FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 1 - janvier-juin 2001


Les Rois de Rome.
Autopsie d'un récit historico-légendaire
 

par

Jacques Poucet*

Professeur à l'Université de Louvain (Louvain-la-Neuve) et aux
Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles)
Membre de l'Académie royale de Belgique


Plan


Note liminaire

On trouvera ci-après le texte, légèrement modifié, d'une lecture faite à Bruxelles le 9 mai 1994, lors d'une séance publique de l'Académie royale de Belgique. Il a été publié dans le Bulletin de la Classe des Lettres de l'Académie royale de Belgique, 6e série, tome V, 1994, p. 159-184.

Il présente, d'une manière synthétique, avec de rares notes, certains aspects des recherches menées par l'auteur sur la tradition des origines et des premiers siècles de Rome (cfr Recherches sur la légende sabine des origines de Rome, Louvain 1967, 473 p. [Université de Louvain. Recueil de travaux d'Histoire et de Philologie. 4e série, fascicule 37] ; Les origines de Rome. Tradition et histoire, Bruxelles 1985, 360 p. [Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 38] ; Les rois de Rome. Tradition et Histoire, Bruxelles, 2000, 517 p. (Académie Royale de Belgique. Mémoires de la Classe des Lettres. Collection in-8°, 3e série, tome 22)].

Le présent article propose une analyse des constituants du récit traditionnel. L'« autopsie » de ce dernier dégage des éléments d'histoire authentique, mais ils sont relativement peu nombreux et limités à la royauté dite étrusque. Apparaissent aussi des motifs indo-européens (sur l'importance desquels la discussion est encore ouverte), des motifs ethnographiques (surtout dans les gestes de Romulus et de Servius Tullius) et des motifs grecs. En réalité l'essentiel du récit est constitué par des éléments romains, qui ne relèvent toutefois pas de l'histoire authentique mais de l'anachronisme et de l'étiologie.

L'enquête, limitée ici aux problèmes d'historicité et de composition, devrait également s'étendre aux problèmes d'évolution, de chronologie, de signification.


Introduction

Dans l'historiographie, les origines de Rome constituent un sujet à la fois ancien et actuel [1]. Étudié depuis des siècles, il semble inépuisable. Tout récemment encore, en l'espace de quelques années, quatre importantes monographies lui ont été consacrées, une en français d'Alexandre Grandazzi en 1991 [2], deux autres en italien de Massimo Pallottino [3] et de Attilio Mastrocinque [4] en 1993, la quatrième en anglais, de R. Ross Holloway en 1994 [5].

Ce sujet ancien et toujours actuel est également emblématique. La discussion sur les origines et les premiers siècles de Rome s'est depuis longtemps transformée en une zone de manoeuvres pour la méthodologie historique, où s'affrontent régulièrement, en un combat peut-être sans solution, les tenants de la tradition et leurs adversaires, des croyants et des incroyants en quelque sorte, voire des agnostiques, ceux qui préfèrent conclure par un non liquet: « ce n'est pas clair », « rien n'est sûr », « on ne sait pas ».

Ces combattants pluriséculaires se qualifient eux-mêmes de « traditionalistes », de « fidéistes » ; le terme « intégristes » n'est pas utilisé, mais bien celui d'« hypercritiques », et sous la plume d'un « traditionaliste », l'épithète « hypercritique » sonne comme une forme moderne et adoucie de l'excommunication. C'est qu'on croit en Romulus et dans les récits de Tite-Live un peu comme on croit en Dieu, dans la Bible ou dans les Évangiles, comme on croit en Freud et dans les textes fondateurs de la psychanalyse. Aussi étrange que cela paraisse à des esprits non prévenus, s'occuper des origines de Rome, c'est entrer dans un domaine, comme on dit, « sensible ». Consciemment ou non, à tort ou à raison, la tradition est perçue par certains comme un mythe d'origine, origine d'une ville, Rome, origine d'une nation, l'Italie, origine d'une culture, la nôtre. Or, étudier des mythes d'origine avec le regard froid de l'entomologiste, c'est s'exposer à des réactions qui s'apparentent à celles du croyant, exaspéré ou agacé par la manière dont un infidèle, ou tout simplement un sceptique, étudie sa foi.

Sujet ancien, toujours actuel, sensible, très complexe aussi.

Rappelons quelques souvenirs scolaires. La période qui nous retient est la première des trois grandes divisions de l'histoire romaine: la royauté, qui sera suivie par la République et par l'Empire. D'après la tradition, sept rois se seraient succédé sur le trône de Rome, depuis Romulus censé fonder la ville en -753 avant Jésus-Christ, jusqu'à Tarquin le Superbe, que les Romains chasseront honteusement quelque deux cent cinquante ans plus tard, en -509.

Sept rois donc, Romulus, le fondateur de la ville, Numa Pompilius, Tullus Hostilius, Ancus Marcius, soit quatre rois d'origine latine ou sabine, des rois « indigènes » en quelque sorte ; puis monte sur le trône un roi d'origine étrusque, Tarquin dit l'Ancien ; un Latin lui succède, Servius Tullius ; puis un descendant de Tarquin l'Ancien, Tarquin le Superbe, avec qui, je viens de le rappeler, se terminera la royauté.

Cette histoire - ou mieux cette pseudo-histoire - nous a été transmise d'une manière fort détaillée par ce qu'on appelle la tradition, essentiellement (pour ne citer que les témoins les plus importants) par les récits de Cicéron, de Tite-Live, de Denys d'Halicarnasse, de Plutarque. Ils véhiculent un certain nombre d'épisodes, de motifs, de noms qui font encore partie aujourd'hui de notre bagage culturel. Qu'on songe à Romulus et à son jumeau Rémus, nés miraculeusement des amours du dieu Mars avec une vierge mortelle, Rhéa Silvia, exposés à leur naissance dans un lieu désert sur les bords du Tibre, allaités par une louve puis recueillis par un couple de bergers ; Romulus fondera Rome après avoir tué ou laissé tuer son frère. Qu'on songe à l'enlèvement des Sabines, qui provoquera une guerre violente entre les Romains de Romulus et les Sabins de Titus Tatius, affrontement suivi de la réconciliation et de la fusion totale des deux peuples ennemis. Et puis il y a cette compagne nocturne du roi Numa, Égérie, qui a donné son nom à une conseillère secrète, mais écoutée ; il y a aussi le combat des Horaces et des Curiaces, sous le règne de Tullus Hostilius, le troisième roi ; il y a encore le viol de Lucrèce par un des fils de Tarquin le Superbe, frasque d'un dépravé qui sera sanctionnée par la révolution, l'expulsion des rois et l'établissement de la république.

Ce que je voudrais vous présenter, ce n'est pas une reconstruction historique de cette période. Je ne retracerai donc pas devant vous les événements de la royauté romaine. Ce que je souhaiterais vous proposer, c'est une réflexion, toute partielle et provisoire, sur le contenu et la valeur des récits traditionnels, en faire, si vous acceptez la métaphore médicale, une autopsie.

Je me limiterai à deux questions.

La première portera sur l'historicité de ces récits. Contiennent-ils de l'Histoire authentique ? Et surtout comment pouvons-nous le savoir ? Ma réponse sera: « Oui, ils contiennent de l'Histoire, mais fort peu ». D'où la deuxième question: « Si l'Histoire authentique n'est qu'un des éléments constitutifs de ces récits, quels en sont les autres ingrédients » ?

Même ainsi limité, le sujet reste si vaste que je ne pourrai que le survoler. Un survol que j'essaierai de rendre aussi clair que possible, sans verser ni dans la polémique stérile ni dans l'érudition gratuite.


I. Les éléments d'histoire authentique

Commençons par la question de l'historicité. C'est en effet une des toutes premières qui se pose, étant donné la situation très particulière de notre tradition. Des siècles en effet la séparent des événements qu'elle est censée raconter. Voyons cela de plus près.

Cicéron, Tite-Live et les autres écrivaient à la fin de la République et au début de l'Empire, en gros du Ier siècle avant au IIe siècle après Jésus-Christ. Ils avaient bien eu quelques prédécesseurs, mais fort mal connus et pas très anciens. Le premier à avoir mis par écrit en milieu romain un récit suivi sur les origines et la royauté est un certain Fabius Pictor, vers 210 avant Jésus-Christ. Il passe pour le père de l'historiographie romaine. Ce qui le précède est une terra quasi incognita, « une terre presque vierge ». On sait cependant que les pontifes - une variété de prêtres - enregistraient, sous une forme très brève, année par année, les événements historiques majeurs, mais cette annalistique pontificale - c'est son nom - a commencé, au mieux, avec la République, c'est-à-dire vers 509 avant Jésus-Christ. Au-delà, pour la Royauté précisément, c'est le noir intégral, l'ignorance totale des conditions de conservation et de transmission du savoir historique.

Voilà pour la chaîne historiographique. Qu'en est-il de la chaîne historique, celle des événements ?

À quel moment placer les débuts de Rome ? Nous pouvons ne pas tenir compte de la date de -753. Purement conventionnelle, elle a été fixée à la fin de la République, par un érudit romain nommé Varron, qui a d'ailleurs dû choisir parmi une foule de propositions concurrentes. Il est plus sage de s'en remettre à l'avis des archéologues modernes qui datent des Xe-IXe siècles avant Jésus-Christ les premières tombes à incinération sur le site: c'est à ce moment que s'amorce le début d'une culture dont on pourra suivre le développement, sans solution de continuité, jusqu'aux époques pleinement historiques. Xe-IXe siècle donc pour les lointaines origines de Rome.

Laissons encore la parole quelques instants aux archéologues. Ils nous disent que pendant des siècles, Rome se limite à une juxtaposition de petits villages, composés de pauvres huttes comme celles qu'on rencontre encore dans la brousse africaine. Culture primitive et rudimentaire, qui ignorait l'écriture et qui fabriquera longtemps une vaisselle grossière d'argile locale, sans utilisation du tour du potier. Mais à la fin du VIIe siècle, vers 630-620 avant Jésus-Christ (ce sont toujours les archéologues qui parlent), des choses importantes se passent sur le site, qui signalent sans équivoque aucune une profonde influence étrangère. Les Étrusques sont là ; et pour Rome, leur intervention marque un important saut qualitatif. Ce sont les Étrusques en effet qui transforment les misérables villages de huttes en une cité digne de ce nom, apprenant aux Romains non seulement à construire en dur et à décorer leurs bâtiments, mais encore à lire et à écrire. Puis - avançons encore quelque peu dans le temps - ce sera la fin de la Royauté et les débuts de la République, en 509, date fournie cette fois par la tradition, et que l'archéologie ne peut ni confirmer ni infirmer, car ces modifications institutionnelles lui échappent, mais date généralement acceptée de nos jours, avec de bonnes raisons, par les historiens. Résumons-nous: Xe-IXe siècles pour le début de la civilisation latiale à Rome ; vers 630 pour l'arrivée des Étrusques sur le site ; 509 pour le début de la République.

Maintenant que nous avons à l'esprit ces dates-charnières, revenons à Fabius Pictor et à son récit archétypal de -210. Près de sept siècles le séparent des premières tombes du Forum et du Palatin ; plus de quatre siècles le séparent du début de la période étrusque ; quelque trois siècles le séparent des derniers rois.

Hiatus énorme qu'il nous est bien difficile de combler. Aucun indice en effet ne permet de supposer l'existence sous la royauté ne serait-ce que d'une amorce d'enregistrement de données historiques. La situation est pire encore - si c'était possible - pour la première partie de la royauté, qui - je l'ai dit à l'instant - ne connaissait pas l'écriture. En d'autres termes, la Rome prérépublicaine fut une société totalement orale depuis ses origines lointaines (Xe-IXe siècle) jusqu'à l'époque où l'influence étrusque devient vraiment importante (vers 630), mais même alors - et pendant très longtemps -, elle restera majoritairement orale.

Cela implique que nos récits sur la période royale doivent reposer, pour l'essentiel, sur ce qu'on appelle la tradition orale. Or l'expérience que nous avons des cultures orales, notamment africaines, montre que ce type de tradition n'est pas un véhicule fiable pour la transmission d'un savoir historique organisé et structuré. Dans aucune société humaine, il n'existe, à ma connaissance, de cas où une masse considérable et structurée de souvenirs historiques, authentiques et détaillés, a pu, sur une durée de quatre ou cinq siècles (pour prendre des chiffres ronds), au fil des générations successives, se constituer, se compléter et se transmettre oralement, d'une manière suffisamment fidèle, c'est-à-dire sans déformations fondamentales et sans déperditions graves de sens ou de contenu.

Situation tragique pour l'historien que cette absence de toute documentation primaire, c'est-à-dire contemporaine des événements, sur laquelle les premiers annalistes romains auraient pu se fonder. L'historien moderne est très mal à l'aise devant ces récits éloignés de plusieurs siècles des faits qu'ils sont censés rapporter, et reposant pour l'essentiel sur une tradition orale à la fiabilité très problématique. La conclusion s'impose. Si l'on suit les règles de la critique historique appliquées dans tous les autres secteurs - et on ne voit pas pourquoi les origines de Rome devraient bénéficier sur ce point d'une clause d'exception -, on doit refuser au départ à ce type de récits le statut de source historique fiable. Notre tradition est éminemment suspecte.

Mais un suspect n'est pas nécessairement un condamné. Notre tradition pourrait malgré tout contenir des noyaux d'histoire authentique. Toute la question est « Comment repérer les données d'histoire qui y auraient éventuellement (je dis éventuellement) été conservées ? »

Pour le savoir, il n'existe, à mon sens, qu'une seule méthode satisfaisante: confronter le récit annalistique à des données indépendantes, extra-annalistiques donc, qui seraient susceptibles de le recouper. Les disciplines que l'on peut ainsi appeler à la barre sont relativement variées: la linguistique, la religion, l'ethnographie, par exemple, mais aussi et surtout l'archéologie dont les progrès, ces dernières décennies, ont été très importants. Mais, sur le plan de la méthode, il est essentiel que cette confrontation fasse intervenir des données indépendantes du récit. Il importe de ne jamais interpréter le matériel extérieur, archéologique par exemple, en se laissant, même inconsciemment, suggestionner par la tradition. Il faut aussi rejeter les rapprochements vagues ou ne portant que sur des détails isolés, se méfier également des élargissements abusifs. Mais laissons la procédure à suivre dans ce procès en historicité, pour passer aux résultats.

Ils diffèrent selon la période envisagée.

Dans la geste des quatre premiers rois, il ne semble pas possible de dégager des rencontres significatives entre la tradition annalistique et des disciplines extérieures indépendantes. À fortiori n'est-il pas question de dire ou d'écrire que l'archéologie, ou la religion, ou la linguistique confirme la tradition sur tel ou tel point précis.

Entendons-nous bien toutefois. Je ne prétends pas que l'Histoire authentique est totalement absente du récit sur les quatre premiers rois. Je dis simplement que, si l'on se donne une règle de méthode simple, à savoir n'accorder le label d'authenticité qu'aux éléments du récit qui se voient confirmés par des données indépendantes de la tradition annalistique, on n'en trouve pas. La méthode peut paraître exigeante, voire excessive, mais elle est dictée - je tiens à le répéter - par les particularités de nos sources. Il serait absurde de vouloir l'appliquer aux textes de César, de Tacite ou d'Ammien-Marcellin. Mais, on l'a dit plus haut, les récits de Tite-Live et de Denys d'Halicarnasse sont d'une tout autre nature et nécessitent une approche tout à fait différente.

Bref, en saine méthode, il ne paraît pas raisonnable de considérer comme historiques ni l'enlèvement des Sabines ni une importante attaque de Sabins dès les débuts de Rome ; pas raisonnable non plus de croire à la réalité du combat des Horaces et des Curiaces ou à celle de la destruction par Tullus Hostilius d'Albe-la-Longue, la cité-mère de Rome ; pas raisonnable encore d'accepter comme une donnée d'histoire qu'Ancus Marcius ait fondé le port d'Ostie et soumis l'ensemble du Latium, etc.

Avec les trois derniers rois, la situation change. L'application de la même méthode permet maintenant de déceler dans le récit la présence d'un petit nombre de noyaux d'histoire authentique, mais déformés à un point tel que l'historien moderne a précisément besoin de ces données extérieures pour les évaluer à leur juste valeur et les intégrer correctement dans sa reconstruction.

Ainsi, pour prendre un exemple, le premier événement authentique présent dans la tradition est l'influence étrusque. Mais l'information est profondément transformée. Elle se voit « traduite » chez Tite-Live par l'arrivée pacifique à Rome d'un petit couple d'émigrés venant d'une ville étrusque. Il s'intègre progressivement et parfaitement dans la société romaine. Le mari devient même le conseiller, l'ami du roi et le tuteur de ses enfants. Il lui succède sans violence grave. Formulation édulcorée, à des fins nationalistes, d'un événement qui dans l'histoire, n'a pas dû se passer aussi sereinement.

Quant à Sextus Tarquin, il serait bien difficile de le traîner en justice pour viol. Son existence historique, tout comme celle de sa victime, Lucrèce, relève de la croyance. Ce qui relève de l'Histoire par contre, c'est le changement radical de système politique à Rome au tournant des VIe et Ve siècles. La conséquence est historique, non la cause.

Bref - et nous revenons à notre autopsie -, nous pouvons dire que la tradition, dans sa seconde partie en tout cas, contient des noyaux d'histoire authentique. Mais il est clair que cette composante ne constitue pas l'essentiel. D'où la seconde question: « Quels sont donc les autres ingrédients du récit ? ».


II. Les autres constituants du récit traditionnel

A. Des motifs indo-européens

Il y a d'abord un héritage indo-européen. Certains éléments de la tradition remontent en effet aux lointains ancêtres des Romains qu'étaient les Indo-Européens. Quelques mots à ce sujet.

Depuis quelques décennies, les études indo-européennes ont débordé du cadre essentiellement linguistique, où elles avaient d'ailleurs brillé ; elles s'intéressent maintenant à la pensée, à l'idéologie, à l'univers mental de nos lointains ancêtres. Les chercheurs étudient et comparent la culture des différents peuples issus des Indo-Européens, et tout particulièrement les manifestations essentielles de ces cultures que sont les religions, les mythologies et les littératures. Plusieurs indo-européanistes participent à ce large effort ; un des plus importants et des plus célèbres d'entre eux est le Français Georges Dumézil, décédé en 1986.

En quoi ses recherches intéressent-elles les rois de Rome ?

Pour le dire en bref, elles ont révélé que des pans entiers de notre tradition étaient en réalité des constructions prolongeant des conceptions et des récits indo-européens, que les créateurs romains auraient transformés en morceaux épiques, présentés comme historiques.

Cet héritage aurait laissé des traces nombreuses et importantes. Pour Georges Dumézil, la structure même du récit sur les quatre premiers rois refléterait les trois fonctions de l'idéologie centrale des Indo-européens. Romulus et Numa, Tullus Hostilius et Ancus Marcius n'en seraient en quelque sorte qu'une illustration. Un collègue bruxellois, Claude Sterckx, travaillant dans la mouvance de Georges Dumézil, a tenté récemment de prolonger cette interprétation globalisante, suggérant que le schéma de la tradition sur les trois derniers rois pourrait fort bien lui aussi prolonger des conceptions sociogoniques indo-européennes [6]. Dans ces conditions, c'est l'articulation même de tout le récit sur les sept rois que l'héritage indo-européen permettrait d'expliquer.

D'autres manifestations, plus limitées, de l'influence indo-européenne, ont été identifiées.

Un exemple que nous détaillerons quelque peu est celui de l'épisode sabin des origines de Rome. Il serait construit sur un schéma qu'on retrouve dans d'autres mythologies indo-européennes, notamment chez les Scandinaves, où un récit des Eddas raconte, après « la première guerre d'armées dans le monde », la formation définitive de la société des dieux. Lorsqu'on étudie, à Rome et en Scandinavie, les composantes initiales, le déroulement des opérations militaires et les conséquences de la bataille, le parallélisme entre la structure des deux récits saute aux yeux. L'épisode sabin des origines qui met en place la société romaine définitive et, dans la mythologie scandinave, le conflit mythique qui contribue à la formation de la société divine sont structurellement identiques, au-delà des détails particularisants fort différents de part et d'autre.

Et la comparaison Rome - Scandinavie peut être étendue à d'autres récits mythologiques, indien et celtique. Dans chaque cas, on retrouve le même schéma de fondation de la première société. C'est précisément, faut-il le dire, cette étroite correspondance qui permet d'attribuer au scénario une origine indo-européenne.

Origine indo-européenne également pour les épisodes centraux de la geste du troisième roi, et notamment pour le combat des Horaces et des Curiaces. Cette fois, la comparaison fera intervenir le dieu védique Indra et le héros celtique Cuchulainn.

Il faut toutefois noter que l'oeuvre de Georges Dumézil et de ses continuateurs est encore loin de faire l'unanimité. Mais peu importe ici. Au-delà des discussions et des divergences de détail, l'essentiel est de noter qu'un indiscutable héritage indo-européen figure parmi les constituants de la tradition.

B. Des motifs ethnographiques ou folkloriques

La tradition a également accueilli des motifs d'un tout autre type, ethnographiques, ou folkloriques, ou planétaires, ou universels, on hésite sur l'adjectif le plus apte à les caractériser. En tout cas, ce sont des motifs qu'on rencontre dans de nombreuses cultures, à l'extérieur et à l'intérieur du monde indo-européen, dans des récits à tonalité généralement non historique. Sans origine géographique précise, ils semblent surgir d'une espèce de fonds commun de l'humanité, appartenir à une sorte « d'inconscient collectif ».

Ils sont particulièrement abondants dans la geste de Romulus, dont la structure d'ensemble correspond à ce qu'on a appelé le « mythe universel du héros », lequel propose une série de traits apparaissant régulièrement dans la vie des héros fondateurs, fondateurs de cités, d'empires, de dynasties, de religions.

Parmi ces traits figurent d'abord la conception et/ou la naissance « hors du commun » (la gémellité comme telle est déjà en elle-même marquée ; que dire alors de la fécondation par un dieu d'une vierge mortelle donnant naissance à des jumeaux ?). À quoi s'ajoutent d'autres motifs: celui de l'exposition et du nourrissement par un animal sauvage ; celui d'une période passée, sinon dans la nature, en tout cas en marge de la société normale ; le rôle de fondateur d'institutions de base ; le motif de la mort, parallèle à la naissance, c'est-à-dire elle aussi « hors normes ».

Sur bien des points, la geste de Romulus est ainsi à rapprocher de très nombreux récits glorifiant des fondateurs historiques ou légendaires. Et on songera, en vrac et pour ne retenir que quelques exemples, à Sargon d'Akkad, à Cyrus le Grand, à Sémiramis, à Bouddha, à Moïse, à Jésus-Christ, à Cuchulainn, et même aux fondateurs des premières dynasties chinoises.

Un savant contemporain, G. Binder [7], a ainsi rassemblé quelque quatre-vingts récits sur le thème de l'exposition d'un enfant royal. Quant aux conceptions et aux naissances hors-normes, on en présenterait facilement une cinquantaine d'exemples, concernant des peuples et des personnages très différents.

Cette intervention du merveilleux et du surnaturel constitue en quelque sorte une loi du genre, dont le sens est clair. Le motif de la conception miraculeuse par exemple transmet le message suivant: « notre fondateur est quelqu'un hors du commun: la 'preuve' en est qu'il n'est pas né comme tout le monde ». Et le parallélisme naissance / mort va jouer à plein. N'étant pas né comme tout le monde, il ne mourra pas comme tout le monde. Et c'est l'ascension de Romulus, son apothéose, son apparition à Proculus Iulius.

Il n'y a pas que la légende de Romulus à avoir accueilli des motifs de ce type. À Servius Tullius aussi, sixième roi de Rome, certaines versions attribueront une conception et une naissance hors-normes. Sa mère aurait été fécondée miraculeusement par un dieu (Vulcain ou le Lar familiaris du palais), qui s'était présenté à elle sous la forme d'un phallus surgi de la flamme même du foyer. Simple modalité particulière du mythe de la conception du héros. C'est que, pour les Romains, Servius Tullius était, lui aussi, un héros, qui pouvait, à bien des égards, apparaître comme un roi fondateur. Rien d'étonnant dès lors qu'il soit dans la tradition, avec Romulus, le seul à bénéficier d'un « récit des enfances ».

Jusqu'ici ce sont surtout des schémas qui ont été dégagés. Mais, à elles seules, les structures ne forment pas un récit. Il a fallu les remplir avec des détails particularisants, empruntés, quelques-uns au monde grec, beaucoup aux réalités romaines.

C. L'influence de la tradition grecque

Voyons d'abord l'un ou l'autre exemple de l'influence grecque dans le récit sur les rois.

Pour accroître la population de la ville naissante, Romulus avait ouvert sur le Capitole un asile: tous ceux qui viennent s'y réfugier, quel que soit leur statut, et quel que soit leur passé, deviennent citoyens. Cette institution porte un nom grec (asylia) et correspond, semble-t-il, à une réalité grecque, où plusieurs cas d'asylie archaïque ont été identifiés. C'est plus que probablement un modèle de ce genre qui inspira les créateurs de la légende romaine, car, à date ancienne en tout cas, on ne trouve pas dans les institutions romaines ou latines connues d'équivalent véritable de ce droit d'asile grec. Les impératifs du récit exigeaient un accroissement démographique de Rome: on l'imagina sur le décalque d'institutions grecques.

Autre exemple tiré, lui aussi, de la geste de Romulus. C'est l'histoire de Tarpéia, un épisode célèbre de la guerre romano-sabine. Tarpéia est une des rares Romaines du récit, prêtresse et en même temps fille du commandant de la citadelle du Capitole. Séduite par l'or de Titus Tatius, le chef des ennemis, elle trahit sa patrie, promettant d'ouvrir aux Sabins les portes de la citadelle en échange de ce qu'ils portaient au bras gauche. La jeune fille songeait aux bagues et aux bracelets. Les Sabins, une fois entrés, jetteront sur elle les lourds boucliers qu'ils portaient également au bras gauche et qui étoufferont la jeune fille. L'analyse comparative montre que cet épisode était construit sur un thème courant dans les légendes de la Méditerranée orientale: une jeune fille, séduite par l'amour de l'or ou par l'amour tout court, livre sa patrie à un ennemi qui la punit de mort. Dans les récits gréco-égéens homologues, l'héroïne porte divers noms ; les circonstances de sa mort varient beaucoup ; mais le schéma reste toujours le même.

Un mot sur Égérie, la conseillère privilégiée de Numa. Le motif trouve son modèle dans le monde grec, où les grands législateurs puisent l'essentiel de leur inspiration auprès des dieux. Le rôle que joue Apollon en Grèce sera interprété à Rome par Égérie, qui est, dans les faits, une divinité latine mineure. Traduction « provinciale » en quelque sorte d'un modèle prestigieux, mais à Rome comme en Grèce, l'objectif poursuivi est le même, et Tite-Live l'avait bien perçu: pour convaincre des âmes simples de respecter une législation, rien de tel que de leur dire qu'elle vient des dieux.

Les influences grecques se manifestent aussi dans la geste des derniers rois. Parfois elles ne fournissent qu'un coloris particulier au récit. Ainsi Tarquin le Superbe est manifestement modelé sur le type grec du tyran, dont il hérite des traits caractéristiques.

Dans d'autres cas, ce que l'annalistique emprunte à la Grèce, ce sont des motifs narratifs, déjà totalement organisés chez les historiens grecs et qui se voient transplantés comme tels dans la pseudo-histoire de Rome. L'exemple suivant est tiré du récit annalistique de la prise de Gabies sous le dernier roi.

Gabies était une ville latine voisine de Rome. Elle avait victorieusement résisté aux attaques de l'armée romaine. Un des fils de Tarquin le Superbe, Sextus, avait décidé de s'en rendre maître par la ruse. Faisant semblant d'être brouillé à mort avec son père, il avait ému les Gabiens et trouvé refuge chez eux, réussissant même à occuper dans la ville d'importantes fonctions politiques et militaires. À un certain moment, dissimulant toujours son jeu à Gabies mais hésitant sur la conduite à suivre, le jeune Tarquin avait dépêché un de ses hommes de confiance à Rome auprès de son père, pour lui demander conseil (Liv., I, 54, 6-9). Le tyran reçoit l'envoyé de son fils, mais il ne lui dit rien, se contentant de l'entraîner dans le jardin du palais, où il décapite, comme par distraction ou par jeu, les pavots les plus élevés. Interloqué, le messager retourne à Gabies, auprès de Sextus, et rapporte fidèlement de ce qu'il avait vu. Le fils comprend que son père lui suggère d'éliminer les citoyens les plus importants de sa cité d'accueil, ce qu'il fera. Ce récit est inspiré directement d'une histoire racontée par Hérodote (V, 92). C'est Thrasybule, tyran de Milet, qui avait conseillé à Périandre, tyran de Corinthe (±625 - ±585), de tuer les Corinthiens les plus illustres, faisant dans un champ devant le messager de Périandre le geste de couper les épis les plus hauts. Le décalque est net.

 

D. Les enrichissements proprement romains

Mais l'essentiel des motifs venus enrichir le récit est d'origine romaine, tout en ne relevant pas de l'histoire authentique. On les rangera sous deux rubriques: les anachronismes et les étiologies.

Les anachronismes

Anachronismes, ou plus exactement anticipations. Nombreux, très nombreux même sont les faits historiques postérieurs, qui se sont vus transposés, au mépris de la chronologie, dans la tradition sur les rois.

Il y a d'abord des anachronismes d'atmosphère, qui se manifestent dans les détails de civilisation et de moeurs. Il était difficile en effet, pour les auteurs anciens, d'imaginer le passé lointain sous des couleurs fondamentalement différentes de celles de leur temps. Tous les motifs par exemple qui impliquent une utilisation de l'écriture sous Romulus sont anachroniques, la Rome préétrusque ne connaissant pas l'écriture.

Certains anachronismes, plus importants, touchent à la structuration du récit. En voici un - nous restons dans la geste de Romulus - qui concerne le tableau des opérations militaires.

L'analyse révèle en effet que l'horizon politico-militaire du règne de Romulus est pour l'essentiel celui des débuts de la République. Des cités comme Fidènes, Crustumérie, Véies, un peuple comme celui des Sabins tiennent dans la geste de Romulus une place qui est celle que ces villes et ces peuples ont occupée, réellement, historiquement, au début de la République, c'est-à-dire plusieurs siècles après Romulus.

En guise d'illustration, jetons un coup d'oeil rapide sur le cas sabin, plus précisément sur les rapports entre les Sabins et Rome à l'extrême fin du VIe et dans la première moitié du Ve siècle, une période sur laquelle nos sources deviennent plus crédibles. Elles nous apprennent que pendant les deux premiers siècles de la République, les Sabins ont historiquement représenté un très grave danger pour Rome ; ainsi, de tous les peuples ennemis de Rome (et ils sont nombreux), ils sont les seuls à s'être présentés trois fois sous les murs de la Ville (en 469, en 468 et en 458), les seuls aussi à avoir réussi à s'emparer du Capitole (la citadelle de Rome) et à l'occuper pendant quelques jours (en 460, avec Appius Herdonius). Et tout cela, de l'aveu même de l'annalistique, si habile en général à occulter les revers romains. La menace sabine de la première moitié du Ve siècle fut réelle et extrêmement grave.

Importante pression sabine dans l'Histoire donc, aux VIe et Ve siècles. Comment réagissent les Romains du début de la République ? Toujours d'après l'annalistique, tantôt ils résistent vigoureusement à ces attaques, tantôt ils cèdent à la pression du moment et intègrent dans leur société tel ou tel groupe sabin. Un exemple significatif est celui du Sabin Attus Clausus, accepté dans l'État romain en 504 avec plusieurs milliers de ses « clients » ; ses hommes reçoivent des terres, tandis que lui, sous le nom, romanisé, d'Appius Claudius, entre au sénat et devient même consul en 495, aux côtés de P. Servilius. C'est l'ancêtre de la gens prestigieuse des Claudii, fiers, sous l'Empire encore, de leur origine sabine.

Bref, la dangereuse menace sabine sur Rome, les difficiles combats romano-sabins, l'intégration dans l'État d'importants groupes sabins, tout cela représente des faits historiques, de loin postérieurs aux origines de Rome. Ce sont ces faits-là que les fabricants de la pseudo-histoire royale ont utilisés dans la rédaction de la geste de Romulus. Ils les ont transformés, déformés, mais le point de départ est encore perceptible. L'épisode sabin présent dans la geste de Romulus représente ainsi la transposition anachronique et légendaire des rapports romano-sabins de la fin du VIe et de la première moitié du Ve siècle.

Mais comment concilier ces événements historiques avec le scénario indo-européen dont il a été question plus haut, et qui racontait comment se constitue une société idéale, complète et viable ?

C'est relativement simple, les fabricants romains de la pseudo-histoire royale ont repris le vieux schéma mythique d'origine indo-européenne, en le garnissant de matières nouvelles, de précisions ethniques et géographiques qui étaient le reflet des événements de leur histoire. L'épisode sabin des origines de Rome est donc dû pour l'essentiel à l'heureuse rencontre de deux composants très différents: d'une part, un scénario hérité des Indo-Européens et racontant la naissance d'une société complète et harmonieuse ; de l'autre, des événements réels, datant des débuts de la République et consistant en des affrontements violents et très dangereux, mais qui se terminent bien, entre Rome et des tribus sabines.

Ces anachronismes politico-militaires sont fort importants parce que « massifs », en ce sens qu'ils constituent une structure. Pour le dire en quelques mots, c'est tout l'horizon politico-militaire des débuts de la République qui, dans son ensemble, a été pour ainsi dire « redupliqué » et transporté dans le règne de Romulus.

J'ai évoqué jusqu'ici ces anachronismes inconscients que sont les anachronismes d'atmosphère et donné un exemple précis d'un réseau structuré d'anachronismes, celui qui a contribué à former le cadre politico-militaire de la geste de Romulus.

Dans l'évolution de la tradition, certains anachronismes sont anciens, d'autres sont récents. Leur fonction aussi est très variable. Les uns peuvent n'avoir été introduits que pour « gonfler » un récit perçu comme trop squelettique, fonction d'amplification donc qu'ils partagent avec d'autres motifs d'origine diverse. D'autres répondent à des objectifs idéologiques que nous identifions parfois avec précision: politiques, nationalistes ou gentilices par exemple. En voici quelques cas.

On sait depuis longtemps que les événements politiques de la fin de la République, à savoir les affrontements entre populares et optimates, ainsi que les luttes entre les grands imperatores du temps (Marius, Sylla, César, Pompée), se retrouvent, en filigrane en quelque sorte, dans la geste de Servius Tullius. Selon les sources, le sixième roi prendra des allures de chef populaire ou de représentant des optimates. La même aventure était arrivée à Romulus. Certaines versions dépeignent le premier roi sous un jour totalement favorable ; d'autres adoptent un coloris anti-romuléen: Romulus, à la fin de son règne, gouverne en tyran. On a montré que ces différences de tonalité étaient dues aux conflits qui avaient déchiré Rome à l'époque du dictateur Sylla, dans les années 80 avant Jésus-Christ. La propagande syllanienne avait « lancé sur le marché » un Romulus idéalisé à l'image et à la ressemblance du dictateur. Les adversaires de Sylla répliquèrent en transformant en tyran le premier roi de Rome: ils présentèrent comme « preuves » de la « tyrannie » romuléenne des décisions prises précisément par Sylla et qu'ils attribueront au premier roi: confiscations ou assignations de terres ; concessions du droit de cité, etc. Tout cela est perceptible lorsqu'on compare entre elles les différentes versions de la tradition.

De même, la tradition sur les rois est nourrie de réflexions et de discussions sur la meilleure forme de gouvernement, sur les relations du roi avec le sénat et avec le peuple, notamment sur l'importance respective du peuple et du sénat dans la désignation du roi. Tout cela ne traduit évidemment pas, vous l'aurez compris, les préoccupations des Romulus, des Numa ou des Tarquins, mais celles des annalistes républicains, pris dans le tourbillon violent des luttes politiques de leur temps.

Bref on assiste à une interaction constante entre les événements des derniers siècles de la République et le récit traditionnel qui en reflète les tensions. L'objectif poursuivi par ces anachronismes relève de l'idéologie politique.

Anachronismes nationalistes aussi. Après sa disparition et son ascension, Romulus apparaît à Iulius Proculus. Chez Tite-Live (I, 16, 7), le fondateur est censé avoir déclaré au Romain frappé de stupeur: « Va et annonce aux Romains que la volonté du ciel est de faire de ma Rome la capitale du monde (Roma caput orbis terrarum). Qu'ils pratiquent donc l'art militaire. Qu'ils sachent et qu'ils apprennent à leurs enfants que nulle puissance humaine ne peut résister aux armes romaines ». On saisit la portée nationaliste et idéologique d'un message, qui est manifestement anachronique. Aux origines de Rome, pareilles perspectives impérialistes étaient inexistantes: le motif célèbre de la Roma caput mundi peut difficilement être antérieur au IIIe siècle avant Jésus-Christ.

Anachronismes gentilices maintenant. À une certaine époque, on a voulu honorer des familles puissantes en leur faisant jouer un rôle important aux origines mêmes de Rome, en l'occurrence ici dans la geste de Romulus. C'est le cas de la gens Claudia. Les Claudii, une puissante famille romaine sont, dans l'Histoire, arrivés à Rome, en provenance de la Sabine, à l'extrême fin du VIe siècle, en 504, nous l'avons dit plus haut. Un récit anticipait outrageusement cette arrivée, en faisant de leur ancêtre, Attus Clausus, le futur Appius Claudius, un compagnon de Titus Tatius, le roi des Sabins venu combattre Romulus. Il faut savoir qu'à Rome, plus c'est ancien, mieux c'est ; et en particulier la noblesse d'une famille est d'autant plus grande qu'elle peut se rapprocher des origines de Rome, voire être antérieure à Romulus. Certaines familles romaines seront même rattachées à Énée. Anachronismes ici encore, mais à finalité gentilice.

Ces derniers exemples présentent des anachronismes ponctuels, qui s'expliquent en fait par les besoins de toute espèce que la tradition a rencontrés au fil de son évolution: besoin de valoriser certaines grandes familles, besoin de servir une certaine idéologie, ou la cause d'un parti politique, besoin, plus nationaliste, de glorifier Rome en tant que telle, sa force, son ambition à la suprématie universelle. La satisfaction de tous ces besoins a introduit, généralement sur des points précis du récit traditionnel, des additions et des adaptations, très souvent bien visibles encore et qui ont contribué à faire évoluer le récit. La tradition, réalité vivante redisons-le encore, est apte à s'adapter avec souplesse à tous les besoins et à toutes les situations.

C'est l'archéologie qui permet souvent de poser le diagnostic d'anachronisme. C'est le cas pour la prétendue utilisation de l'écriture sous les premiers rois ; le cas aussi pour les informations qui attribuent aux derniers rois des constructions prestigieuses, comme les gradins du Grand Cirque, ou un réseau complexe d'égouts souterrains (la cloaca maxima), ou une enceinte de pierre tout autour de Rome. Ce sont là des réalisations républicaines que la tradition a sans vergogne attribuées aux derniers rois.

Plus délicats à identifier sont les anachronismes qui touchent aux institutions sociales et politiques. Mais même alors, la recherche moderne peut se révéler unanime. C'est le cas de la plupart des exemples à finalité politique, ou nationaliste, ou gentilice, qui viennent d'être donnés. C'est le cas aussi pour l'opposition patriciat-plèbe dont les Modernes s'accordent aujourd'hui à placer la naissance à la fin de la Royauté ou aux débuts de la République, et non pas sous le règne de Romulus comme la tradition voudrait nous le faire croire. De même, en ce qui concerne la période étrusque, personne n'acceptera aujourd'hui que les Jeux Romains ou Grands Jeux aient déjà présenté un caractère annuel à l'époque de Tarquin l'Ancien, comme le voudrait par exemple Tite-Live (I, 35, 9). Aucun Moderne ne datera du règne de Servius Tullius le tableau de l'organisation centuriate, la célèbre discriptio classium, telle qu'elle apparaît chez Tite-Live, chez Denys ou chez Cicéron. La tradition a mis sous le nom de Servius Tullius un système qui était, en gros, celui du IIIe siècle avant Jésus-Christ.

Dans un certain nombre de cas, le jugement d'anachronisme est facile à porter et rencontre l'accord quasi unanime des chercheurs. L'idéal est que des éléments extérieurs au récit traditionnel puissent intervenir pour emporter la décision. Sur d'autres dossiers par contre, les Modernes sont partagés, les uns affirmant le caractère authentique d'une information traditionnelle, les autres y voyant un anachronisme. Ainsi en ce qui concerne la geste de Romulus, aucun analyste moderne ne considérera comme authentique le motif des guerres contre Fidènes et Véies ; par contre sur l'interprétation à donner aux guerres contre les Sabins, la recherche est encore aujourd'hui divisée. Selon moi - je l'ai dit plus haut - il faudrait y voir le souvenir anachronique des conflits romano-sabins du début de la République ; pour d'autres, partisans d'une lecture davantage « historicisante » de la tradition, on serait en présence d'un noyau d'histoire authentique.

Encore plus ardemment discuté peut-être est le motif, récurrent dans la tradition annalistique, d'une hégémonie de Rome sur le Latium, non seulement sous les rois étrusques mais aussi sous les rois préétrusques. La tradition fait en effet état, presque sous chaque règne (depuis Tullus Hostilius en tout cas), de cette supériorité de Rome, qui peut s'exprimer de différentes manières. Il s'agit souvent d'une éclatante victoire de Rome sur les Latins, éventuellement suivie d'une soumission, par traité, de l'ensemble du nomen Latinum, mais on rencontre aussi d'autres formes ; c'est le cas par exemple de la création sous Servius Tullius d'un sanctuaire fédéral à Diane. Que faut-il en penser de ce motif ? Anachronisme ? Noyau d'histoire authentique ? Pour les règnes préétrusques, on penche en général pour la solution de l'anachronisme. Mais pour la période dite étrusque de Rome, la recherche moderne, ici encore, est divisée. Les uns croient que, dès la période étrusque, Rome avait soumis l'ensemble du Latium. D'autres sont sceptiques et arguent du nationalisme exacerbé qui caractérise l'annalistique pour interpréter la notice comme un anachronisme. Pour eux, la soumission définitive des Latins à Rome n'aurait été acquise, dans l'histoire, qu'au IVe siècle. Ils sont dès lors tentés d'expliquer par le mécanisme de l'anticipation cette série récurrente de victoires, soumissions et traités. En réalité, en l'absence de données qui viendraient, de l'extérieur, confirmer ou infirmer la vision annalistique, il n'est pas facile de trancher.

Quoi qu'il en soit, des anachronismes de toute nature ont contribué à nourrir le récit, à l'étoffer, à lui donner du corps. Il était en effet indispensable de « romaniser » en profondeur les cadres hérités et qui étaient en quelque sorte « intemporels ».

Les étiologies

Mais les anticipations anachroniques ne sont pas les seuls éléments romains à être venus enrichir le squelette du récit. On trouve aussi d'innombrables étiologies. De quoi s'agit-il ?

Une étiologie, c'est une explication (en grec aitia « cause »), à valeur non historique, qui vise à justifier la présence, dans une société déterminée, d'une réalité quelconque, à laquelle on s'intéresse: un phénomène naturel, un nom de personne, un toponyme, une institution, un rite, un monument, voire ce que nous appellerions des bizarreries.

Le mécanisme de l'étiologie est facile à comprendre. Quand les anciens réfléchissaient aux réalités qui les entouraient, ils cherchaient à les expliquer. Or, « expliquer », c'était essentiellement pour eux « dire l'origine », « dire quand et comment ces réalités étaient apparues » ; en d'autres termes, c'était raconter leur naissance dans une histoire plus ou moins détaillée.

Cette histoire, ces histoires (avec un petit h), ils les rattachaient parfois à un événement significatif de leur passé. Ainsi l'origine de nombre de détails du rituel du mariage romain est rapportée par les anciens eux-mêmes au raptus uirginum de la geste romuléenne, qui fonctionne dès lors comme une sorte d'archétype mythique [8]. La création du comitium est mise en rapport davantage avec la rencontre (comire) entre Romulus et Titus Tatius qu'avec l'un ou l'autre de ces rois. De même encore, la formule de la deditio est mise en rapport moins avec Tarquin l'Ancien lui-même qu'avec les succès de ce roi contre les Sabins, plus particulièrement avec la prise de Collatie (Liv., I, 38, 1).

Mais ce n'est pas le cas le plus fréquent. Dans la tradition sur l'époque royale, la toute grosse partie des étiologies fait intervenir une personnalité importante de la tradition, généralement un des rois, qui joue ainsi le rôle d'auctor.

Ajoutons que le point d'ancrage de ces histoires, les créateurs de la tradition auront tendance à le situer loin dans le passé. Étiologie et vieillissement en effet vont souvent de pair, car à Rome, on l'a déjà dit à propos des anachronismes, plus une chose est ancienne, plus elle est digne de vénération et de respect.

On comprend fort bien dans ces conditions que les responsables de la pseudo-histoire royale aient par exemple attribué à Romulus la création d'une série d'institutions politiques considérées comme fondamentales (le sénat, les curies, les premières tribus, le patriciat, etc.). Numa pour sa part sera considéré comme l'institutor sacrorum, le fondateur de toute une série d'institutions religieuses de base (le calendrier, les fêtes, les cérémonies, les sacerdoces principaux, etc.).

Servius Tullius - autre roi fondateur, ne l'oublions pas - a également joué un grand rôle en matière institutionnelle: on vient d'évoquer la constitution qui a été mise sous son nom. La tradition lui attribue aussi la création des tribus « nouvelle manière » et des régions ; elle le met en rapport avec le pomerium, avec le census, avec la monnaie, plus largement même, avec un système général de poids et mesures. Cette « accumulation » sur sa tête de créations institutionnelles se comprend assez bien. Dans le groupe des trois derniers rois, il était en effet, pour la tradition annalistique, le seul Latin d'origine. Il était donc assez normal qu'on le crédite de toute une série d'institutions importantes, mais senties toutefois par la mentalité romaine comme moins anciennes que celles que cette même tradition avait attribuées aux deux premiers rois. Romulus, Numa et Servius sont en tout cas les trois plus prestigieux responsables des institutions romaines.

Il ne faudrait toutefois pas croire que seuls les organes fondamentaux de l'État intéressent les créateurs d'étiologies. Le procédé concerne aussi des éléments moins prestigieux.

À la limite en effet, tout pouvait fournir matière à la fantaisie étiologique des Anciens.

On a fait allusion plus haut au raptus uirginum et à sa fonction d'archétype mythique du rituel du mariage. En voici un détail. Pourquoi, lors des noces à Rome, poussait-on, à un certain moment, un cri particulier: Talassio ? Les Romains ne savaient plus très bien ce que cela voulait dire, mais ils inventèrent, pour l'expliquer, l'anecdote de cette jeune fille, particulièrement jolie, que, lors de l'enlèvement des Sabines, on sera censé conduire « chez Talassius ».

Les exemples d'étiologie sont innombrables. Quelle est l'origine du rituel romain de la conclusion d'un foedus ? Réponse: il fut mis au point (entendez: utilisé pour la première fois) lors de la conclusion du traité entre Rome et Albe juste avant le combat des Horaces et des Curiaces (Liv., I, 24). Quelle est l'origine du toponyme lacus Curtius ? Pour répondre à la question, on inventera trois histoires différentes, qui recevront chacune un ancrage chronologique spécifique. Pourquoi appelle-t-on les citoyens romains Quirites, quand on s'adresse à eux à l'assemblée ? Parce que les Sabins de Titus Tatius venaient de Cures, leur capitale, et que, lors de la fusion romano-sabine, on a voulu les honorer en donnant à tous les citoyens romains un nom général tiré de celui de leur ville (Liv., I, 13, 5). Pourquoi le sénat existe-t-il à Rome ? Parce que Romulus l'a créé. Il comportait 100 membres, les patres. Pourquoi y a-t-il des patriciens à Rome ? Ce sont précisément les descendants de ces patres (Liv., I, 8, 7). Pourquoi les centuries d'equites dans le système centuriate portaient-elles les noms de Ramnenses, Titienses, Luceres ? Pour le troisième nom, on hésite, mais les deux premiers conservent le souvenir respectivement de Romulus et de Titus Tatius (Liv., I, 13, 8).

Pourquoi observe-t-on le vol des oiseaux à Rome avant de prendre des décisions importantes ? Romulus avait donné l'exemple aux origines pour déterminer qui, de son frère ou de lui, serait le fondateur de Rome (Liv., I, 6, 4 - I, 7, 1). Plus tard, l'anecdote d'Attus Navius aux prises avec Tarquin l'Ancien confirmera la nécessité de généraliser cette procédure (Liv., I, 36, 2-6). Qui a le premier imaginé la destruction, par le feu, en hommage à Vulcain, de dépouilles prises à l'ennemi ? Réponse: Tarquin l'Ancien (Liv., I, 37, 5). Il y avait à l'époque historique d'impressionnantes cornes de génisse suspendues à l'entrée du temple de Diane sur l'Aventin. Pourquoi ? Elles appartenaient (Liv., I, 45) à l'animal prodigieux dont l'immolation à Diane sous Servius Tullius aurait assuré à Rome la supériorité définitive.

Bref, pourquoi ceci, pourquoi cela ? Qui a imaginé ceci, qui a inventé cela ? Que veut dire ceci, que veut dire cela ? Les anciens avaient, si l'on peut dire, réponse à tout. La tradition sur les rois est remplie d'une foule d'étiologies, qui n'ont - faut-il le préciser ? - pas grand-chose, pour ne pas dire rien, à voir avec l'histoire authentique, mais qui, à leurs yeux - et c'est l'essentiel - font sens.

L'anachronisme et l'étiologie expliquent ainsi un très grand nombre de motifs présents dans la geste de Romulus. Ce sont ces deux facteurs qui, pour l'essentiel, ont contribué à actualiser, c'est-à-dire à romaniser, les vieux schémas hérités, folkloriques ou indo-européens, ces derniers ayant plutôt fourni, eux, les cadres généraux du récit. Le rôle et l'importance des divers constituants de la tradition varient donc beaucoup: du cadre à un point de détail, qui peut d'ailleurs être minuscule.

Mais arrêtons là notre présentation des ingrédients du récit. À la question: « Quels sont donc les ingrédients du récit annalistique ? », on répondra, en bref, que l'analyse, uniquement dans la seconde partie de la royauté, identifie certains noyaux d'histoire authentique, profondément transformés d'ailleurs. À côté d'eux, elle a repéré des motifs folkloriques universels, un héritage indo-européen, des données d'origine grecque, mais surtout, surtout, un grand nombre d'éléments typiquement romains, qui se présentent essentiellement sous la forme d'anachronismes et d'étiologies. Mais - j'aurais dû davantage insister sur ce point - le résultat est remarquable. Ces ingrédients disparates ont été amalgamés avec énormément d'art. Il est vrai que l'opération a pris des siècles et nécessité l'intervention de beaucoup d'acteurs, créateurs ou adaptateurs. Le résultat - il ne faut pas l'oublier - se présente sous la forme d'une synthèse parfaitement réussie, qui a traversé les âges et qui, aujourd'hui encore, chante dans les mémoires.


III. Conclusion et perspectives

Mais il est temps de conclure, en traçant quelques perspectives. C'est qu'il aurait fallu examiner beaucoup d'autres aspects.

Ainsi par exemple les questions d'évolution.

On l'a dit plus haut à plusieurs reprises, mais il ne faut pas avoir peur de le répéter: la tradition est dynamique ; c'est un corps vivant. Comme les modes ou les langues, elle a continuellement évolué, s'adaptant avec aisance et souplesse aux situations particulières qu'elle rencontrait, intégrant sans hésiter des données nouvelles de tout genre, reflétant les idéologies et les préoccupations des siècles qu'elle traversait, répondant en quelque sorte aux besoins nouveaux qui surgissaient. Elle va généralement dans le sens de l'enrichissement, de l'amplification.

Si l'on prenait la peine de l'examiner de près, d'en mettre en évidence les mécanismes et les objectifs, on constaterait que cette évolution ne frappe pas de la même manière tous les motifs traditionnels, que certains d'entre eux sont en quelque sorte intangibles, qu'on les retrouve dans toutes les versions: ce sont des motifs imposés, « classés » en quelque sorte [9]. À la limite, on pourrait même dire que la tradition, étudiée dans son ensemble, se présente en fait comme un jeu complexe de variations libres sur des motifs imposés.

Des variations dues notamment - on l'a déjà vu plus haut à propos des anachronismes - à des préoccupations idéologiques, où l'on voit intervenir tantôt la morale, tantôt le nationalisme, tantôt le désir de valoriser les grandes familles, tantôt le souci de justifier les prétentions du sénat ou des assemblées populaires.

Certains voudront corriger ce que la version ancienne pouvait avoir de trop péjoratif, de peu valorisant pour Rome. Il en est ainsi du motif du fratricide, du « meurtre de Rémus par Romulus », qui semble bien appartenir à la couche primitive de la tradition. Il a fait problème très vite, et les auteurs anciens eurent recours à divers expédients pour blanchir Romulus, coupable de ce qu'un Moderne a pu appeler « le péché originel de Rome ». Tantôt on créera de toutes pièces le personnage de Celer, lieutenant de Romulus, à qui on imputera le meurtre et qui en sera puni d'une peine d'exil ; tantôt on considérera que Rémus était mort accidentellement en quelque sorte.

Au nombre de ces corrections ou de ces adaptations « valorisantes » pour la fierté romaine, on épinglera la tentative de Lucius Calpurnius Pison, un annaliste du IIe siècle a.C.n. Ne supportant manifestement pas qu'une Romaine ait pu trahir sa patrie, il modifiera le personnage traditionnel de Tarpéia. Selon lui, la jeune fille aurait bien introduit les Sabins dans la citadelle du Capitole, mais dans des circonstances telles (elle avait tenté de désarmer les ennemis) que Tarpéia n'avait plus rien d'une traîtresse ; elle se verra ainsi transformée en une héroïne du patriotisme romain.

Mais on l'aura compris, avec ces dernières orientations, on n'est plus en présence d'enrichissements romains, comme tels. Ce qui est en cause maintenant, c'est plutôt l'influence sur le récit des canons d'une époque déterminée, voire d'un auteur déterminé. On n'est plus sur le plan des éléments constitutifs de la tradition ; on est sur celui des conceptions de chaque époque et de chaque auteur.

Il ne faudrait d'ailleurs pas se limiter à mettre l'accent sur les motifs eux-mêmes, c'est-à-dire sur le contenu brut. Devrait être également pris en compte ce qui concerne le style, le rendu littéraire, la forme extérieure des récits, bref l'écriture. Cet aspect des choses nécessiterait lui aussi un développement particulier, qu'on ne peut faire ici, faute de temps.

Il faut cependant en dire quelques mots brefs. C'est que les préoccupations de chaque époque, voire de chaque auteur, se sont elles aussi reflétées dans l'évolution de la tradition sur les rois. Goût pour les discours par exemple, dont certains (Denys d'Halicarnasse par exemple) useront et abuseront. Goût pour une dramatisation particulièrement développée que d'autres trouveront excessive et tenteront de réduire. Des esprits plus rationalistes voudront éliminer tout le merveilleux habituel dans les récits des origines. Chez eux, la louve nourricière de Romulus et de Rémus sera remplacée par une prostituée, le mot latin lupa pouvant désigner à la fois la femelle du loup et une prostituée. Ces mêmes auteurs gommeront également le rôle miraculeux réservé au dieu Mars dans la paternité de Romulus et de Rémus ; leur naissance sera due à l'intervention très matérielle et très précise d'un être humain, un peu trop sensible aux charmes de la jeune et jolie Vestale, etc.

Il aurait fallu parler de chronologie: « Quand a-t-on imaginé cette pseudo-histoire des rois de Rome ? », son squelette, mais aussi tout ce qui s'y est ajouté au fil d'une évolution pluriséculaire.

Il aurait fallu aussi parler du sens, de la signification de ces récits traditionnels. Quand on se demande pourquoi les Romains les ont écrits, surtout ceux qui présentent les premiers rois, la réponse est évidente, pour autant qu'on reste au niveau des généralités. Tout peuple, comme tout individu, a besoin de connaître ses origines, et quand il ne les connaît pas avec certitude, il s'en invente. La geste de Romulus, pour nous limiter à elle, fonctionne comme un récit d'origine ou de fondation. C'est clair, mais c'est limité comme réponse. Quand on veut descendre dans le détail, et se demander pourquoi les créateurs ou les adaptateurs de la tradition ont imaginé et introduit tel ou tel motif, les réponses ne sont plus aussi simples. Pourquoi une louve nourricière, et pas une chèvre, ou une vache, ou une lapine, ou des abeilles, comme c'est le cas dans des récits d'autres pays ? Parce que la louve est l'animal de Mars, et que cela renvoyait à la nature guerrière de la société romaine ? D'accord. Mais pourquoi le nom de Faustulus donné au berger, et pourquoi celui d'Acca Larentia donné à sa compagne  ? La réponse est ici moins facile.

Dans l'antiquité les explications étiologiques ainsi que beaucoup d'anachronismes répondaient à ces problèmes de sens. Mais si les anciens donnent l'impression de s'en satisfaire, les modernes s'échinent à trouver des explications qu'ils estiment davantage fondées. Et pourtant, elles ne sont pas nécessairement plus valables ; les réponses des modernes ne sont souvent qu'accumulation d'hypothèses invérifiables.

À leur décharge, il faut souligner la complexité de ce problème du sens. Au sein d'une société déterminée, la signification d'un motif varie en fonction des mentalités et des époques: le meurtre de Rémus par son frère n'avait pas le même sens pour les créateurs de la tradition, pour les lecteurs romains de la fin de la République ou du début de l'Empire, pour les lecteurs chrétiens de l'antiquité tardive. Quant aux modernes, ils sont loin d'être unanimes sur le sens de ce fratricide.

Vaut-il dès lors la peine de formuler des interrogations de ce genre ? Sont-elles susceptibles d'une réponse définitive ? Et il ne s'agit plus seulement, on l'aura compris, du motif de la mort de Rémus, mais de la tradition dans son ensemble. Quelle peut être la vérité de ces récits de fondation ? Et si elle existe, n'échapperait-elle pas à ce que nous continuons à appeler l'Histoire ? La question mérite d'être posée lorsque, de plus en plus, nous nous voyons amenés à chercher la signification essentielle de ces récits dans des réalités d'une tout autre époque et surtout d'un tout autre ordre que celles qu'ils relatent explicitement.

De toute manière, on l'aura compris, si, aux yeux de l'historien soucieux de reconstruire le lointain passé de Rome, ces récits n'apparaissent pas comme une source fiable, ils n'en perdent pas pour autant leur richesse littéraire et humaine. Historique aussi, d'ailleurs. Car, quand on les étudie, non plus sous l'angle de leur éventuelle historicité, mais du point de vue de leur composition, de leur évolution, de leur signification, ils nous apprennent beaucoup de choses sur les mobiles de leurs créateurs et de leurs adaptateurs, c'est-à-dire sur la mentalité et l'imaginaire des Romains de différentes époques. À ce titre, ce sont des documents que pourrait heureusement éclairer une approche inspirée des méthodes d'analyse mises au point pour la mythologie grecque par des savants comme Marcel Detienne, Nicole Loraux, Pierre Vidal-Naquet, Jean-Pierre Vernant. On ne le fait pas assez encore, à mon sens.

J'ajouterai que, conçue de cette manière, leur étude ne concerne pas seulement les historiens de Rome ou les spécialistes des textes narratifs grecs et romains. Elle débouche sur autre chose que l'histoire de la Rome primordiale. Elle est susceptible en effet d'intéresser ceux que préoccupent, dans toutes les cultures, les rapports complexes de l'histoire avec la légende, le mythe ou la tradition, ainsi que le passage du temps mythique au temps historique. En effet, dans les traditions d'un certain nombre de peuples - je songe à la Bible, à la Chine, au Japon, au peuple Maya-Quiché -, il n'est pas rare de constater que le récit primordial se déroule dans un temps qui n'est manifestement pas celui de l'histoire et que nous appelons, faute de mieux peut-être, mythique. Puis progressivement, lentement, sans que la coupure soit toujours nettement perceptible, on passe du mythe ou de la légende à l'histoire.

C'est manifestement le cas de la tradition sur les rois de Rome, et on comprend qu'elle continue à être perçue par certains comme un mythe de fondation. Ils n'ont pas entièrement tort.

 

Jacques Poucet (poucet@egla.ucl.ac.be)


Notes

[1] Il serait vain de vouloir énumérer ici les principaux savants qui, au fil des siècles, ont marqué l'étude de la Rome primordiale. Ils sont innombrables. Nous mentionnerons toutefois deux personnalités de tout premier plan, récemment disparues, à savoir A. Momigliano et M. Pallottino. Par ailleurs, on le sait, la bibliographie du sujet est immense. [Retour]
[2] A. Grandazzi, La fondation de Rome. Réflexion sur l'histoire, Paris 1991, 338 p. (Histoire). [Retour]
 
[3] M. Pallottino, Origini e storia primitiva di Roma, Milan 1993, 422 p. (Orizzonti della Storia). [Retour]
 
[4] A. Mastrocinque, Romolo. La fondazione di Roma tra storia e leggenda, Este 1993, 206 p. (Università di Trento. Dipartimento di Scienze Filologiche e Storiche. Pubblicazioni di Storia Antica, 4). [Retour]
 
[5] R. R. Holloway, The Archaeology of Early Rome and Latium, Londres-New York 1994, 203 p. [Retour]
 
[6] Cl. Sterckx, Les sept rois de Rome et la sociogonie indo-européenne, dans Latomus 51, 1992, p. 52-72. [Retour]
 
[7] G. Binder, Die Aussetzung des Königskindes Kyros und Romulus, Meisenheim 1964, 262 p. (Beiträge zur klassischen Philologie, 10). [Retour]
 
[8] Cfr le livre récent de N. Boëls-Janssen, La vie religieuse des matrones dans la Rome archaïque, Rome 1993, 512 p. (Collection de l'École française de Rome, 176), dont la deuxième partie est entièrement consacrée au rituel nuptial. La formule « archétype mythique » lui est empruntée. [Retour]
 
[9] Voici quelques exemples de ces motifs « classés ». On ne trouve dans toutes les versions que sept rois, qui se succèdent dans le même ordre. Dans la tradition romaine, les fondateurs de la Ville sont toujours les jumeaux Romulus et Rémus, et Rémus disparaît pour laisser la place au seul Romulus. Albe est toujours détruite par Tullus Hostilius. Ancus Marcius est toujours le fondateur d'Ostie. Tarquin l'Ancien vient toujours de Tarquinia. L'organisation centuriate est toujours le fait de Servius Tullius, et Lucrèce est toujours violée par le fils de Tarquin le Superbe. [Retour]

FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 1 - janvier-juin 2001

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