FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 3 - janvier-juin 2002


Georges Dumézil (1898-1986)

par

Jacques Poucet*

Professeur émérite de l'Université de Louvain
et des Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles)
Membre de l'Académie royale de Belgique


Cette présentation très générale de la vie et de l'oeuvre de Georges Dumézil a fait l'objet, le 1 juin 1992, d'un exposé oral, à l'occasion d'une séance de la Classe des Lettres de l'Académie royale de Belgique, dont Georges Dumézil était membre associé. Le texte original a été publié dans le Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences Morales et Politiques de l'Académie Royale de Belgique, 6e série, t. 3, 1992, p. 221-230. Dans la présente version électronique, la bibliographie sélective (établie en 1992) a été complétée in fine pour mieux répondre à la situation de 2002.

Les Folia Electronica Classica accueillent quatre autres articles consacrés à Georges Dumézil : l'un trace un bilan rapide de l'accueil que les historiens de la Rome ancienne réservent aujourd'hui aux thèses de G. Dumézil  ; un deuxième, dans la foulée du précédent, analyse plus en détail les réserves d'Alexandre Grandazzi ; un troisième aborde quelques aspects de l'héritage indo-européen dans la religion romaine archaïque ; un quatrième traite de l'héritage indo-européen dans l'annalistique.

Louvain-la-Neuve, 7 juin 2002.


Chers Consoeurs, chers Confrères,

Georges Dumézil était né le 4 mars 1898. Associé à la Classe des Lettres depuis le 5 mai 1958, il avait présenté devant elle deux communications très savantes, l'une, le 3 juillet 1961 [1], l'autre, le 11 janvier 1965 [2]. L'Académie avait également publié une de ses études dans la collection in-8° des Mémoires de la Classe des Lettres [3].

Dans le bref éloge qu'il fit de Georges Dumézil, le 3 novembre 1986, en annonçant le décès du savant français, notre confrère André Molitor, à l'époque vice-directeur de la Classe, avait présenté le disparu en ces termes : « Il était en France, et on peut le dire dans le monde, une des sommités des sciences humaines d'aujourd'hui. [...] Ses travaux l'avaient conduit à rechercher, puis à déchiffrer progressivement ce que l'on peut appeler une "clé de compréhension" des sociétés indo-européennes de jadis, qui s'exprime à la fois dans leurs structures et dans leurs grands mythes fondamentaux » [4]. Vous me permettrez de développer quelque peu ces phrases très justes et très denses.

Si l'on fait abstraction de son activité - si importante soit-elle - de linguiste (dans le domaine notamment des langues caucasiennes et du quechua), Georges Dumézil fut essentiellement un spécialiste des études indo-européennes, et on peut comparer mutatis mutandis son travail à celui des pionniers de la grammaire comparée. Ces grands savants du XIXe siècle, on s'en souvient, avaient réussi non seulement à démontrer l'indiscutable parenté de ce qu'on a appelé les langues indo-européennes mais encore à retrouver certaines caractéristiques de la langue-mère, cette langue hypothétique dont toutes les autres étaient issues par transformation et qu'on a appelée l'indo-européen.

Si l'on veut schématiser - avec ce que toute schématisation a d'outrancier - on dira que Georges Dumézil a prolongé, en l'élargissant, le travail de la grammaire comparée. Il est parti à la découverte, non plus de la langue comme l'avaient fait les grands linguistes du siècle dernier, mais de la pensée, de l'univers mental des Indo-Européens. Pour ce faire, il a étudié et comparé la culture des différents peuples anciens issus des Indo-Européens, et en particulier les manifestations privilégiées de ces cultures, à savoir les religions, les mythologies et les littératures. Cette recherche concernait aussi bien les sociétés nordiques que la Rome antique, aussi bien le monde indo-iranien que le Caucase ; elle se faisait sur des textes aussi différents (pour prendre quelques exemples) que les hymnes védiques, le Mahabarata, l'Avesta iranien, les eddas scandinaves, le cycle mythologique irlandais, l'épopée narte des Ossètes, ou le récit de Tite-Live sur la Rome royale. Et le savant - cela mérite d'être souligné - travaillait toujours de première main sur les textes qu'il utilisait ; en d'autres termes, il connaissait (c'est-à-dire lisait et déchiffrait) une bonne trentaine de langues.

Sa méthode, c'était la méthode comparative. Mais là où ses devanciers malheureux (car il y avait déjà eu au XIXe siècle des essais infructueux dans le domaine de la mythologie comparée) comparaient des noms propres, des détails isolés, des faits relativement minimes que seul un examen superficiel permettait de croire semblables, Georges Dumézil s'attaquait, pour les comparer, à des faits homologues en profondeur, c'est-à-dire différents peut-être de prime abord, mais entre lesquels, une fois ces différences critiquées et analysées, apparaissent des schémas identiques.

Car Georges Dumézil est un structuraliste. Dans son oeuvre, les rapprochements porteront toujours sur des ensembles structurés de même sens, jamais sur des détails isolés. Il montrera par exemple que c'est le même mythe, ou en tout cas le même récit, indo-européen que l'on retrouve à l'oeuvre dans quatre sociétés différentes : à Rome (la guerre et l'alliance entre les Romains et les Sabins, qui, aux origines, fondent définitivement la société romaine) ; en Scandinavie (la lutte et de la fusion entre les dieux Ases et les dieux Vanes qui, dans la mythologie scandinave, fondent la première société divine) ; en Irlande (la guerre qui conduit à la fusion des Túatha Dé Danann et des Fomore lors de la seconde bataille de Mag Tured, et qui, dans le Cycle mythologique irlandais, ouvre l'histoire de l'Irlande) ; en Inde (le conflit, puis l'étroite association, des dieux supérieurs et des Naasatya dans la mythologie védique). Quatre récits, profondément différents dans leur présentation extérieure, et pourtant homologues en ce qu'ils ont le même sens et qu'ils s'articulent autour des mêmes notions fondamentales. Il faut y voir en réalité des illustrations diversement actualisées d'un même schéma original qui montrait comment nos lointains ancêtres se représentaient (nous sommes dans le domaine de la représentation imaginaire) la constitution définitive d'une société viable.

Ainsi, par le biais de la comparaison d'ensembles structurés, significatifs en tant qu'ensembles, et empruntés à des civilisations toutes indo-européennes certes, mais parfois fort éloignées dans le temps et dans l'espace, Georges Dumézil va tenter de retrouver, de faire surgir, certains aspects de la mentalité ou de l'imaginaire indo-européens, aspects qui avaient - faut-il le dire? - complètement échappé à ses prédécesseurs.

Ainsi les Indo-Européens n'avaient pas seulement transmis leur langue à leurs descendants ; ils leur avaient également transmis des idées : tantôt un cadre particulier d'analyse, disons une certaine vision du monde (la fameuse « idéologie des trois fonctions »), tantôt des conceptions spécifiques (sur la lumière nocturne et diurne, sur la conduite du guerrier, sur le mariage), tantôt encore des schémas narratifs ou épiques, des « fragments de littérature » en quelque sorte. Tel est en effet l'apport fondamental de Georges Dumézil : avoir montré que, dans les sociétés indo-européennes de jadis, l'héritage indo-européen ne se limitait pas à la langue, qu'il comprenait aussi des idées, des représentations, des schémas narratifs, et qu'il était possible de les retrouver.

Il ne peut être question ici d'entrer plus avant dans le dédale et le détail de l'oeuvre de Georges Dumézil : fruit de plus de soixante années de travail patient et fructueux, elle compte plusieurs centaines d'articles et quelque soixante ouvrages, depuis Le crime des Lemniennes et Le festin d'immortalité, tous deux parus en 1924, jusqu'aux Entretiens avec Didier Éribon, publiés en 1987, c'est-à-dire un an après sa mort.

Une oeuvre immense qui s'est déroulée en marge de l'Université française proprement dite, comme celle de Claude Lévi-Strauss d'ailleurs - une correspondance que Pierre Bourdieu souligne dans son Homo academicus [5]. C'est une caractéristique de Georges Dumézil que cette carrière, disons marginale. Rappelons-en quelques grandes étapes.

Démobilisé en 1918 - il avait alors vingt ans -, il ne restera que six mois professeur de lycée, vivra d'expédients divers avant d'occuper une série de postes à l'étranger, qui lui permettront d'apprendre des langues et de s'initier à des cultures différentes.

Lecteur de français d'abord à l'Université de Varsovie. Il ne s'y est guère plu, mais, notera Claude Lévi-Strauss, ce fut pour lui une « bonne occasion d'apprendre le polonais et le russe » [6]. Puis la Turquie, où en 1925, Georges Dumézil est chargé d'un cours d'histoire des religions à l'Université d'Istanbul. « Mustapha Kémal, observera le même Lévi-Strauss, s'était laissé dire qu'en France, ce genre d'enseignement avait servi la lutte contre le cléricalisme, et il voulait essayer le remède sur ses compatriotes musulmans. Grâce à lui et à [Georges Dumézil], la Faculté des Lettres d'Istanbul fut, pendant cinq ans, la seule au monde où n'importe quelle licence comportait obligatoirement une interrogation d'histoire des religions. » [7] C'est durant ce séjour que Georges Dumézil découvre les Caucasiens de Turquie et d'URSS, notamment ces Ossètes, les derniers descendants des Scythes dont, peut-on dire, il sauvera la langue et la culture.

Il quittera la Turquie en 1931 pour la Suède, comme lecteur de français à l'Université d'Upsal. Pendant deux ans, il y reprendra son « projet indo-européen à travers le suédois, le vieux scandinave et les folklores du Nord de l'Europe » [8].

Et c'est finalement le retour en France, mais toujours en dehors de l'Université « canonique » : d'abord l'École Pratique des Hautes Études à partir de 1933, puis en 1948 le Collège de France, où il enseignera pendant 20 ans jusqu'à sa retraite en 1968, comme titulaire de ce qui portera finalement le nom de « chaire de civilisation indo-européenne ».

Son oeuvre ne s'est imposée que lentement, rencontrant, plus encore en France peut-être qu'à l'étranger, l'opposition, l'hostilité même, de certains personnages solidement installés. Ce sont les savants scandinaves (suédois, danois, norvégiens) qui ont accepté les premiers ses travaux avec chaleur, peu après 1945 [9]. La diffusion de son oeuvre restera longtemps limitée à un cercle étroit de spécialistes, pas toujours bienveillants, un peu dépassés parfois. Georges Dumézil devra âprement lutter, polémiquer même (nous en reparlerons), pour faire passer ses idées. Mais progressivement son rayonnement s'élargit. Dès 1968, Pierre Nora accueille régulièrement ses livres dans la prestigieuse « Bibliothèque des sciences humaines », mettant ainsi son travail sous les yeux du grand public cultivé. « Ce que je peux avoir d'audience, dira G. Dumézil, je le dois à Gallimard et à cette collection » [10]. Mais il n'y a pas que Gallimard ; Payot et Flammarion aussi éditent maintenant ses travaux dans des collections « grand public cultivé ».

Les honneurs officiels suivent : l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres, puis l'Académie Française où il est reçu en 1979 par cet autre outsider qui était également son ami, Claude Lévi-Strauss. La consécration internationale aussi lui était venue, sous la forme d'invitations nombreuses pour des cours ou des conférences. Citons simplement aux États-Unis, l'université de Chicago où l'appelle son ami Mircéa Éliade, l'université de Californie à Los Angeles, l'Institute of Advanced Study de Princeton ; en Belgique, l'Université de Bruxelles et l'Université de Liège.

Après la consécration scientifique, la consécration suprême pour notre temps, celle qui vient des média. Déjà en 1984, Pierre Dumayet avait rencontré G. Dumézil pendant plus d'une heure pour l'émission « D'Homme à Homme », qu'il présentait sur TF1. Mais ce n'était là qu'un début. 1986 sera en quelque sorte « l'année Dumézil ». Tout hebdomadaire qui se respecte veut un entretien avec le savant (Magazine littéraire, avril 1986 ; Le Point, juin 1986, Le Vif-L'express, septembre 1986), mais l'apothéose, c'est l'émission spéciale d'« Apostrophes » que Bernard Pivot lui consacre le 18 juillet 1986, quelques mois donc avant sa mort. G. Dumézil n'était pas dupe de ce battage médiatique : « Il y a un demi-siècle, qui aurait songé à demander à Meillet, à Sylvain Lévi, un exposé public de leurs découvertes sur la scène d'un music-hall? Avec la télévision, nous en sommes là, et bien au-delà » [11]. Quoi qu'il en soit, Bernard Pivot était allé l'interviewer chez lui, au 82 de la rue Notre-Dame-des-Champs à Paris, un appartement qui était, a-t-on dit, une « cathédrale de livres ». La rencontre fut mémorable, et notre confrère André Molitor l'évoquera dans cette salle même, le 3 novembre 1986 : « Ceux d'entre nous qui ont vu récemment à la télévision cet homme de 88 ans exposer avec simplicité son oeuvre ont été frappés et conquis par sa forte personnalité » [12].

Et c'est bien vrai : l'image que donnait le savant était attachante ; sa simplicité, sa réserve, son autorité, sa conviction, la clarté de son exposé, l'art avec lequel il était capable de faire passer une matière particulièrement difficile, tout cela était impressionnant et forçait l'admiration. C'est que pratiquement jusqu'à sa mort, il avait conservé une lucidité et une vigueur d'esprit intactes.

Datent aussi des derniers mois de sa vie (entre février et juillet 1986) ces précieux entretiens avec Didier Éribon signalés plus haut. Georges Dumézil, pour la toute première fois, se découvre en public avec simplicité et lucidité, évoquant moins peut-être son oeuvre que sa vie et son cheminement personnel, parlant très librement de ses maîtres, de ses amis, de ses goûts littéraires et philosophiques, de ses tentations politiques de jeunesse, de la vie, de la religion, de la mort.

Il mourra, rappelons-le, quelques mois plus tard le 11 octobre 1986, à 88 ans après avoir laissé derrière lui une oeuvre immense, novatrice, dérangeante, une oeuvre aussi qu'on caractérisera facilement de mouvante, car elle ne présente rien de figé, et c'est aussi ce qui a parfois rendu son accès difficile. En fait, créateur d'une discipline nouvelle dans le domaine des études indo-européennes, Georges Dumézil a dû mettre au point sa propre méthode, et quand on innove, les tâtonnements sont inévitables. Sa démarche et sa pensée se sont progressivement précisées, corrigées d'une étude à l'autre, et les critiques, s'époumonnant à le suivre, ont souvent été en retard sur cette évolution. Le fait d'ailleurs qu'il ait renié lui-même, pour vice de méthode, ce qu'il avait écrit jusqu'en 1938, en a désarçonné certains qui ont préféré « attendre et voir ».

Je ne dirai rien ici des récupérations politiques que certains, en particulier à la Nouvelle Droite française, ont tenté de faire des théories de Georges Dumézil, récupérations qui n'ont rien à voir avec la recherche scientifique ; je ne dirai rien non plus des positions, politiques aussi, qui ont été prêtées - abusivement, je crois - à G. Dumézil, et qui ont parfois contribué au rejet, viscéral et passionné, de ses thèses.

Quoi qu'il en soit, cette oeuvre grandiose est celle d'un savant discret et modeste, même si sa polémique était âpre, redoutable, pleine d'un humour féroce. Il a dû constamment lutter, presque jusqu'à la fin, pour faire reconnaître ses idées : « J'ai passé mon temps, disait-il, à polémiquer, mais seulement parce qu'on m'attaquait. On pourrait compter sur les doigts d'une main les offensives que j'ai engagées moi-même contre quelqu'un sans qu'il ait ouvert les hostilités » [13]. Il estimait qu'il n'avait rien à imposer à personne, qu'il n'en avait pas le droit. « Je ne suis pas, disait-il, un maître à penser ». C'était vrai dans le domaine scientifique, où il refusait systématiquement d'avoir des disciples, de diriger des travaux ; c'était vrai aussi en matière politique. Il avoue en tout et pour tout [14] une brève « tentation politique » pour l'Action française au sortir de la première guerre, mais la figure de l'intellectuel engagé, si courant dans la tradition française, lui était absolument étrangère : j'éprouve même, confiait-il à son interlocuteur, « une espèce de répulsion pour les gens qui tiennent ce rôle » [15].

C'est qu'au fond de lui-même, ce passionné, auteur d'une oeuvre aussi passionnante qu'impressionnante, ce polémiste qui s'est battu sans cesse pour faire reconnaître l'importance de ses découvertes, ce maître qui a indiscutablement transformé le domaine des études indo-européennes, était un sceptique. Quelqu'un le comparait un jour à un rationaliste du temps des Lumières : « Vous me flattez, répondait-il. [...] J'aurais aimé être un homme du dix-huitième siècle, mais avec en plus le sentiment, que ces grands esprits n'avaient pas, de l'éphémère, de l'inaccessible » [16]. Devenu franc-maçon dans un atelier de la Grande Loge peu après son retour de Suède (en 1933), il déclarait plus de 50 ans plus tard : « Je le suis toujours ; l'initiation est comme le baptême, irréversible. Mais je suis en sommeil comme on dit » [17]. Il était agnostique : « De ce moi, ce qui subsistera après ma mort ne m'inquiète pas. Très probablement, il n'en restera rien » [18].

Mais le plus bel exemple de son « détachement » est peut-être son attitude face à son oeuvre et au sort qu'elle serait amenée à connaître après sa mort. Il nous donne là en effet une extraordinaire leçon.

Déjà quand Jean Mistler lui avait remis son épée d'académicien en 1979, Georges Dumézil avait prononcé une allocution dans laquelle il soulignait le caractère relatif et provisoire de son travail : « Je sais, parce que c'est une loi sans exception, je sais que cette oeuvre, dans cinquante, peut-être dans vingt, dans dix ans, n'aura plus qu'un intérêt historique, qu'elle sera, en mettant les choses au pis, ruinée, en mettant les choses au mieux - ce qui est mon espérance - élaguée, retaillée, transformée » [19]. Il reprenait la même idée sept ans plus tard dans ses Entretiens avec Didier Éribon : « Croyez-moi ; j'ai un sentiment très vif du caractère incomplet, relatif de mes résultats. J'ai l'air de faire le modeste, mais c'est vrai, je le pense profondément. Les résultats de nos maîtres aussi étaient relatifs et provisoires : mais où en serions-nous sans eux? » [20].

Et ces mêmes Entretiens avec Didier Éribon se terminent de la manière suivante. Éribon : « Un jour, vous m'avez dit : si j'ai tort, ma vie n'a pas de sens » - G. Dumézil : « Ma vie scientifique, oui. Mais même cela n'est pas vrai : même si j'ai tort, elle aura eu une fonction, elle m'aura amusé. De toute façon, aujourd'hui, il est trop tard pour la refaire, je ne peux plus lui échapper. À supposer que j'aie totalement tort, mes Indo-Européens seront comme les géométries de Riemann et de Lobatchevsky : des constructions hors du réel. Ce n'est déjà pas si mal. Il suffira de me changer de rayon dans les bibliothèques : je passerai dans la rubrique 'romans' » [21].

Il était sincère, dans l'expression - pleine de cet humour dont il était coutumier - du caractère provisoire et imparfait de son travail. Et pourtant, son influence, dans tous les secteurs des études indo-européennes, est aujourd'hui considérable, et on peut dire, en paraphrasant légèrement les mots d'André Molitor, que son oeuvre, longtemps contestée, encore parfois discutée, a désormais acquis droit de cité.

Et je laisserai le soin de conclure à Claude Lévi-Strauss accueillant Georges Dumézil sous la coupole du Quai Conti : « En votre personne, Monsieur, nous saluons un maître au savoir plus qu'encyclopédique, dont le génie sut établir, entre des domaines en apparence très éloignés les uns des autres, et restés jusqu'alors chasses jalousement gardées de spécialistes, des rapprochements qui bouleversent tout ce qu'on croyait savoir d'un passé lointain, et qui ouvrent aussi des perspectives entièrement neuves sur ce que vous appelez 'la dynamique de l'esprit humain' » [22].

 

Jacques Poucet


Orientation bibliographique (1992)

On lira avec le plus grand intérêt

  • G. Dumézil, Entretiens avec Didier Éribon, Paris, 1987, 224 p. (Folio. Essais, 51). Cité Éribon ;

  • Discours de réception de M. Georges Dumézil à l'Académie Française et réponse de M. Claude Lévi-Strauss, Paris, 1979, 101 p. Cité Discours de réception. On y trouvera aussi l'allocution prononcée par M. Jean Mistler lors de la remise de son épée au nouvel académicien, ainsi que la réponse de ce dernier.

Parmi les nombreuses études consacrées à Georges Dumézil et à son oeuvre, on signalera cinq livres :

  • Jean-Claude Rivière [Dir.], À la découverte des Indo-Européens, Paris, 1979, 271 p. (Maîtres à penser) ;

  • A.V., Georges Dumézil, Paris, Aix-en-Provence, 1981, 351 p. (Cahiers pour un temps. Centre Georges Pompidou) ;

  • C. Scott Littleton, The New Comparative Mythology. An Anthropological Assessment of the Theories of Georges Dumézil, 3e éd., Berkeley, Los Angeles, 1982, 319 p. ;

  • Charles-Marie Ternes [Dir.], Actes du Colloque international « Éliade-Dumézil » (Luxembourg, avril 1988), Luxembourg, 1988, 144 p. (Centre Alexandre Wiltheim, Luxembourg. Centre d'Histoire des Religions, Louvain) ;

  • Wouters W. Belier, Decayed Gods. Origin and Development of Georges Dumézil's « Idéologie tripartie », Leyde, 1991, 254 p. (Studies in Greek and Roman Religion, 7) ;

et deux dossiers :

  • « Georges Dumézil. Mythes et épopées », dans Magazine littéraire, numéro 229, Paris, avril 1986 ;
  • « Georges Dumézil », dans Études Indo-Européennes, numéro 21-24, 6e année, Lyon, 1987.

Pour une bibliographie des livres et des articles de Georges Dumézil, on verra notamment :

  • A.V., Hommages à Georges Dumézil, Bruxelles, 1960 (Collection Latomus, 45) : p. XI-XXIII (bibliographie complète jusqu'en 1960) ;

  • Jean-Claude Rivière [Dir.], À la découverte des Indo-Européens, Paris, 1979 (Maîtres à penser) : p. 239-257 (bibliographie complète jusqu'en 1979) ;

  • A.V., Georges Dumézil, Paris, Aix-en-Provence, 1981 (Cahiers pour un temps. Centre Georges Pompidou) : p. 339-349 (bibliographie raisonnée et classée par grands sujets) ;

  • Magazine littéraire, numéro 229, avril 1986, p. 51-52 (bibliographie très succincte, mais raisonnée et mise à jour).

Complément bibliographique (2002)

  • À la courte orientation bibliographique qui termine l'article de 1992, on pourrait ajouter aujourd'hui (2002) quelques ouvrages récents, comme :

    • D. Dubuisson, Mythologies du XXe siècle (Dumézil, Lévi-Strauss, Éliade), Lille, 1993, 348 p. (Racines et Modèles) [les p. 21-128 sont consacrées à G. Dumézil] ;

    • B. Sergent, Les Indo-Européens. Histoire, langues, mythes, Paris, 1995, 536 p. (Bibliothèque historique Payot) [une véritable somme sur les Indo-Européens, dans laquelle les travaux de G. Dumézil occupent une large place] ;

    • Fr. Blaive, Introduction à la mythologie comparée des peuples indo-européens, Arras, 1995, 147 p. [un petit ouvrage de synthèse, très clair] ;

    • Esploratori del pensiero umano Georges Dumézil e Mircea Eliade, a cura di J. Ries e N. Spineto, Milan, 2000, 431 p. (Di fronte e attraverso, 539) [les cinq articles de la première partie traitent de G. Dumézil] ;

    • M.V. García Quintela, Dumézil. Une introduction, Crozon, 2001, 219 p. [trois parties : une présentation générale de G. Dumézil et de son système ; une anthologie de textes de G. Dumézil ; un exposé sur « l'affaire Dumézil »]. 

    Mais la meilleure introduction à l'oeuvre de G. Dumézil est probablement le livre où Hervé Coutau-Bégarie a rassemblé et présenté un important choix de textes du savant français : G. Dumézil, Mythes et dieux des Indo-Européens. Textes réunis et présentés par H. Coutau-Bégarie, Paris, 1992, 322 p. (Champs-l'Essentiel, 232).


Notes

[1] G. Dumézil, « Les trois fonctions dans le RigVeda et les dieux indiens de Mitani », dans Bulletin, t. 47, 1961, p. 265-298.
 
[2] G. Dumézil, « À propos de la Plainte de l'Âme du Boeuf (Yasna, 29) », dans Bulletin, t. 51, 1965, p. 23-51.
 
[3] G. Dumézil, Notes sur le parler d'un Arménien musulman de Hemsin, Bruxelles, 1964, 52 p. (Académie Royale de Belgique. Mémoires de la Classe des Lettres. Collection in-8, 57, 4)
 
[4] A. Molitor, « Hommages à Messieurs Léon-H. Dupriez et Georges Dumézil », dans Bulletin, t. 72, 1986, p. 414.
 
[5] Paris, 1984, p. 143.
 
[6] Discours de réception de M. Georges Dumézil à l'Académie Française et réponse de M. Claude Lévi-Strauss, Paris, 1979, p. 51. Cité Discours de réception.
 
[7] Discours de réception, p. 51.
 
[8] Discours de réception, p. 52.
 
[9] G. Dumézil, Entretiens avec Didier Éribon, Paris, 1987, p. 76. Cité Éribon.
 
[10] Éribon, p. 95-96.
 
[11] Éribon, p. 201.
 
[12] A. Molitor, ibidem.
 
[13] Éribon, p. 192.
 
[14] Éribon, p. 205-209.
 
[15] Éribon, p. 204.
 
[16] Éribon, p. 194.
 
[17] Éribon, p. 74.
 
[18] Éribon, p. 42.
 
[19] Discours de réception, p. 98.
 
[20] Éribon, p. 106.
 
[21] Éribon, p. 220.
 
[22] Discours de réception, p. 46.

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