FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 3 - janvier-juin 2002


 Comparaison typologique et comparaison génétique :
Alexandre Grandazzi et la méthode comparative de Georges Dumézil

par

Jacques Poucet*

Professeur émérite de l'Université de Louvain
et des Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles)
Membre de l'Académie royale de Belgique


Les Folia Electronica Classica accueillent plusieurs articles consacrés à Georges Dumézil. L'un d'eux trace un bilan rapide de l'accueil que les historiens de la Rome ancienne réservent aujourd'hui aux thèses de G. Dumézil. Alexandre Grandazzi y est nommément cité pour les positions qu'il adoptait dans son livre La fondation de Rome. Réflexions sur l'histoire, Paris, 1991 (Histoire). C'est que le jugement négatif que A. Grandazzi portait à l'égard de G. Dumézil illustre, à notre sens d'une manière exemplaire, un cas typique d'incompréhension de la méthode du comparatiste français.

Cette question a été abordée dans quelques pages (p. 424-433) de notre livre sur Les Rois de Rome. Tradition et histoire, Bruxelles, 2000 (Académie Royale de Belgique. Mémoires de la Classe des Lettres. Collection in-8°, 3e série, tome 22). On les trouvera reprises ici.

Signalons les autres articles sur G. Dumézil publiés dans les Folia Electronica Classica : l'un présente la vie et l'oeuvre de Georges Dumézil  ; un second traite de quelques aspects de l'héritage indo-européen dans la religion romaine archaïque  ; un troisième aborde la question de cet héritage indo-européen dans l'annalistique.

Louvain-la-Neuve, 15 juin 2002.


Dans un livre de 1991, par ailleurs plein de qualités, intitulé La Fondation de Rome. Réflexions sur l'histoire, Alexandre Grandazzi s'est prononcé contre ce qu'il appelle l'herméneutique de Georges Dumézil [1], adoptant des positions à la fois nuancées et fermes.

Il admet en effet « la présence d'éléments d'origine indo-européenne dans la plus ancienne société romaine » (p. 66), illustrant lui-même ce point avec trois exemples que G. Dumézil avait longuement développés et qui sont tous empruntés au domaine religieux : le rituel du Cheval d'Octobre, celui de Mater Matuta et le flaminat. Pour A. Grandazzi, la présence d'un héritage indo-européen dans la religion est une « réalité » (p. 66). Mais ce sont des « éléments dispersés et résiduels » (p. 66).

Ses réticences sont ailleurs. Elles porteraient, moins peut-être sur la tripartition fonctionnelle en tant que telle [2], que sur ses applications romaines. À Rome, malgré les « ambitions universalistes » qu'elle affiche (p. 67) [3], elle est, pour A. Grandazzi, tout simplement inexistante [4].

Comment arrive-t-il à cette conclusion ? Qu'a-t-il à reprocher à l'herméneutique de G. Dumézil ?

Dans la première série de pages (p. 51-68) que A. Grandazzi consacre au sujet, le lecteur reste sur sa faim. On aurait souhaité une argumentation précise ; on ne rencontre que des observations générales, des phrases stylistiquement travaillées, mais qui n'ont rien à voir avec une démonstration. Ainsi la « nouvelle mythologie comparée » se voit accusée (p. 65) de :

réduire l'histoire à un jeu d'ombres, supprimer en elle tout ce qui est changement, mouvement, Autre, au profit de la continuité, de la stabilité et du Même ; instaurer une exégèse où ce qu'il y a d'historique dans l'histoire se trouvait réduit à la portion congrue.

Autre envolée philosophico-lyrique à la même page :

La tripartition fonctionnelle indo-européenne permettait ainsi de reconstruire une histoire qui échappât enfin aux troublantes turbulences et aux pesanteurs du devenir, pour rejoindre l'identité essentielle de l'être, derrière le rideau vite déchiré des apparences. Au fond, dans pareille entreprise, il y avait une grande nostalgie : le providentialisme d'un Bossuet se trouvait transfiguré, - et avec quel apparat de science et d'érudition ! -, sous les dehors de ce déterminisme absolu dont avait rêvé tout le dix-neuvième siècle sans pouvoir l'atteindre : origines de Rome, vous aviez donc un sens !

Pour connaître les éléments précis sur lesquels A. Grandazzi base son opposition à la présence d'un héritage indo-européen dans le récit annalistique, le lecteur devra attendre quelque deux cents pages pour rencontrer la discussion d'un cas concret, à savoir le combat romano-sabin des origines [5].

A. Grandazzi base sa critique de l'interprétation dumézilienne de cet épisode [6] sur une étude que Marshall Sahlins, un ethnologue américain, avait consacrée aux mythes des îles Fidji [7]. À cet endroit de sa démonstration, A. Grandazzi ne dit pratiquement rien du sujet traité par l'ethnologue américain, ni de sa démarche, ni du contexte précis où se situerait cette « utilisation » par M. Sahlins des thèses de G. Dumézil [8]. Tout ce qui est livré, ce sont les conclusions d'A. Grandazzi lui-même, sous la forme d'une affirmation. Si l'ethnologue américain a pu :

trouver dans les réflexions duméziliennes sur les Sabins l'occasion d'une stimulante comparaison, c'est bien parce que les grandes lignes du mythe dégagées par Dumézil ne doivent nullement, en réalité, être limitées à l'horizon indo-européen, encore moins à la théorie trifonctionnelle, mais qu'elles ressortissent à des mécanismes imaginaires à l'oeuvre dans toutes les civilisations « primitives » : d'un bout à l'autre de la planète, des îles Hawaï ou Fidji à la Scandinavie en passant par Rome, on rencontrera des mythes racontant l'opposition de deux peuples, suivie de leur réconciliation et de leur fusion en une nouvelle unité (p. 261-262).

À ce stade déjà, et avant même de s'être reporté au texte de M. Sahlins [9], le lecteur qui connaît quelque peu l'oeuvre de G. Dumézil se sent mal à l'aise. Pourquoi ? Parce qu'un élément important, voire fondamental, de la démonstration dumézilienne a totalement disparu de la présentation d'A. Grandazzi.

G. Dumézil, on l'a vu plus haut [10], avait établi, entre l'épisode sabin et le mythe scandinave des Ases et des Vanes, une comparaison détaillée qui lui avait permis de poser l'existence d'un scénario de date indo-européen, avec d'autant plus d'assurance qu'un schéma du même type se retrouvait dans les mondes indien et celtique. Sa démonstration portait sur l'ensemble d'une structure complexe et s'interprétait dans l'optique trifonctionnelle. Des correspondances précises apparaissaient lors des différentes étapes du récit, qu'il s'agisse d'abord des composantes initiales fonctionnellement incomplètes, ensuite des deux péripéties principales où chacun des adversaires l'emporte à son tour en faisant appel à sa spécificité fonctionnelle, enfin des résultats proprement dits. Cette structuration complexe et très typée, fonctionnellement parlant, ne se retrouvait que dans des récits provenant chaque fois d'une culture indo-européenne, à Rome, en Scandinavie, chez les Indiens et en Irlande. C'étaient précisément ces particularités qui avaient permis à G. Dumézil de poser l'origine indo-européenne du scénario.

Prétendre retrouver le schéma ainsi dégagé dans toute une série d'autres cultures, qu'elles viennent des îles Fidji ou d'ailleurs, n'est possible que si l'on en gomme les traits caractéristiques. Réduire, comme le fait A. Grandazzi, le scénario dumézilien au récit d'une simple « opposition de deux peuples, suivie de leur réconciliation et de leur fusion en une nouvelle unité » (p. 261-262), ne correspond absolument pas aux démonstrations et aux conclusions de G. Dumézil. Ce n'en est plus qu'une caricature. La technique est classique : on dénature une position pour pouvoir la rejeter plus facilement. A. Grandazzi semble ne pas avoir retenu ce qui fait l'essentiel de la démonstration de G. Dumézil.

A. Grandazzi ne semble pas avoir mieux compris la position de M. Sahlins. Si l'on se reporte en effet à l'ouvrage de ce dernier, et en particulier au chapitre III (p. 85-113), central pour notre sujet, on s'aperçoit qu'on y discute de tout autre chose que de la constitution d'une société.

Dans son introduction générale déjà (p. 14-15), l'anthropologue américain avait pris soin de préciser qu'il entendait étudier « la théorie polynésienne de la royauté divine ou, ce qui revient au même, la théorie polynésienne de la vie, cosmique aussi bien que sociale » [11].

Plus loin, dans l'introduction même du chapitre III, il écrivait (p. 85) 

Le grand classique Georges Dumézil suggère que les idées de souveraineté politique à l'oeuvre dans cette philosophie [= la philosophie polynésienne de la vie sociale] s'apparentent aux structures qu'il a décelées dans les anciennes civilisations indo-européennes. Je m'en vais développer la comparaison. Car elle dévoile une caractéristique de la souveraineté sur laquelle Dumézil n'a guère insisté [c'est nous qui soulignons], bien que cette caractéristique soit manifestement présente dans ses propres travaux sur la royauté « archaïque » comme dans d'autres ouvrages célèbres sur le sujet. La royauté survient d'ailleurs [en italiques dans le texte] : d'un lieu situé en dehors de la société ; et, initialement, sous les traits d'un étranger, personnage plutôt terrifiant, mais cet étranger-roi est bientôt absorbé et domestiqué par la population indigène selon un processus qui implique sa mort symbolique et sa renaissance consécutive en tant que dieu local

Quelques pages plus loin (p. 88), les intentions de M. Sahlins seront à nouveau précisées 

Je me propose, pour l'essentiel, de confronter - à l'intérieur d'un cadre de références typologiques non astreignant [c'est nous qui soulignons] - certains faits polynésiens à leurs « analogues » indo-européens [...].

Les choses sont parfaitement claires. Chez M. Sahlins, les perspectives sont au départ définies comme relevant de l'anthropologie générale [12]. Le choix très large des auteurs, dans lequel il va puiser son matériel, le montre à suffisance : J. G. Frazer, A. M. Hocart, J.-G. Préaux, L. de Heusch et... G. Dumézil, dont la « suggestion » l'avait frappé et qu'il envisage de « prendre au sérieux » [13]. Le sujet est lui aussi bien précisé : ce qui est en cause, ce n'est pas un mythe de constitution d'une société, mais les rituels de la souveraineté, et tout particulièrement le motif de l'étranger-roi - c'est d'ailleurs le titre même du chapitre de M. Sahlins -, lequel s'empare du pouvoir, par l'entremise d'une femme et après un « exploit » [14].

Si la moindre ambiguïté subsistait encore sur les intentions de M. Sahlins, la citation suivante la dissiperait complètement. Elle montre qu'on est en plein dans ce qu'on a pu appeler « le dossier du gendre royal » [15] :

Les légendes des rois latins, de Romulus au second Tarquin, tout comme celles des rois grecs, de Tantale à Pélops et Agamemnon, offrent d'importantes similitudes quant à la philosophie du socius. Le roi est un horsain, souvent un immigrant, un prince guerrier dont le père est un dieu ou bien le roi de son pays natal. Mais, exilé en raison de sa passion outrancière du pouvoir, ou banni pour meurtre, le héros est exclu de la succession dans sa patrie. Nonobstant, il s'empare du pouvoir ailleurs, et ce par l'entremise d'une femme [en italiques dans le texte], une princesse native du lieu, qu'il gagne par quelque miraculeux exploit : quelque trait de force ou de ruse, un viol, des prouesses athlétiques ou amoureuses et/ou le meurtre de son prédécesseur. Le gendre héroïque venu d'un pays étranger manifeste ses dons divins, conquiert la fille du roi et hérite une moitié ou plus du royaume (Préaux 1962 [16]). Avant de devenir conte de fée, telle fut la théorie de toute société. (p. 92-93)

On ne s'étonnera donc pas qu'immédiatement après, M. Sahlins évoque Énée, à qui Latinus donne sa fille et qui succède comme roi à son beau-père, puis Romulus, qui « s'en va fonder Rome conformément au modèle de la première invasion troyenne » (p. 94). Mais on ne s'y trompera pas. Même si, au fil de l'exposé, des allusions sont faites occasionnellement aux parallèles romains et indo-européens ainsi qu'aux conceptions de G. Dumézil, ce sont bien les cérémonies d'intronisation des souverains des îles Fidji qui constituent l'essentiel du développement.

La conclusion de tout cela est claire. Faire appel aux observations de M. Sahlins pour critiquer l'interprétation dumézilienne de l'épisode sabin des origines de Rome apparaît déplacé à deux titres. D'une part, l'anthropologue américain traite des rituels de la souveraineté, et tout spécialement du motif de l'étranger-roi, et non d'un mythe de constitution d'une société. D'autre part, les thèses de G. Dumézil [17] sont présentées par A. Grandazzi d'une manière tellement déformée qu'elles en deviennent méconnaissables. Les dés sont pipés à un point tel que la confrontation n'a plus aucun sens.

On doit le redire : présenter l'épisode sabin des origines de Rome comme un récit « passe-partout » qu'on retrouverait « d'un bout à l'autre de la planète, des îles Hawaï ou Fidji à la Scandinavie en passant par Rome » relève de la caricature.

Cette assimilation, indue et déplacée, de l'affaire sabine à la théorie polynésienne de la royauté est d'autant plus grave qu'elle est en fait utilisée pour contester la validité générale des thèses de G. Dumézil sur l'annalistique romaine. Il n'est pas nécessaire, nous est-il dit explicitement, de faire appel à la théorie trifonctionnelle pour rendre compte de l'épisode romano-sabin, ce dernier s'expliquant suffisamment par des mécanismes imaginaires qu'on retrouve à l'oeuvre dans des récits largement répandus et appartenant à toute sorte de civilisations. Puis, à partir de cet exemple, viendra la généralisation. Il en est de même - nous est-il, implicitement au moins, suggéré - pour l'ensemble du dossier : l'annalistique romaine ne contient pas la moindre application valable de l'idéologie trifonctionnelle et de l'héritage européen. La position de A. Grandazzi est claire. Puisque l'exégèse proposée par G. Dumézil pour l'épisode sabin des origines n'est pas recevable, tout le reste s'écroule. Il n'y a place dans le récit annalistique ni pour la tripartition fonctionnelle ni pour un quelconque héritage indo-européen. Au fond un seul exemple a suffi pour ruiner la thèse de G. Dumézil.

Et pourtant, sans envisager le moins du monde la formule « maximaliste » d'une présence « totalisante » de l'héritage indo-européen dans le récit annalistique, on aurait pu s'attendre à ce que soient au moins ouverts et examinés d'autres dossiers. Pareil examen aurait peut-être fait apparaître, au sein de la tradition, un héritage trifonctionnel ou indo-européen se présentant sous la forme d' « éléments dispersés et résiduels », du type de ceux que A. Grandazzi semblait accepter sans hésiter pour la religion romaine.

Il existe en effet dans la tradition sur les rois, outre l'épisode sabin, un certain nombre d'ensembles narratifs de longueur moyenne, de « micro-récits », intéressants en ce que l'analyse comparative menée par G. Dumézil les fait apparaître comme homologues à des ensembles de même sens relevés chez d'autres peuples indo-européens. Il en a été question plus haut [18]. Dans chacun de ces récits, l'analyse du comparatiste français permet de conclure à la présence d'un héritage indo-européen sous la forme de schémas narratifs, de scénarios, que chaque culture a évidemment « actualisés » à sa manière et qui recourent plus ou moins nettement aux ressorts trifonctionnels. Héritage indo-européen ! Souvent en effet il semble difficile, sinon impossible, d'expliquer les correspondances relevées autrement que par ce concept, la démarche suivie étant fondamentalement du même ordre que celle qui a permis jadis d'établir l'origine indo-européenne des rituels romains, une origine acceptée par A. Grandazzi lui-même.

Bref, entre la vision « maximaliste », selon laquelle l'ensemble de la tradition sur les rois serait à lire comme une illustration de la théorie trifonctionnelle, et la vision « zéro » de A. Grandazzi, qui rejette toute trace de l'idéologie tripartie dans le récit annalistique, il y a place pour une vision « médiane », reconnaissant que le récit sur les rois intègre effectivement un certain nombre de « scénarios narratifs indo-européens ». Cette voie aurait mérité d'être explorée.

En fait ni Indra, ni Namuci, ni le Tricéphale, ni Cúchulainn, ni Ódinn, ni Tyr, ni Porsenna, ni Horatius Coclès, ni Mucius Scaevola, ni les Horaces et les Curiaces ne sont cités dans l'index d'A. Grandazzi. À la limite, ces absences ne seraient pas significatives, si son livre concernait exclusivement la geste de Romulus, mais ce n'est pas le cas ; il envisage aussi, quoique sur un mode mineur, les autres rois de Rome. Par ailleurs, c'est l'ensemble des thèses duméziliennes sur l'annalistique romaine que A. Grandazzi entend condamner dans son chapitre sur l'herméneutique de G. Dumézil. Il eût dès lors été pertinent d'élargir la critique à quelques autres dossiers significatifs.

En réalité, le savant français s'est borné à feuilleter, fort mal d'ailleurs, un seul dossier, celui qui était en rapport direct et nécessaire avec Romulus, à savoir l'épisode du combat romano-sabin [19], pour rejeter non seulement l'explication dumézilienne par l'héritage indo-européen, mais encore - et c'est ici qu'on peut parler de généralisation discutable - toute trace d'un héritage indo-européen dans le récit de l'annalistique sur les rois [20].

Le rapprochement indu établi par A. Grandazzi entre les travaux de M. Sahlins et ceux de G. Dumézil s'explique peut-être, au moins en partie, par une confusion assez courante entre d'une part la comparaison génétique pratiquée par G. Dumézil et les autres indo-européanistes, qu'ils travaillent ou non dans sa mouvance, et d'autre part la comparaison typologique souvent pratiquée par les ethnologues. C'était celle suivie naguère par J. G. Frazer ; plus près de nous, et en matière religieuse, on la retrouve chez des savants comme G. Van der Leeuw [21] ou M. Éliade [22]. Le travail de M. Sahlins qui s'efforce de comprendre les rituels royaux des îles Fidji en faisant appel à ce qui se passe dans d'autres cultures, indo-européennes ou non (impressionnante énumération p. 88-89), relève de la comparaison typologique. L'ethnologue américain avait d'ailleurs bien précisé qu'il évoluait « à l'intérieur d'un cadre de références typologiques non astreignant » (p. 88). Son travail est donc d'un tout autre ordre que celui des indo-européanistes, lesquels tentent de retrouver, par l'analyse des sociétés indo-européennes, ce qui faisait la spécificité de la royauté indo-européenne [23]. La comparaison génétique est plus limitée que l'autre dans son objet - elle ne s'intéresse qu'au monde indo-européen - et diversement orientée - elle cherche à établir une parenté précise. Il s'agit là de deux méthodes différentes de comparaison. Comme l'écrivait G. Dumézil lui-même, dans le paragraphe dont M. Sahlins était parti, « les deux méthodes [...] sont également saines, également légitimes et d'ailleurs complémentaires » [24].

 

Notes

[1] A. Grandazzi, La fondation de Rome. Réflexions sur l'histoire, Paris, 1991 (Histoire), en l'espèce les pages 51-68 (« L'herméneutique de Georges Dumézil ») et les pages 260-264 (sur l'épisode sabin). [Retour au texte]

[2] « Une fois fabriqué, l'instrument [= la théorie trifonctionnelle] a effectivement permis de déceler des faits qui avaient, jusque là, échappé aux regards les plus avertis » (p. 67). [Retour au texte]

[3] Elle prétend en effet rendre compte, écrit-il p. 66, de « l'ensemble du récit des origines » (les italiques sont de A. Grandazzi). À la même page 66, il est question d'« ambition totalisante ». On peut cependant faire observer que l'expression « ensemble du récit » est un rien ambiguë. L'idéologie tripartie ne s'intéresse en effet qu'au « cadre », à la « structure générale » du récit annalistique. Par ailleurs, il serait souhaitable d'établir une distinction entre les structures d'ensemble et les micro-récits (cfr les distinctions que nous avons proposées ailleurs). Cela dit, nous comprendrions fort bien qu'on hésite, voire qu'on refuse de suivre G. Dumézil lorsqu'il confie à l'idéologie trifonctionnelle un tel rôle de structuration globale de la tradition. Les oppositions sont normales, voire souhaitées, mais les discussions doivent être correctement menées. [Retour au texte]

[4] « Le vrai problème est que la tripartition fonctionnelle [on parle ici des réalités romaines], non seulement n'a pas [...] de traduction concrète, mais n'existe pas non plus davantage au plan idéologique » (p. 64). [Retour au texte]

[5] Nous l'avons présenté ailleurs en détail : J. Poucet, Les Rois de Rome. Tradition et histoire, Bruxelles, 2000, p. 392-397 (Académie Royale de Belgique. Mémoires de la Classe des Lettres. Collection in-8°, 3e série, tome 22). [Retour au texte]

[6] D'entrée de jeu déjà, on a l'impression que la discussion est biaisée. Écrire par exemple que la démonstration de G. Dumézil adopte comme « point de départ » (p. 261) les vues de Th. Mommsen est en soi une formulation tendancieuse et dangereuse en ce qu'elle pourrait laisser croire que ce sont les conceptions de Th. Mommsen et non les résultats de la comparaison indo-européenne qui ont guidé et déterminé G. Dumézil (qu'on relise G. Dumézil, La religion romaine archaïque, 2e éd., Paris, 1974, p. 23-25, p. 82-88). [Retour au texte]

[7] M. Sahlins, Islands of History, Chicago, 1985, traduit en français : Des îles dans l'Histoire, Paris, 1989, 189 p. (Hautes Études). [Retour au texte]

[8] Le lecteur qui se reporte à l'ouvrage de M. Sahlins va effectivement y découvrir un chapitre III (p. 85-113) au titre accrocheur : « L'étranger-roi, ou Dumézil chez les Fidjiens ». Titre significatif en ce qu'il précise fort bien le sujet (l'étranger-roi), mais que A. Grandazzi ne donne pas, pas plus qu'il n'introduit l'exposé de M. Sahlins ni ne résume son contenu. [Retour au texte]

[9] On est en droit de se demander quel était donc ce cas fidjien que l'ethnologue américain est censé avoir expliqué ou interprété dans une perspective dumézilienne ? Une lecture attentive de M. Sahlins montre que le cas abordé relève de la philosophie polynésienne de la vie sociale, en l'espèce de la royauté et de la succession royale. L'intervention de G. Dumézil s'explique parce que, à propos du roi mythique indien Prthu, le comparatiste français avait évoqué au passage (G. Dumézil, L'héritage indo-européen à Rome, Paris, 1949, p. 41-42). L'ethnologue américain avait été frappé par ce rapprochement, et plus encore peut-être par la remarque qui la prolongeait : on trouverait peut-être dans les rites fidjiens, avait noté G. Dumézil, « le meilleur commentaire à l'avènement de Prthu ». Nulle part, A. Grandazzi ne met l'intervention dumézilienne en perspective. [Retour au texte]

[10] Cfr la présentation que nous avons donnée dans Les Rois de Rome [cfr supra n. 5]. [Retour au texte]

[11] Il notait immédiatement après : « J'éclaire ici le système hawaïen et d'autres, comme le système fidjien notamment, en le comparant aux conceptions indo-européennes de la souveraineté grâce aux fameuses études de Dumézil, Frazer et Hocart. La comparaison est évidemment typologique (plutôt que génétique) et apparemment tirée par les cheveux, et je n'aurais pas osé la faire si Dumézil lui-même ne l'avait explicitement suggérée à partir, selon toute probabilité, de sa lecture de Hocart ». [Retour au texte]

[12] Autre précision : « Les dimensions politiques de la structure en question [...] sont bien connues des études anthropologiques [...] » (p. 88). [Retour au texte]

[13] « Prenons au sérieux la suggestion de Dumézil [...] » (p. 92). [Retour au texte]

[14] Qui peut être un acte de barbarie (meurtre, inceste, voire les deux), une rupture de l'ordre social. [Retour au texte]

[15] L'expression n'est pas utilisée par M. Sahlins, encore qu'on rencontre (p. 96) la phrase suivante : « De même que l'antique roi indo-européen est le gendre magique, de même le souverain fidjien [etc.] », ce qui n'est d'ailleurs pas exact : il est abusif de ramener la figure de l'antique roi indo-européen à celle d'un « gendre magique ». [Retour au texte]

[16] J.-G. Préaux, La sacralité du pouvoir royal à Rome, dans L. de Heusch [Éd.], Le pouvoir et le sacré, Bruxelles, 1962, p. 103-121 (Annales du Centre d'étude des Religions, 1. Université libre de Bruxelles et Institut de Sociologie E. Solvay). Cfr toutefois J. Poucet, Les Rois de Rome, Bruxelles, 2000, p. 139, et n. 42. [Retour au texte]

[17] Dans la suite du raisonnement, et toujours pour contester l'exégèse dumézilienne, A. Grandazzi, épinglant la présence de femmes dans le récit romain et leur absence dans la guerre des Ases et des Vanes, verra là un élément décisif interdisant de rapprocher l'affaire sabine et le mythe scandinave. Ce type d'argument, lui aussi, témoigne d'une méconnaissance grave de la méthode mise au point par G. Dumézil. Celle-ci consiste précisément à rapprocher non des détails isolés ou des éléments particularisants, mais des ensembles structurés de même sens. Aussi étrange que cela puisse paraître à quelqu'un qui n'est pas habitué à la méthode comparative, les « femmes » du récit romain « correspondent » (si l'on peut ainsi s'exprimer) au « statut de troisième fonction des dieux Vanes ». [Retour au texte]

[18] Cfr J. Poucet, Les Rois de Rome, Bruxelles, 2000, p. 402-407. [Retour au texte]

[19] Aucune mention n'est faite par A. Grandazzi des explorations menées par d'autres savants que G. Dumézil (cfr J. Poucet, Les Rois de Rome, Bruxelles, 2000, p. 410-416). Comme si le problème de l'héritage indo-européen dans le récit annalistique sur les rois se bornait à l'interprétation dumézilienne de l'épisode romano-sabin des origines ! [Retour au texte]

[20] D'autres observations critiques sur les positions de A. Grandazzi peuvent se lire dans le compte rendu de P. Martin (Pallas, t. 39, 1993, p. 239-342, surtout p. 240-241). [Retour au texte]

[21] G. Van der Leeuw, La religion dans son essence et ses manifestations. Phénoménologie de la religion, Paris, 1948, 692 p. (Bibliothèque scientifique). [Retour au texte]

[22] M. Éliade, Traité d'histoire des religions, Paris, 1949, 405 p. (Bibliothèque scientifique). [Retour au texte]

[23] Par exemple, E. Campanile, Aspetti della cultura indoeuropea arcaica. I. La raffigurazione del re e dell'eroe, dans SSL, t. 14, 1974, p. 185-227 ; Id., La ricostruzione della cultura indoeuropea, Pise, 1990, p. 37-86 (« Funzioni del re e del poeta nella società indoeuropea »). Voir aussi les travaux de D. Dubuisson, sur la royauté indo-européenne : L'équipement de l'inauguration royale dans l'Inde védique et en Irlande, dans RHR, t. 193,1978, p. 153-164 ; Le roi indo-européen et la synthèse des trois fonctions, dans Annales (ESC), t. 33, 1978, p. 21-34 ; La légende royale dans l'Inde ancienne. Rama et le Ramayana, Paris, 1986, 296 p. (Histoire). [Retour au texte]

[24] G. Dumézil, L'héritage indo-européen à Rome, Paris, 1949, p. 42. [Retour au texte]


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