FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 12 - juillet-décembre 2006


Les Troyens aux origines des peuples d'Occident,
ou les fantasmes de l'Histoire

par

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique

<poucet@egla.ucl.ac.be>


On trouvera ci-dessous le texte d'une conférence qui a été prononcée à Paris, le 3 avril 2006, dans le cadre des « Conférences de Clio » (Maison des Mines - 270, rue Saint-Jacques - 75005 Paris). Elle fait partie d'un cycle intitulé Les origines et les premiers siècles de Rome : Tradition, Histoire et prolongements modernes, dont elle forme le troisième volet. Les autres conférences du cycle sont publiées dans le présent fascicule 12 (2006) des Folia Electronica Classica.

La question développée ici a également été abordée, parfois avec plus de détails, dans deux autres articles de J. Poucet, Anténor et Venise dans les anciennes chroniques vénitiennes, et Le mythe de l'origine troyenne au Moyen Âge et à la Renaissance, publiés tous les deux dans les FEC 5 (2003). Le lecteur intéressé pourra s'y reporter.


Plan

Introduction

I. Première partie : l'Antiquité

A. Les perspectives hellénocentriques de l'érudition grecque
B. La place de Rome dans l'érudition grecque ancienne
C. Pourquoi Troie, les Troyens et Énée ?
D. Les utilisations politiques du motif
E. Ségeste en Sicile
F. Anténor, les Troyens et l'Adriatique

II. Deuxième partie : l'Europe médiévale et moderne

A. Les Francs, les Français et la France

1. Les textes
2. Que sont donc les Francs dans l'Histoire ?
3. La portée du motif de l'origine troyenne
4. Les utilisations politiques postérieures

B. La Grande-Bretagne et la Bretagne armoricaine

1. La Grande-Bretagne
2. La Bretagne armoricaine

C. Bretagne et Normandie : même combat

D. Deux utilisations politiques plutôt piquantes

1. L'Écosse et la France
2. Les Turcs et l'Occident

E. La Vénétie et Venise

1. La Vénétie et les Troyens : prolongement des vues antiques
2. La fondation troyenne de Venise (Cronaca di Marco)
3. Les perspectives d'idéologie politique

F. Quelques autres cas dans le désordre

En guise de conclusion


 

Introduction

Les exposés précédents ont mis en évidence le rôle de l'imaginaire dans les récits conservés sur les origines et les rois de Rome, un rôle que l’analyse a révélé beaucoup plus important que celui de l'Histoire authentique. Cela n'a rien de surprenant, car ce qui touche aux origines (du monde, de l'homme, des communautés, des nations), tout comme ce qui relève de l'affirmation des identités politiques et nationales, sont des terrains privilégiés pour l'Imaginaire. C'est dans ce secteur que nous allons évoluer aujourd'hui, en étudiant la légende troyenne qui fournit précisément de beaux exemples de parenté imaginaire et d'idéologie politique, dans l'Antiquité et dans l'Occident médiéval et moderne.

I. Première partie : l'Antiquité

A. Les perspectives hellénocentriques de l'érudition grecque

En milieu romain, Fabius Pictor écrit vers –210 le premier récit suivi sur les origines de Rome. Dans ce texte, qui ne subsiste plus qu'à l'état de misérables fragments mais qui a nourri toute l'historiographie romaine, la fondation de Rome est attribuée aux deux jumeaux « classiques », Romulus et Rémus ; c’est la vision latine des choses. Mais des siècles avant lui, les érudits grecs s'étaient déjà intéressés à Rome et à ses origines, dans une optique qu’on appelle « hellénocentrique », parce qu’elle traduit le souci constant de rattacher à la Grèce et à ses héros les nations, les peuples et les cités qui jouent un rôle dans le bassin Méditerranéen. D’où le nombre impressionnant de récits grecs, appelés parfois mythes, qui font intervenir en Italie Arcadiens, Crétois, Pélasges, Élymes ou Troyens, et qui relèvent non de l'Histoire authentique mais de l'affabulation grecque sur l'Italie, c'est-à-dire de l'Imaginaire.

B. La place de Rome dans l'érudition grecque ancienne

C’est ainsi que dès le Ve siècle avant Jésus-Christ au moins, plusieurs érudits grecs attribuent la fondation de Rome à Énée, sans toutefois qu’il existe de version standard en la matière. Chaque auteur se sent libre de broder sur le thème, mais la fondation de Rome s'explique toujours chez eux par un personnage lié au monde grec, avec une prédilection marquée pour le cycle troyen. Le nom de la personne impliquée - ce peut être le fondateur ou un simple éponyme - varie beaucoup : Rhômé, Rhômis, Rhômos, Rhômanos, mais il y a toujours un lien entre son nom et celui de la ville (Rhômé en grec). Nous sommes dans le domaine de l'éponymat, une forme d'étiologie donc et - c'est à noter - dans cette tradition grecque ancienne, les jumeaux de la tradition latine sont absents. Au départ, la vision latine et la vision grecque sont indépendantes ; elles ne se rejoindront que plus tard.

Mais leur rencontre va provoquer quelques perturbations. C’est ainsi que dans la « vulgate » (appelons ainsi la fusion entre l'ancienne version grecque et la version indigène), la fondation de Rome sera définitivement laissée aux jumeaux de la tradition latine, Romulus et Rémus. Quant à Énée, il ne sera plus le fondateur de Rome, mais simplement celui de Lavinium, et il deviendra le lointain ancêtre de Romulus et de Rémus.

C. Pourquoi Troie, les Troyens et Énée ?

Mais pourquoi les Romains ont-ils conservé Énée, au point d'en faire le lointain ancêtre de leur peuple romain ? Pourquoi ce choix en faveur des Troyens et d'Énée ? Nous ne pouvons qu'entrevoir certains éléments de réponse. Énée avait beaucoup pour lui, et d'abord une ascendance divine, puisqu'il était né de Vénus ; cétait un héros homérique positif (comme on dirait aujourd'hui), plus qu'Ulysse ou que Diomède, par exemple ; il se caractérisait aussi par sa pietas, valeur fondamentale dans l'univers mental des anciens Romains. D’autres considérations ont également pu jouer. Lorsqu'au IIIe siècle avant notre ère, Rome dut affronter en Méditerranée un monde qui parlait grec, elle a peut-être trouvé politiquement et culturellement utile de se revendiquer d'Énée, un héros homérique ennemi des Grecs et que l'ancienne érudition grecque mettait déjà en relation Rome. Quoi qu'il en soit, bien avant Virgile et son Énéide, bien avant la première apparition du terme d’Énéades dans la littérature latine (Lucrèce, I, 1), bien avant les Annales d'Ennius, les Romains présentaient Énée comme leur lointain ancêtre, le père de leur race. Ici encore, faut-il le souligner, on est dans l'imaginaire.

D. Les utilisations politiques du motif

Mais une donnée imaginaire, fausse historiquement parlant, peut se révéler aussi puissante qu'une donnée réelle, historiquement vraie, et avoir, sur les événements et sur l'Histoire, une influence aussi grande que celle exercée par une réalité historique. Ce sera effectivement le cas dans l'histoire romaine, où la prétendue parenté troyenne va intervenir dans les relations politiques et militaires. En voici trois exemples.

Lorsque Pyrrhus, roi d’Épire, envahit l'Italie en 280 avant notre ère, il base sa propagande sur quelques arguments forts : il se prétend descendant direct d'Achille par Néoptolème, le fils de ce dernier, et il attaque Rome parce qu’il est Grec et que Rome est une nouvelle Troie (Pausanias, I, 12, 2). Quelques années plus tard, lorsque la première Guerre Punique éclate, la ville de Ségeste en Sicile se rend immédiatement aux Romains et est traitée par eux très généreusement. Pourquoi ? Parce que, depuis le Ve siècle au moins, les Ségestains revendiquaient, comme les Romains, une ascendance troyenne. On en reparlera dans un instant. Le troisième exemple est de date impériale. L'empereur Claude (Suétone, Claude, 25, 10) exempte les Troyens d'impôts pour toujours (in perpetuum), en leur qualité d'ancêtres de la race romaine. Au témoignage de Suétone, il base sa décision sur le texte d'« une ancienne lettre écrite en grec, par laquelle le sénat et le peuple romain promettaient au roi Séleucus leur amitié et leur alliance, à condition que le roi affranchît de toute charge les Troyens, leurs parents (consanguineos suos) » (trad. H. Ailloud, presque textuelle). On le voit par ces trois exemples, l'argument de l'ascendance troyenne commune est efficace en matière de propagande politique. Qu'elle soit historiquement fondée ou non est en l'espèce tout à fait secondaire.

E. Ségeste en Sicile

Nous venons de faire allusion à Ségeste. La thèse d'une origine troyenne de cette ville sicilienne est elle aussi fort ancienne. Elle figure déjà au Ve siècle avant notre ère chez Thucydide (VI, 2) :

Lors de la prise d'Ilion, des Troyens, qui avaient, en s'embarquant, échappé aux Achéens, arrivèrent en Sicile. Ils se fixèrent au voisinage des Sicanes [une autre population de Sicile] et prirent en commun le nom d'Élymes, tout en formant deux cités, Éryx et [S]égeste. À eux vinrent également se joindre quelques Phocidiens, qui, en quittant Troie, avaient à cette époque, été jetés par la tempête, d'abord en Libye, puis de là en Sicile […].

Peu importe les détails et les raisons de cette parenté. L'essentiel pour nous est que dans l'historiographie grecque du Ve siècle avant notre ère déjà, une population de Sicile, qui s'appelait les Élymes et qui comptait notamment les cités de Ségeste et d'Éryx, revendiquait pour elle-même une origine troyenne. Soit dit en passant, Denys d'Halicarnasse, au début de l'Empire, donnera une version plus détaillée encore (I, 52, 1-53, 1) du passage en Sicile des compagnons troyens d'Énée, et Virgile aussi, dans son Énéide, utilisera largement cette donnée.

Nous sommes évidemment dans l'imaginaire, mais l'imaginaire influence l'histoire. Nous venons de le voir pour Ségeste ; il en sera de même pour le mont Éryx, dans une série d'événements liés aux Guerres Puniques. Mais nous n'en dirons rien ici.

F. Anténor, les Troyens et l'Adriatique

Les Troyens d'Énée ne sont pas les seuls à avoir voyagé en Occident. La tradition antique a enregistré l'arrivée en Italie d'un groupe de Troyens, qui, sous la conduite d'Anténor, avait trouvé refuge au fond de l'Adriatique.

Tite-Live utilise cette notice au début de son premier livre de l'Histoire romaine (I, 1, 1-3) :

[...] Après la prise de Troie, tous ses habitants furent victimes de sévices, sauf Énée et Anténor. Cela pouvait s'expliquer par les règles qui régissent d'anciens liens d'hospitalité et parce que ces deux Troyens avaient toujours défendu l'idée de rendre Hélène pour rétablir la paix. C'est pourquoi les Achéens s'abstinrent envers eux de toute maltraitance qu'autorisent les lois de la guerre. Après quoi, Anténor vécut diverses aventures. De nombreux Énètes l'avaient suivi : chassés de Paphlagonie par une révolution, ils étaient à la recherche d'une nouvelle patrie, d'un chef aussi, car Pylémène, leur général, avait disparu à Troie. Ils abordèrent au fin fond de l'Adriatique. Après avoir chassé les Euganéens, établis entre la mer et les Alpes, Énètes (Eneti) et Troyens occupèrent ce territoire. L'endroit où ils ont débarqué se nomme Troie. C'est pourquoi on appelle troyen l'arrière-pays, et Vénètes (Veneti) l'ensemble de ses occupants. (trad. D. De Clercq, 2001, légèrement adaptée)

Ce passage livien n'est qu'une attestation parmi d'autres de la légende troyenne de cette région de l'Adriatique : originaire lui-même de Patauium (Padoue), l'historien augustéen ne cite pas le nom de sa ville, ne donnant que celui du peuple, Veneti (les Vénètes). Mais plusieurs témoignages antiques présentent formellement Anténor comme le fondateur de Padoue (par exemple Virg., Énéide, I, 247-248; Tacite, Annales, XVI, 21, 1) ; d'autres le mettent en rapport avec l'ensemble des Vénètes de l'Adriatique, c'est-à-dire la Vénétie (par exemple Justin, XX, 1, 8; Solin, II, 10). Ces informations antiques, nous les retrouverons chez les auteurs du moyen âge et des tempes modernes.

III. Deuxième partie : l'Europe médiévale et moderne

Le mythe des origines troyennes est resté très actif dans l'Europe médiévale et moderne, du VIIe aux XVe siècle : nombreux en effet à cette époque sont les peuples, les régions ou les cités qui ont revendiqué pour eux-mêmes une parenté troyenne originale. Parenté mythique, imaginaire bien sûr, mais qui n’est toutefois pas neutre, politiquement parlant.

Le cas le plus ancien, sinon le plus significatif, est celui des Francs, des Français et de la France.

A. Les Francs, les Français et la France

1. Les textes

C'est en effet à propos des Francs qu'on rencontre l'attestation médiévale la plus ancienne de l'origine troyenne d'un peuple de l'Occident. Il est pleinement attesté vers 660 dans l'Historia Francorum de Frédégaire et en 727 dans les Gesta Regum Francorum, ou Liber Historiae Francorum, une œuvre anonyme un peu plus récente donc. Ces deux textes écrits en latin bénéficieront d'une grande postérité littéraire et leurs contenus, finalement assez proches, se complètent.

Si les termes géographiques utilisés par le rédacteur sont employés avec leur sens habituel, les réfugiés troyens n'arrivent pas en Occident par la Méditerranée, comme les compagnons d'Énée. Le groupe a d'abord fait voile plein Nord sur la Mer Noire et la Mer d'Azov jusqu'à l'embouchure du Don. Puis, par voie de terre, il a piqué vers l'Est en direction du Danube et de la Hongrie, où ils construisent la ville de Sicambrie. Les exilés troyens vivent pendant un certain temps dans la région en bon accord avec l'empereur romain, Valentinien, à qui ils rendent des services, essentiellement militaires. Ils portent désormais le nom de Francs, Franci.

Vient alors le moment où Valentinien est assez téméraire pour exiger d'eux l'impôt. Comme les Francs refusent, l'empereur romain lance ses troupes contre eux. La bataille est rude et sanglante. Les Francs, qui ont vu mourir bien des leurs et notamment Priam, se sentant incapables de tenir tête aux Romains, décident de quitter la Pannonie pour la Germanie. « Sortis de Sicambrie, ils arrivèrent à l'extrémité du fleuve Rhin dans les villes des Germanies, et c'est là qu'ils habitèrent avec leurs princes, Marcomir, fils de Priam, et Sunnon, fils d'Anténor. Ils y vécurent de nombreux années. À la mort de Sunnon, on leur conseilla de se donner un roi, comme les autres nations. Marcomir aussi fut de cet avis, et ils élurent Pharamond, son fils. »

Pharamond sera ainsi le premier roi des Francs et donc aussi, en un certain sens, le premier roi de France, un roi entièrement légendaire, faut-il le préciser ? Mais plus que la question du premier roi de France, ce qui nous intéresse, c'est de voir comment ces textes de 660 et de 727 jouent avec l'Histoire.

2. Que sont donc les Francs dans l'Histoire ?

Car la question se pose. Qu'y a-t-il d'historique dans tout cela ?

Ce peuple n'apparaît pas dans les sources latines avant la seconde moitié du IIIe siècle. Leur nom semble porté par un groupe de tribus germaniques, probablement descendues de la Baltique et installées dès le IIIe siècle de notre ère sur le cours moyen et inférieur du Rhin. Il faut les voir comme une fédération de tribus indépendantes ayant chacune son gouvernement et ses coutumes. Ce sont des guerriers redoutables, et du milieu du IIIe à la fin du IVe siècle de notre ère, leurs rapports avec les Romains sont ambigus : plusieurs empereurs durent s'opposer à eux par la force, notamment pour contenir leurs incursions, parfois profondes, dans l'Empire ; mais par ailleurs les Francs fournirent aux Romains des généraux et des soldats loyaux ; plusieurs empereurs du IVe siècle autorisèrent même officiellement des groupes francs à s'installer de l'autre côté du limes. Quoi qu'il en soit, en 395, à la mort de Théodose, lorsque l'Empire est partagé entre ses fils Honorius et Arcadius, les Francs ne sont toujours qu'un ensemble de tribus germaniques à cheval sur les deux rives du Rhin.

La situation change radicalement au début du Ve siècle lorsqu'avec l'effondrement du limes, ils pénètrent en force en Gaule, dont ils occupent solidement le Nord. Puis c'est, dans la seconde moitié du siècle, leur expansion impressionnante. En 565, à la mort de l'empereur Justinien, le royaume des Francs occupe une grande partie de la France et de l'Allemagne actuelles.

Ainsi donc, dans l'Histoire, les Francs ne viennent pas de la Troade et n'ont rien à voir avec les Troyens. Mais tout dans les textes des vieux auteurs médiévaux n'est pas imaginaire. Les tribus germaniques installées sur le Rhin ont effectivement été en rapport avec les empereurs romains, notamment avec Valentinien. D'autres éléments d'histoire authentique sont repérables. Ainsi certains textes, plus nettement historiques que celui de Frédégaire et de l'anonyme des Gesta Francorum, permettent de penser que Marcomir et Sunnon sont des chefs francs qui avaient attaqué la Gaule vers 388 (sous Valentinien II). On les voit ici transformés en Troyens : Marcomir est devenu un fils de Priam, et Sunnon un fils d'Anténor. Une généalogie fictive suffit donc pour poser l'origine troyenne des Francs. Le procédé est amusant. Et ce n'est pas le seul tour de passe-passe. On appréciera également l'impressionnant télescopage chronologique qui permet de rattacher Valentinien (disons le IVe siècle de notre ère) aux fils troyens de Priam et d'Anténor (disons le XIIe siècle avant notre ère dans la chronologie antique traditionnelle). Mais ne soulignons pas trop les secrets de fabrication : pour entrer dans la vision médiévale des choses, nous devons renoncer à beaucoup de nos exigences, tant historiques que linguistiques et géographiques.

3. La portée du motif de l'origine troyenne ?

Comment expliquer l'apparition de ce motif de l'origine troyenne des Francs ? Quel sens peut-il avoir ?

Le fait qu'il ne soit pas attesté avant 660 ne signifie pas qu'il ait vu le jour à cette date-là seulement. Il est plus que probablement antérieur et représente le résultat du travail des généalogistes mérovingiens, à partir du modèle érudit de l'Énéide, une œuvre, faut-il le dire, que tout lettré de l'époque connaissait et qui faisait de Rome une lointaine fondation troyenne. Il s'agissait pour les érudits médiévaux de donner aux Francs une ascendance noble, plus ancienne que celle des Romains, et donc des Gallo-Romains. Pour citer un savant moderne, A. Barrera-Vidal, l'opération permettait de conférer « à ces parvenus de l'Histoire qu'étaient les Francs un passé prestigieux, antérieur à la fois à la Grèce et à Rome, modèles incontestés de la culture occidentale ».

L'opération visait donc à valoriser et à légitimer, d'une manière symbolique, l'apparition de la nouvelle puissance, sortie de l'énorme chaos qui avait marqué la fin de l'Empire romain d'Occident. Elle trouvera son couronnement à Aix-la-Chapelle en 800 lorsque Charlemagne sera sacré empereur d'Occident par le pape Léon III, mais les textes de l'Historia Francorum et du Liber Historiae Francorum sur lesquels nous venons de nous pencher montrent qu'elle avait commencé beaucoup plus tôt, dès l'époque mérovingienne.

4. Les utilisations politiques postérieures

Il ne suffit pas d'étudier l'origine d'un motif et les raisons de son apparition ; il faut aussi rendre compte de ses utilisations politiques au fil de l'Histoire. Celles-ci ont été considérables : le thème des origines troyennes des Francs est devenu un mythe d'origine de la France et a connu un extraordinaire développement, aussi bien dans l'historiographie que dans la poésie. On pourrait en aligner de très nombreuses attestations. Je ne le ferai pas ; je dirai simplement que les origines troyennes ont représenté pendant longtemps en France la position « politiquement correcte », tout en connaissant au fil du temps diverses fluctuations. Sous Louis XIII et Louis XIV, la légende de l'origine troyenne domine encore l'historiographie officielle.

En voilà assez sur les Francs et la France. Passons aux Bretons et à la Bretagne, la Grande-Bretagne et la Bretagne armoricaine.

B. La Grande-Bretagne et la Bretagne armoricaine

1. La Grande-Bretagne

Pour l'histoire de la Grande-Bretagne, si l'on fait abstraction de certains récits plus anciens moins bien structurés, c'est l'Historia regum Britannie (l'Histoire des rois de Bretagne) de Geoffroy de Monmouth, écrite entre 1135 et 1138, qui est généralement considérée comme le texte fondateur. L’auteur veut raconter l'histoire du peuple breton depuis la première occupation de l'île jusqu'au VIIe siècle, au moment où le pouvoir passe aux Anglo-Saxons.

Geoffroy remonte au temps de Brutus (Brut en vieux français) : Brutus est le héros des Bretons et le premier conquérant de la Grande-Bretagne. Geoffroy le présente comme un arrière-petit-fils d'Énée, un Troyen donc, petit-fils par sa mère du roi Latinus.

Son histoire compliquée est fort instructive : avec elle, on nage dans l'imaginaire médiéval, les personnages intervenant dans le récit étant très loin de ceux avec lesquels la légende classique nous a familiarisés. En voici quelques éléments.

Brutus est né en Italie. Ayant tué accidentellement son père, il doit s'exiler en Grèce, où il retrouve les descendants d'Hélénus, fils de Priam, lesquels étaient maintenus en esclavage par Pandrasus, roi des Grecs. Brutus les libère, défait le roi Pandrasus qui n'échappe à la mort qu'en lui donnant sa fille Innogen en mariage et en livrant aux Troyens de l'or, de l'argent, du blé et... 324 bateaux.

Commence alors une longue expédition en Méditerranée et sur l'océan Atlantique, qui les conduit dans « l'île de Bretagne qui s'appelait alors Albion ». Un voyage rythmé par une série d'escales et de combats. Ainsi en Aquitaine, ils doivent combattre le roi, ainsi que les alliés gaulois auxquels ce dernier avait fait appel. Voici un détail : « Il y avait là un Troyen nommé Turnus, c'était le neveu de Brutus et personne à l'exception de Corineus ne le surpassait en force et en hardiesse. À lui seul, il fit périr six cents hommes de son épée. Mais il fut tué avant son heure par des Gaulois qui l'attaquèrent. Il donna son nom à la ville de Tours [...], car c'est là qu'il fut enterré. »

Les secrets de fabrication sont évidents. Le motif troyen se développe en « phagocytant » les réalités géographiques par le jeu d’éponymes qu’on invente. Ainsi la ville de Tours doit son nom à Turnus, qui y sera enterré ; le Corineus dont il est question donnera plus tard le sien à la Cornouailles.

Continuons. Brutus, qui a décidé de ne pas s'attarder en Gaule, reprend la mer et finit par atteindre le but de son voyage :

L'île de Bretagne s'appelait alors Albion. À l'exception de quelques géants, personne ne l'habitait. Ses sites agréables, ses forêts, l'abondance de ses fleuves poissonneux la rendaient attrayante et donnèrent à Brutus et à ses compagnons l'envie de s'y installer. Ils parcoururent les différentes régions du pays et chassèrent les géants qu'ils trouvèrent dans les cavernes des montagnes. Avec l'accord de leur chef, les Troyens se partagèrent le pays par tirage au sort. Puis ils se mirent à cultiver les champs, à bâtir des maisons à tel point que rapidement on put croire que cette terre avait toujours été habitée. Brutus donna alors son nom à l'île de Bretagne et appela ses compagnons les Bretons : il souhaitait par là perpétuer sa mémoire. Un peu plus tard, la langue de ce peuple, primitivement appelée langue troyenne ou langue grecque dérivée, devint la langue bretonne. Corineus, suivant l'exemple de son chef, donna également son nom à la province qui lui échut en partage - il la nomma Corinée - et à ses hommes qui y vivaient. Alors qu'il aurait pu avoir la priorité sur tous les autres pour choisir ses propres terres, il préféra cette région appelée maintenant la Cornouailles [...]. (ch. 21 ; trad. L. Mathey-Maille, 1992)

Mais laissons les détails du récit. Ici encore, comme dans le cas de la monarchie franque, l'objectif politique est clair. Il s'agit pour Geoffroy de valoriser la nation bretonne en faisant remonter la fondation de la Bretagne à une très haute antiquité. L'auteur veut glorifier son peuple, sa langue et son pays en faisant intervenir à tous les niveaux les héros de l'antiquité gréco-romaine et en l'occurrence les Troyens. Son œuvre aura une très grande postérité littéraire. On peut penser que le mythe d'origine des Francs et de la France a dû jouer un certain rôle dans les conceptions de Geoffroy, lui servir peut-être d'exemple, mais les textes qui viennent d'être cités ne comportent aucune allusion négative à la France.

2. La Bretagne armoricaine

Ce n'est pas le cas lorsqu'on passe à l'histoire des origines de la Bretagne armoricaine, qui fut entraînée elle aussi dans la légende troyenne. Dans les textes que nous allons voir et qui sont plus récents que ceux de Geoffroy, apparaît le souci de valoriser la Bretagne en face de la France. On comprend mieux le problème quand on se rappelle que la Bretagne, après avoir longtemps formé un duché indépendant, ne fut formellement réunie à la couronne de France qu'en 1491 par le mariage de Charles VIII avec Anne de Bretagne, et qu'elle ne fut d'ailleurs définitivement annexée que sous François I en 1532.

Ainsi donc, à la fin du XVe et au début du XVIe siècle Alain Bouchart écrit en quatre livres les Grandes croniques de Bretaigne. Cet auteur, secrétaire du duc de Bretagne, était un familier de la reine Anne. Il raconte en vieux français l'histoire du peuple breton dans son ensemble, non seulement la Grande-Bretagne donc, mais aussi la Bretagne armoricaine.

Pour l'histoire de la Grande-Bretagne, Alain Bouchart suit assez fidèlement Geoffroy de Monmouth. Ainsi le fondateur du pays est Brutus, arrière-petit-fils d'Énée ; la ville de Tours doit son nom à Turnus, un «nepveu» de Brutus, Turnus, tué lors d'un combat ; le «langage breton est le vray et ancien langage de Troye», etc.

C'est à partir du livre II qu'Alain Bouchart fait entrer en scène la Bretagne armoricaine, avec des implications politiques évidentes. Le chroniqueur ne vise pas seulement à poser l'origine troyenne du «royaulme d'Armoricque», ce qui revient bien sûr, dans l'idéologie du temps, à affirmer sur un plan général son ancienneté et sa noblesse. Il veille aussi à valoriser la Bretagne par rapport à la France. C'était l'époque, rappelons-le, du rapprochement entre les deux pays.

Selon le chroniqueur breton, il y a eu « des rois en Bretaigne armoricaine bien avant qu'il y ait eu des rois en France », et la « Bretaigne armoricque... est l'un des plus anciens royaulmes chrestiens » ; il va dès lors de soi que « les Français... ne peuvent pas annexer une Bretagne dont les princes furent chrétiens avant les leurs ».

Avec ces dernières citations, nous sommes, il est vrai, quelque peu sortis du mythe troyen. Le chroniqueur introduit une argumentation d'un autre ordre : non seulement la Bretagne armoricaine a eu des rois avant la France, mais de plus ces rois bretons furent chrétiens avant les rois de France. La christianisation devient ici un critère important. Mais revenons au mythe troyen, en examinant d'autres cas que celui de la Bretagne armoricaine.

C. Bretagne et Normandie : même combat

L'objectif d'Alain Bouchart, dans ses Grandes croniques de Bretaigne, était clair : développer la thèse de l'origine troyenne de la Bretagne, c'était, dans l'optique du temps, fournir aux Bretons de prestigieuses lettres de noblesse. Plusieurs siècles avant lui, en Normandie cette fois, les chroniqueurs des ducs, poursuivant le même but, avaient tenté la même opération. Mais dans leur cas, elle apparaissait un peu plus délicate, ne seraient-ce que pour des raisons purement géographiques : les Normands provenaient du Nord, alors que les Troyens étaient liés à l'Europe orientale (la Troade) ou centrale (Dacie, Pannonie, Germanie). Pour faire intervenir le Danemark, il fallait trouver un truc.

Vers 1020, Dudon de Saint-Quentin, dans son De moribus et actis primorum Normanniae ducum, développa la thèse selon laquelle les Normands aussi, comme les Francs, descendraient en dernière analyse des Troyens conduits par Anténor. Sa «démonstration» (si tant est qu'on puisse utiliser ce mot) repose sur une simple correspondance phonétique. Se basant sur l'identité de la première syllabe dans les mots qui désignent les peuples, Dudon de Saint-Quentin concluait que les Danois (Dani) de Scandinavie d'où provenaient les Normands, les Danaens (Danai) de l'épopée homérique et les Daces (Daci) de la Pannonie devaient être apparentés.

On ne sera pas surpris de retrouver la même théorie troyenne reprise, pour ne pas dire développée, quelques décennies après Dudon, vers l'an 1070, chez Guillaume de Jumièges, qui consacre à Guillaume le Conquérant ses Gesta Normannorum Ducum. Vers 1160, on la retrouve aussi sous la plume de Benoît de Sainte-Maure, en ancien français cette fois, dans sa Chronique des Ducs de Normandie. Tous les érudits ne la partageaient toutefois pas. Dans la seconde moitié du XIIe siècle, un historien, d'origine danoise cette fois, Saxo Grammaticus (1140-1206), conteste explicitement les vues de Dudon et défend, lui, la thèse de l'autochtonie des Danois. On comprend bien évidemment ses réticences : Saxo Grammaticus était Danois et il ne poursuivait pas les mêmes objectifs politiques que Dudon.

D. Deux utilisations politiques plutôt piquantes

On le voit, la thèse de l'origine troyenne est toujours politiquement orientée. Parfois son utilisation génère des situations curieuses, qui, pour les observateurs extérieurs que nous sommes, ne manque pas de piquant. En voici deux exemples.

1. L'Écosse et la France

Dans l'histoire de la Grande-Bretagne vue par Geoffroy de Monmouth, un des fils de Brutus, à la mort de son père, avait reçu le nord du pays qui avait prit le nom d'Albanie, et qui deviendra l'Écosse. Les Écossais étaient donc également d'origine troyenne, comme les Français, ne l’oublions pas.

Rien d'étonnant dès lors qu'en 1295, lorsque Philippe le Bel, roi de France, et John Balliol, roi d'Écosse, concluent un traité connu dans l'histoire sous le nom de « Auld Alliance », les deux souverains se fondent « sur l'origine troyenne commune aux deux peuples ». Argument politique bien sûr que cette origine troyenne commune aux Écossais et aux Français, mais la voir introduite parmi les motivations du document est assez piquant quand on sait que le traité était dirigé contre l'Angleterre d'Édouard I et que les Anglais étaient eux aussi d'origine troyenne !

2. Les Turcs et l'Occident

Piquante aussi une autre utilisation politique de l'origine troyenne, cette fois à propos des Turcs, une nation qui joua au Moyen Âge un grand rôle sur la scène européenne.

C'est que les Turcs aussi étaient entrés très tôt dans le jeu troyen, un peu sur le modèle des Francs d'ailleurs, aux côtés desquels ils interviennent déjà chez Frédégaire en 660. En effet, selon le vieux chroniqueur, une fois arrivés en Europe centrale, les Troyens se seraient séparés, à deux reprises. La seconde division aurait donné naissance d'un côté aux Francs de Francion, et de l'autre aux Turcs de Torcoth. Alors que les Francs se dirigeaient vers le Rhin, « les autres membres de leur groupe, qui étaient restés sur le Danube, se choisirent un roi du nom de Torcoth; c'est de lui qu'ils tirent le nom de Turcs ».

Comme pour les Francs, la thèse de l'origine troyenne des Turcs deviendra canonique, avec naturellement certaines variations sur les noms et les généalogies. Voici une citation du Speculum historiale de Vincent de Beauvais écrivant sous Louis IX, quelque cinq siècles après Frédégaire : « Après la destruction de Troie, les nombreux fuyards se divisèrent en deux groupes. L'un suivit Francon, petit-fils du roi de Troie Priam, fils d'Hector; l'autre suivit Turcus, fils de Troïlus, lui aussi fils de Priam. Ce qui explique évidemment, dit-on, que les deux peuples sont encore aujourd'hui appelés Francs et Turcs ». La position reste fondamentalement la même, au milieu du XVe siècle, chez Sébastien Mamerot, pour qui les Turcs descendent des Troyens : « Et ainsi ont fait de filz en filz jusques au Turc qui regne a present, qui est descendu, comme il est dit, de celle branche de la lignee du tresvaillant et trespuissant Hector de Troyes.  »

Dans les conditions de cette optique mythifiante, on ne s'étonnera donc pas de voir, dans l'Europe de la Renaissance, les Turcs ottomans apparaître comme les descendants des Troyens qui vengent l'Orient sur l'Occident. Cette vision sera tellement forte que les Turcs de l'époque se croiront même investis de la mission de venger Troie.

Évidemment, dans la géopolitique du temps, cette origine troyenne des Turcs n'allait pas sans poser certains problèmes. Mehmet II, qui avait repris Constantinople aux Byzantins en 1453, ne comprenait pas l'opposition des « Italiens ». Montaigne, dans un passage célèbre de ses Essais (Livre II, 36), évoque la chose ainsi :

Mahumet second de ce nom, Empereur des Turcs, escrivant à nostre Pape Pie second : Je m'estonne (dit-il) comment les Italiens se bandent contre moy, attendu que nous avons nostre origine commune des Troyens : et que j'ay comme eux interest de venger le sang d'Hector sur les Grecs, lesquels ils vont favorisant contre moy.

Lorsque l'Italie et les Balkans furent menacés par les Turcs, Pie II s'était en effet efforcé d'organiser une croisade pour contrer le danger. Pour arriver à ses fins, il dut combattre vigoureusement cette assimilation des Turcs et des Troyens, assimilation avancée comme argument contre ses projets.

Mais passons à la Vénétie et à Venise.

E. La Vénétie et Venise

C'est un cas fort instructif que celui de la Vénétie et de Venise pour ce qui est des rapports entre l'Histoire et l'Imaginaire.

1. La Vénétie et les Troyens : prolongement des vues antiques

Dans le droit fil des notices antiques sur l'origine troyenne des Vénètes et de la Vénétie, les anciennes chroniques vénitiennes font largement écho à une présence troyenne dans l'Italie du Nord. C’est le cas dans le plus ancien témoignage médiéval sur la question, celui de l'anonyme de l'Origo civitatum Italie seu Venetiarum (XIe-XIIe siècles) ; c’est le cas aussi dans Les Estoires de Venise écrites en vieux français par Martin da Canal, pour qui toute la région située entre Milan et la Hongrie fut occupée par des Troyens venus de Troie, qui y construisirent de nombreuses villes.

Mais qu’en est-il de la naissance de Venise dans la lagune ?

Pour notre chroniqueur du XIIIe siècle, Martin da Canal, cet événement n'a rien à voir avec les Troyens. Il le date du Ve siècle et le rattache aux incursions d'Attila en Italie. Fuyant l'envahisseur et la destruction de leurs cités, certains habitants de la Vénétie seraient allés se réfugier sur la lagune avec tous leurs biens pour y fonder en 421 une nouvelle ville qui sera particulièrement riche : la Venise que nous connaissons.

Cette présentation constitue ce qu'on pourrait appeler la version classique de la naissance de Venise : une fondation due à des gens de la terre ferme - du continent, disent encore aujourd'hui les Vénitiens - qui, voulant échapper à des attaques, cherchent refuge dans les îles de la lagune. Les anciens chroniqueurs hésitent sur la date et sur la cause précises : pour Martin da Canal, nous venons de le voir, c'est 421 et les destructions d'Attila; pour d'autres, c'est 568 et l'invasion des Lombards. Ces chroniqueurs proposent encore d'autres dates, tout comme ils mettent en avant le rôle joué par saint Marc dans la naissance d'une ville dont il est le patron. Nous ne discuterons pas ici la valeur historique de toutes ces notices. Nous signalerons simplement que les récits des vieux chroniqueurs qui viennent d'être cités sont fort éloignés des Troyens, et que d’ailleurs, dans la plupart des ouvrages généraux modernes traitant des origines de Venise, on chercherait en vain une référence troyenne. Il y est surtout question des gens du continent qui fuient les invasions et bien sûr de saint Marc.

2. La fondation troyenne de Venise (Cronaca di Marco)

Et pourtant, de ces témoignages médiévaux, nous ne devrions pas conclure que l'historiographie vénitienne ancienne ignorait tout d'une fondation troyenne de Venise. Le motif est bien représenté, sous des formes diverses. Je me bornerai ici à utiliser une chronique de l'extrême fin du XIIIe siècle, appelée la Cronaca di Marco, dont voici les données essentielles.

Or donc, raconte cette chronique, certains Troyens, fuyant la destruction de leur ville, parviennent finalement à un tas de terre, là où - précise la chronique - est maintenant construite la cité de Venise; ils délibèrent entre eux sur la situation de l'endroit, qui était peu engageante mais totalement libre, et décident de construire là leurs propres demeures. Ce qu'ils font en amenant par bateau le nécessaire pour consolider et développer la tumba initiale. Petit à petit, le nombre d'habitants augmente, d'autres Troyens venant rejoindre les premiers arrivants. Le développement de l'île prend alors une belle allure.

Mais l'histoire de la fondation de Venise par les Troyens n'est pas terminée. Un jour en effet, les Troyens déjà installés à Venise voient arriver un navire ; craignant une attaque ennemie, ils se précipitent aux armes, montent sur leur bateau et s'approchent des nouveaux arrivants. Mais une fois les pavillons hissés des deux côtés, ils réalisent que ce sont des compatriotes. D'où leur joie mêlée toutefois de larmes, de soupirs et de lamentations, au souvenir de la destruction de leur patrie et de la mort des leurs. Des réactions semblables vont marquer une nouvelle péripétie : l'arrivée d'Anténor et d’un autre groupe de Troyens. Après la destruction de Troie, ils avaient erré pendant cinq longues années avant d'arriver à Venise. Ici encore, on pleure et on sanglote au souvenir des événements malheureux. L'ensemble de la communauté troyenne choisit alors Anténor comme roi et donne à la ville le nom d'Anténoride. L'afflux de population est tel que les Troyens vont essaimer en Vénétie où ils fondent sur le continent toute une série de cités.

3. Les perspectives d’idéologie politique

La suite ne manque pas d'intérêt pour les perspectives idéologiques qu'elle offre. Le chroniqueur abandonne le récit des événements pour évoquer très brièvement l'arrivée d'Énée à Carthage, son départ pour l'Italie, puis la fondation de Rome par Romulus et Rémus. Ses intention sont claires et il s'en explique en soulignant un peu lourdement l'antériorité de la fondation de Venise par rapport à celle de Rome : « Et c'est pourquoi il est bien connu que la première construction du Rialto précéda celle de la Ville de Rome. » C'est très net. Venise est plus ancienne, beaucoup plus ancienne que Rome.

Puis l'auteur revient à Venise et à la Vénétie en général, pour « raccrocher » ses conceptions, plutôt novatrices, aux vues plus anciennes, « classiques » même dans un certain sens puisque les auteurs de l'Antiquité déjà faisaient de la Vénétie une terre troyenne. Je reprends son texte : « des Troyens affluent de divers endroits à Anténoride, et la foule devint si grande que l'île ne put l'accueillir. Alors Anténor, s'éloignant de Venise, occupa la terre ferme et en un lieu fort proche de l'île fonda une très belle cité, qu'il appela Altinum. Plus tard, il fonda Patavia, aujourd'hui appelée Padoue, où il rendit son dernier soupir. Sur sa tombe sont inscrits ces vers : "Ci-gît Anténor, fondateur de Padoue. / Ce fut un homme de bien, et tous l'ont suivi" ». Vient ensuite une énumération des autres fondations troyennes de la Vénétie, dont Aquilée, Adria ainsi que Vérone, qui porte le nom d'une femme troyenne, Verona. Mais ces fondations sont secondaires pour nous.

La Cronaca di Marco réussit donc à s'insérer dans la vision antique des choses, où les Troyens construisent les cités de la Vénétie et où Anténor fonde Padoue. Mais cette vision antique, l'idéologie de la Venise du temps l'a transformée en profondeur. Tel qu'il a été réécrit par Marc lui-même ou par un de ses prédécesseurs, peu importe pour nous, le récit de la fondation de Venise est politiquement orienté, dans deux directions principales.

Contre Rome d'abord. Création troyenne, la première Venise est antérieure à la Ville éternelle, qui sera fondée par Romulus et Rémus, de lointains descendants d'Énée, comme chacun sait. Contre Padoue également. Selon la Chronique en effet, Anténor ne fut pas le premier Troyen à mettre le pied dans la région. À Castellum, c'est-à-dire Venise, où il débarque, il avait été précédé par d'autres Troyens, qui avaient construit la cité. C'est même de cette dernière que rayonne la colonisation troyenne en Vénétie continentale ; Anténor y procède à la fondation de diverses cités, d'abord Altino, puis Padoue, où il meurt et est enterré.

Le chroniqueur n'enlève donc pas à Anténor le mérite d'avoir fondé Padoue (ce n'était pas possible ; les sources antiques déjà l'en créditaient), mais les adaptations qu'il apporte au récit réduisent l'importance de l'événement. Padoue est simplement une des cités qu'Anténor avait fondées en Vénétie ; ce n'est même pas la première. Plus significatif encore, lorsque le héros troyen arrive à Venise, il y trouve des compatriotes qui y étaient déjà installés et qui avaient entamé la construction de la ville. Ainsi Venise est non seulement une fondation troyenne mais elle était, sinon construite, en tout cas en construction, lors de l'arrivée en Vénétie d'Anténor, le futur fondateur de Padoue. Venise est donc aussi troyenne que Padoue et, de toute manière, plus ancienne qu'elle et plus ancienne même que Rome.

On se trouve manifestement en présence d'une vision vénitienne des choses, qui a profondément modifié, je ne dirai pas, l'Histoire mais ce qui était déjà de la pseudo-histoire, de l'histoire imaginaire. On comprend la manœuvre : Venise, la grande puissance maritime, terrestre et internationale de la région, ne pouvait accepter de le céder en ancienneté à Padoue, distante de quelque 40 kilomètres, beaucoup moins importante qu'elle, avec laquelle elle fut d'ailleurs en conflit dès le XIIe siècle et sur laquelle elle finira par imposer sa domination. Venise contrôlera Padoue. Ici encore, comme dans l'antiquité romaine pour la ville de Rome, comme au Moyen Âge pour la France, la Bretagne, l'Écosse, comme partout et toujours au fond, l’historiographie sert le pouvoir.

F. Quelques autres cas, dans le désordre, pour « faire nombre »

Je me suis attardé sur le cas des Francs, des Bretons et des Vénitiens ; j’ai évoqué rapidement celui des Écossais et des Turcs. Bien d’autres dossiers pourraient être ouverts, que je ne ferai que citer, sans m'attarder sur aucun d'eux. Mon but est simple : vous faire sentir, si vous n'étiez pas encore convaincus de la chose, que la thèse de l'origine troyenne a rencontré un énorme succès au Moyen Âge et aux Temps Modernes. On la trouve à l’œuvre par exemple dans le Hainaut, en Flandre, dans le Brabant, à la cour de Bourgogne, à Genève, à Reims, à Xanten.

En guise de conclusion

La légende de la diaspora troyenne a été très active et a connu de nombreux points d'application en Occident, qu'il s'agisse de pays, de régions ou de villes.

Au Moyen Âge et à la Renaissance, le motif est évidemment lié à la légende troyenne des origines de Rome et de son empire, dont il constitue une survivance attardée. Il n'est évidemment pas neutre : il relève de l'idéologie politique, ce qui explique qu'il ait servi au fil des siècles des objectifs divers. D'où sa grande malléabilité : chaque cas d'application doit en fait être étudié pour lui-même.

Dans un certain sens, Troie a ainsi été un élément fédérateur des peuples de l’Europe, non dans l'histoire authentique bien sûr, mais dans l'imaginaire : le mythe de l'origine troyenne fait partie des fantasmes de l’histoire. Mais pendant longtemps il a fonctionné avec efficacité. On l’a dit plus haut, une donnée imaginaire, fausse sur le plan historique, peut avoir, sur les événements, une influence aussi grande que celle exercée par une donnée réelle, historiquement vraie. Ainsi dans l’Antiquité déjà, nous avons vu la prétendue parenté troyenne guider les relations politiques et militaires de Rome avec Pyrrhus, avec Ségeste, avec la Troie impériale ; plus tard, nous l’avons vue intervenir dans les rapports entre la Bretagne et la France, entre l’Écosse et la France, entre les Turcs et l’Occident, entre Venise et Padoue, etc.

Je n’ai fait ci-dessus que tracer un cadre très superficiel. Ce qui m’a toutefois frappé, c'est de n'avoir rencontré sur la question aucune étude d'ensemble, systématique et approfondie. Au moment où se discutent les frontières de l'Europe, ne serait-il pas utile de se pencher sérieusement sur ce mythe d'origine et sur ses utilisations politiques au fil de l'histoire ?

Quoi qu'il en soit, au Moyen Âge et à la Renaissance, « le mythe troyen est le mythe d'anoblissement par excellence ». À partir du XVIe siècle, il commencera à faire l'objet de critiques croissantes, se heurtant parfois à d'autres mythes naissants et concurrents, comme ce fut le cas en France - on n’en a pas parlé - , avec le mythe gaulois ; il suscite aussi des réflexions plus générales, presque philosophiques.

En guise d’exemple, voici quelques observations d'Étienne Pasquier, historien et humaniste, un des esprits les plus ouverts de son temps (XVIe-XVIIe siècle). Après avoir évoqué le rôle que certains peuples de l'antiquité attribuent dans leurs origines à Hercule et à ses compagnons, Pasquier aborde celui, assez voisin, qu'à son époque encore on fait jouer aux Troyens : « Maintenant, note-t-il, la plupart des nations florissantes veulent tirer leur grandeur du sang des Troyens ». Puis il poursuit :

quant aux Troyens, c'est vraiment grande merveille que chaque nation d'un commun consentement s'estime fort honorée de tirer son ancien estoc [= origine] de la destruction de Troie. En cette manière appellent les Romains, pour leur premier auteur, un Aenée; les Français, un Francion; les Turcs, Turcus; ceux de la Grande-Bretagne, Brutus; et les premiers habitateurs de la mer Adriatique se renommaient d'un Anthenor: comme si de là [de Troie] fût sortie une pépinière de chevaliers qui eût donné commencement à toutes autres contrées, et que par grande providence divine eût été causée la ruine d'un pays, pour être l'illustration de cent autres. Quant à moi, je n'ose ni bonnement contrevenir à cette opinion, ni semblablement y consentir librement.

La suite immédiate livre une autre idée qui pourrait introduire la conclusion du présent cycle de conférences sur les origines et les premiers siècles de Rome.

il me semble, poursuit Étienne Pasquier, que de disputer de la vieille origine des nations, c'est chose fort chatouilleuse, parce qu'elles ont été de leur premier advénement si petites, que les vieux auteurs n'étaient soucieux d'employer le temps à la déduction d'icelles : tellement que petit à petit la mémoire s'en est du tout évanouie, ou convertie en belles fables et frivoles.

L’humaniste identifie bien le problème rencontré par les historiens modernes qui s’occupent, comme il dit, « de la vieille origine des nations ». Ces cités et nations étaient si petites au départ, que les auteurs anciens ne se sont pas souciés de raconter leur naissance, « d'employer le temps à la déduction d'icelles ». Et c’est vrai qu’aucun témoignage contemporain ne fait état de la naissance de Rome, pas plus d’ailleurs que de la fondation d’Athènes ou d’Argos, ou de la vie de Moïse, de Josué ou des patriarches d’Israël. Et Pasquier continue : « tellement que petit à petit la mémoire [= de cette naissance] s'en est du tout évanouie, ou convertie en belles fables et frivoles. »

Et cela nous permet de revenir aux Romains. Au moment où ils étaient devenus un peuple puissant en Méditerranée, ils avaient tout oublié de leur lointain passé, perdu tout souvenir de leurs véritables origines ; aussi ont-ils dû s’en inventer, les reconstituer, les imaginer avec les éléments épars qu’ils avaient à leur disposition. Ces éléments, nous les avons rencontrés au cours des deux premières leçons : ils sont très variés, souvenez-vous. Ce sont des motifs ethnographiques, des schémas indo-européens, des éléments grecs, des anachronismes et des étiologiques. Chaque élément répond toujours à un objectif bien précis, même si nous ne parvenons pas toujours à l’identifier, et l’ensemble, organisé avec beaucoup d’art, a fière allure. Il est vrai qu’au moment où nous lisons les récits traditionnels dans leur version pleine et entière, ces récits ont derrière eux plusieurs siècles d’existence, plusieurs siècles pendant lesquels ils ont évolué, se sont perfectionnés, adaptés le mieux possible aux besoins et aux préoccupations des époques qu’ils traversaient.

Mais ne nous y trompons pas. Tels qu’ils nous sont parvenus, ces récits traditionnels ont conservé très peu d’Histoire authentique ; on trouve bien, dans la seconde partie de la royauté, dans les traditions sur les rois dits étrusques, quelques véritables souvenirs historiques, mais même ces rares noyaux d’histoire authentique ont été transformés, déformés au cours de leur évolution pluriséculaire.

La conclusion est nette : l’historien d’aujourd’hui ne peut pas utiliser les récits traditionnels pour reconstruire l’Histoire des origines et des premiers siècles de Rome. Ce ne sont pas des sources historiques fiables et l’historien ne peut les utiliser qu’en s’entourant de multiples précautions et en adoptant des règles de méthode strictes, dont je vous ai donné un rapide aperçu et sur lesquelles je ne puis revenir ici.

Bref, nos récits traditionnels sur les origines et les premiers siècles de Rome sont essentiellement des créations littéraires - Pasquier parlerait de « belles fables et frivoles » - qui relèvent de l'Imaginaire plus que de l'Histoire. En d'autres termes, ces récits nous informent non pas sur ce qui s'est réellement passé dans la Rome des VIIIe, VIIe ou VIe siècles avant notre ère, mais sur la manière dont, des siècles et des siècles après les événements, les Romains s'imaginaient et se représentaient l'histoire de leurs origines et de leurs rois. Fondamentalement là encore on est dans l’Imaginaire, un autre type d’Imaginaire que celui que nous avons vu à l’œuvre au Moyen Âge et aux Temps Modernes, mais un Imaginaire quand même.


FEC - Folia Electronica Classica  (Louvain-la-Neuve) - Numéro 12 - juillet-décembre 2006

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