que, faute de mieux, j’appellerais l’orientation mythique. Certains ont tenté une approche très différente, à orientation historique : ils voudraient expliquer par l’histoire la présence de Rémus aux côtés de son frère. Pour eux, le personnage de Rémus serait venu s’ajouter à date récente à une tradition déjà bien constituée.

2. Un type très différent d’explication de la présence de Rémus : l’approche historicisante

Ces interprétations historicisantes sont assez variées. En voici un rapide aperçu.

Certains Modernes ont ainsi pensé que le couple gémellaire refléterait la dualité, qu’elle soit sociale, ethnique ou géographique, de la Rome primitive (J. Carcopino, A. Alföldi, T.J. Cornell, A. Grandazzi). Pour d’autres, les jumeaux symboliseraient la dualité du consulat républicain : s’il y a deux frères dans le récit, c’est parce qu’il y avait deux consuls sous la République (Th. Mommsen). D’autres encore verraient facilement dans le binôme formé par les jumeaux le reflet dans la tradition du conflit politique entre les patriciens et les plébéiens dans les premiers siècles de la République (E. Païs, J.F. Gardner, et récemment encore T.P. Wiseman). Que peut-on en penser ?

On peut certainement négliger les interprétations qui font appel à la dualité de la Rome des origines, celle-ci n’étant qu’une pure hypothèse. Y recourir serait tenter d’expliquer l’obscur par le plus obscur encore. Celles qui font intervenir des faits historiques avérés (comme le consulat républicain, ou le conflit patriciens-plébéiens) sont certainement plus intéressantes, mais leur défaut majeur est d’impliquer que le motif des jumeaux serait de date récente (le début de la république, voire plus tard encore les premiers siècles républicains). Croire qu’une donnée aussi fondamentale du récit et aussi solidement attestée dans la tradition ait pu être liée à des circonstances politiques aussi récentes est difficilement acceptable.

Vous aurez compris que, pour expliquer la présence de Rémus, cette approche historicisante ne me convainc pas. Il y a trop d’exemples dans la mythologie pour refuser aux jumeaux romains le statut de donnée mythique, d’autant plus que la multiplicité même des interprétations historicisantes n’est pas en faveur de cette approche. Rien ne permet de « détacher » Rémus du reste du récit traditionnel et de supposer qu’il aurait été ajouté dans une phase ultérieure à un récit existant qui n’aurait connu que le seul Romulus.

Voilà ce qu’on peut dire de la présence de jumeaux dans le « récit des enfances ».

D. La gémellité romaine : l'élimination de Rémus

Mais nous n’avons encore étudié qu’un des aspects de la question gémellaire. Le plus gros problème reste à venir. En effet, dans le cas de quelqu’un qui doit fonder une ville ou gérer un royaume, la présence d’un jumeau pose un problème, illustré tant par l’histoire que par la psychologie : c’est toute la question du partage du pouvoir. On connaît l’importance d’un thème comme celui du Double ou d’un motif comme celui des « frères ennemis ». Et de fait, dans la tradition romaine, un des deux frères va s’effacer totalement : il sera même, dans la version la plus ancienne, tué par l’autre. On est alors en face d’un fratricide.

Soit dit en passant, on ne s’étonnera pas que le jumeau « restant » soit celui qui porte le plus nettement dans son nom le nom même de la ville : le lien Rōmulus - Rōma est en effet plus net et plus évident que le lien Rĕmus - Rōma.

1. Le fratricide, ses causes, ses circonstances et son sens primitif

Dans le récit traditionnel, la rupture ne se manifeste pas immédiatement. Pendant la plus grande partie de leur existence, les deux frères sont placés sur le même pied. On relève bien çà et là dans nos textes (tous tardifs, ne l’oublions jamais) certaines anticipations qui annoncent et préfigurent ce qui va suivre, mais fondamentalement les deux frères sont égaux, dès leur naissance et pendant toute leur enfance. Toutefois comme il ne peut y avoir qu’un seul fondateur et un seul roi, le pouvoir ne se partageant pas, la tradition va devoir à un certain moment choisir, « marquer l’élu », si on peut utiliser cette expression. Comment a-t-elle procédé ?

Certains Modernes mettent l’accent sur une curieuse histoire racontée par le seul Ovide (Fastes, II, 359-380), dans l’exposé qu’il consacre à la fête romaine des Lupercales. Cet épisode, souvent désigné par l’expression « la manducation des exta », prend place dans le « récit des enfances ». En voici le résumé.

En attendant que les prêtres préparent un sacrifice, les deux frères et leurs compagnons se livrent à des activités sportives. Moment de détente que des brigands mettent à profit pour venir voler le bétail. Sans perdre un instant, Romulus et Rémus se mettent chacun de leur côté à la poursuite des voleurs. C’est Rémus qui récupère le butin ; il rentre au camp et, fier de sa victoire, s'arroge en vainqueur la viande préparée pour le sacrifice, en l’espèce les exta. Mais il se fait que, dans la cuisine du sacrifice romain, les exta représentent la part réservée aux dieux. Dans son récit, Ovide ne juge pas sévèrement le geste de Rémus, mais plusieurs Modernes y voient une sorte de sacrilège qui « précipite Rémus dans l’ignominie » et « implique sa funeste déchéance ». Rémus se voit ainsi ravalé « au plan du reprouvé ennemi des dieux » (A. Meurant). Romulus sera désormais l’élu et Rémus le réprouvé.

Qu’on interprète ou non cette « manducation des exta » comme un sacrilège, un autre geste de Rémus, qu’il pose plus tard, en constitue indiscutablement un. Il est, lui, beaucoup mieux attesté dans les récits traditionnels, et je l’ai déjà présenté plus haut en évoquant le rituel symbolique et religieux de la fondation d’une cité. Revenons-y. Romulus, le fondateur désigné par les dieux, est en train de déterminer le tracé des murs de la future Rome en creusant, selon l'usage, un sillon (sulcus primigenius) avec le soc d'une charrue, tirée par un attelage composé d'une vache et d'un taureau. Le trou d’où la terre est enlevée est appelé fossa (le fossé), et la terre rejetée à l’intérieur est appelée murus (le mur, la muraille). Petit détail technique, on soulevait la charrue aux endroits où, dans la future enceinte, devaient se dresser les portes.

C’est dans ce contexte, rituel et religieux, que par moquerie (delubrio fratris, « pour se moquer de son frère », écrit Tite-Live), Rémus saute au-dessus des limites nouvellement tracées de la ville. Ce geste, Romulus, dans la tradition la plus ancienne, va immédiatement le punir de mort : dégainant son épée, il tue son frère, en disant « Qu'ainsi périsse à l'avenir tout qui franchira les murailles de Rome » (Liv., I, 6, 4 - 7, 3). Ce fratricide, est appellé par certains Modernes le « péché originel » de Rome.

Essayons de comprendre le geste de Romulus, en réfléchissant sur son sens et sur sa portée. Aux yeux de la tradition ancienne (je dis bien « ancienne »), Romulus n’est pas coupable : il ne fait que protéger la ville que les dieux lui ont donné mission de fonder et de construire.

Il faut savoir en effet que ce sulcus primigenius (ce sillon initial, primordial) fondait une sorte de barrière de type magique, destinée à protéger la ville contre les ennemis, non seulement les hommes, mais aussi les puissances surnaturelles, malfaisantes, les esprits mauvais. La muraille qui devait s’élever sur le tracé du sulcus initial n’était que la matérialisation de cette barrière. Rien d’étonnant dès lors que dans le monde romain les murs soient dit sacri, et que des livres spécialisés, les libri rituales (les livres rituels), abordent notamment la question de la sanctitas muri (le caractère sacré de la muraille) et celle du ius portae (le droit des portes).

Bref, la muraille et le fossé d’une ville nétaient pas des objets de plaisanterie. Franchir par dérision cette enceinte sacrée, au moment même où on l’installait, pouvait donc apparaître comme un geste sacrilège et être puni de mort.

Initialement donc, et selon toute vraisemblance, le geste du fondateur, tuant son frère coupable du saut sacrilège au-dessus du fossé, devait être considéré comme un acte moralement positif.

2. Le fratricide : l’origine du motif

Tout en s’accordant pour défendre la « moralité » (originelle en tout cas) du geste de Romulus, les Modernes ont tenté de savoir quel pourrait bien être le modèle qui aurait inspiré les rédacteurs de la tradition dans la peinture de ce meurtre primordial ? Pour répondre à cette question, ils ont exploré trois pistes : l’univers mythique indo-européen, l’ethnographie générale, le légendaire grec.

a) les récits de création dans la mythologie indo-européenne

Certains Modernes (J. Puhvel, B. Lincoln) ont cherché dans la mythologie indo-européenne, plus exactement du côté des cosmogonies. Pour eux, la mort de Rémus correspondrait à un motif présent dans certains récits cosmogoniques indo-européens, en l’occurrence le sacrifice d’un être primordial qui en mourant donne naissance au monde. Voici deux exemples, empruntés le premier à la cosmogonie scandinave, le second à la cosmogonie védique.

      Ymir, le géant primordial de la mythologie scandinave

Dans la mythologie nordique, Ymir est la première créature vivante. Au début du monde, il n'y avait qu'un grand gouffre, bordé au Nord par un monde de nuées glacées (Nifleim) et au Sud par un monde de nuées de feu (Muspull). Un jour, ces deux mondes entrèrent en collision, et leur choc donna naissance au géant, Ymir, lequel engendra d’autres géants à qui les premiers dieux firent la guerre.

Ymir fut tué, et les différentes parties de son corps donnèrent naissance au monde que nous connaissons. Ainsi Odinn et son frère utilisèrent le corps d'Ymir pour créer la Terre ; sa chair combla le grand gouffre primitif. Ses cheveux devinrent des arbres ; ses dents et les fragments de ses os devinrent les rochers, son sang donna naissance aux éléments liquides (rivières, lacs, étangs et mer). Son crâne forma la voûte céleste, qui reposait sur quatre nains, son cerveau devenant les nuages, et les asticots de sa chair engendrèrent la race des nains. En un mot, les dieux tuent Ymir pour donner naissance au monde.

      Purusa, le géant primordial dans la cosmogonie védique

Le second exemple sera emprunté à la cosmogonie védique. Un hymne du Rig-Veda, le Purusasukta (Rig-Veda, X, 90) décrit le sacrifice d'un être primitif Purusa signifiant « Homme » (autre nom ou aspect de Prajapati), sur lequel les dieux firent un premier sacrifice, le Sacrifice Primordial. Ils le démembrèrent et, à partir de son corps, ils créèrent le monde (Ciel, Terre, vents, etc.) ainsi que les classes sociales (Brāhmana, Ksatriya, Vaiśya).

      Des parallèles peu convaincants

N’insistons pas. On voit immédiatement que les deux cas cités mettent en évidence l’importance et le rôle d’un sacrifice primordial dans le processus de création. Mais force est de reconnaître que les circonstances de la mort de Rémus nous entraînent fort loin de ces versions germanique ou védique : rien en l’occurrence ne naît du corps de Rémus, ce qui est la caractéristique essentielle du mythe indo-européen de création. À mon sens, on ne peut rien retenir de cet appel aux cosmogonies indo-européennes.

b) l’ethnographie générale : des sacrifices humains lors de certaines fondations

Pour d'autres Modernes, le meurtre de Rémus conserverait le souvenir lointain, transformé parce qu’oublié, d’une très ancienne coutume, qui voulait qu’il y ait du sang humain versé lors de la fondation d’une ville.

Si l’on en croit l’ethnographie générale, plusieurs civilisations, qui ne sont pas nécessairement indo-européennes d'ailleurs, attestent d’une croyance selon laquelle un sacrifice humain (ou son substitut) faisait partie intégrante de certains rituels de fondation de villes ou d'intronisation de rois [5]. En voici quelques illustrations.

Dans le Proche-Orient, des trouvailles archéologiques semblent montrer que l’usage de sacrifices humains lors de la fondation des villes était très répandue. Dans de nombreux cas, on a ainsi retrouvé des squelettes d’hommes soigneusement encastrés dans les fondations des murailles ou parfois sous le seuil des portes de la ville. Il est difficile d’expliquer autrement le rapport entre la ville et les trouvailles.

Autre témoin : Malalas, un chroniqueur byzantin du milieu du VIe siècle. Il rapporte une série de cas de sacrifices humains qui sont supposés avoir eu lieu lors de la fondation de villes antiques du Proche-Orient. Il mentionne ainsi, lors de la fondation d’Alexandrie par Alexandre, le sacrifice d’une jeune fille du nom de Macedonia ; lors de la fondation d’Antioche par Seleucus, celui d’une jeune fille du nom d’Aimathe ; lors de la fondation d’Ancyre, sous Auguste, celui d’une jeune fille, Gregoria (E. Frézouls [6]).

Il ne faut pas nécessairement prendre ces témoignages tardifs (ceux de Malalas ne sont d’ailleurs pas recoupés par d’autres sources) pour argent comptant, mais ce qui est important, plus important peut-être que l’historicité même de tous ces sacrifices, c’est l’idée sous-jacente, à savoir que répandre le sang humain est un gage pour l’avenir d’une ville.

Dans un registre voisin, Marguerite Yourcenar (Nouvelle orientale) rapporte une chanson populaire grecque (moderne) sur la construction des ponts d’Arta (l’ancienne Ambracie, au sud de l’Épire) : « si vous n’y plantez pas un homme, votre mur ne tiendra pas ».

Mais il reste qu’on ne possède pour Rome aucun témoignage de sacrifice humain lors de la fondation d’une ville.

c) le légendaire grec

Il y a aussi deux exemples, malheureusement peu détaillés, présents dans le légendaire grec. L’un met en cause Poimandros et son fils, l’autre Oinée et le sien. Le premier, un peu plus détaillé que le second, se rapporte à la construction des fortifications de la ville béotienne de Tanagra. Je cite : « Lorsque Poimandros eut entouré d’un fossé la cité qu’il construisait, son fils Ephippos prétendit qu’il pourrait facilement sauter au-dessus du fossé. Quand Poimandros le lui eut interdit et qu’Ephippos eut quand même sauté, le fils fut tué par son père ». Et le papyrus qui raconte cette histoire (P. Oxy., 2460 et 2463) continue, sans autres précisions : « Toxée perdit la vie dans des circonstances analogues des mains de son père Oinée » [7].

Ces récits peuvent évidemment être rapprochés de l’épisode de Rémus franchissant par dérision les futures fortifications de la ville naissante, et tué par son frère. Le problème, c’est que nous ne savons pas si ces deux cas font partie du légendaire grec original : il pourrait s’agir de décalques et d’adaptations de l’épisode romain.

Bref, on ne sait trop que conclure. On conçoit évidemment fort bien, sur un plan très général, qu’un des frères doive s’effacer devant l’autre (le pouvoir ne se partageant pas ou ne se partageant que difficilement) ; on négligera les cosmogonies indo-européennes ; on ne perdra cependant pas de vue cette idée qu’on voit surgir çà et là de la nécessité d’un sacrifice humain aux origines d’une fondation (monde ou ville), mais cela dit, on ne voit pas très bien quel pourrait avoir été le modèle du motif du meurtre de Rémus, à moins évidemment d’accepter que les deux cas grecs, sur lesquels nous ne sommes malheureusement pas très informés, ceux de Poimandros et de Toxée, soient des récits anciens qui aient joué un certain rôle [8].

3. Le fratricide : interprétations et corrections antiques

Ce qui est sûr, c’est que l’exécution sommaire de Rémus par son frère, laquelle à l’origine n’était pas perçue négativement rappelons-le, a dans la suite, avec l’évolution des idées et des mœurs, profondément choqué certains écrivains anciens. C’est cet aspect des choses que je voudrais maintenant évoquer.

À la fin de la République, à l’époque des guerres civiles surtout, on en était arrivé à considérer le fratricide des origines comme une malédiction qui pesait sur la ville de Rome ; on pensait même qu’il fallait y chercher l’explication des sanglantes luttes entre Romains qui marquèrent les derniers siècles de la République.

Voici d’abord un texte de Cicéron (De Officiis, III, 10, 41), « c’est l’apparence de l’utilité qui poussa Romulus : comme il lui avait paru plus utile de régner seul qu’avec un autre, il tua son frère. Il négligea à la fois la piété familiale et l’humanité pour pouvoir obtenir ce qui lui paraissait utile et ne l’était pas, et néanmoins il mit en avant grâce au prétexte du mur, un faux-semblant de beauté morale […] Il a donc péché (peccauit igitur). »

Autre exemple - davantage en situation -, celui d’Horace qui, dans une pièce célèbre (Épode, VII), « explique les guerres civiles de Rome comme la conséquence du crime originel que fut le meurtre de Rémus » : « d’amères destinées poursuivent sur les Romains le meurtre impie d’un frère, depuis le jour où le sang innocent de Rémus a coulé sur la terre pour la malédiction de ses neveux. » (trad. Budé).

Tout cela en attendant que la littérature chrétienne (p.ex. Aug., C.D., III, 6) tire elle aussi parti de la légende du fratricide, qu’un Moderne a qualifié de « péché originel » de Rome.

Il fallait donc s’attendre à ce que les auteurs anciens tentent de remédier au scandale que représentait ce fratricide. Ils ont ainsi tenté diverses « retouches ».

a) première tentative : une bagarre confuse, sans responsable

Certains ont par exemple considéré que Rémus avait été tué dans une bagarre confuse, accidentellement en quelque sorte et sans qu’on puisse désigner un coupable. C’est la version que donne Tite-Live (I, 6, 3 - 7, 2), plaçant l’épisode immédiatement après ce qu’on appelle l’ « auspication primordiale ». Voici le passage en cause :

Quant à Romulus et Rémus, le désir les prit de fonder une ville sur les lieux mêmes où ils avaient été abandonnés […] L'âge ne pouvant être pris considération pour faire la différence entre des jumeaux, ils s'en remirent aux présages des dieux protecteurs de ces lieux, pour désigner celui dont la nouvelle ville porterait le nom. […] C'est à Rémus le premier que, dit-on, se présenta le présage de six vautours en vol ; à peine était-il annoncé qu'un nombre double de vautours se montra à Romulus. Chacun des deux groupes alors de saluer son propre meneur comme roi. Pour les uns, la priorité entrait seule en ligne de compte. Mais les autres revendiquaient le titre de roi à cause du nombre d'oiseaux. Au cours de la discussion la colère monta, ils en vinrent aux mains et la bagarre tourna au massacre. Dans la mêlée, Rémus fut mortellement blessé.

Dans cette optique, Romulus n’est plus coupable de la mort de Rémus : on dirait aujourd’hui que Rémus a été tué par une balle perdue.

b) deuxième tentative : le responsable est Celer

D’autres auteurs attribuèrent l’exécution de Rémus à un des lieutenants de Romulus, un certain Celer, lequel aurait agi de sa propre initiative (cfr p. ex. Plut., Rom., X, 2-3). Romulus aurait d'abord dominé le chagrin qui l’aurait envahi, devant la mort de Rémus, il aurait maudit les ennemis de Rome, puis laissé éclater sa douleur lors des funérailles de son frère (cfr Ovid., Fast., IV, 833-856). Ici encore l’essentiel est que Romulus ne soit plus le responsable direct d’un meurtre, qui l’attriste du reste profondément. Voici le récit d’Ovide :

     et, en peu de temps, un nouveau mur s'élève.
Céler fait avancer le travail ; Romulus lui-même l'avait convoqué
     et lui avait dit : "Celer, veille à deux choses:
que nul ne franchisse les murs et la tranchée creusée par la charrue ;
     
[840] et si quelqu'un ose le faire, mets-le à mort."
Ignorant cet ordre, Rémus commença à regarder avec mépris
     ces humbles murs et dit : "C'est avec çà que le peuple sera à l'abri ?"
Et aussitôt, il sauta par-dessus: d'un coup de pelle Céler répond à cette audace.
     Rémus, dégoulinant de sang s'abat sur la terre dure.
[845] Aussitôt informé de l'événement, le roi ravale ses larmes qui jaillissent
     et garde sa blessure enfermée dans son coeur.
Il ne veut pas pleurer en public et, faisant preuve d'un courage exemplaire,
     il dit: "Qu'ainsi soit traité l'ennemi qui franchira mes murs".
Il accorde toutefois des funérailles et, sans plus pouvoir retenir ses larmes,
     [850] laisse paraître au grand jour la piété fraternelle qu'il avait dissimulée.
Une fois le brancard posé, il donna à la dépouille un ultime baiser
     et dit : "Mon frère, qui me fus enlevé contre mon gré, adieu !".
Puis il parfuma son cadavre qu'on allait brûler. L'imitèrent
     Faustulus et Acca, abîmée dans la tristesse et cheveux dénoués.

Ovide donne un peu plus loin dans les Fastes (5, 451-485) la suite de l’histoire, telle en tout cas qu’il l'a recréée. L’ombre de Rémus apparaît à ses parents adoptifs, Faustulus et Acca Larentia, et les charge de créer une fête en son honneur, et plus largement en l’honneur des Mânes, c’est-à-dire des esprits des morts. Dans son discours Rémus veille à justifier formellement Romulus. Quelques lignes de ce passage aussi méritent d’être citées :

[455] Affligés, Faustulus et Acca rentrèrent chez eux à la nuit tombante
     
et sans plus s'étendirent sur leur couche rudimentaire.
Ils crurent voir se dresser près de leur lit l'ombre sanglante de Rémus
     
qui murmurait faiblement les paroles que voici :
"[…] Cruel Céler, je souhaite que des blessures te fassent rendre l'âme
     
[470] et que, comme moi tout couvert de sang, tu t'en ailles sous la terre !
Mon frère n'a pas voulu cela ; sa piété fraternelle est égale à la mienne ;
     
il a donné à mes Mânes ce qu'il pouvait, ses larmes.
À votre tour, par vos larmes, par des offrandes de nourriture
     
priez-le de désigner en mon honneur un jour de fête."

c) troisième tentative : Rémus a survécu à Romulus

Il se trouva même des auteurs (par exemple un certain Egnatius, difficile à identifier) pour prétendre que Rémus avait survécu à Romulus (Origo, XXIII, 6). Nous n’avons malheureusement pas conservé de détail sur cette version des faits.

d) quatrième tentative

Quatrième tentative. D’autres encore, plus tardifs cette fois, car on ne retrouve cette version que chez les Byzantins, affirment que Romulus aurait fait faire une statue d’or à l’image de Rémus, l’aurait placée à côté de la sienne pour associer symboliquement son frère au gouvernement, et aurait employé dorénavant le pluriel dans tous ses décrets officiels.

C’est le cas, par exemple, de Malalas, Chronographia, VII, chez qui les deux frères s'appellent Rômus et Rémus :

Mais dès que Rômus eut tué son propre frère, toute la ville de Rome fut frappée par un tremblement de terre, et des guerres tribales se déclarèrent durant son règne. Rômus en personne s'en alla consulter l'oracle et demanda : « Pour quelle raison ces choses arrivent-elles depuis que je règne seul ? » Et il lui fut répondu de la part de la Pythie : « Si ton frère n'est pas installé avec toi sur le trône royal, ta ville de Rome ne sera pas debout, et ni le peuple ni la guerre ne s'apaiseront. » Alors, ayant fait d'après l'image de son frère une sculpture de son visage, qui était une reproduction de ses traits, un buste en or, il plaça cette statue sur son trône, là où il siégeait. Et c'est ainsi qu'il régna le restant de sa vie, le portrait tout en or de son frère Rémus siégeant avec lui. Alors la ville s'arrêta de trembler, et la révolte du peuple s'apaisa. Et dès lors s'il faisait une ordonnance ou un décret, il le faisait comme si cela émanait de lui-même et de son frère, en disant : « Nous avons ordonné et décrété ». Cette coutume de dire « Nous avons ordonné et décrété », provenant de ce temps-là, s'est maintenue chez les rois jusqu'aujourd'hui. Depuis lors aussi, il envoya dans les cités soumises à Rome des bustes d'or de lui et de son frère, pour qu'ils soient placés auprès des magistrats […].

On est évidemment en pleine perspective étiologique : il s'agit en fait d'expliquer ce qu'on appelle encore aujourd'hui le « Nous majestatif ».

Mais le temps passe, et il devient urgent de conclure.

En guise de conclusion…

Mon exposé du 20 mars dernier, certains d’entre vous s’en souviennent peut-être, avait été consacré à la vie et aux réalisations de Romulus, le premier roi de Rome ; aujourd’hui je n’ai pris en compte que le couple Romulus et Rémus, les fondateurs de Rome dans la tradition classique. J’ai eu l’occasion de dire à plusieurs reprises lors de mes exposés précédents, en mars et en avril, que la biographie du premier roi n’appartenait pas à l’Histoire mais à l’Imaginaire ; c’est également vrai bien sûr des rapports entre les deux jumeaux, mais que ce récit relève de l’Imaginaire ne nous interdit pas de nous poser des questions, sur son origine, son évolution et son sens. Ce sont ces aspects qui nous ont retenus aujourd'hui

Il est apparu qu’on n’a pas toujours raconté de la même manière les premières origines de Rome. Les plus anciens auteurs grecs proposaient tout autre chose que l’histoire qui nous est familière : ils voulaient essentiellement montrer que Rome était une fondation grecque ; par ailleurs leur souci principal était de trouver un nom de fondateur - grec bien sûr - et d’expliquer le lien existant entre le nom de ce fondateur et le nom de la ville. La version romaine, qui faisait état d’un couple de jumeaux, était très différente ; elle a réussi à l’emporter sur l’autre et nous est devenue familière. C’est d’elle surtout que nous nous sommes occupés.

Je pense vous avoir montré que cette version romaine remonte à une époque où les Romains ne notaient pas encore grand-chose par écrit, et plonge dans un univers mythique très ancien et très répandu, celui du « modèle héroïque universel », dont elle représente une actualisation.

Si ce modèle fait appel à des jumeaux, c’est que la gémellité est un motif qui contribue à « marquer » le héros, au même titre par exemple que la naissance miraculeuse, ou le sauvetage par un animal sauvage, ou la vie au sein de la nature.

Mais la présence d’un jumeau posa un problème, au moment où le récit dut envisager la fondation de la ville et la désignation d’un roi. Le pouvoir ne se partageant pas, ou se partageant très difficilement, la tradition dut se débarrasser d’un des jumeaux, à qui elle fit poser un geste sacrilège : le saut au-dessus du fossé lors du rituel de fondation. Romulus tua alors son frère.

Ce meurtre a beaucoup intéressé les Modernes, qui ont essayé de trouver un modèle précis à ce fratricide, parfois qualifié par eux de « péché originel » de Rome. Ils ont cherché dans la mythologie, dans l’ethnologie, dans la légende, sans toutefois parvenir à trouver la réponse précise à leur question.

Quoi qu’il en soit, la mort de Romulus, perçue dans la tradition la plus ancienne comme acceptable, moralement défendable, devint au fil du temps moralement intenable. Il devenait inacceptable que Rome reposât ainsi sur un fratricide, et les Romains eux-mêmes cherchèrent divers moyens de « corriger » ce sinistre détail. Je vous ai présenté un certain nombre de retouches différentes.

Au-delà de la présentation du récit traditionnel, je voudrais terminer par quelques remarques de méthode.

J’insisterai d’abord sur le dynamisme et la souplesse des légendes. Vous avez pu voir par l’exemple concret des fondateurs de Rome que les légendes n’ont rien de statique, et qu’elles évoluent beaucoup. L’histoire des origines de Rome imaginée par les premiers auteurs grecs n’a pratiquement aucun rapport avec la version indigène, celle des Romains, et il a fallu longtemps pour qu’on puisse parler d’harmonisation. De très nombreuses versions ont circulé.

J’insisterai ensuite sur le fait que l’interprétation donnée à un motif légendaire peut varier au fil des siècles, en fonction des besoins et des réactions du public, c’est-à-dire des lecteurs. Un élément, perçu à l’origine comme positif, peut à un moment déterminé de l’évolution du récit recevoir une valeur négative. En l’occurrence, les siècles passant et les mentalités se modifiant, on a vu que l’attitude de Romulus à l’égard de son frère ne fut plus comprise, ce qui donna lieu aux multiples versions alternatives et adoucies que nous avons vues.

Le cas du fratricide n’est d’ailleurs pas isolé. La tradition présente ainsi d’autres motifs solidement ancrés, comme par exemple l’enlèvement des uirgines sabines, qui a été lui aussi, dans l’antiquité même, perçu comme moralement très contestable.

Nous avons dit à propos du meurtre de Rémus qu’il fallait se garder soigneusement de transposer dans la haute antiquité des critères moraux qui ne valent que pour les époques postérieures. Nous pourrions faire la même observation à propos de l'enlèvement des femmes. Le mariage par rapt, G. Dumézil l'a récemment montré, n'est qu'un des modes du mariage indo-européen. Rome, ne le conservant pas dans son droit, l'a relégué dans le récit des origines. Pourquoi dans ces conditions lui attribuer une valeur morale négative qu'il n'avait probablement pas au départ ?

Bref, il ne faut jamais perdre de vue la souplesse et le dynamisme des légendes qui veillent à s’adapter au mieux aux besoins qu’elles doivent satisfaire.

Nous en resterons là ; le sujet des origines et des premiers siècles de Rome est extrêmement vaste et il n’est pas possible de le cerner en quelques leçons. Merci de votre attention et de votre intérêt.

 

Notes

[1] Cfr par exemple Cécile Dulière, Lupa Romana. Recherches d'iconographie et essai d'interprétation. I. Texte; II. Catalogue des monuments figurés et illustrations, Bruxelles-Rome, 2 vol., 1979, 318 et 106 p. (Études de philologie, d'archéologie et d'histoire anciennes de l'Institut historique belge de Rome, 18) ; on songera au miroir prénestin du IVe siècle a.C., aujourd’hui à l’Antiquario Comunale de Rome, encore que certains seraient tentés d’interpréter les enfants tétant la louve comme les deux Lares Praestites (T.P. Wiseman, Rémus, 1995, p. 65-71, « The Mirror »). Cette pièce a été conservée, ce qui n’est pas le cas du célébrissime « Monument des Ogulnii » (296 a.C.), disparu lui (T.P Wiseman, ibidem, p. 72-76). Attestations numismatiques aussi : bel exemple de l’aureus d’Hadrien (125-128 p.C.) en couverture du livre d’Alain Meurant. [Retour]

[2] Pour désigner les jumeaux romains, les Grecs n'utilisent pas toujours les noms indigènes de Romulus et de Rémus (Ῥωμύλος et Ῥέμος), encore que Plutarque et Denys d'Halicarnasse le fassent assez systématiquement. -- Un mot peut-être sur l'origine du mot Rémus (avec un -e- bref dans la première syllabe). On a du mal de croire qu'il viendrait du Ῥῶμος grec, ce qui supposerait un changement de timbre et de longueur de la voyelle. On ne voit pas très bien non plus le rapport que veulent établir certains Modernes entre d'une part ce nom de Rěmus et d'autre part l’adjectif rěmor, rěmoris de la langue augurale, conservé par Paulus Festus, 345, 14 : rěmŏres aues in auspicio dicuntur quae acturum aliquid rěmŏrari compellunt, ou par le texte de l’OGR, 21ss : Rěmum dictum a tarditate quippe talis naturae homines ab antiquis rěmores dicti. Cfr aussi Enn., Ann., I, 86 W : certabant urbem Rōmam Rěmŏramne uocarent. [Retour]

[3] Ne quittons pas l’histoire de ce rapprochement progressif des deux versions ou plus exactement l’histoire de l’effacement de la version grecque primitive au profit de la version latine sans évoquer une difficulté, qui dut être résolue et qui concerne la chronologie. Les premières versions grecques mettaient la fondation de Rome par Énée, ou par Rhômanos, ou par Rhômos, en rapport direct avec la Guerre de Troie et comme une conséquence du retour dans leur patrie des héros qui avaient combattu à Troie. Assez vite, les recherches chronologiques des érudits anciens montrèrent que cette datation n’était pas acceptable, plusieurs siècles s’étant écoulés entre la Guerre de Troie (placée par eux au XIIe siècle) et la fondation de Rome (placée par eux au VIIIe siècle). Dans ces conditions, Énée, pour prendre son exemple, ne pouvait plus être le fondateur de Rome. Il deviendra un lointain ancêtre des fondateurs. On lui attribuera la fondation de Lavinium, son fils Ascagne passera pour le fondateur d’Albe, et on imaginera de toutes pièces une dynastie albaine de trois ou quatre siècles entre Ascagne et Amulius et Numitor, les derniers rois d’Albe, oncles de Romulus et de Rémus. Mais je ne puis pas détailler tout ce mécanisme, complexe, d’harmonisation. [Retour]

[4] Et si Thèbes est connue comme la « ville aux sept portes », c'est qu'elle compte autant de portes que la lyre a de cordes, à savoir sept. Détail anecdotique, que cette variante historicisante, qu’on trouve chez Palaiphatos et qui est destinée à expliquer le miracle de la construction des murailles de Thèbes. Pour cet écrivain rationaliste, Amphion et Zéthos auraient été deux fameux joueurs de lyre, qui exerçaient leur art devant un public, moyennant salaire. Mais comme en ce temps-là, les gens n’avaient pas d’argent, ceux qui voulaient les entendre devaient travailler à la construction des murs. C'est en ce sens, pour Palaiphatos, que l'on peut dire que la cité avait été bâtie au son de la lyre. [Retour]

[5] J.G. Frazer, Le rameau d'or. Le roi magicien dans la société primitive. Tabou et les périls de l'âme, réimpression Paris, 1981, p. 536-537 ; M. Yourcenar, Nouvelles orientales, Paris, 1963, p. 48 [«Le lait de la mort»] ; L. Levi-Makarius, Le sacré et la violation des interdits, Paris, 1974, p. 161-163, 203-205 ; P. Martin, L'idée de royauté à Rome, I, Clermont-Ferrand, 1982, p. 228, avec les références en notes. [Retour]

[6] E. Frézouls, La fondation des villes chez Malalas, dans M.-M. Mactoux et É. Geny [Éd.], Mélanges P. Lévêque. 8. Religion, Anthropologie, Société, Paris, 1994, p. 217-234. [Retour]

[7] Plutarque, Questions Grecques, 37, donne une version un peu différente de l'histoire de Poimandros. [Retour]

[8] On n’oublie pas le meurtre d’Abel par Caïn (Genèse, IV, 17-24), mais les raisons étaient différentes. Caïn était vexé de voir le sacrifice de son frère accepté par Dieu, et le sien refusé. Encore que dans certains versions non canoniques de la Genèse, Caïn soit présenté comme le fondateur d’une ville et le meurtrier de son frère. Les deux choses sont liées dans les textes, mais ces derniers sont trop peu explicites : ce sont des commentaires sur ces versions non canoniques où on lit toutefois à plusieurs reprises la formule fundauit ciuitatem sanguine fratris sui. -- Que faire aussi du lien qui semble assez profondément enraciné dans l’imaginaire mythique, entre création et sacrifice ? Plusieurs chercheurs, spécialistes de la mythologie, estiment que, dans la pensée antique, fonder une ville, c’est en quelque sorte répéter la création du monde : « Die Stadtgründung ist eine Wiederholung der Kosmogonie », ce qui impliquerait la célébration d’un sacrifice. [Retour]

 

Amorce de bibliographie

La bibliographie d'un sujet comme celui qui a été abordé aujourd'hui est énorme et il est totalement exclu de vouloir la présenter. Je me bornerai à indiquer quelques titres, très riches en références bibliographiques et auxquels pourront se rapporter les lecteurs soucieux d'approfondir le sujet.

A. Sur la manière dont l'auteur de la présente conférence pose le problème des origines de Rome et de l'époque royale en général : J. Poucet, Les Origines de Rome. Tradition et Histoire, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1985, 360 p. (Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 38), et J. Poucet, Les Rois de Rome. Tradition et Histoire, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2000, 517 p. (Mémoires de la Classe des Lettres. Collection in-8°, 3e série, tome 22).

B. Sur la question de la gémellité à Rome, un ouvrage particulièrement bien informé est celui de A. Meurant, L'idée de gémellité dans la légende des origines de Rome, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2000, 335 p. (Mémoires de la Classe des Lettres. Collection in-8°, 3e série, tome 24). Fort utile aussi le bref article du même auteur : D’Albe-la-Longue au « pomerium », dans Latomus, t. 62, 2003, p. 517-542.

C. Trois livres récents, aux orientations très différentes, traitent de Romulus et de Rémus : T.P. Wiseman, Remus. A Roman Myth, Cambridge University Press, 1995, 243 p. - A. Fraschetti, Romolo il fondatore, Rome-Bari, Laterza, 2002, 186 p. (Quadrante Laterza, 112) - A. Carandini, Remo e Romolo. Dai rioni dei Quiriti alla città dei Romani (775/750 - 700/675 a.C.), Turin, Einaudi, 2006, 573 p. (Biblioteca Einaudi, 210).

Je terminerai en signalant que les Folia Electronica Classica (FEC) de Louvain-la-Neuve proposent plusieurs articles électroniques qui abordent, sous différents angles, des  questions liées aux origines et aux premiers siècles de Rome :

Briquel D., À propos de Tite-Live, I : L'apport de la comparaison indo-européenne et ses limites [FEC 5-2003]
Briquel D., Tullus Hostilius et le thème indo-européen des trois péchés du guerrier [FEC 5-2003]
Meurant A., Histoire mythique et mythe historique : le cas des rois romains [
FEC 11-2006 Format PDF]
Meurant A., Le parcours initiatique de Romulus et Rémus, enfants albains et premiers Romains [
FEC 6-2003]
Meurant A., Quelques facettes de la gémellité dans les légendes de l'Italie primitive [
FEC 1-2001]
Poucet J., Autour de Georges Dumézil : Aspects de l'héritage indo-européen dans la religion romaine archaïque [
FEC 3-2002]
Poucet J., Autour de Georges Dumézil : Aspects de l'héritage indo-européen dans l'annalistique [
FEC 3-2002]
Poucet J., Comparaison typologique et comparaison génétique : Alexandre Grandazzi et la méthode comparative de Georges Dumézil [
FEC 3-2002]
Poucet J., Georges Dumézil (1898-1986) [
FEC 3-2002]
Poucet J., Georges Dumézil et les historiens de la Rome ancienne : un bilan récent [
FEC 3-2002]
Poucet J., Le roi Romulus, ou les silences de l'Histoire [FEC 12-2006]
Poucet J., Les Rois de Rome. Autopsie d'un récit historico-légendaire [
FEC 1-2001]
Poucet J., Les rois dits étrusques, ou la lente émergence de l'Histoire [FEC 12-2006]
Poucet J., Les Troyens aux origines des peuples d'Occident, ou les fantasmes de l'Histoire [FEC 12-2006]
Poucet J., Romulus : fondateur et premier roi de Rome [FEC 2-2001]


FEC - Folia Electronica Classica  (Louvain-la-Neuve) - Numéro 12 - juillet-décembre 2006

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