FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 12 - juillet-décembre 2006


Le roi Romulus, ou les silences de l'Histoire

par

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique

<poucet@egla.ucl.ac.be>


On trouvera ci-dessous le texte d'une conférence qui a été prononcée à Paris, le 20 mars 2006, dans le cadre des « Conférences de Clio »  (Maison des Mines - 270, rue Saint-Jacques - 75005 Paris). Elle fait partie d'un cycle intitulé Les origines et les premiers siècles de Rome : Tradition, Histoire et prolongements modernes, dont elle forme le premier volet. Les autres conférences du cycle sont publiées dans le présent fascicule 12 (2006) des Folia Electronica Classica.


 

Introduction générale au cycle

Précisions terminologique et chronologique

L’expression « Les origines et les premiers siècles de Rome » regroupe plusieurs périodes.

D’abord ce qu’on appelle « la Rome d'avant Rome » ou encore « la préhistoire lavinate et albaine de Rome ». C'est le récit des événements censés s'être passés avant la fondation même de Rome, mais qui sont cependant en rapport avec elle. En effet les Romains rattachent l’origine lointaine de leur ville et de leur peuple à Énée, fuyant Troie détruite par les Grecs ; ces réfugiés troyens errent longtemps en Méditerranée avant d’atteindre le Latium, leur terre promise, où ils fondent Lavinium pour abriter les pénates de Troie. Puis le fils d’Énée, Ascagne, installe non loin de là une autre ville, Albe-la-Longue, sur laquelle des rois vont régner pendant plusieurs siècles, le dernier d’entre eux étant Numitor.

Vient alors l'histoire de Rome proprement dite : la naissance et l'enfance des jumeaux Romulus et Rémus, petits-fils de Numitor, avec la fondation de Rome par Romulus qui en devient le premier roi et qui, pendant quelques années, partage même la royauté avec Titus Tatius, le chef des Sabins avec qui il a fait alliance après la conclusion de la guerre romano-sabine ; Numa Pompilius, un roi d’origine sabine, qu’on avait été chercher à Cures ; Tullus Hostilius, un personnage lié à la destruction d’Albe-la-Longue et au combat des Horaces et des Curiaces ; Ancus Marcius, qui passe pour le fondateur d’Ostie. Ces quatre premiers rois sont appelés parfois par les Modernes latino-sabins. Leur succèdent trois rois, dits cette fois étrusques : Tarquin l'Ancien, Servius Tullius et Tarquin le Superbe. Ce dernier est chassé par les Romains, après le viol de Lucrèce par un des princes royaux, cette expulsion mettant fin à la royauté et marquant le début de la République.

En fait l'expression « Les origines et les premiers siècles de Rome » englobe parfois aussi les débuts de la République, en particulier les événements qui entourent l’installation du nouveau régime. Certains morceaux sont hauts en couleurs, comme l'attaque menée contre Rome par Porsenna, roi étrusque de Chiusi, venu rétablir Tarquin sur son trône, comme aussi les exploits des héros romains, par exemple Horatius Coclès (qui à lui seul tient tête à l’armée étrusque et lui interdit le passage du Tibre) ou Mucius Scaevola (celui qui laisse brûler sa main droite dans le brasero de Porsenna, pour montrer la force d’âme des Romains et garantir un faux serment) et d’autres encore.

Après cette précision terminologique, quelques repères chronologiques.

L'arc chronologique ainsi couvert est très large. Selon le comput des Anciens, en vigueur sous la République, Énée est censé arriver en Italie au début du XIIème siècle a. C. (1184 pour Ératosthène) ; Romulus, lui, fonde Rome au milieu du VIIIème siècle (753 pour Varron) ; et Tarquin le Superbe, le dernier roi, est chassé en 509 (date traditionnelle de l’instauration de la République). De 1184 à 509, quelque 675 ans séparent donc l'arrivée d'Énée en Italie de l'expulsion des rois et du début de la République. Un peu moins de sept siècles dont l'histoire est « problématique », au sens premier du terme, parce que la documentation sur laquelle elle s'appuie pose de très gros problèmes.

Notre documentation

Nous disposons sur cette période d’informations abondantes, surabondantes même, mais les récits qui les fournissent, si riches, si détaillés, si précis, si chatoyants soient-ils, ne sont pas des sources documentaires contemporaines ou quasi contemporaines des événements ; ce sont des témoignages littéraires tardifs, éloignés de plusieurs siècles des événements qu'ils sont censés raconter. Et ce qui vient encore compliquer le travail de l’historien, c'est que l'énorme écart chronologique qui sépare les faits des premiers écrits conservés échappe totalement à notre analyse. Nous ignorons tout en effet de la manière dont les véritables souvenirs historiques ont pu se transmettre pendant ces siècles que nous pourrions appeler obscurs.

Cet écart chronologique et cette ignorance des conditions de transmission font qu'aux yeux de l'historien qui connaît son manuel de critique historique, ces récits traditionnels ne peuvent pas être considérés comme des sources d'information fiables. C'est au point que certains savants sont parfois tentés de ne voir dans les origines et les premiers siècles de Rome qu'une matière mythique ou légendaire, passionnante et digne d'être étudiée en détail certes, mais ne relevant pas de l'Histoire (avec un grand H). Toutefois en concluant de la sorte, on risquerait de jeter le bébé avec l'eau du bain. En fait, la majorité des chercheurs estiment que ces récits ne sont pas que des légendes. Mais leurs recherches se heurtent a un énorme problème : trouver une méthode qui permette de repérer d'éventuels (je dis bien d'éventuels) noyaux d'histoire authentique dans des récits qui, je le répète, compte tenu de leur nature et de leurs conditions de transmission, ne peuvent pas être des sources historiques fiables. La question est donc : Comment aborder le problème de leur historicité ? Comment identifier ces éventuels noyaux d'histoire authentique ? Et si ces récits ne livrent pas de l'Histoire (avec un grand H), que contiennent-ils et que représentent-ils ? pourquoi sont-ils là ?

Les quatre conférences

C'est la question qui va nous occuper pendant les deux premières conférences. Celle d'aujourd'hui s'intéresse à Romulus, le fondateur et le premier roi de Rome.

La tradition antique nous a conservé à son sujet de nombreux récits, dont plusieurs font encore partie de notre univers culturel. Romulus est-il un personnage historique, comme Caton, Scipion l'Africain, Cicéron, César ou Auguste ? Quelles furent ses réalisations ? Le sous-titre annonce la réponse : «Le roi Romulus, ou les silences de l'Histoire ». Je ne vous étonnerai donc pas en vous disant que, selon moi, dans la geste du fondateur de Rome, l'Histoire authentique est, sinon inexistante, en tout cas insaisissable.

Lundi prochain (27 mars 2006) nous parlerons des derniers rois de Rome, qui sont généralement présentés comme d'origine étrusque. Sont-ils des personnages historiques ? Le sous-titre ici aussi donne l'essentiel de la réponse : « Les rois dits étrusques, ou la lente émergence de l'Histoire ». La réponse, vous le voyez, est différente : la tradition sur les derniers rois contiendrait des noyaux d'Histoire authentique, mais profondément transformés.

La conférence du 3 avril 2006 visera un autre objectif : montrer combien Troie, dont Rome est issue dans la pensée antique, a nourri l'imaginaire de l'Occident antique, médiéval et moderne. Nous verrons notamment que pendant tout le moyen âge et au début des temps modernes encore, de nombreux peuples, régions ou cités de l'Occident (en ce compris les Turcs d'ailleurs) ont revendiqué pour eux-mêmes une origine troyenne. On ignore souvent ces prolongements du mythe de fondation de la Rome ancienne. Ils constituent pourtant une donnée intéressante à l'heure où se discutent les frontières de l'Europe.

Le dernier exposé du cycle (13 octobre 2006) reviendra sur un aspect plus particulier de la geste du premier roi, en étudiant le cas des jumeaux Romulus et Rémus. C'est une légende, mais elle a toute une histoire et il peut être intéressant d'en retracer l’évolution et d'en rechercher la signification. Mais venons-en au sujet du jour.


Plan

I. Un rappel des données essentielles du récit

II. La question de l'historicité

III. Les constituants du récit

A. Des motifs ethnographiques ou folkloriques
B. Des motifs indo-européens
C. L'influence de la tradition grecque (mythologie, légende, épopée)
D. Des enrichissements proprement romains

1. Les anachronismes
2. Les étiologies
3. Les préoccupations littéraires de chaque époque et de chaque auteur

En guise de conclusion


Romulus ou les silences de l'Histoire

Je rappellerai d'abord les données essentielles de la geste de Romulus, avant d’aborder la question de l’historicité du récit et d’en étudier les constituants. Trois points d’étendue inégale, le plus long étant le dernier.

I. Un rappel des données essentielles du récit

Et tout d'abord la présentation des données essentielles de sa vie, telle que la rapportent les récits de la fin de la République et des débuts de l'Empire, de très loin postérieurs à la fondation de Rome donc.

La Rome avant Rome

L'histoire de Romulus ne commence pas à Rome même, qui n'existe pas encore, mais à Albe-la-Longue, non loin de l'actuel Castel Gandolfo.

Nous sommes (date traditionnelle) au VIIIe siècle avant Jésus-Christ, sous le règne du roi Numitor, héritier légitime du trône albain qui remonte au Troyen Énée et à son fils Ascagne, arrivés en Italie au XIIe siècle. Numitor est victime des manoeuvres de son frère, Amulius, et détrôné par lui. L'usurpateur prend des dispositions strictes pour assurer son pouvoir. Pour éviter que la fille de Numitor, Rhéa Silvia, sa nièce donc, ait des enfants, il en fait une Vestale, une prêtresse de Vesta, vouée de par sa fonction à la virginité. Mais c'était compter sans la volonté des dieux. Fécondée miraculeusement par le dieu Mars, la Vestale Rhéa Silvia va mettre au monde deux jumeaux, Romulus et Rémus, qu'Amulius fera exposer dans une région alors déserte, sur les bords du Tibre, là où s'élèvera la future Rome, ce que personne bien sûr, à ce moment-là, ne savait encore.

Les enfants exposés échapperont à la mort grâce à une nouvelle intervention miraculeuse, celle d'un animal, une lupa, une louve qui viendra les allaiter, attirant l'attention d'un pasteur, Faustulus, lequel les recueillera et les confiera à sa compagne, Acca Larentia. Élevés par ce couple, les jumeaux passeront leur enfance dans la nature, les campagnes et les bois, menant une vie de simples bergers et n'hésitant pas, à l'occasion, diront certains textes, à se livrer à des razzias et à des pillages. Ils vivront incognito pendant dix-huit ans, puis verront leur origine royale reconnue, tueront l'usurpateur Amulius et réinstalleront leur grand-père Numitor sur le trône d'Albe. Quittant alors la ville d'Albe surpeuplée, les jumeaux iront à leur tour fonder une ville nouvelle quelque vingt kilomètres plus loin, à l'endroit précis où ils avaient été exposés et où s'était déroulée leur enfance.

La fondation de Rome par Romulus

C'est désormais l'histoire de Rome qui s'ouvre, une Rome fondée, comme on a l'habitude de le dire, le 21 avril 753 avant Jésus-Christ. En fait, il s'agit là d'une date purement conventionnelle, fixée à l'extrême fin de la République romaine seulement par l'érudit Varron, qui a dû trancher dans le vif, en choisissant une des nombreuses dates proposées avant lui. Avec 753, nous sommes donc dans la convention et dans l'arbitraire, mais le prestige de Varron était tel que cette date s'imposa.

Mais retrouvons nos jumeaux revenus sur le site où ils avaient été exposés par leur oncle, puis sauvés par la louve et le berger Faustulus.

Romulus et Rémus ne parviennent pas à décider qui aura l'honneur de fonder la ville, et choisissent de s'en remettre aux dieux, en l'occurrence de prendre les auspices, c'est-à-dire de consulter le vol des oiseaux, qu'on croyait alors télécommandé par les dieux. Rémus est le premier à recevoir un signe, à savoir six vautours, des oiseaux royaux ; mais presque immédiatement après, Romulus en aperçoit douze. L'antériorité chronologique doit-elle l'emporter sur l'importance du présage ? Une violente bagarre éclate entre les partisans des deux thèses et des deux frères, bagarre au cours de laquelle Rémus trouve la mort. Mais il semble bien que ce soit là une tradition récente, la version plus ancienne voulant que Rémus se soit incliné d'abord, mais ait été tué plus tard seulement par son frère Romulus, dans des circonstances très particulières : Romulus, le fondateur désigné par les dieux, était en train de déterminer le tracé des murs de la future Rome en creusant, selon l'usage, un sillon avec le soc d'une charrue, tirée par un attelage composé d'une vache et d'un taureau, lorsque, en guise de moquerie, Rémus saute au-dessus des limites nouvellement tracées de la ville, saut considéré comme sacrilège que Romulus se doit de punir sans attendre. Romulus se serait alors saisi de son épée, et aurait tué son frère jumeau en disant : « Qu'ainsi périsse à l'avenir tout qui franchira les murailles de Rome ». Un fratricide, que certains Modernes ont présenté comme « le péché originel » de Rome. Quoi qu'il en soit, son frère disparu, Romulus devient le premier roi de Rome.

Le règne et les réalisations de Romulus (753-717 a.C.n.)

La vie du premier roi est riche de réalisations diverses, qu'il est impossible de présenter ici en détail. Épinglons-en quelques-unes.

Romulus veille à accroître la population romaine, en ouvrant un lieu d'asile entre les deux sommets du Capitole : ceux qui viennent s'y réfugier (quels que soient leur origine, voire leurs crimes antérieurs) deviennent citoyens romains, une sorte de « légion étrangère » avant la lettre. Il constitue aussi un sénat de cent membres, les Patres, dont les descendants s'appelleront patricii, « patriciens ». C'est indirectement la fondation du patriciat. Sénat, patriciat. Ce n'est pas tout ; Romulus passe aussi pour être le fondateur d'autres institutions fondamentales sur le plan politique, comme les trois tribus ou les trente curies.

Mais très vite le nouveau roi doit faire face à un problème de taille. Comme l'écrit Tite-Live, le manque de femmes allait limiter à une seule génération la durée de la puissance romaine. Aussi à l'occasion d'une fête religieuse qu’il organise à Rome et qu’il fait annoncer dans la région à grand renfort de publicité, Romulus fait enlever les femmes des voisins : Antemnates, Crustuminiens, Céniniens, et surtout Sabins, ces derniers dirigés par leur roi Titus Tatius. Épisode célèbre qu'on appellera l'enlèvement des Sabines et qui entraînera une série de guerres et d'exploits. L'affaire sabine, particulièrement célèbre, occupe une très grande place dans la geste romuléenne. Elle est nourrie d'épisodes brillants, comme la trahison de Tarpéia, fille du commandant de la citadelle romaine, qui, séduite par l'or des ennemis sabins, leur ouvre les portes du Capitole. Autre épisode haut en couleurs, l'intervention des Sabines qui en pleine bataille, leurs enfants sur les bras, se jettent entre leurs pères sabins et leurs maris romains ; puis c'est la paix et la fusion, en un seul peuple, des Romains de Romulus et des Sabins de Titus Tatius, avec partage du pouvoir royal entre les deux chefs : Romulus et Titus Tatius régneront en commun pendant quelque cinq ans, réalisant, en commun toujours, un certain nombre de choses.

Mais la belle entente de la royauté double ne dure guère. Titus Tatius est assassiné par des Lavinates, peu importe pour nous dans quelles circonstances. Romulus n'y est pour rien, mais il n'est toutefois pas triste d'être à nouveau le seul roi de Rome. Il poursuit notamment des opérations militaires contre les Véiens et les Fidénates. Selon certaines versions, il devient même en vieillissant de plus en plus autoritaire, pour ne pas dire tyrannique.

Et finalement, au terme d'une existence bien remplie, il disparaît mystérieusement un jour de violent orage en passant ses troupes en revue au Champ de Mars. On explique sa disparition de plusieurs manières ; ce qui prévaut, c'est la croyance en son apothéose : son peuple le croit monté au ciel, et le considère comme un dieu, Quirinus. D'ailleurs Romulus apparaît à un certain Proculus Iulius, qui revenait des champs, et que le roi divinisé charge d'aller rassurer les Romains.

Voilà, d'après Tite-Live que j’ai surtout suivi ici, l'essentiel de la tradition du règne de Romulus. Passons maintenant au second point, la question de l’historicité.

II. La question de l'historicité

C’est évidemment le premier problème, énorme, que nous devons rencontrer, celui de l'historicité du récit. Est-ce que les choses se sont réellement passées comme Tite-Live l’a raconté ?

Pour répondre à cette question, il faut suivre les règles habituelles de la critique historique. Cette dernière nous apprend que l’examen des sources et de leur valeur est primordial. Il importe donc, d'abord et avant tout, d'évaluer nos sources.

Ce sont essentiellement des récits d'historiens anciens, comme Tite-Live, Cicéron, Denys d'Halicarnasse, Plutarque et quelques autres. Ce sont des textes littéraires, comme la Guerre des Gaules de César, ou les Annales et les Histoires de Tacite. Mais attention ! César a vécu les événements qu'il rapporte, et Tacite était un contemporain (ou presque) des empereurs dont il raconte la vie. Ce n'est le cas ni de Cicéron, ni de Tite-Live, ni de Denys d'Halicarnasse, ni de Plutarque qui sont séparés par des siècles et des siècles de la fondation de Rome. Mais soyons plus précis encore.

Les auteurs principaux que je viens d’évoquer datent de la fin de la République et du début de l'Empire, en gros Ier siècle avant - IIème siècle après. Rome a connu avant eux d'autres historiens (on les appelle des annalistes), mais ces prédécesseurs ne sont pas tellement nombreux, ni tellement anciens. On n'en a d'ailleurs conservé que de pauvres fragments. Le plus ancien de ces annalistes est un certain Fabius Pictor, actif vers -210. Il est le premier en milieu romain à avoir écrit un récit suivi sur les débuts de Rome. 210 avant notre ère marque donc le début absolu de l'historiographie latine.

Voilà pour une des extrémités de notre chaîne. Voyons l'autre extrémité : à quel moment placer les débuts de Rome ?

Il est difficile de répondre avec certitude, mais les archéologues situent les premières tombes à incinération du Forum et du Palatin aux Xe-IXe siècles avant Jésus-Christ. Ce sont là, sur le site de Rome, les premières manifestations d'une culture, qu'on appelle la culture latiale, et qui va se développer sans solution de continuité jusqu'en pleine époque historique. Il est tentant de situer les débuts de Rome à la première phase de la culture dite latiale (Xe-IXe siècle avant notre ère).

Si nous revenons maintenant à Fabius Pictor (fin du IIIe siècle avant notre ère), nous constatons qu'un intervalle de quelque sept siècles sépare les événements de leur première mise par écrit. Sept siècles, c'est beaucoup pour qu'on puisse supposer que le récit de faits réels ait pu se conserver et se transmettre fidèlement. Sans compter (autre élément défavorable) que jusqu'à la fin du VIIe siècle avant Jésus-Christ (+/- 630), Rome ne connaissait pas l'écriture. Sans compter aussi - ce qui complique encore la situation, - que nous ignorons pratiquement tout de la manière dont, pendant toute cette période, d’éventuels souvenirs historiques auraient pu se conserver et se transmettre en milieu romain. Il existe bien quelques témoignages grecs, anciens, mais insignifiants et sans véritable portée : ce sont pour la plupart des jeux d’érudits sur le nom de la ville et celui de son fondateur.

Cela implique que nos récits sur les débuts de Rome doivent reposer, pour l'essentiel, sur ce qu'on appelle la tradition orale. Or l'expérience que nous avons des cultures orales, notamment africaines, montre que ce type de tradition n'est pas un véhicule fiable pour la transmission d'un savoir historique organisé et structuré. Dans aucune société humaine, il n'existe de cas où une masse considérable et structurée de souvenirs historiques, authentiques et détaillés, a pu, sur une durée de plusieurs siècles, au fil des générations successives, se constituer, se compléter et se transmettre oralement, d'une manière suffisamment fidèle, c'est-à-dire sans déformations fondamentales et sans déperditions graves de sens ou de contenu.

En présence d'une tradition qui affiche de telles caractéristiques, la seule attitude de l'historien ne peut être que le doute systématique et le scepticisme. Nous sommes très loin de la situation qui est celle de l'historien moderne en face des écrits de César ou de Tacite.

Heureusement, nous avons à notre disposition d'autres données. Il y a la linguistique, la religion, l'anthropologie, mais surtout l'archéologie, en grand progrès depuis quelques décennies. L'historien peut donc en principe confronter le récit traditionnel avec des informations qui lui sont extérieures. Quelle sera sa méthode ? Quelles règles de travail va-t-il se donner ?

Compte tenu des caractéristiques très particulières de la tradition littéraire sur Romulus, l’historien moderne estimera raisonnable, scientifiquement parlant, de n'accepter l’historicité du récit traditionnel que si - et seulement si - des éléments extérieurs indépendants viennent le recouper, le corroborer, le confirmer. En d'autres termes, il prendra pour règle de n'accepter comme historique dans le récit traditionnel que ce qui peut être vérifié par ailleurs, par l'archéologie, ou la linguistique, ou la religion, peu importe, en tout cas par autre chose que par la tradition. En bonne méthode, la tradition ne peut évidemment pas se confirmer elle-même. Ce serait le cercle vicieux.

Mais attention ! La notion de « vérification ou de confirmation extérieure » doit être soigneusement précisée. C'est qu'on utilise le verbe « confirmer » - surtout dans les milieux archéologiques - avec énormément de désinvolture. Quelques mots de théorie à ce propos.

En gros, dans la comparaison entre les textes littéraires et les découvertes archéologiques, deux situations différentes peuvent se présenter, qui doivent être soigneusement distinguées.

Dans un certain nombre de cas, on se trouve devant un système organisé de données archéologiques qui, indépendamment de la tradition, suggèrent fortement, voire imposent une vue déterminée des choses. Ainsi l'archéologie prouve la substantielle identité culturelle de Rome, de Lavinium et des monts Albains à la phase latiale I (en gros Xe, IXe siècles), ou la réalité d'une influence grecque importante et précoce (dès le VIIIe siècle) sur Rome et le Latium, ou encore une influence étrusque massive sur Rome dès la fin du VIIe siècle. Dans ces cas-là, on peut alors invoquer valablement l'archéologie comme argument pour ou contre la tradition.

La situation est toute différente dans le cas - malheureusement plus fréquent - où l'archéologie livre, non plus des systèmes structurés, mais des indices isolés, des informations de détail, « ouvertes », c'est-à-dire susceptibles d'être interprétées de plusieurs manières. Il se fait que parfois une des interprétations possibles va dans le sens de la tradition. L’archéologue est très tenté alors de céder à la suggestion, pour ne pas dire à la fascination, de la tradition littéraire pour interpréter sa découverte et lui donner un sens. Mais on ne peut naturellement pas présenter une interprétation aussi orientée comme une « confirmation » de la tradition littéraire dont, en fait, elle provient. Le prétendre relèverait du cercle vicieux.

Revenons au cas de Romulus et prenons l'exemple des découvertes faites en 1988 par Andrea Carandini. Cette année-là, le grand archéologue italien avait retrouvé au pied du Palatin les restes de quatre murs superposés qui suivaient pratiquement le même tracé : le plus récent du milieu du VIe siècle, le plus ancien, élevé directement sur le sol vierge, datant des années 730-720. À une quinzaine de mètres en amont du mur, il avait également identifié les éléments d'une palissade de bois, refaite à plusieurs reprises. Aucune trace d'occupation contemporaine n'avait pu être observée entre cette palissade et la muraille. Un impressionnant battage médiatique fut immédiatement enclenché, à partir de l'Italie. C’est que, dans un passage de ses Annales (XII, 24), Tacite avait attribué au fondateur le tracé d'un pomerium autour du Palatin. L'archéologue ne se borna pas à décréter qu'il en avait retrouvé la trace archéologique, ce qui en soi était déjà une singulière audace méthodologique. Les choses allèrent beaucoup plus loin. La découverte fut immédiatement présentée comme la preuve archéologique que Rome avait bien été fondée au milieu du VIIIe siècle. C'était (citation d’une revue italienne de l'époque) la « confirmation, qui n'avait jamais encore été obtenue scientifiquement, de la légende ». Autre citation, d’une revue française cette fois : « Rome fut bien fondée à la date et selon les rites du récit légendaire. Une nouvelle fois l'archéologie confirme le mythe ».

C'est un bel exemple des prétentions abusives d'une certaine archéologie, qui rapproche une donnée surgie de la fouille avec une donnée présente dans la tradition littéraire, qui interprète la première à l'aide de la seconde, décrète que la tradition se voit de la sorte « confirmée » par l'archéologie et se croit dès lors autorisée à « passer à l'Histoire ». Ainsi, pendant longtemps, la présence dans la Rome primordiale de la dualité du rite funéraire (incinération et inhumation) fut interprétée comme la « preuve par l'archéologie » de la dualité ethnique (les Romains de Romulus et les Sabins de Titus Tatius) dont faisaient état les récits traditionnels. Les historiens ont aujourd'hui rectifié le tir, et ne mettent plus la dualité du rite funéraire en rapport avec la dualité ethnique romano-sabine dans les récits traditionnels.

Mais j'en resterai là : aller plus loin nous entraînerait au-delà de ce qui est raisonnable, et il faut avancer.

Pour conclure la question de l'historicité, je dirai simplement mon sentiment, un sentiment fondé toutefois sur de longues années de recherches : dans l’état présent des choses, il ne m'apparaît pas possible de trouver dans la tradition de Romulus des noyaux d'histoire « authentique », c'est-à-dire le souvenir d'événements qui se seraient réellement passés à l'époque de la fondation ou dans les décennies qui l'ont suivie. Je ne suis d'ailleurs pas seul à défendre cette position : pour la majorité de mes collègues, la tradition littéraire sur le règne de Romulus n'appartient pas à l'Histoire.

Il est intéressant de relever ici - en passant, parce que ce point nous retiendra davantage la semaine prochaine - que les choses changeront avec la seconde partie de la royauté romaine. En effet, pour la période qui correspond dans la tradition aux règnes de Tarquin l'Ancien, de Servius Tullius, de Tarquin le Superbe, l'archéologie vient, sinon confirmer, en tout cas corroborer un certain nombre d'éléments du récit traditionnel. Preuve, en un sens, que la démarche consistant à confronter le récit traditionnel à des données différentes et indépendantes, s'avère, non seulement opérationnelle, mais aussi rentable.

Mais en ce qui concerne le règne de Romulus, la confrontation aboutit à un constat de carence totale : on ne relève pas de confirmations extérieures solides qui tendraient à prouver l'authenticité d'éléments précis du récit traditionnel. Ainsi par exemple les données archéologiques, strictement interprétées, ne confirment pas le motif d'une Rome, colonie d'Albe ; l'archéologie, pas plus que la linguistique, ne confirment l'authenticité du motif d'une présence sabine aux origines de Rome, etc. Bref, la formule qui aujourd'hui semble rallier le plus de partisans est la suivante : le règne de Romulus n'appartient pas à l'Histoire mais à la légende.

III. Les constituants du récit

Mais si la geste de Romulus n'est pas de l'Histoire, de quoi est-elle composée ? Quels en sont les constituants ? C'est à cette question que sera consacré le reste de mon exposé.

Une analyse attentive, osons parler d'une autopsie, montre que ces « ingrédients » sont de plusieurs types, essentiellement des motifs ethnographiques ou folkloriques, un héritage indo-européen, des éléments grecs, des anachronismes et des étiologies.

A. Des motifs ethnographiques ou folkloriques

Commençons par les motifs ethnographiques ou folkloriques, on dit parfois aussi planétaires ou universels. Que faut-il entendre par là ?

Il s’agit de motifs qu'on retrouve un peu partout dans le monde, dans différents endroits et différentes cultures. Ils apparaissent dans des récits, à tonalité généralement non historique. Il n'est guère possible d'établir leur origine géographique précise. Ils semblent surgir d'une espèce de fonds commun de l'humanité, une sorte « d'inconscient collectif ».

Pour en revenir à Rome, ces motifs sont particulièrement abondants dans la geste de Romulus, qui est à lire en grande partie dans l'optique de ce qu'on appelle le mythe universel du héros fondateur. Il s'agit d'un ensemble de caractéristiques, de traits qui apparaissent un peu partout dans la vie des héros fondateurs, fondateurs de cités ou d'empires, de religions ou de cultes, peu importe.

Énumérons, un peu en vrac, les caractéristiques presque obligées de la biographie de ces héros fondateurs : conception ou naissance « hors du commun » (la gémellité comme telle est déjà en elle même marquée ; que dire alors de la fécondation d'une vierge mortelle par un dieu ?) ; naissance donc « hors normes »; ajoutez à cela les motifs de l'exposition et du nourrissement par un animal sauvage, celui d'une période passée dans la nature, en marge de la société normale ; la fondation d'institutions importantes ; le motif de la mort, parallèle à la naissance, c'est-à-dire elle aussi « hors normes ». Dans son cadre général, la geste de Romulus est ainsi à rapprocher sur bien des points de nombreux récits glorifiant des fondateurs, légendaires ou historiques d'ailleurs. On songera en vrac et pour ne retenir que quelques exemples, à Sargon d'Akkad, à Cyrus le Grand, à Sémiramis, à Bouddha, à Moïse, à Jésus-Christ, à Cuchulainn, et même aux fondateurs des premières dynasties chinoises.

De nombreuses études existent sur le sujet. Ainsi, en ce qui concerne ce que j'appelais tout à l'heure la naissance « hors normes », il suffit de feuilleter les six volumes d'une encyclopédie comme l'Enciclopedia delle Religioni, 1970-1976, pour y découvrir une bonne cinquantaine d'exemples, concernant des peuples et des personnages très différents, exemples de conceptions miraculeuses, de grossesses extraordinaires et de naissances virginales. Dans l'apparition sur terre de pareils héros, l'intervention du merveilleux et du surnaturel constitue en quelque sorte une loi du genre. En l'espèce, le motif de la conception miraculeuse, ici un dieu qui féconde une mortelle, est un topos, un cliché, qui transmet le message suivant : le personnage en cause (en l'occurrence le fondateur) est quelqu'un hors du commun : la « preuve » en est qu'il n'est pas né comme tout le monde. Et le parallélisme naissance/mort va bien sûr jouer à plein. N'étant pas né comme tout le monde, il ne mourra pas comme tout le monde. Et c'est le récit de l'ascension de Romulus, de son apothéose et de son apparition à Proculus Iulius. J'ajouterai que dans certains variantes de la légende, divers phénomènes atmosphériques (tonnerre, tempête sévère, voire éclipse) marqueront tant la conception du héros (la rencontre de Mars et de Rhéa Silvia) que sa disparition terrestre, lors de la revue de troupes au Champ de Mars. Autre topos bien sûr que ces manifestations de la nature.

Que ces motifs se soient accumulés dans la geste du premier roi n'a rien d'étonnant. La comparaison montre que dans toutes les cultures, ce sont les vies des héros fondateurs qui les attirent d'une manière préférentielle.

Ainsi donc, dans la geste de Romulus, héros fondateur et premier roi, on trouve en très bonne place, parmi les éléments constitutifs de la tradition, une série de motifs sans âge et sans patrie, qu'on appellera ethnographiques ou folkloriques, ou planétaires, ou universels, peu importe ici l'adjectif. Liés pour l'essentiel au type universel du héros fondateur, ils fournissent le cadre général du récit.

B. Des motifs indo-européens

Dans la légende de Romulus, on trouve encore des éléments qui viennent de très loin, des lointains ancêtres des Romains, à savoir les Indo-Européens.

Les Indo-Européens

On sait que de nombreux peuples (entre autres, les Latins, les Grecs, les Celtes, les Germains, les Slaves, les Scandinaves, les Scythes, les Indiens, les Iraniens) sont sur le plan linguistique des descendants des Indo-Européens : leurs langues sont apparentées. C'est un des acquis de la grammaire comparée du XIXe siècle de l'avoir montré, avec une rigueur et une précision qui ne laissent pas place au moindre doute.

Georges Dumézil et ses théories

C'est dans le cadre des recherches menées sur cette vaste communauté indo-européenne qu’il faut faire intervenir le français Georges Dumézil, mort il y a vingt ans déjà en 1986. Si l'on veut présenter très schématiquement son travail, on dira qu’il a prolongé, sur le plan de la pensée et de la mentalité, ce que la grammaire comparée avait fait au siècle précédent sur le plan de la langue. Le XIXe siècle avait réussi à dégager les traits caractéristiques de la langue indo-européenne. Georges Dumézil a tenté de retrouver quelques aspects de l'idéologie, de l'univers mental des Indo-Européens. Au Collège de France, où il enseignait à la fin de sa carrière, il était titulaire de la chaire de civilisation indo-européenne, créée d'ailleurs pour lui.

Comment va-t-il atteindre cet univers mental indo-européen ? Essentiellement en étudiant et en comparant (car c'est un comparatiste) la culture des différents peuples issus des Indo-Européens, et tout particulièrement les manifestations essentielles de ces cultures, à savoir les religions, les mythologies et les littératures.

Mais quel rapport tout cela a-t-il avec l'histoire de Rome, et particulièrement celle de Romulus ?

Disons, en schématisant fortement, que Georges Dumézil a montré que des pans entiers du récit des origines et des premiers siècles de Rome étaient en réalité des constructions qui prolongeaient certaines conceptions, certains récits indo-européens. Un matériel d'origine indo-européenne donc que les créateurs romains de la tradition ont transformé en morceaux épiques, présentés comme historiques, en pseudo-histoire !

Cet héritage indo-européen (car on peut l'appeler ainsi) a laissé des traces en divers endroits de la geste de Romulus, mais nulle part peut-être il n'est plus clair, plus sensible et plus évident que dans l'épisode sabin des origines. Un mot à ce sujet, ici encore en simplifiant outrageusement les choses.

L'épisode sabin des origines de Rome

Selon Georges Dumézil, l'épisode sabin des origines de Rome est construit sur un schéma bien déterminé, qu'on peut penser d'origine indo-européenne, parce qu'il se retrouve non seulement dans la légende de Romulus, mais aussi dans des récits mythologiques indien, scandinave et celtique.

Que racontait-il ce schéma ? Il racontait comment une société se construit d'une manière complète et harmonieuse, et cela, à partir de deux composantes initiales, lesquelles, avant de fusionner, s'affrontent et se font la guerre. Au départ, prise isolément donc, chacune de ces deux composantes est imparfaite, parce qu'il lui manque quelque chose de fondamental. Ainsi les Romains, qui ont les grands dieux de leur côté, en l'espèce Jupiter et Mars, sont pauvres et sans femmes, tandis que l'or et les femmes sont du côté des Sabins. Il faut que les deux groupes fusionnent étroitement pour constituer une société complète, harmonieuse et viable, qui possédera tout ce qui lui est indispensable pour survivre et se développer.

Chez les Celtes (guerre, puis fusion des Tuatha Dé Danann et des Fomore), chez les Indiens (guerre, puis étroite association des dieux supérieurs et des Nasatya), chez les Scandinaves (guerre, puis fusion des Ases et des Vanes), ce sont deux groupes de dieux qui s'affrontent avant de fusionner : les récits envisagent la formation de la société divine ; on est dans la mythologie. Chez les Romains par contre, qui n'ont pas de mythologie au sens propre du terme, l'action se passe entièrement sur terre : ce qui est en question, c'est la formation d'une société bien humaine, celle des premiers Romains. Mais à cette différence près - elle est d'ailleurs de taille - le scénario est partout le même.

Pour le dire en un mot, le schéma général de l'épisode romano-sabin est hérité. Dans sa structure fondamentale, le récit est d'origine indo-européenne, homologue de récits qu'on trouve dans la mythologie d'autres peuples indo-européens et qui retracent eux la formation de la société des dieux. Structurellement, le récit est en quelque sorte un « mythe indo-européen de fondation de société ».

Je suis évidemment très conscient du fait que l’œuvre de Georges Dumézil et de ses continuateurs est loin de faire l’unanimité. Mais au-delà des discussions et des divergences de détail, il est clair à mes yeux qu’un héritage indo-européen figure bien parmi les constituants de la tradition, même si sa part doit encore être déterminée avec précision et même si l’on adopte les vues d’autres comparatistes que Georges Dumézil.

Quoi qu’il en soit, et pour en revenir à l’épisode sabin, on est en présence ici encore d'un schéma, non plus d'un schéma de mythe héroïque, motif typiquement folklorique, mais d'un schéma de fondation de société, d'origine indo-européenne. Il nous faut toutefois dépasser le niveau des schémas pour descendre dans le détail. Les cadres en effet doivent être remplis. Ils le seront avec ce qu'on appellera des détails particularisants. Ces derniers seront empruntés au monde grec, mais surtout aux réalités romaines. Voyons d'abord l'influence du monde grec.

C. L'influence de la tradition grecque (mythologie, légende, épopée)

En fait, dans la geste de Romulus, l'influence grecque est présente, mais sur un mode mineur ; elle est beaucoup moins forte que dans la légende d'Énée, le fondateur lointain de la race romaine, qui ne nous retient pas aujourd'hui. Je me bornerai à évoquer deux exemples tirés de la vie de Romulus et un exemple tiré de la vie de Numa. Numa est un peu en dehors du sujet d’aujourd’hui, mais pour tous les rois les mécanismes sont les mêmes.

En ce qui concerne Romulus, le premier exemple, l'asile romuléen, touche un point de détail ; avec le second, plus important, l'histoire de Tarpéia, nous nous rapprochons plus du schéma que du détail.

L'asile d'abord. Pour accroître la population de la ville naissante, Romulus avait ouvert sur le Capitole un asile : tous ceux qui viennent s'y réfugier, quel que soit leur statut, et quel que soit leur passé, deviennent citoyens. Cette prétendue institution romuléenne porte un nom grec (asylia) : elle correspond à une réalité grecque où plusieurs cas d'asylie archaïque ont été identifiés. C'est plus que probablement un modèle de ce genre qui inspira les créateurs de la légende romaine, car, à date ancienne en tout cas, on ne trouve pas dans les institutions romaines ou latines connues d'équivalent véritable de ce droit d'asile grec. Les impératifs du récit exigeaient un accroissement démographique de Rome : on l'imagina sur le décalque d'institutions grecques. Les annalistes romains auront repris, en le transformant, un motif qu’ils avaient trouvé en Grèce.

Tarpéia maintenant. Son histoire compte parmi les épisodes les plus célèbres de la guerre romano-sabine. Tarpéia est une des rares Romaines du récit, et pas n'importe laquelle, prêtresse et en même temps fille du commandant romain de la citadelle du Capitole. Séduite par l'or de Titus Tatius, le chef des ennemis sabins, elle trahit sa patrie et ouvre aux Sabins les portes de la citadelle en échange de « ce qu'ils portaient au bras gauche ». La jeune fille songeait aux bagues et aux bracelets. Les Sabins, une fois entrés, jetteront sur elle les lourds boucliers qu'ils portaient également au bras gauche et qui écraseront la jeune fille.

Cet épisode est en fait construit sur un thème courant dans les légendes de la Méditerranée orientale : une jeune fille, séduite par l'or ou par l’amour, livre sa patrie à un ennemi qui la punit de mort.

On a étudié de près les diverses formes prises par ce récit en milieu gréco-égéen ; l'héroïne peut porter divers noms ; les circonstances de sa mort peuvent varier beaucoup, mais le schéma reste toujours le même : c'est Peisidikè à Lesbos ; Komaithô à Taphos ; Skylla à Mégare. Développons quelque peu ce dernier exemple. Le crétois Minos, conduisant sa flotte contre Athènes, assiège au passage Mégare, où régnait le roi Nisos ; ce dernier avait un cheveu de pourpre au milieu de la tête et un oracle avait dit qu'il ne pouvait périr que si on lui enlevait ce cheveu ; Skylla, fille du roi Nisos, tomba amoureuse de l'assaillant Minos et arracha le cheveu de la tête de son père. La jeune fille n'en fut pas vraiment récompensée ; Minos, après avoir pris la ville, la noya en l'attachant par les pieds à la poupe de son vaisseau. Les créateurs de l'épisode sabin ont utilisé là un motif grec, qu'ils ont bien sûr adapté à l'univers romain.

Un mot encore, sur un dernier motif grec emprunté cette fois au règne de Numa, le successeur de Romulus. Il concerne Egeria : c'est le nom que porte la conseillère privilégiée de Numa, une déesse dont certains textes font également l'épouse du roi. Quoi qu'il en soit, cette Egeria est devenue un nom commun, c'est notre égérie.

Ce motif aussi trouve son modèle dans le monde grec, où les grands législateurs (Minos, Lycurgue, Pythagore, Zalmoxis, Zaleucos, Zoroastre) puisent l'essentiel de leur inspiration auprès des dieux. Le rôle que joue Apollon en Grèce sera interprété à Rome par Égérie, qui est, dans les faits, une divinité latine mineure. Traduction « provinciale » en quelque sorte d'un modèle prestigieux, mais à Rome comme en Grèce, l'objectif poursuivi est le même, et Tite-Live l'avait bien perçu : pour convaincre des âmes simples de respecter une législation nouvelle, rien de tel, disait-il, que de leur faire croire qu'elle vient des dieux.

D. Des enrichissements proprement romains

Il y a relativement peu de motifs grecs dans la geste de Romulus. L'essentiel des enrichissements du récit est en effet d'origine romaine. On peut les classer sous trois rubriques : les anachronismes, les étiologies et - un peu en appendice - les préoccupations propres à chaque époque et à chaque auteur.

1. Les anachronismes

L'anachronisme est une faute contre la chronologie ; c'est une donnée historique qui n'est pas à sa place. La geste de Romulus en est remplie ; il s'agit pour l'essentiel d'anticipations : des faits historiques postérieurs ont été transposés, au mépris de la chronologie, dans la tradition du premier roi.

Les récits sont remplis d’anachronismes, et d'abord dans les détails de civilisation et dans les mœurs. Il était difficile en effet aux auteurs anciens d'imaginer le passé lointain sous des couleurs fondamentalement différentes de celles de leur temps. Ils versent ainsi facilement dans ce qu'on appelle des anachronismes d'atmosphère ; ils recourent à des usages ou à des rouages institutionnels qui ne sont apparus que beaucoup plus tard dans l'histoire romaine. Un seul exemple : chez Denys d'Halicarnasse, les Romains de Romulus sont censés graver des traités sur le bronze, ou s'envoyer des lettres, alors que nous savons très bien qu'ils ne connaissaient pas encore l'écriture.

Mais ces anachronismes d'atmosphère sont, pour la constitution même du récit, relativement secondaires. Il existe des anachronismes plus importants, parce qu'ils touchent à la structuration du récit. En voici un, qui concerne le tableau des opérations militaires.

L'analyse révèle en effet que l'horizon politico-militaire du règne de Romulus est pour l'essentiel celui des débuts de la République. Des cités comme Fidènes, Crustumérie, Véies, un peuple comme celui des Sabins tiennent dans la geste de Romulus une place qui est celle occupée par ces villes et ces peuples, réellement, historiquement, au début de la République, c'est-à-dire plusieurs siècles après Romulus.

Jetons, en guise d'exemple, un coup d'oeil rapide sur le cas sabin, en évoquant précisément les rapports qu'entretiennent Sabins et Romains à l'extrême fin du VIe siècle et dans la première moitié du Ve siècle, une période - les deux premiers siècles de la République - pour l'histoire de laquelle les sources romaines sont plus crédibles que celles qui nous parlent de Romulus et de ses successeurs immédiats.

Les récits annalistiques sur les rapports romano-sabins des deux premiers siècles de la République racontent que dans l’histoire de cette époque, les Sabins ont représenté un grave danger pour Rome : de tous les ennemis de Rome, ils sont les seuls à s'être présentés trois fois sous les murs de la Ville (en 469, en 468 et en 458), les seuls aussi à s'emparer du Capitole (la citadelle de Rome) et à l'occuper pendant quelques jours (en 460, avec Appius Herdonius). Et tout cela, de l'aveu même de l'annalistique, si habile en général à occulter les revers romains. Bref, la menace sabine sur la Rome de la première moitié du Ve siècle fut réelle et extrêmement grave.

La réaction des Romains du début de la République varie : tantôt ils résistent vigoureusement à ces attaques sabines, tantôt ils cèdent à la pression du moment et acceptent dans leur société tel ou tel groupe sabin. Un exemple significatif est celui du Sabin Attus Clausus, intégré dans l'État romain en 504 avec plusieurs milliers de ses « clients » ; ses hommes reçoivent des terres, tandis que lui, sous le nom, romanisé, d'Appius Claudius, entre au sénat et accède très vite, en 495, au consulat, la plus haute magistrature de la République. C'est l'ancêtre de la gens prestigieuse des Claudii, fiers, sous l'Empire encore, de leur origine sabine.

Bref, la dangereuse menace sabine sur Rome, les difficiles combats romano-sabins, l'intégration dans l'État d'importants groupes sabins, tout cela représente des faits historiques, de loin postérieurs aux origines de Rome. Ce sont ces faits-là que les fabricants de la pseudo-histoire royale ont utilisés dans la rédaction de la geste de Romulus. Ils les ont transformés, déformés, mais le point de départ est encore perceptible. L'épisode sabin présent dans la geste de Romulus représente ainsi la transposition anachronique et légendaire des rapports romano-sabins de la fin du VIe et de la première moitié du Ve siècle.

Mais vous devez probablement penser : « Et que devient donc dans tout cela le schéma indo-européen ? Vous avez dit à l'instant que l'épisode sabin était construit sur un schéma d'origine indo-européenne, racontant comment se constitue une société idéale, complète et viable. Comment concilier scénario indo-européen et événements historiques anachroniques ? ».

La réponse est relativement simple et exemplative de la manière dont ont travaillé les fabricants romains de la pseudo-histoire royale. En l’occurrence, ils ont repris le vieux schéma mythique d'origine indo-européenne, en le garnissant de matières nouvelles, à savoir les précisions ethniques et géographiques qui étaient le reflet des événements de leur histoire du Ve siècle. L'épisode sabin des origines de Rome est donc dû pour l'essentiel à la rencontre de deux composants très différents : d'une part, un scénario hérité des Indo-Européens et racontant la naissance d'une société complète et harmonieuse ; de l'autre, des événements réels, datant des débuts de la République et consistant en des affrontements violents et très dangereux, mais qui se terminent bien, entre Rome et des tribus sabines.

Dans les récits sur Romulus, et sur ses successeurs d'ailleurs (mais je ne les envisage pas ici), on trouve beaucoup d'anachronismes. Souvent plus récents que celui dont je viens de vous parler à propos de la guerre sabine, ils ont été introduits dans la tradition au fil des siècles. Car la tradition a beaucoup évolué, s'adaptant avec aisance et souplesse aux situations particulières qu'elle rencontrait, intégrant sans hésiter des données nouvelles de tout genre, reflétant les idéologies des siècles qu'elle traversait. Ce faisant, au fur et à mesure qu’on avançait dans le temps, la tradition accueillait, recueillait des anachronismes de toute sorte, politiques, nationalistes, gentilices.

En voici quelques exemples, en commençant par des anachronismes relevant de l'idéologie politique.

On sait depuis longtemps que les événements politiques de la fin de la République, à savoir les affrontements entre populares (le parti du peuple) et optimates (le parti des nobles), ainsi que les luttes entre les grands imperatores du temps (Marius, Sylla, César, Pompée), se retrouvent, en filigrane en quelque sorte, dans la geste de Romulus. Certaines versions dépeignent en effet le premier roi sous un jour totalement favorable ; d'autres adoptent un coloris anti-romuléen : Romulus, à la fin de son règne, gouverne en tyran. On a montré que ces différences de tonalité étaient dues aux conflits qui avaient déchiré Rome à l'époque du dictateur Sylla, dans les années 80 avant Jésus-Christ. La propagande syllanienne avait « lancé sur le marché » un Romulus idéalisé à l'image et à la ressemblance du dictateur. Les adversaires de Sylla répliquèrent en transformant en tyran le premier roi de Rome : ils présentèrent comme « preuves » de la « tyrannie » romuléenne des décisions prises précisément par Sylla et qu'ils attribueront au premier roi : confiscations ou assignations de terres ; concessions du droit de cité, etc. Tout cela est perceptible lorsqu'on compare entre elles les différentes versions de la tradition.

Bref on assiste à une interaction constante entre les événements des derniers siècles de la République et le récit traditionnel sur Romulus. Les discussions et les tensions de la fin de la République sont rejetées dans le passé primordial.

Après les anachronismes politiques, des anachronismes nationalistes. J'ai signalé plus haut l'apparition de Romulus se manifestant après sa mort à Iulius Proculus. Chez Tite-Live, Romulus est censé avoir déclaré au Romain frappé de stupeur : « Va et annonce aux Romains que la volonté du ciel est de faire de ma Rome la capitale du monde (Roma caput orbis terrarum). Qu'ils pratiquent donc l'art militaire. Qu'ils sachent et qu'ils apprennent à leurs enfants que nulle puissance humaine ne peut résister aux armes romaines ». Message de portée nationaliste de ce message, et manifestement anachronique. Aux origines de Rome, pareilles perspectives impérialistes étaient inexistantes : le motif célèbre de la Roma caput mundi peut difficilement être antérieur au IIe siècle avant Jésus-Christ.

Anachronismes gentilices également. À un certain moment, on a voulu par exemple honorer des familles puissantes (gentes) en leur faisant jouer un rôle important aux origines mêmes de Rome, dans la geste de Romulus. Je ne prendrai qu'un exemple, celui de la gens Claudia. Les Claudii sont, dans l'Histoire, arrivés à Rome, en provenance de la Sabine, à l'extrême fin du VIe siècle, en 504. J'ai parlé tout à l'heure de leur lointain ancêtre : Attus Clausus, qui fut consul en 495. Un récit anticipait outrageusement cette arrivée, en faisant de cet Attus Clausus un compagnon de Titus Tatius, le roi des Sabins venu combattre Romulus. Il faut savoir qu'à Rome, plus c'est ancien, mieux c'est ; en particulier la noblesse d'une famille est d'autant plus grande qu'elle peut se rapprocher des origines, voire être antérieure à Romulus. Certaines familles romaines tenteront même de se rattacher à Énée. Anachronisme, à finalité gentilice ici. Avec tout cela, on est bien sûr dans l’Imaginaire.

Bref des anachronismes de toute nature ont contribué à nourrir le récit, à l'étoffer, à lui donner du corps. Il était en effet indispensable de « romaniser » en profondeur les cadres hérités et qui étaient en quelque sorte « intemporels ».

2. Les étiologies

Mais il n'y a pas que des anticipations. Parmi les éléments romains qui sont venus enrichir le squelette du récit, on rencontre aussi d'innombrables étiologies. De quoi s'agit-il ?

Pour les anthropologues, une étiologie, c'est une explication (aitia en grec veut dire « cause »), généralement à valeur non historique, qui porte sur une réalité existant dans une société ; cela peut concerner un phénomène naturel, un nom propre, un toponyme, une institution, une coutume, un rite, un monument, voire ce que nous appellerions des bizarreries ou des curiosa. Les Anciens, rencontrant ces réalités diverses, cherchaient à les expliquer. Or expliquer, c'est essentiellement pour eux « dire l'origine », dire quand, comment, pourquoi, dans quelles circonstances, ces réalités sont apparues ; en d'autres termes, c'est raconter leur naissance dans une histoire plus ou moins détaillée. C'est cela l'explication étiologique. On la retrouve dans toutes les cultures. Voici un exemple grec et un exemple tiré de la Bible.

Le premier, emprunté à la Grèce, concerne la Voie Lactée. Hermès avait amené Hercule bébé à Héra pour qu'elle l'allaite. Quand cette dernière réalisa de qui il s'agissait, elle repoussa vivement l'enfant de son sein ; du lait s'en échappa : il formera la galaxie.

L’exemple maintenant tiré de la Genèse. Pourquoi le serpent rampe-t-il ? C'est la punition que lui a infligée Yahweh pour avoir trompé Ève : « Parce que tu as fait cela, tu es maudit entre tous les animaux domestiques et toutes les bêtes des champs ; tu marcheras sur ton ventre, et tu mangeras la poussière tous les jours de ta vie ».

La geste de Romulus abonde en explications étiologiques.

C’est que, à Rome, je viens de le dire à propos des anachronismes gentilices, plus une chose est ancienne, plus elle est digne de vénération et de respect. Les rédacteurs de la tradition auront ainsi tendance à reculer les étiologies le plus loin possible dans le passé. Romulus étant le premier roi de Rome, on comprend dans ces conditions qu’on lui ait attribué la création d'une série d'institutions politiques considérées comme fondamentales (le sénat le patriciat, les curies, les premières tribus, etc.). Mais le procédé de l'étiologie touche aussi bien des éléments fondamentaux de la vie romaine que des points de détail. À la limite en effet, tout pouvait fournir matière à la fantaisie étiologique des Anciens. En voici une série d'exemples.

Pourquoi à Rome consulte-t-on systématiquement les oiseaux avant de prendre des décisions importantes ? C'est, répondra la tradition, sur le modèle de Romulus qui avait consulté les oiseaux pour savoir qui, de son frère ou de lui, allait fonder Rome. Après l’étiologie d'une institution religieuse importante, voici maintenant celle d’un point de détail. Pourquoi, lors des cérémonies du mariage romain, poussait-on un cri particulier, celui de Talassio ? Les Romains ne savaient plus très bien ce que cela voulait dire (nous non plus d'ailleurs), mais ils inventèrent, pour l'expliquer, l'anecdote d'une jeune fille particulièrement jolie. Un Romain important, du nom de Talassius, l’avait choisie pour lui. Lors de l'enlèvement des Sabines, les gens de Talassius, pour qu'on ne s'en prenne pas à elle et pour faire savoir aux autres qu'elle était déjà réservée, l'emmenaient en criant le long du chemin Talassio, ce qui veut dire en latin « Elle est pour Talassius ».

Quelle est l'origine du toponyme lacus Curtius, c'est le nom que portait une zone au centre du Forum, qui, à l'époque historique, n'avait plus rien d'un étang ou d’un marais ? Pour répondre à la question, on inventa trois histoires différentes, qui reçurent chacune un ancrage chronologique spécifique. L'une d'elle est intégrée à la geste de Romulus. Lors de la guerre romano-sabine des origines, un noble sabin, combattant à cheval et appelé Curtius, tombe dans un marais et donne son nom à la zone. - Pourquoi appelle-t-on les citoyens romains Quirites, quand on s'adresse à eux à l'assemblée ? Parce que les Sabins de Titus Tatius venaient de Cures, leur capitale, et que, lors de la fusion romano-sabine, on a voulu les honorer en donnant à tous les citoyens romains un nom tiré de celui de leur ville.

Bref, pourquoi ceci, pourquoi cela ? Qui a imaginé ceci, qui a inventé cela ? Que veut dire ceci, que veut dire cela ? Les Anciens avaient, si l'on peut dire, réponse à tout. Ils ont ainsi rempli la tradition sur les rois d'une foule d'étiologies, qui n'ont - faut-il le préciser ? - pas grand-chose, pour ne pas dire rien, à voir avec l'histoire authentique, mais à leurs yeux - et c'est l'essentiel – toutes ces étiologies font sens.

Dans l'identification et l'interprétation des motifs présents dans la geste de Romulus, les anachronismes et les étiologies ont joué un rôle fondamental. Ce sont essentiellement ces deux facteurs qui ont contribué à gonfler, mais surtout à actualiser, en les romanisant, les vieux schémas hérités, folkloriques ou indo-européens, qui ont plutôt fourni, eux, les cadres généraux du récit.

Mais dans la constitution des récits ont également joué les préoccupations littéraires de chaque époque et de chaque auteur.

3. Les préoccupations littéraires de chaque époque et de chaque auteur

En mettant jusqu'ici mis l'accent sur les motifs eux-mêmes, c'est-à-dire sur le contenu, j'ai laissé de côté tout ce qui concerne le style, le rendu littéraire, la forme extérieure des récits. Cet aspect des choses pourtant nécessiterait lui aussi un développement particulier, que je ne puis pas faire, faute de temps. Limitons-nous donc à quelques observations.

On comprend assez bien que les préoccupations de chaque époque, voire de chaque auteur, se soient également reflétées dans l'évolution de la tradition sur Romulus. Goût pour les discours par exemple, dont certains auteurs (Denys d’Halicarnasse par exemple) useront et abuseront. Goût pour une dramatisation particulièrement développée que d'autres trouveront excessive, et tenteront de réduire. Des esprits rationalistes voudront éliminer le merveilleux habituel dans les récits des origines. Chez eux, la louve nourricière de Romulus et de Rémus sera remplacée par une prostituée, le mot latin lupa pouvant désigner à la fois la femelle du loup et la prostituée. Ces mêmes auteurs gommeront le rôle miraculeux réservé au dieu Mars dans la paternité de Romulus et de Rémus ; ils attribueront leur naissance à l'intervention très matérielle et très précise d'un être humain, un peu trop sensible aux charmes de la jeune et jolie Vestale. Romulus ne disparaîtra pas mystérieusement lors d'un orage au Marais de la Chèvre, il mourra assassiné par des sénateurs hostiles, etc.

Mais il est temps de conclure.

En guise de conclusion

Les récits traditionnels conservés (Tite-Live, Denys d'Halicarnasse, Plutarque, pour ne citer qu'eux) ne sont pas avares d'informations sur la geste du premier roi, mais il ne faut pas y chercher de l'Histoire authentique : ils ne constituent pas une source historique fiable. Fondamentalement ils relèvent de l'imaginaire, en ce sens qu'ils ne nous livrent pas les événements qui se sont passés aux origines, mais l'image que les Anciens se faisaient de ces événements, des siècles et des siècles après, l'image de leur passé qu'ils avaient recréé, inventé, et qu'ils voulaient transmettre à leurs lecteurs.

Mais si l'Histoire authentique est absente de cette geste de Romulus, que contient-elle ? Elle est apparue à l’analyse comme un amalgame d'éléments d'origine diverse : des cadres, des schémas, essentiellement d'origine folklorique et indo-européenne, qui ont été remplis, gonflés, actualisés par quelques motifs grecs et par de très nombreuses données romaines, essentiellement des anachronismes et des étiologies. Le résultat est fondamentalement un mythe d'origine. Mais - j'aurais dû davantage insister sur ce point - le résultat est remarquable. Avec du vieux, les rédacteurs de la tradition ont réussi à faire du neuf ; les éléments, disparates pour ce qui est de leur provenance, ont été fondus avec beaucoup d'art, en une synthèse parfaitement réussie.

Cette synthèse toutefois n’est pas née d’un seul coup ; elle s’est élaborée au fil des siècles et a nécessité l'intervention de nombreux écrivains, chacun reprenant le travail de ses prédécesseurs pour le corriger, le compléter, le modifier afin qu’à chaque fois le récit soit adapté le mieux possible aux circonstances du moment, aux préoccupations littéraires des auteurs ainsi qu'aux besoins et aux attentes des lecteurs. L'ensemble a traversé les siècles et nous parle encore.

Seuls nous ont retenus les questions d'historicité et de composition. Mais d'autres questions auraient pu et auraient dû être posées : je ne dirai rien des problèmes de chronologie (« quand a-t-on imaginé cette histoire des origines de Rome ? Quelle est la date d’insertion de tel ou tel motif ? ») ; j’évoquerai toutefois en quelques mots ce qui concerne la signification.

Quand on se demande pourquoi les Romains ont écrit cette histoire, quel est son sens, sa fonction dans la société, la réponse semble assez claire, aussi longtemps en tout cas qu'on reste au niveau des généralités. Tout peuple, comme tout individu, a besoin de connaître ses origines, de savoir d'où il vient, et quand il ne les connaît pas avec certitude, il s'en invente. En d'autres termes, Rome, ayant perdu le souvenir de ses véritables origines historiques, s'en est données, plus exactement se les a inventées, et cet effort porte autant sur sa fondation proprement dite que sur la création des réalités multiples, politiques, religieuses, géographiques, qui sont les siennes. La geste de Romulus fonctionne comme un récit d'origine ou de fondation ; certains parleront de mythe d'origine. Jusque là, c'est très clair.

Mais quand on veut descendre dans le détail, en se demandant par exemple pourquoi les créateurs ou les adaptateurs de la tradition ont introduit dans le récit tel ou tel motif, et quel sens ils ont voulu lui donner, les réponses ne sont pas toujours simples. Bien sûr, les héros fondateurs, de religions, d'empires, de villes, sont en règle générale d'origine divine. Rien d'étonnant dès lors que les Romains aient fait intervenir un dieu. Que ce soit Mars, le dieu de la guerre, n'a rien non plus pour surprendre, quand on sait que les Romains se sont toujours présentés comme un peuple éminemment guerrier.

Mais pourquoi une louve nourricière, et pas une chèvre, ou une vache, comme c'est le cas dans des récits d'autres pays ? Apparemment, dans la ligne de ce qui précède, parce que le loup est l'animal de Mars, et que cela renvoyait à la nature fondamentalement guerrière de la société romaine. Mais pourquoi avoir donné au berger, qui fut le sauveteur et le père adoptif de Romulus et de Rémus, le nom de Faustulus (un terme qui pourrait être en rapport avec le nom divin, Faunus) ? Et pourquoi avoir appelé sa compagne Acca Larentia (Larentia semble aussi un nom divin) ? Peut-être pour que les dieux, directement ou indirectement, apparaissent en rapport avec les jumeaux fondateurs. Tout cela semble après tout assez évident.

Mais - continuons à nous interroger - pourquoi est-ce un Proculus Iulius qui bénéficie de l'apparition de Romulus dans la gloire de son apothéose ? On est manifestement en présence d'une addition postérieure destinée à valoriser la gens Iulia, celle de César, une gens - ne l'oublions pas - déjà mise bien en évidence parce que Ascagne, le fils d'Énée lui-même, avait déjà reçu le nom de Iulus, Iule, ce qui lui donnait le statut d'ancêtre de toute la famille.

Que Romulus soit monté au ciel n'étonnera guère non plus. On a dit plus haut que les fondateurs de religions, d'empires, de villes, connaissaient un destin extraordinaire, qu'il s'agisse de leur naissance ou de leur mort, et les ascensions sont loin d'être rares. On songera à celle de Jésus-Christ, sous les yeux de ses apôtres, ou à celle du premier des Cinq Empereurs chinois, Houang-ti (l'Empereur Jaune) qu'un dragon est venu chercher pour le transporter au ciel sous les yeux de la foule de ses sujets.

Mais pourquoi la disparition du premier roi au Marais de la Chèvre, et pas ailleurs ? Et pourquoi - question plus grave peut-être - Rémus devait-il être tué de la main même du fondateur ? Et pourquoi et pourquoi ? Quand on aborde la question de la signification des motifs du récit, les interrogations fusent. Les réponses aussi pleuvent, de tous les côtés, mais les explications avancées, en guise de réponses, ne sont souvent que de pures hypothèses, absolument invérifiables.

Il faudrait des heures et des heures pour aborder ces problèmes et pour tenter d'y apporter des éléments de solution. Ce n'était évidemment pas possible ici. Tout ce que j'espère et que je souhaite, c'est que ce rapide tour d'horizon vous aura donné une idée un peu plus précise de la composition de la geste de Romulus, qui est un récit (un mythe) de fondation, non seulement de la Rome antique, mais un peu aussi de notre civilisation occidentale.


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 12 - juillet-décembre 2006

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