FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 12 - juillet-décembre 2006


Les rois dits étrusques, ou la lente émergence de l'Histoire

par

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique

<poucet@egla.ucl.ac.be>


On trouvera ci-dessous le texte d'une conférence qui a été prononcée à Paris, le 27 mars  2006, dans le cadre des « Conférences de Clio » (Maison des Mines - 270, rue Saint-Jacques - 75005 Paris). Elle fait partie d'un cycle intitulé Les origines et les premiers siècles de Rome : Tradition, Histoire et prolongements modernes, dont elle forme le deuxième volet. Les autres conférences du cycle sont publiées dans le présent fascicule 12 (2006) des Folia Electronica Classica.


Plan

Introduction

I. Un rappel des données traditionnelles sur les trois derniers rois

A. Tarquin l'Ancien (616-578)
B. Servius Tullius (578-535)
C. Tarquin le Superbe ((535-510)

II. L'historicité dans la tradition sur les derniers rois

A. Aspects théoriques
B. Exemples concrets

1. Les grands travaux d'urbanisme
2. La prise de pouvoir par Servius Tullius/Mastarna
3. L'arrivée à Rome du futur Tarquin l'Ancien
4. L'attaque de Porsenna sur Rome
5. L'organisation centuriate

C. Vers une reconstruction historique

III. Et les autres ingrédients ?

A. Les motifs ethnographiques ou folkloriques
B. L'héritage indo-européen
C. L'influence de la tradition grecque
D. Les enrichissements proprement romains

1. Les anachronismes
2. Les étiologies

En guise de synthèse


 

Introduction

Nous avons traité la semaine dernière de Romulus, fondateur et premier roi de Rome. Mais la tradition lui donne six successeurs. D'abord trois personnages que les synthèses modernes caractérisent souvent d’indigènes ou de latino-sabins (Numa Pompilius, Tullus Hostilius et Ancus Marcius). Ensuite trois autres que ces mêmes synthèses présentent souvent étrusques. Ce sont ces derniers qui vont nous retenir aujourd’hui, avec toujours à l’esprit la même question de base : les récits traditionnels contiennent-ils ou non de l’Histoire ? Et tout d’abord un rappel de leur contenu.

 

I. Un rappel des données traditionnelles sur les trois derniers rois

Les rois dits étrusques ont régné de la fin du VIIe siècle à la fin du VIe (616 à 510 avant notre ère, dates traditionnelles). Ils ont nom Tarquin l'Ancien, Servius Tullius et Tarquin le Superbe. Voici, en bref, comment les grands récits traditionnels présentent leur règne.

A. Tarquin l’Ancien (616-578)

Nous sommes à Rome sous le règne du quatrième roi, Ancus Marcius, à la fin du VIIe siècle. Un Étrusque du nom de Lucumon quitte la ville étrusque de Tarquinia pour venir s’installer à Rome, à quelque 90 kilomètres de distance. Pourquoi ?

C’est le fils d’un immigré grec, Démarate de Corinthe. Bien que né en Étrurie, riche et marié à une riche Étrusque nommée Tanaquil, Lucumon ne peut pas espérer une belle carrière politique à Tarquinia à cause de ses origines étrangères. C’est pourtant un ambitieux, et sa femme Tanaquil l’est peut-être encore plus que lui. Aussi décident-ils de quitter Tarquinia pour Rome : « Chez ce peuple neuf, pensaient-ils, où toute noblesse se gagnait vite et par le seul mérite, il y aurait place pour un homme brave et entreprenant ».

Arrivés sur la colline du Janicule en vue de Rome, un événement extraordinaire se produit. Lucumon est assis sur son chariot à côté de sa femme lorsqu’un aigle descend légèrement en vol plané et lui enlève son chapeau ; puis, tout en voltigeant au-dessus du chariot avec de grands cris, il le lui replace exactement sur la tête, puis reprend son vol. Tanaquil, « qui avait la science, répandue en Étrurie des prodiges célestes », dit Tite-Live, comprend immédiatement qu’il s’agit d’un présage de souveraineté. L’aigle est un oiseau royal, messager du dieu souverain, le présage porte sur la tête, la partie du corps la plus élevée : elle engage son mari à concevoir les plus hautes espérances.

C’est avec ces idées-là qu’il entrent à Rome. Lucumon y achète une maison, et déclare s’appeler Lucius Tarquin l’Ancien. « On remarque ce nouveau venu et sa richesse ; lui, de son côté, aidait la chance en se rendant agréable par son abord affable, par sa table accueillante, par ses services ; si bien que sa réputation parvint jusqu’au palais du roi », un roi dont il réussit à devenir l’ami et le conseiller, au point de se voir désigner par lui comme le tuteur de ses enfants.

Une confiance dont Tarquin va abuser lorsque s’ouvrira la succession d’Ancus Marcius : il écarte les fils d’Ancus, mène une vigoureuse campagne électorale et réussit à se faire élire roi, à une imposante majorité.

Je ne dirai rien de ses guerres victorieuses, pour faire simplement allusion à sa politique de grands travaux : un mur d’enceinte autour de Rome, un système permettant d’assécher les parties basses de la ville, souvent inondées, et surtout les fondations d’un grand temple à Jupiter sur le Capitole.

B. Servius Tullius (578-535)

C’est sous le règne de Tarquin l’Ancien qu’entre en scène le futur roi, Servius Tullius. Quand Servius Tullius est cité pour la première fois, c’est encore un tout petit enfant, sur lequel un signe du destin, un prodige, va attirer l’attention. « Pendant le sommeil d’un enfant, nommé Servius Tullius, raconte Tite-Live, sa tête fut entourée de flammes. Aux cris que tous poussaient devant ce prodige étonnant, la famille royale accourut, et, comme un serviteur apportait de l’eau pour éteindre le feu, la reine l’arrêta, fit cesser le bruit, ordonna de ne pas toucher à l’enfant, et de le laisser se réveiller de lui-même. Juste à son réveil la flamme disparut ».

Ici encore Tanaquil comprend la signification du présage : elle dit à son mari que l’enfant est promis à un brillant avenir. Le couple se met alors à le traiter comme leur fils, et « au moment de chercher un gendre, Tarquin ne put trouver personne dans la jeunesse romaine qui lui fût comparable sous aucun rapport, et il lui donna sa fille ». Voilà donc Servius Tullius, devenu le gendre du roi.

Immédiatement après avoir raconté cet épisode, Tite-Live signale qu’un « tel honneur ne permet pas de croire que Servius était fils d’une esclave et esclave lui-même dans son enfance ». Et nous savons effectivement que certains auteurs anciens attribuaient une origine servile à Servius Tullius, ce qui n’a en soi rien d’étonnant, le mot latin servus voulant dire « esclave ». Mais n’insistons pas ici sur son origine. Tite-Live en tout cas ne veut ou ne peut pas croire la rumeur disant que le sixième roi de Rome avait été un esclave.

Revenons à la suite des événements. Servius était très bien vu non seulement de Tarquin l’Ancien, mais aussi des sénateurs et du peuple. Cela va le servir dans les circonstances dramatiques qui vont suivre. Car Tarquin l’Ancien va être assassiné par les fils d’Ancus Marcius qu’il avait évincés pour prendre le pouvoir, souvenez-vous. Mais Tanaquil est une femme de tête. Elle cache la mort de Tarquin, dit que le roi n’est que blessé et qu’il a chargé son gendre Servius Tullius de gérer l’État à sa place. Servius prend les insignes du pouvoir : « assis sur le trône, tantôt il décide tantôt il feint de vouloir en référer au roi. Ainsi, pendant quelques jours, bien que Tarquin fût déjà expiré, sa mort demeura secrète et Servius, sous couvert de suppléer autrui, affermit sa propre autorité ». On ne révéla la mort du roi que lorsque Servius fut solidement installé au pouvoir.

Ses succès militaires, que je laisse de côté, firent que sa royauté ne fut remise en cause ni par le sénat ni par le peuple. Toutefois, prudent, le nouveau roi ne veut pas que se reproduise à ses dépens un scénario semblable à celui qu’il avait mis au point : aussi marie-t-il ses deux filles aux deux fils de Tarquin l’Ancien, Lucius et Arruns. Mais cet arrangement matrimonial ne le mettra pas à l’abri.

Parmi les nombreuses réalisations qu’on lui attribue, une des plus célèbres est probablement une réforme fondamentale de l’organisation sociale, politique et militaire de Rome : il recense les Romains et, en fonction de leur richesse (le census), les répartit en classes et en centuries, ces divisions servant à organiser l’armée et l’assemblée populaire. Je n’entre pas dans le détail de cette organisation centuriate, qu’on appelle parfois la « constitution servienne » et qui est totalement anachronique, les annalistes ayant projeté sur le règne de Servius Tullius un système qui était celui du IIIe siècle avant Jésus-Christ. Je ne parle pas non plus de ses grands travaux (tous les rois étrusques se sont illustrés en matière urbanistique), ni de ses guerres, et j’en viens directement aux événements dramatiques qui ont marqué la fin de son règne.

Pour s’éviter le sort de Tarquin l’Ancien, il avait, souvenez-vous, marié ses filles, les deux Tulliae, aux deux fils de Tarquin l’Ancien, mais les mariages n’étaient pas du tout assortis. Chacun des couples comptait un gentil et un méchant, mais la gentille avait épousé le méchant, et la méchante le gentil. Et par « méchant », il faut entendre « ambitieux, prêt à tout pour s’emparer du pouvoir ». La suite est assez facile à imaginer : les deux méchants tuent leur conjoint gentil et se remarient entre eux : Lucius Tarquin épouse la ferox Tullia.

Le couple diabolique n’aura de cesse avant d’avoir éliminé le vieux roi, ne reculant ni devant la violence ni devant le meurtre. Lucius Tarquin, qui avait gagné à sa cause nombre de sénateurs, convoque le sénat, prend place sur le trône de son beau-père et prononce contre lui un discours incendiaire. Lorsque Servius Tullius, prévenu d’urgence, se présente au sénat, son gendre l’expulse de la curie. « Très favorisé par son âge et par sa force, il saisit Servius Tullius par la taille, l’emporte hors de la curie et le jette en bas des marches. Puis il rentre dans le bâtiment pour tenir le sénat assemblé ». Mais on n’est pas encore au bout de l’horreur. « L’escorte du roi et sa suite s’enfuient. Lui-même, presque à bout de sang fuyait vers sa demeure quand des émissaires de Tarquin le rattrapent et le tuent. On soupçonne Tullia d’avoir été l’instigatrice de ce coup. Ce qui est certain du moins, c’est qu’elle alla en voiture au forum, sans rougir devant cette foule d’hommes, qu’elle fit venir son mari hors de la curie et lui donna la première le titre de roi. Invitée par lui à sortir d’une foule si tumultueuse, elle rentrait chez elle ; elle était arrivée en haut du vicus Cyprius et elle tournait à droite pour gagner la colline des Esquilies, quand le cocher s’arrêta, effrayé, en tirant sur les rênes et montra à sa maîtresse le cadavre de Servius étendu là. C’est ici que la tradition place un crime horrible et contre nature dont le lieu perpétue le souvenir : on appelle rue du Crime (vicus Sceleratus) la rue où Tullia, hors d’elle-même, fit passer, dit-on, sa voiture sur le corps de son père. Portant les traces sanglantes du parricide sur sa voiture rougie, souillée elle-même par les éclaboussures, elle revint au foyer conjugal » (Tite-Live).

C. Tarquin le Superbe (535-510)

C’est ainsi que commença le règne de Lucius Tarquin surnommé le Superbe, à cause de sa conduite, qui était celle d’un tyran. « Il refusa à Servius la sépulture. Il mit à mort les sénateurs suspects d’avoir été partisans de Servius. Puis, songeant que son usurpation criminelle était un précédent qui pouvait se tourner contre lui, il s’entoura de gardes du corps. Il n’avait, en effet, d’autre droit au trône que la force, lui que ni les suffrages du peuple, ni l’approbation du sénat n’avaient fait roi. N’ayant à compter sur aucune popularité, c’est par la terreur qu’il devait défendre son pouvoir. Pour la rendre plus générale, il instruisait des accusations capitales tout seul : il en profitait pour faire exécuter, envoyer en exil, priver de leurs biens non seulement des suspects ou des ennemis, mais ceux même dont il ne faisait que convoiter les dépouilles. Après avoir ainsi décimé surtout le sénat, il décida de ne pas nommer d’autres Pères, afin de discréditer ce corps par sa faiblesse numérique même et de se passer de lui sans qu’il s’en indignât. Ce fut en effet le premier roi qui rompit avec la tradition de ses devanciers de tout soumettre au sénat ; du fond de sa maison, il régla les affaires publiques : guerre, paix, traités, alliances, lui seul faisait et défaisait tout, avec des conseillers de son choix, sans l’avis du peuple ni du sénat » (Tite-Live).

À l’extérieur, sur le plan militaire il accumule les guerres et les victoires, notamment sur les Latins. Sa mainmise par la ruse sur Gabies, une puissante cité latine, est restée célèbre, nous en reparlerons ; sa conquête de la ville volsque de Suessa Pométia lui rapporta un butin important qu’il utilise pour construire le grand temple de Jupiter sur le Capitole, dont le premier Tarquin avait jeté les fondations. Mais des présages inquiétants l’amènent à envoyer une ambassade consulter l’oracle de Delphes : en font partie deux de ses fils (il en avait trois) ainsi qu’un certain Brutus, un parent qui contrefaisait le simple d’esprit pour ne pas avoir d’ennuis. On reparlera de cette ambassade à Delphes et de ce Brutus.

Célèbre aussi est le sordide viol que commit un de ses fils, Sextus, sur la personne de Lucrèce : cet acte suscita une réprobation telle qu’il dressa le peuple contre le tyran, provoqua l’expulsion des rois, la fin de la royauté et l’installation d’un nouveau régime politique, à savoir la République.

 

II. L'Historicité dans la tradition sur les trois derniers rois

Le problème de l’historicité, que nous avons rencontré pour Romulus, resurgit, lancinant, pour les trois derniers rois. Sont-ils des personnages historiques ? Notre sous-titre donne l'essentiel de la réponse : « Les rois dits étrusques, ou la lente émergence de l'Histoire ». Cela veut dire que la tradition sur les derniers rois contient cette fois quelques noyaux d'Histoire authentique, mais vous allez voir sous quelle forme. Bref, cette semaine encore, c’est à une réflexion sur les rapports entre les récits traditionnels et l'Histoire que je vais vous convier, en d’autres termes, à une réflexion sur la fabrication de l'Histoire.

A. Aspects théoriques en guise de rappel

Je me suis longuement expliqué lundi dernier sur la situation particulière de notre documentation, insistant notamment sur l’important écart chronologique (plusieurs siècles) qui séparait les récits conservés des événements qu’ils étaient censés raconter. J’ai dit que si l’on suivait les règles habituelles de la critique historique, de tels récits ne pouvaient pas recevoir le statut de source historique fiable, que notre tradition était suspecte. Mais j’ai dit aussi qu’un suspect n’était pas nécessairement un condamné et que notre tradition pourrait malgré tout contenir des noyaux d'histoire authentique, toute la question étant de mettre au point une méthode rigoureuse qui permettrait de les identifier valablement.

Et pour ce faire (je continue à résumer mon exposé précédent), il n'existe, à mon sens, qu'une seule méthode satisfaisante : confronter le récit annalistique, celui qu’on trouve chez les historiens anciens, à des données indépendantes, extra-annalistiques donc, qui seraient susceptibles de le recouper, de le corroborer, voire de le confirmer. Les disciplines extérieures auxquelles on peut faire appel sont variées : la linguistique, la religion, l'ethnographie, par exemple, mais aussi et surtout l'archéologie dont les progrès, ces dernières décennies surtout, ont été très importants. Mais il est essentiel, rappelons-le, que cette confrontation fasse intervenir des données indépendantes du récit. Il importe de ne pas interpréter le matériel extérieur, archéologique par exemple, en se laissant, même inconsciemment, suggestionner par la tradition littéraire. Il faut aussi rejeter les rapprochements vagues ou ne portant que sur des détails isolés, se méfier également des élargissements abusifs.

Les résultats d’un pareil procès en historicité diffèrent selon la période envisagée.

Dans la geste des trois premiers rois (Romulus, Numa Pompilius et Tullus Hostilius), il ne semble pas possible de dégager des rencontres significatives entre la tradition annalistique et des disciplines extérieures indépendantes. Qu'en est-il de la période dite étrusque, qui commence pour les archéologues vers -630/-620, ce qui correspond grosso modo à la date traditionnelle de l'arrivée à Rome de Lucumon, le futur Tarquin l'Ancien ? C’est de cela que nous allons parler maintenant.

Avec les trois derniers rois, la problématique d'une éventuelle historicité du récit change quelque peu. C'est que la documentation n'est plus tout à fait la même. D'abord on n'est plus au IXe siècle, mais au VIe. Même si nous ignorons toujours tout de l'existence d'un quelconque système d'enregistrement des données historiques, nous savons au moins que l'écriture existe ; des inscriptions ont même été conservées, peu significatives, il est vrai. Mais ce qui est important, c'est que nous disposons maintenant de certaines traditions non romaines - étrusques et grecques. Pour les derniers rois, il devient dès lors possible de recouper, au moins partiellement, des événements narrés par le récit traditionnel, et donc de vérifier par des données indépendantes l'éventuelle historicité de la tradition annalistique. Et, vous allez le voir, cela porte ses fruits : des rencontres, voire des confirmations ponctuelles, apparaissent.

Il ne faut pourtant pas crier victoire et croire qu'avec la dernière partie de la Royauté, l'Histoire (avec un grand H) est solidement présente dans le récit. C'est plus compliqué que cela. Pourquoi ? Parce que dans les cas privilégiés où l'on peut confronter le récit annalistique avec des éléments d'information indépendants, on s'aperçoit que le récit contient bien des noyaux d'histoire authentique, mais on s'aperçoit aussi que ces noyaux sont transformés, déformés. Quelques exemples concrets donneront une idée plus précise de la démarche suivie et feront mieux comprendre la situation.

B. Exemples concrets

Je prendrai trois exemples, celui des grands travaux d'urbanisme dans la Rome dite étrusque, celui de la prise de pouvoir par Servius Tullius et celui de l'arrivée à Rome du futur Tarquin, son prédécesseur. J'aurais également pu ouvrir d’autres dossiers, mais le temps nous est compté. Commençons par les grands travaux d'urbanisme.

1. Les grands travaux d'urbanisme

Le récit annalistique attribue aux trois derniers rois, un peu dans le désordre, d'imposantes réalisations urbanistiques. Il est ainsi question d'un grand temple à Jupiter sur le Capitole, d'une muraille de pierre tout autour de Rome, d’un système complexe et perfectionné d'égouts souterrains, de constructions fort imposantes au Grand Cirque.

Que révèle sur ces points la confrontation entre la tradition et l'archéologie ? Et peut-on parler de confirmation ?

Voyons d'abord le cas du Grand Cirque et de la cloaca maxima. Tite-Live, en les attribuant à Tarquin le Superbe, les considère comme des « travaux que notre magnificence moderne [c'est-à-dire impériale] a eu de la peine à égaler ». Pour l'archéologue d'aujourd'hui, cette notice ancienne relève de l'anachronisme. En effet, pour lui, les restes conservés de la cloaca maxima, de fait fort impressionnants, sont de très loin postérieurs à la royauté. Au début du IIe siècle avant J.-C. encore, à l'époque de Plaute, la cloaca maxima traversait le Forum sous la forme d'un canal à ciel ouvert. Quant au Grand Cirque, les Modernes sont unanimes à reconnaître qu'aucune donnée archéologique ne permet de faire remonter à la période « étrusque » de Rome la construction d'une quelconque structure permanente : « les vestiges conservés appartiennent à l'époque impériale, et d'ailleurs les sources littéraires elles-mêmes ne mentionnent pas de constructions permanentes avant 329 a.C.n. » (E. Nash). Et il s'agit simplement de ce qu'on appelle en latin des carceres, c'est-à-dire des loges de départ pour chevaux et chars. Il n'y a pas encore de gradins permanents pour les spectateurs, lesquels s'installent vaille que vaille sur les pentes des collines voisines.

La conclusion est nette : Tite-Live attribue anachroniquement au dernier roi de Rome, sinon le Grand Cirque et la cloaca maxima de son époque, du moins des réalisations qui ne leur étaient que de peu antérieures. Pas de véritable confirmation archéologique donc.

Il en est de même en ce qui concerne l'existence d'une muraille de pierre continue autour de la Rome du VIe siècle. La muraille dite servienne (celle qu’on voit près de la Stazione Termini) date du IVe siècle. On a bien retrouvé en certains endroits de la ville quelques fragments de murs construits en une pierre locale (le cappellaccio), et qui pourraient fort bien remonter à l'époque des derniers rois (VIe siècle). Mais il est impossible de déterminer la fonction exacte de ces pauvres restes et surtout leur tracé précis. Y voir les vestiges d'une enceinte continue autour de la Ville relève de l'acte de foi, en l'espèce, de la suggestion de la tradition littéraire. Bref, sur ce point-là encore, il n'est pas question de prétendre que « l'archéologie confirme la tradition ».

Le dossier du grand temple de Jupiter sur le Capitole est plus délicat. La majorité des Modernes, confiants dans la tradition, interprètent les fondations découvertes (quelque 53 m sur 62) comme les restes du temple monumental dont les textes créditent les Tarquins, mais la vérité est qu'il n'y a rien dans le dossier archéologique qui permette de dater avec certitude au VIe siècle ces impressionnants vestiges. Et de fait, certains spécialistes, archéologues et historiens, pensent qu'on se trouverait en présence des fondations du sanctuaire du IVe siècle.

Résumons-nous. On ne peut pas parler de confirmation archéologique pour les quatre notices traditionnelles ici retenues. Il reste toutefois que le tableau archéologique et le récit annalistique présentent une certaine convergence. Je m'explique.

L'archéologie atteste en effet, à partir de -630/-620, la réalité d'une importante transformation de l'assiette urbanistique de Rome. Pour le dire d'une manière très schématique, à partir de cette date, Rome n'apparaît plus à l'archéologue comme une agglomération de petits villages de cabanes en bois, mais comme une ville avec un centre urbain (le Forum), des constructions en dur, des sanctuaires richement décorés, sur le modèle de ce qui se passe à la même époque en Étrurie et en Campanie.

Bref, pour l'archéologie comme pour la tradition, l'assiette matérielle de Rome se transforme profondément. Sans qu'il y ait - loin de là - correspondance dans les détails et donc confirmation au sens plein du terme, les deux types de sources véhiculent en fait un message commun, à savoir : Rome, sur le plan urbanistique, se transforme complètement. Il y a au moins convergence.

Comment l'historien moderne va-t-il l'interpréter ?

Il dira que la tradition « gonfle » manifestement une réalité dont l'archéologue retrouve la trace sur le terrain. Tout se passe comme si la tradition avait conservé le souvenir d'une importante transformation urbaine de Rome sous les derniers rois, mais en avait oublié les détails ; un peu comme si, dans le droit fil d'une urbanisation dont elle se souvenait, elle avait traduit cette idée en recourant au mécanisme classique de l'anachronisme, attribuant aux derniers rois d'impressionnantes réalisations urbanistiques de loin postérieures.

Nos textes auraient donc bien conservé le souvenir de grands travaux qui remontaient à la dernière partie de la période royale, mais un souvenir relativement vague et imprécis. En d'autres termes, ils contiendraient bien ici un noyau d'histoire authentique, mais un noyau d'histoire authentique profondément transformé.

On aura relevé le rôle joué par l'archéologie. En fournissant un point de vue extérieur, indépendant du récit annalistique, cette discipline a permis en fait, moins de confirmer ou d'infirmer le récit, que d'aider l'historien à mieux le comprendre, à mettre à nu les gauchissements qui lui ont été imprimés et les transformations qu'il a subies, bref, pour employer un terme à la mode, à le « décoder ».

On élargira le propos en ouvrant d'autres dossiers, ce qui permettra de confronter le récit annalistique avec d'autres types de documentation. Là encore, on verra que l'intervention de données extra-annalistiques nous aide en fait à lire la tradition d'une manière historiquement plus correcte.

2. La prise de pouvoir par Servius Tullius/Mastarna

Le dossier de l'arrivée au pouvoir de Servius Tullius, le sixième roi de Rome, est complexe, un peu difficile à présenter, mais particulièrement intéressant en ce qu'il permet à l'historien moderne de confronter le récit officiel de l'annalistique romaine à trois autres versions différentes, d'abord celle des fresques étrusques de la Tombe François à Vulci en Étrurie centrale, ensuite celle de la tradition historique étrusque, telle que la lisait encore l'empereur Claude au milieu du Ier siècle après J.-C., enfin celle de certains érudits romains. Sur chacun des points, je me limiterai strictement à l'essentiel.

Les fresques de la Tombe François de Vulci ou la tradition étrusque pure et dure

Voyons d'abord les fresques de la Tombe François de Vulci (20 km au nord-ouest de Tarquinia), importantes à plusieurs égards. D'abord parce qu'elles remontent très vraisemblablement au milieu du IVe siècle (-340/-310) et sont donc antérieures aux plus anciens témoins de l'annalistique romaine. Ensuite parce qu'elles nous livrent un regard étrusque, donc extérieur, sur la Rome archaïque.

Elles nous proposent, entre autres choses, des scènes de combats dont le sens est évident. Vulci triomphe d'une coalition de cités étrusques, dont Rome. Parmi les adversaires de Vulci apparaît un certain Cneve Tarchunies Rumach, Cneius Tarquin de Rome, sur le point d'être massacré. Parmi les héros vulciens, figurent trois personnages dont nous aurons à reparler : deux Vibennae, l'un prénommé Aule, l'autre Caele, ainsi qu'un certain Mastarna. On les identifie facilement, car leurs noms sont indiqués en étrusque sur la fresque même.

La tradition étrusque vue par l'empereur Claude

Les Vibennae et Mastarna se retrouvent dans d'autres sources. Et d'abord dans un témoignage dû à l'empereur Claude, un spécialiste antique du monde étrusque. Un discours que l'empereur a tenu au sénat de Rome en 48 de notre ère, a été conservé dans une inscription trouvée à Lyon, d'où son nom de « Table Claudienne de Lyon ». Dans son texte, Claude, traitant du sixième roi de Rome, se réfère à des sources étrusques, nous livrant ainsi un autre regard étrusque sur l'histoire de la Rome archaïque. Voici l'essentiel du passage qui nous intéresse, dans une traduction française un peu adaptée. C'est l'empereur Claude qui est censé parler :

« Et puis entre Tarquin l'Ancien et Tarquin le Superbe s'intercala Servius Tullius. Si nous suivons nos historiens, ce roi était né de la captive Ocrésia; mais si nous suivons les historiens étrusques, ce fut autrefois un camarade très fidèle de Caele Vibenna et un compagnon de toute son aventure. Chassé par les vicissitudes de la fortune, il avait quitté l'Étrurie avec ce qui restait de l'armée de Caele et était venu à Rome où il avait occupé la colline appelée Caelius, d'après son chef. Il avait alors changé de nom (en étrusque il portait celui de Mastarna) et fut appelé comme je l'ai dit Servius Tullius. Il occupa le trône de Rome pour le plus grand bien de l'État. »

Comme on le voit, comparé aux fresques de Vulci, le discours impérial fournit plus de détails, tout en présentant de la tradition étrusque une version nettement édulcorée, par omission pourrait-on dire. En effet, si Claude fait bien allusion à Tarquin (Servius Tullius/Mastarna est censé lui succéder), son discours ne souffle mot du type de rapports (amicaux ? violents ?) qui avaient pu exister entre Tarquin d'une part, ce Mastarna-Servius Tullius, second fidèle de Caele Vibenna de l'autre. En d'autres termes, est escamotée la question centrale : dans quel but précis Mastarna est-il venu s'installer à Rome ? Les fresques ne laissaient planer aucun doute sur ce point. Les rapports entre les deux cités étaient violents : un Tarquin de Rome était massacré. La version des historiens étrusques, une fois passée par le filtre de Claude, ne dit rien sur le sujet.

Ainsi donc les personnages en cause (un Tarquin, Mastarna, les Vibennae) apparaissent déjà sous un jour différent, selon qu'on adopte la vision du peintre étrusque de la Tombe François de Vulci, ou celle de la tradition historique étrusque, retenue par l'empereur Claude. Voyons maintenant quelle image la tradition latine va donner d'eux.

La tradition latine érudite

Il ne s'agit pas ici des grands classiques de l'annalistique (Tite-Live, Denys d'Halicarnasse et les autres), mais de textes « périphériques » qui relèvent de ce qu’on appelle la veine érudite, notamment Varron, Festus et une digression de Tacite (Ann., IV, 65). Seul nous retiendra ce dernier passage, qui traite du Caelius, une colline de Rome, censée devoir son nom à Caele Vibenna précisément :

« […] cette colline fut primitivement appelée "La Chênaie" [en latin Querquetulanus], parce qu'il était riche et fertile en arbres de cette espèce, et ne reçut que plus tard le nom de Caelius, dû à Caele Vibenna, le chef d'un groupe étrusque, qui, pour avoir porté secours à Rome, avait été établi là par Tarquin l'Ancien ou quelque autre de nos rois […]. »

Je disais à l'instant que sur la nature précise des rapports entre Rome et les Vulciens, l'empereur Claude était resté silencieux. Tacite prend position, et, comme lui, les autres représentants romains de la veine érudite insistent sur le fait que le héros de Vulci - il s'agit pour eux de Caele Vibenna - est venu à Rome, à la demande expresse du roi de Rome, pour l'aider, et que c'est le roi de Rome qui a installé le nouvel arrivant sur la colline qui portera désormais son nom, le Caelius.

Cette confrontation entre des sources différentes apporte déjà beaucoup aux historiens modernes de la Rome archaïque. Il leur est difficile en effet de ne pas imaginer qu'à un certain moment, des gens de Vulci ont pris à Rome la place d'un Tarquin ; difficile même de ne pas suivre la tradition étrusque lorsqu'elle donne le nom de Mastarna à ce successeur de Tarquin.

L'annalistique romaine officielle

Comparons à cela la vision tout à fait différente que la tradition annalistique romaine officielle donne de la prise de pouvoir de Servius Tullius. C'est en fait la quatrième version dont nous disposons, et elle est bien différente.

Pour l'annalistique romaine officielle en effet, Rome n'est pas tombée par la violence sous la coupe de Vulci ; un Tarquin n'a pas été tué par un Étrusque de Vulci ; le successeur de Tarquin n'est pas un Étrusque de Vulci.

Pour la tradition annalistique (par exemple Liv., I, 40), Tarquin a bien péri de mort violente, mais à la suite d'une affaire strictement intérieure, une rivalité dynastique d'origine familiale. Ce sont les fils d'Ancus Marcius, le roi précédent, furieux d'avoir été écartés du trône, qui se seraient vengés en faisant assassiner le roi par des bergers à leur solde. Quant à Servius Tullius, son successeur, l'annalistique romaine reconnaît que tout n'est pas clair dans ses origines, mais elle ne renferme pas la moindre allusion à Vulci, ni à une origine étrusque d'ailleurs. Elle fait état de rumeurs circulant sur la naissance du roi : il serait né, miraculeusement, du feu du foyer. Certains toutefois, précise toujours l'annalistique, le faisaient naître d'une esclave. En réalité, les préférences de la tradition allaient à une autre formule, celle d'un Servius fils d'un notable latin et d'une certaine Ocrisia (dont le nom apparaît dans le discours de Claude). Élevé à Rome dans le palais royal, cet enfant aurait su gagner les bonnes grâces des souverains régnants, au point de devenir leur gendre pour être finalement, à la mort de Tarquin l'Ancien, imposé comme roi par sa belle-mère. L'annalistique dépeignait donc Servius Tullius sous les traits rassurants d'un « bon Latin », remplaçant son beau-père sur le trône de Rome.

Ainsi, dès qu'on confronte l'annalistique romaine à des données extra-annalistiques (les érudits latins, la tradition étrusque dure ou mêlée), force est de constater que cette annalistique romaine arrange les choses, qu'elle les édulcore, poursuivant manifestement des objectifs qui ne peuvent échapper à personne : il importe de « rester le plus possible entre soi »; pas question de reconnaître une conquête violente de Rome, une domination par la force de l'étranger.

Ces arrangements nationalistes se comprennent fort bien dans les perspectives romaines, mais, pour les voir apparaître, il a été nécessaire de faire intervenir des données extérieures au récit de l'annalistique officielle. Ce sont elles, et elles seules, qui permettent de « décoder » ce dernier.

D'autres dossiers encore pourraient être ouverts.

3. L'arrivée à Rome du futur Tarquin l’Ancien

L'annalistique raconte l'histoire de Lucumon, un Étrusque, qui quitte la ville de Tarquinia, où sa carrière est bloquée et qui, accompagné de sa femme Tanaquil, vient s'installer à Rome. Il se fait connaître dans des cercles de plus en plus larges, fréquente le roi Ancus Marcius dont il gagne la confiance et auquel il succède.

Les données extra-annalistiques susceptibles d'être ici évoquées relèvent de l'archéologie. Cette dernière - nous l'avons déjà dit - témoigne d'une indiscutable et importante influence étrusque qui s'exerce sur Rome à partir de -630/-620 et qui, à terme, transforme radicalement la physionomie urbanistique de la ville.

Mais sur ce point aussi, pouvons-nous conclure, sans plus, que l'archéologie « confirme » la tradition ? Certainement pas. Ce que reconnaît l'annalistique, c'est l'arrivée, à peu près à la même date, de Lucumon et de sa femme, un couple d’Étrusques qui est isolé chez Tite-Live, accompagné d'un certain nombre de personnes chez Denys d'Halicarnasse. Les nouveaux venus s'intègrent sans bouleversement ni révolution dans la société existante. Le caractère anodin du motif traditionnel ne correspond évidemment pas au type d'influence que l'archéologie fait supposer.

Nous comprenons évidemment bien la vision traditionnelle qui à nouveau « édulcore » les choses. Une influence extérieure - qui a dû être importante et massive au vu des bouleversements que l'archéologie constate - se voit transformée en une intégration, parfaitement réussie, de quelques éléments étrangers dans les structures romaines existantes. Correction d'inspiration nationaliste ici encore, bien dans la ligne de la mentalité romaine. La tradition ne pouvait reconnaître une arrivée massive d'étrangers, qui auraient profondément modifié le visage de Rome, à fortiori d'étrangers qui se seraient emparés de la ville par la force.

Cet exemple montre une fois de plus que l'historien moderne ne peut pas se fonder a priori sur le récit annalistique. Pour l'évaluer correctement, il doit le confronter à des données extra-annalistiques. On s'aperçoit alors des modifications qu'il a subies. En d'autres termes, à lui seul, le récit annalistique n'est pas fiable.

4. L'attaque de Porsenna sur Rome

Si l'on en vient maintenant à l'extrême fin de la royauté et au dossier de Porsenna, on s'apercevra que là encore, c'est le recours à des éléments extra-annalistiques qui permet aux historiens modernes de douter de l'authenticité du motif traditionnel de la victoire de Rome sur Porsenna, un motif que Jacques Heurgon a qualifié de « pieuse légende », parce qu'il masque une réalité totalement différente : « Nul ne doute plus, écrivait-il (p. 262), que Porsenna ait pris Rome ».

Dans l'examen de cette question, les Modernes font grand cas de deux notices tirées de la tradition érudite, laquelle (cfr plus haut le dossier de l'arrivée au pouvoir de Servius Tullius) conserve parfois mieux certaines informations que la tradition historico-annalistique.

Il y a d'abord un verbe qui a échappé à Tacite dans une digression à laquelle il se livre sur les destinées du temple de Jupiter Capitolin, incendié fin 69 après J.-C., lors des heures sombres de la guerre civile qui marque la fin de la dynastie des Julio-Claudiens. Voici ce texte (Hist., III, 72, 1) :

« Ce fut depuis la fondation de Rome l'attentat le plus déplorable et le plus honteux forfait qui eût éprouvé la République du peuple romain : elle était sans ennemi étranger, en paix avec les dieux, autant que nos mœurs le permettaient, et pourtant la demeure de Jupiter Très Bon, Très Grand, que nos ancêtres avaient fondée, sur la foi des auspices, comme gage de l'Empire, ce temple que ni Porsenna quand la ville capitula, ni les Gaulois quand ils la prirent n'avaient pu profaner, était détruit par l'égarement des princes. »

Répondant au capta urbe des Gaulois, le dedita urbe de Porsenna est assez révélateur. On aurait pu à la rigueur le mettre au compte de l'émotion et de l'exaltation de Tacite, si un autre texte, de Pline cette fois (H. N., XXXIV, 139), ne faisait pas nettement allusion à un traité conclu entre Rome et Porsenna, et contenant l'interdiction faite aux Romains d'utiliser le fer :

« Dans le traité que Porsenna accorda au peuple Romain après l'expulsion des rois, nous trouvons une clause formelle interdisant l'usage du fer, sauf pour l'agriculture. »

On est en présence d'une clause typique de désarmement : « les vaincus se voient interdire de forger des armes, ou même tout instrument de fer » (Chr. Saulnier, Monde étrusco-romain, 1980, p. 101, n. 61). Si elle figurait réellement dans le traité, on aura de la peine à croire que, dans le conflit, Rome l'avait emporté sur Porsenna.

On versera aussi au dossier ce que nous apprennent l'archéologie et l'histoire générale de l'Étrurie, à savoir que Chiusi était, à l'extrême fin du VIe siècle, la puissance dominante en Étrurie. Dans ce contexte, il était assez normal que cette ville ait tenté de contrôler Rome.

Ici encore, on comprend très bien ce qui s'est passé dans le chef des créateurs ou des adaptateurs de la tradition romaine. Le roi de Chiusi, quel que soit son nom exact, est, de l'avis général des Modernes, un personnage historique, et il est bien venu attaquer Rome et le Latium, mais la réalité fut largement falsifiée. Comme l'écrit R. M. Ogilvie (Livy, 1970, p. 255), « le sentiment patriotique ne pouvait pas accepter la prise de Rome. On imagina que la ville s'était comportée vaillamment, et Porsenna, d'ennemi impitoyable qu'il avait dû être au départ, fut transformé en un roi sentimental ; l'admiration qu'il éprouve pour les vertus romaines évolua même en amitié. Porsenna fut aussi présenté comme le roi de toute l'Étrurie, et on expliqua son attaque sur Rome par le désir de rétablir les Tarquins sur leur trône. En fait une alliance Porsenna/Tarquins ne tient pas compte des faits. Une série de cités étrusques étaient visées par Porsenna, tout comme était visée Cumes. » Cette vision des historiens modernes n'a rien à voir avec l'annalistique.

5. L'organisation centuriate

Que l'historien moderne doive nourrir une attitude de défiance systématique à l'égard de l'annalistique apparaîtra clairement aussi dans le traitement de l'organisation servienne. Comme dans le dossier de l'arrivée au pouvoir de Servius Tullius, nous ne nous bornerons pas à confronter les versions traditionnelles ; nous tenterons de sortir de la Tradition pour proposer une amorce de reconstruction historique. Cela ne pourra toutefois aboutir qu'à une hypothèse, un exercice d'école en quelque sorte.

Le problème de l'organisation centuriate a fait couler tellement d'encre qu'il faudrait un livre entier pour dresser un simple status quaestionis. Essayons pourtant de présenter l'essentiel en quelques pages, sans perdre de vue notre objectif, à savoir le rapport de la tradition à l'histoire.

En pleine époque républicaine, on le sait, chaque citoyen romain trouvait sa place dans un système à cinq classes et à cent quatre-vingt-treize centuries, et cela, en fonction de la fortune déclarée par le pater familias. Tous les cinq ans en principe, les censeurs procédaient à cette opération de recensement (census), fondamentale pour la vie sociale et politique de Rome et de ses citoyens.

Ce système complexe était attribué à Servius Tullius par une tradition constituée essentiellement de Tite-Live (Liv., I, 43) et de Denys d'Halicarnasse (IV, 15, 6 à 22, 2), lesquels fournissent deux tableaux foncièrement identiques. Voici par exemple celui que Tite-Live donne de l'organisation de l'infanterie, la seule arme qui nous retiendra ici (le cas de la cavalerie est plus complexe) :

(1) Ceux qui possédaient 100.000 as ou plus formèrent quatre-vingts centuries, quarante d'hommes âgés, quarante de jeunes gens : (2) l'ensemble s'appelait première classe. Les hommes âgés étaient chargés de la défense de Rome, les jeunes gens des guerres extérieures. Leurs armes réglementaires étaient, comme armes défensives, le casque, le bouclier rond, les jambières et la cuirasse, le tout en bronze; comme armes offensives, la lance et l'épée. (3) Il ajouta à cette classe deux centuries de soldats du génie, qui n'appartenaient pas au service armé et étaient chargés du transport des machines de guerre. (4) La seconde classe allait de 100.000 à 75.000 as et formait, tant en hommes âgés qu'en jeunes gens, vingt centuries. Leurs armes réglementaires comportaient le bouclier long au lieu du bouclier rond, mais pas de cuirasse; les autres étaient les mêmes. (5) Pour la troisième classe, il fixa la fortune à 50.000 as; elle forma le même nombre de centuries avec la même différence d'âge. Pas de différences dans l'armement, à part l'absence de jambières. (6) Dans la quatrième classe, la fortune était de 25.000 as; il y avait le même nombre de centuries, mais l'armement changeait : on ne leur laissait que la lance et le javelot. (7) La cinquième classe était plus nombreuse et formait trente centuries; elle était armée de frondes et de balles de pierre. Elle comprenait aussi les clairons et les trompettes, répartis en deux centuries. La fortune était de 11.000 as dans cette classe. (8) Au-dessous de ce chiffre, il plaça le reste de la [foule] (multitudinem), formant une seule centurie et exempte du service militaire. [...] (trad. G. Baillet)

Tous les savants s'accordent aujourd'hui sur le caractère anachronique de cette présentation : la tradition a mis sous le nom et le patronage de Servius Tullius une organisation qui était, globalement parlant, celle du milieu de la République, probablement le IVe-IIIe siècle. Les informations fournies par l'annalistique sur la constitution servienne se rapportent donc prioritairement à la République romaine. Ce qui n'empêche toutefois pas l'historien de la Rome royale de se sentir lui aussi concerné et de se demander ce qu'il pourrait y avoir d'authentique à la base de ce tableau. Mais comment procéder pour atteindre la couche la plus ancienne et pour dégager des données utilisables dans une tentative de reconstruction ?

Sur une question aussi complexe, les approches et les résultats sont multiples, mais si on veut aller à l'essentiel, voici comment on pourrait schématiser le travail des analystes modernes.

Ces derniers soulignent d'abord le caractère militaire de l'organisation centuriate, tant dans la forme transmise par les historiens augustéens (cfr, entre autres choses, l'énumération détaillée de l'équipement des soldats de chacune des classes), que dans les modalités pratiques du déroulement des comitia centuriata à la pleine époque républicaine encore. Les objectifs du système étaient fondamentalement militaires.

Les Modernes mettent ensuite l'accent sur un certain nombre de textes, qui relèvent de la veine érudite et qui livrent plusieurs informations intéressantes : (a) une vieille distinction entre ce qu'on appelait la classis et l'infra classem ; (b) le sens, ancien aussi, que prenait le mot classici dans certains contextes, notamment juridiques, où il désignait uniquement les citoyens de la première classe. Cette distinction et ce sens, visiblement archaïques, avaient disparu, non seulement de l'usage courant, mais aussi des tableaux de Tite-Live et de Denys. Ils ne se rencontrent plus que dans des travaux d'érudits anciens, qui semblent avoir conservé un état de choses primitif. Comment interpréter tout cela ?

Les Modernes estiment d'abord qu'à l'origine, il n'aurait pas été question de cinq classes, mais tout simplement de deux groupes : les citoyens qui faisaient partie de la classis et les autres, les infra classem.

Ils s'attachent ensuite à l'équipement des citoyens de la première classe (les classici donc, au sens archaïque du terme) pour s'apercevoir qu'il correspond à l'armement complet du fantassin lourdement armé : bouclier rond (clipeus), casque, cuirasse, jambières, plus la lance et l'épée. C'est la panoplie de l'hoplite.

Ils font alors appel à ce que nous savons de l'histoire de l'armement antique. Le matériel archéologique (les armes trouvées dans les tombes) et l'iconographie (vases et bas-reliefs divers) nous apprennent en effet que l'armement hoplitique [RR note 69, p. 220] a pris naissance dans le monde grec probablement vers 700 a.C.n., qu'il s'est répandu en Italie dans le courant du VIIe siècle et qu'il était largement adopté en Étrurie à la fin de ce siècle.

En dernier lieu, les analystes modernes n'oublient pas le contexte général de l'époque. C'est sous l'influence des Étrusques que les Romains ont appris à construire en dur ; à faire d'une agglomération de cabanes en torchis une ville digne de ce nom, avec des bâtiments publics et privés ; à lire et à écrire aussi.

Dans ces conditions, n'était-il pas normal que les Étrusques équipent à la mode nouvelle une ville qui risquait, sans cela, de ne pas pouvoir trouver ou défendre sa place dans un monde de tensions militaires ? Dès lors, il n'y a en soi rien d'étrange à ce que l'influence étrusque ait réorganisé Rome sur le plan militaire, introduit les nouveautés en matière d'armement et - pourquoi pas ? - partagé en deux (classis et infra classem) la population en âge de porter les armes.

Pareille reconstruction - nous sommes en effet passé au stade de la reconstruction historique - est acceptable aussi longtemps qu'on ne tente pas d'entrer dans les détails précis de cette organisation militaire de date et de conception étrusques. Toutefois les Modernes veulent souvent aller plus loin. Ils s'interrogent sur la composition détaillée de la classis et de l'infra classem (Combien de centuries ? quarante ? soixante ? De combien d'hommes était composée une centurie ?, etc.). Chaque chercheur alors propose et défend laborieusement son système personnel, mais le lecteur qui prend un peu de champ a l'impression de se trouver devant des jeux gratuits et inutiles. Il serait préférable, en pareille matière, d'avoir une conscience claire des limites de notre documentation et d'en tirer les conséquences.

Quoi qu'il en soit, la distinction classis/infra classem semble bien primitive. Sur quelles bases y procédait-on ? Poser cette question, c'est toucher au problème, très complexe lui aussi, du census.

L'annalistique envisage un classement des citoyens sur base d'une évaluation précise de leur fortune en une monnaie qui n'existait pas encore. Ici aussi sa vision est donc anachronique. Mais comment atteindre l'Histoire authentique ?

On peut penser à des unités concrètes d'évaluation : moins peut-être le bronze que la terre ou le bétail. D'une part, le iugerum pouvait facilement servir d'unité de mesure ; d'autre part le mot latin qui désignera plus tard la monnaie, à savoir pecunia, est forgé sur pecus «le bétail». On songe, en guise de parallèle, au classement censitaire élaboré en Grèce par Solon, à peu près à la même époque : on était rangé dans une des quatre classes d'après la quantité d'huile et/ou de blé qu'on retirait des terres dont on était propriétaire. En Grèce encore, ce n'est qu'après Solon que sera mise au point une équivalence entre le revenu des terres calculé en médimnes et une unité monétaire, en l'espèce la drachme. Il est possible que la Rome étrusque ait connu un système classificatoire semblable, basé sur la possession de terres ou de bétail. On ne le sait pas; on ne peut que l'imaginer.

Mais on peut aussi songer à un autre système, qui tiendrait compte des travaux de G. Dumézil, adoptés par exemple par G. Piéri et J.-Cl. Richard. Pour ces savants, le census primitif se serait limité à une sorte de revue. Sur convocation du roi, les citoyens capables de s'armer se seraient présentés avec leur armement, preuve concrète qu'ils avaient la possibilité de s'équiper. Le roi les aurait passés en revue, et acceptés. Le census aurait consisté en cette décision royale d'intégrer tel individu dans la classis. Le recensement pourrait donc n'avoir été, à l'origine, qu'une déclaration solennelle du roi définissant la place d'un citoyen dans l'armée au vu de l'équipement avec lequel il se présentait. Dans ces conditions, la tenue de registres écrits ne s'imposait pas.

Quel pourrait être, dans ces conditions, le sens de l'expression infra classem ? S'il n'y avait pas d'autres soldats que ceux de la classis, l'expression infra classem désignerait alors les citoyens non mobilisables. On peut cependant estimer aussi que infra classem s'appliquait à ceux qui n'étaient pas suffisamment riches pour se payer un armement lourd, mais qui, financièrement capables de s'armer plus légèrement, pouvaient néanmoins trouver place dans l'armée. Dans cette hypothèse, l'infanterie romaine aurait connu deux groupes de mobilisables : ceux qui l'étaient dans l'infanterie lourde et ceux qui l'étaient dans les troupes auxiliaires. Mais, dans ce cas-là aussi, c'était la revue effectuée par le roi, chef de l'armée, qui aurait « classé » chacun par la parole qu'il prononçait.

Bref - on le voit - bien peu de choses subsistent du tableau circonstancié de Tite-Live. La division en cinq classes, tout comme les évaluations monétaires, sont anachroniques ; l'abandon progressif de l'équipement, à mesure qu'on descend de classe, est totalement artificiel.

D'autres données traditionnelles encore sont inacceptables et inacceptées, comme le chiffre du premier recensement (qui varie d'ailleurs selon nos sources) : 80.000 citoyens, précisera Tite-Live (I, 44, 2), en se référant à Fabius Pictor. Il est difficile aussi d'accepter sans plus l'origine servienne de la loi, signalée également par Tite-Live, en I, 44, 1, qui menaçait « de prison et même de mort » ceux qui tenteraient d'échapper au recensement. Il s'agit là de pures inventions ou d'anachronismes.

Peut-être toutefois pourrait-on accepter comme authentique l'information (Liv., I, 44, 2) selon laquelle le census se serait, dès le tout début, terminé par une cérémonie religieuse, le célèbre suouetaurile, sacrifice d'un porc, d'un bélier et d'un taureau, largement attesté aux époques historiques et lui-même très ancien comme l'indique sa structure tripartie. Pourquoi, dès les origines, l'importante opération qu'était la constitution de l'armée n'aurait-elle pas été mise sous la protection des dieux ? Si l'on en croit le feriale Numanum, l'ancienne religion romaine connaissait plusieurs fêtes liées à l'ouverture et à la fermeture de la saison guerrière !

Bref, de la nouvelle organisation militaire qui vit certainement le jour au cours de la période étrusque, nous ne pouvons qu'entrevoir quelques aspects : introduction de la panoplie et peut-être de la phalange, en liaison étroite avec ce qui se passe à la même époque dans les cités d'Étrurie ; présence possible ou probable d'éléments plus légèrement armés que les hoplites. Il ne serait pas exclu que les soldats, devant s'équiper à leurs frais, se soient présentés devant le roi avec l'armement qu'ils étaient capables de se procurer : la parole royale les aurait alors rangés dans la classis ou dans l'infra classem. Quant au nombre exact des effectifs, il semble illusoire de prétendre le déterminer. Pourquoi d'ailleurs cette armée de la Rome étrusque aurait-elle dû compter, comme la légion romaine ultérieure, un nombre fixe de soldats ? Évitons de transposer dans la Rome royale des systèmes républicains que nous connaissons mieux ; ne versons pas dans l'anachronisme, comme le faisaient si souvent les Anciens.

Restons-en là.

Une nouvelle fois, ce qui est apparu déterminant dans notre tentative de reconstruction, c'est moins le récit annalistique que les données archéologiques et iconographiques, la connaissance que nous avons de l'armement, les informations que nous possédons sur l'histoire des cités étrusques et leur rayonnement, ainsi que - last but not least - la série de textes érudits éclairant les notions de classis, infra classem, classici. Ce sont toutes ces données qui ont permis de proposer des hypothèses - ce ne sont que des hypothèses - sur l'organisation centuriate de la Rome archaïque.

Mais l'essentiel à retenir, c'est que, dans ce dossier aussi, la tradition annalistique n'apporte pas d'informations sûres. Ici encore, l'apport des données extra-annalistiques permet à l'historien des premiers siècles, d'abord de percevoir les limites du récit traditionnel en tant que source historique, ensuite de proposer une amorce de reconstruction de l'organisation sociale et politique de la Rome dite étrusque. Et cette reconstruction est bien éloignée du récit annalistique.

Résumons-nous. Dans les dossiers de la seconde partie de la période royale où il est possible de confronter l'annalistique à la documentation extérieure indépendante (et ils sont plus nombreux que les trois qui viennent d’être retenus), on décèle la présence d'un petit nombre de noyaux d'histoire authentique, mais profondément déformés. Ce sont d'ailleurs souvent ces données extérieures à l'annalistique qui permettent de comprendre le récit traditionnel et de l'évaluer correctement, une opération indispensable évidemment si l'on veut l'utiliser dans une éventuelle reconstruction historique.

C. Vers une reconstruction historique

Et si, précisément, on voulait tenter une amorce de reconstruction des primordia, que dirait-on ?

Sur un plan général et très schématique, et en faisant d'ailleurs intervenir beaucoup de données qui n'ont pas fait l'objet aujourd'hui d'une présentation, on estimera que le premier événement d'histoire authentique présent dans la tradition est l'arrivée à Rome d'une importante influence étrusque, symbolisée dans le récit traditionnel par le personnage de Lucumon ; que cette forte influence étrusque s'est exercée par l'intermédiaire de plusieurs personnages que les Modernes appellent tantôt « dynastes », tantôt « condottieri », tantôt « lucumons », tantôt « rois », dans l'incapacité où ils sont de déterminer leur véritable nature ; et que ces personnages viennent probablement de différentes cités d'Étrurie. Mais d'énormes incertitudes subsistent, concernant leurs noms, leur nombre exact et leurs réalisations (j'entends par là celles que l'historien peut attribuer avec précision à chacun d'eux).

Entrons un peu plus dans le sujet. Qu'il y ait eu des Tarquins (et Tarquin veut dire simplement « quelqu’un de Tarquinia ») au pouvoir à Rome ne semble pas faire de doute, mais on ne connaît pas leur nombre avec certitude. Certains modernes adoptent les vues traditionnelles et admettent, dans la réalité de l'histoire, deux rois Tarquins séparés par un règne intermédiaire, celui de Servius Tullius. Pour d'autres, les deux Tarquins de la tradition représenteraient simplement le dédoublement d'une figure unique originale. D'autres encore songent à une véritable dynastie de Tarquins. On le voit, disputant doctores.

On a de bonnes raisons de croire à l'historicité d’autres personnages qui apparaissent dans les récits, les Vibennae, deux frères prénommés l’un Aule, l’autre Caele, un Mastarna lié à Vulci et qui, si nous en croyons l’empereur Claude, deviendra roi à Rome sous le nom de Servius Tullius.

Mais qui pourrait dire combien de « dynastes » d'origine étrusque Rome a réellement connus ? Certains savants modernes n'hésitent pas à penser que la liste traditionnelle pourrait être incomplète et que la durée de leurs règnes respectifs pourrait avoir été modifiée par la tradition. Nombre de discussions aussi portent sur leur lieu de provenance : Tarquinia, Vulci, Chiusi ? Peut-être d'autres cités encore ?

Finalement peu de motifs traditionnels concernant la personne même des dynastes ou leurs réalisations précises résistent à une analyse critique approfondie et peuvent être rattachés en toute certitude à l'Histoire authentique.

Mais il faut dépasser ces incertitudes. Ce qu'on peut en tout cas présenter comme une réalité historique, c'est que pendant la période où la tradition fait régner les trois derniers rois, c'est-à-dire entre la fin du VIIe et la fin du VIe siècle, la ville de Rome connaît de profondes transformations, non seulement sur le plan urbanistique et matériel, mais aussi dans les domaines institutionnel, politique, militaire, culturel et religieux. Des données indépendantes de la tradition annalistique et dont je n’ai présenté qu'une sélection très réduite, aident à y voir plus clair. À cette époque les Romains construisent en dur, transforment leur village de cabanes en une cité digne de ce nom, sont capables de lire et d'écrire, développent une armée moderne, bref s'intègrent dans une vaste communauté culturelle, allant de l'Étrurie à la Campanie. Ces transformations, même si elles ont pris plus d'un siècle, sont importantes et traduisent, par rapport à ce qui précède, un saut qualitatif et quantitatif manifeste.

Les Romains n'ont pas fait cela tout seuls. Quels sont les responsables de ces transformations ? Quelles influences précises les ont aidés à se développer d'une manière aussi spectaculaire ? La question, fondamentale, est complexe et âprement débattue. La réponse le plus souvent avancée est d'attribuer l'essentiel au moins de ce développement à l'influence des Étrusques voisins, et culturellement plus avancés. Je dis l'essentiel, car - et c'est ce qui complique les choses - on ne sait pas toujours faire le départ entre ce qui est étrusque et ce qui est grec. Étrusquisation ? Hellénisation ? Directe (en provenance de la Grande-Grèce) ou indirecte (par l'intermédiaire des Étrusques) ? La recherche a elle aussi ses modes et connaît bien les mouvements de balancier. Il fut un temps, pas très lointain encore, où l'on imaginait une « Rome étrusque », sur laquelle auraient régné en maîtres des Étrusques venus du Nord qui auraient imposé aux Latins leur mode de vie. Rome était devenue senz'altro une cité étrusque. Aujourd'hui on aurait tendance à « désétrusquiser » (pardonnez le néologisme) plus ou moins fortement la Rome des derniers rois, à attribuer à l'influence grecque beaucoup des transformations constatées dans la dernière partie de l'époque royale et à estimer que, globalement, Rome est restée une cité latine, même si l’influence étrusque fut très importante. Nous n'entrerons pas dans ces discussions érudites, qui d'ailleurs conduisent rarement à des solutions convaincantes.

Les Modernes qui veulent reconstruire l'Histoire de cette période sont encore confrontés à une autre question cruciale. Elle ne touche plus à la nature du pouvoir à Rome et aux transformations de tout ordre perceptibles dans la ville, mais elle est aussi complexe et aussi âprement discutée. Elle concerne l'expansion territoriale de Rome sous les derniers rois. Deux visions différentes des choses sont défendues par les Modernes, et l'opposition d'ailleurs ne date pas d'hier. Pour certains Modernes, à la fin de l'époque royale Rome était devenue le plus large et le plus puissant état du Latium, comparable en taille aux plus grands des cités-états de l'Étrurie : cette thèse s'appuie notamment sur les dimensions impressionnantes du temple de Jupiter Capitolin, sur la dédicace d'un sanctuaire à Diane sur l'Aventin et sur le texte du premier traité romano-carthaginois, censé remonter à l'an 1 de la République (dont nous n’avons pas parlé non plus). Mais ici encore, les choses ne sont pas évidentes, et les arguments avancés sont loin d'emporter la conviction.

Force est de constater en effet que l'interprétation et la valeur que leur donne le chercheur dépendent souvent de l'image que ce chercheur se fait - par ailleurs - du développement de Rome. Prenons le cas du premier traité romano-carthaginois daté par Polybe de 509 avant notre ère et dans lequel Rome et Carthage sont censées traiter presque sur un pied d'égalité. Si le chercheur est persuadé au départ que la Rome royale était sous les derniers rois une puissance internationalement reconnue, il aura tendance à croire à l'authenticité du traité. S'il n'est pas persuadé de cette puissance romaine, il considérera que la datation polybienne est anachronique et que le premier traité romano-carthaginois remonte en réalité au milieu du IVe siècle. On a écrit sur cette question des pages et des pages, pour ne pas dire des livres et des livres. Mais ces discussions ne font que « remuer la matière » : aucune des deux thèses ne s'impose par sa valeur intrinsèque. La thèse maximaliste est en fait celle de la tradition, dont elle pose au départ en quelque sorte la véracité (« la tradition dit le vrai ») ; l'autre est plus critique.

Tout cela pour dire qu'il n'est pas facile de démontrer rigoureusement la présence de noyaux d'histoire authentique dans le récit sur les rois dits étrusques. On a vu plus haut par quelques exemples concrets que quand on peut confronter l'annalistique à des données extérieures et (relativement) indépendantes, il apparaît vite que l'histoire authentique a été profondément transformée par la tradition, et qu'on ne peut donc pas faire confiance à cette dernière. La plus grande prudence s'impose donc lorsqu’on veut « passer de la Tradition à l’Histoire ».

Bref, il ne peut être question de considérer comme historiques la figure traditionnelle des derniers rois, leur succession et surtout le détail des réalisations dont la tradition crédite chacun d'entre eux, mais par rapport au constat établi pour la première partie de la Royauté, une différence sensible apparaît dans la tradition sur les derniers rois : la part de l'Histoire authentique commence à émerger, lentement toutefois, avec beaucoup de balbutiements et d'une manière relativement peu utilisable encore. Pour que l'Histoire prenne une place plus significative, il faudra attendre le récit des événements républicains.

Mais si tout dans la tradition n'est pas de l'Histoire, quels sont les autres ingrédients du récit ?

 

III. Et les autres ingrédients ?

Les autres ingrédients du récit sont substantiellement les mêmes que ceux identifiés lors de l'autopsie de la geste de Romulus : des schémas indo-européens, des motifs folkloriques, des éléments grecs, de nombreux anachronismes et beaucoup d'étiologies. Chaque type d’ingrédients pourrait faire l'objet d'un exposé spécifique, nourri de nombreux exemples. Je me limiterai à un parcours rapide, dans un terrain largement défriché lundi dernier.

A. Les motifs ethnographiques ou folkloriques

Il n'y a pas que la légende de Romulus à avoir accueilli des motifs dits ethnographiques (ou folkloriques, ou planétaires). À Servius Tullius aussi, sixième roi de Rome, la tradition attribue parfois une conception et une naissance hors normes. Je n’en ai pas encore parlé, mais certaines versions racontent que sa mère aurait été fécondée miraculeusement par un dieu (Vulcain ou le Lar familiaris du palais), qui s'était présenté à elle sous la forme d'un phallus surgi de la flamme même du foyer. Simple modalité particulière du mythe de la conception du héros. C'est que, pour les Romains, Servius Tullius était, lui aussi, un héros, qui pouvait, à bien des égards, apparaître comme un roi fondateur. Rien d'étonnant dès lors qu'il soit dans la tradition, avec Romulus, le seul à bénéficier d'un « récit des enfances ».

Il y a d'autres motifs du même type. L'épisode de l'ambassade à Delphes sous le dernier Tarquin est bien connu. Le voici d'après Tite-Live. Suite à un prodige qui l'inquiète et dont la nature exacte varie d'après nos sources, Tarquin le Superbe envoie deux de ses fils consulter l'oracle de Delphes. Ils emmènent avec eux, « plutôt comme bouffon que comme compagnon de voyage », Brutus, futur fondateur de la République, lequel à l'époque, par mesure de sécurité, contrefait le simplet. Brutus apporte comme présent à Apollon de l'or dissimulé dans un bâton de bois, « emblème énigmatique de son esprit ». Leur mission accomplie, les deux Tarquins demandent au dieu à qui reviendra le trône de Rome. La réponse de l'oracle est nette : « à celui d'entre vous, jeunes gens, qui, le premier, donnera un baiser à sa mère ». Seul Brutus comprend le sens profond de la phrase : « feignant de glisser et de tomber, Brutus touche de ses lèvres la terre, qui est évidemment la mère commune du genre humain ».

Le détail de l'or dissimulé dans un bâton peut être lu comme un symbole, illustrant une bonne partie de l'histoire même de Brutus, à savoir celle du sage qui contrefait le fou. Mais c'est un thème de folklore très répandu. Quant au lien avec la Souveraineté, sur lequel le motif du « baiser à la mère » est construit, il dépasse le monde strictement romain et puise probablement aussi ses racines lointaines dans le folklore.

B. L'héritage indo-européen

L'héritage indo-européen également est bien présent dans la tradition sur les derniers rois, à différents niveaux d'ailleurs. Je me limiterai à deux exemples : celui d’une structure d'ensemble très large et celui d’un micro-récit.

Structure large d'abord. Mon compatriote Claude Sterckx de l’Université de Bruxelles a repéré dans plusieurs traditions indo-européennes (Irlande, Scandinavie, Inde, voire Grèce), des récits sociogoniques rapportant la mise en place d'un monde partagé entre trois classes sociales (détenteurs de l'autorité sacrée, nobles guerriers, tiers état – vous aurez reconnu là les trois fonctions indo-européennes) et trois classes a-sociales (métèques, esclaves, étrangers hostiles). La caractéristique de ces récits est de chercher à prendre en compte, à côté ou en face des citoyens, d'autres groupes d'hommes qui, sans faire partie de la société de plein droit, n'en doivent pas moins être reconnus. Dans l'interprétation de mon collègue, les trois derniers rois de la tradition romaine pourraient fort bien représenter les « hors-classes », ces gens que l'anthropologie juridique romaine appelle les pérégrins (Tarquin l'Ancien, venu de Tarquinies), les esclaves (Servius Tullius, présenté par certaines versions traditionnelles comme « un esclave, né d'une esclave ») et les ennemis (le tyran Tarquin le Superbe). Claude Sterckx livre là une contribution originale et pénétrante, qui introduit l'héritage indo-européen au niveau de la structure de base du récit annalistique, du cadre général.

Un exemple maintenant de micro-récit. C'est la curieuse histoire des « hôtes entêtés » de Jupiter. De quoi s'agit-il ? Je serai ici un peu plus long.

Lorsqu'un des Tarquins veut construire sur le Capitole le grand temple de Jupiter, l'emplacement retenu est occupé par toute une série de petits sanctuaires ou autels élevés naguère en l'honneur d'autres dieux. Pour faire place à Jupiter, une « désacralisation » (exauguratio) s'impose. Les prêtres demandent l’avis des dieux en cause : ils obtiennent une réponse positive, sauf de deux d’entre eux. Deux dieux relativement secondaires dans le panthéon romain, Terminus et Iuuentas, « refusent » en effet de céder au dieu souverain la place qu'ils occupaient sur le Capitole. Qu'à cela ne tienne ! On ne les évacuera pas contre leur gré. On construira le grand temple à Jupiter, mais les deux résistants conserveront une chapelle à l'intérieur du sanctuaire.

Au sein de la religion romaine, cette « association simultanée de Iuuentas et de Terminus à Jupiter » n'a pas de sens clair et n'a pas reçu d'explication convaincante. Et pourtant c'est une réalité. On ne peut douter de l'existence de ces deux chapelles particulières dans le grand temple de Jupiter Capitolin.

Tout se clarifie lorsqu'on introduit dans le dossier des faits indo-européens, en l'espèce indo-iraniens. L'Inde védique par exemple connaissait, associés aux dieux souverains, Varuna et Mitra, plus étroitement au second qu'au premier d'ailleurs, deux « souverains mineurs », Aryaman et Bhaga. Aryaman est le patron des hommes « Arya », en tant que formant société, le second, Bhaga, la « part » personnifiée, est patron de la juste répartition des biens dans la société. Or, telle était bien à Rome la valeur ancienne des notions de iuuentas et de terminus : « la première, personnifiée, contrôle l'entrée des hommes dans la société et les protège tant qu'ils sont dans l'âge le plus intéressant pour l'État, iuuenes, iuniores ; le second, personnifié ou non, patronne ou marque la répartition des propriétés […] foncières », c'est la borne.

Il est probable que les Romains ne percevaient plus clairement la signification profonde de cette structure ; peut-être n'avaient-ils même plus conscience de son existence, mais le fait est là : Iuuentas et Terminus sont associés à Jupiter dans la matérialité même de son sanctuaire et, aux yeux du comparatiste, ils apparaissent comme les homologues romains des deux « souverains mineurs » de la tradition indo-européenne. Rome aurait donc conservé dans sa théologie une vieille conception indo-européenne qui associait le dieu de la première fonction à deux « souverains mineurs », et ces données théologiques très anciennes auraient été traduites dans l'annalistique sous la forme d'une anecdote pseudo-historique et interprétées comme un présage de stabilité et de jeunesse éternelles pour leur Ville.

C. L'influence de la tradition grecque

Des influences grecques se manifestent aussi dans la geste des derniers rois.

Parfois elles ne fournissent qu'un coloris particulier au récit. Ainsi l'influence de la Grèce ne paraît pas discutable dans le portrait que l'annalistique romaine trace de Tarquin le Superbe : il est manifestement modelé sur le type grec du tyran, dont il hérite des traits caractéristiques. Il en est de même pour la peinture des événements qui ont précédé la mort de Servius Tullius (l'histoire des deux Tulliae). La version de Tite-Live par exemple doit beaucoup de son coloris « tragique » à l'influence de la littérature grecque : en effet les drames des grandes maisons royales (Mycènes, Thèbes) semblent avoir inspiré le rédacteur.

Dans d'autres cas, ce que l'annalistique emprunte à la Grèce, ce n'est pas un « coloris » spécifique, mais des motifs narratifs, des ensembles en quelque sorte, déjà bien organisés chez les historiens grecs et qui se voient transplantés comme tels dans la pseudo-histoire de Rome. L'exemple suivant est tiré du récit annalistique de la prise de Gabies sous le dernier roi.

Gabies était une puissante ville latine voisine de Rome. Elle avait victorieusement résisté aux attaques de l'armée romaine. Un des fils de Tarquin le Superbe, Sextus, avait décidé de s'en rendre maître par la ruse. Faisant semblant d'être brouillé à mort avec son père, il avait ému les Gabiens et trouvé refuge chez eux, réussissant même à occuper dans la ville d'importantes fonctions politiques et militaires. À un certain moment, dissimulant toujours son jeu à Gabies mais hésitant sur la conduite à suivre, le jeune Tarquin avait dépêché un de ses hommes de confiance à Rome auprès de son père, pour lui demander conseil (Liv., I, 54, 6-9). Le tyran reçoit l'envoyé de son fils, mais il ne lui dit rien, se contentant de l'entraîner dans le jardin du palais, où il décapite, comme par distraction ou par jeu, les pavots les plus élevés. Interloqué, le messager retourne à Gabies, auprès de Sextus, et rapporte fidèlement de ce qu'il avait vu. Le fils comprend que son père lui suggère d'éliminer les citoyens les plus importants de sa cité d'accueil, ce qu'il fera.

En fait l’annalistique romaine s’inspire directement d'une histoire racontée par Hérodote. C'est Thrasybule, tyran de Milet, qui avait conseillé à Périandre, tyran de Corinthe (VIIe-VIe siècle), de tuer les Corinthiens les plus illustres, faisant dans un champ devant le messager de Périandre le geste de couper les épis les plus hauts. Le décalque est net.

D. Les enrichissements proprement romains

Mais ce n’est pas tout. Pour les derniers rois comme pour Romulus, l'essentiel des motifs venus habiller et enrichir le récit sont d'origine romaine, relevant non pas de l'histoire authentique, mais de l'anachronisme et de l'étiologie.

1. Les anachronismes

Je ne reviendrai pas sur la définition des anachronismes, sur leur date et sur leur fonction. J'en ai suffisamment parlé lundi dernier. Je dirai simplement que dans l'évolution de la tradition, certains anachronismes sont anciens, d'autres plus récents, et que leur fonction est très variable. Les uns peuvent n'avoir été introduits que pour « gonfler » un récit perçu comme trop squelettique, fonction d'amplification donc qu'ils partagent avec d'autres motifs d'origine diverse. D'autres répondent à des objectifs que nous identifions parfois avec précision (politiques, nationalistes, gentilices).

On trouve aussi des anachronismes dans la tradition sur les trois derniers rois. Ainsi, les événements politiques de la fin de la République, à savoir les affrontements entre populares (le parti du peuple) et optimates (le parti des nobles), ainsi que les luttes entre les grands imperatores du temps (Marius, Sylla, César, Pompée), se retrouvent, en filigrane en quelque sorte, dans la geste de Servius Tullius. Selon les sources, le sixième roi prend des allures de chef populaire ou de représentant des optimates. De même, la tradition sur les rois est nourrie de réflexions, de discussions, voire de « mises en scène », sur la meilleure forme de gouvernement, sur les relations du roi avec le sénat et avec le peuple, notamment sur l'importance respective du peuple et du sénat dans la désignation du roi. Tout cela ne traduit pas les préoccupations des Tarquins, mais celles des annalistes républicains, pris dans le tourbillon violent des luttes politiques de leur temps et qui projettent ces dernières dans le passé lointain. Bref on assiste à une interaction constante entre les événements des derniers siècles de la République et le récit traditionnel qui en reflète les tensions. L'objectif poursuivi par ces anachronismes relève de l'idéologie politique.

Les anachronismes s'expliquent au fond par les besoins de toute espèce que la tradition rencontre au fil de son évolution : besoin de servir une certaine idéologie, ou la cause d'un parti politique, besoin de valoriser certaines grandes familles, besoin, plus nationaliste, de glorifier Rome, sa force, son ambition à la suprématie universelle. La satisfaction de tous ces besoins a introduit, généralement sur des points précis du récit traditionnel, des additions et des adaptations, très souvent bien visibles encore et qui ont contribué à faire évoluer le récit. La tradition, réalité vivante redisons-le encore, est apte à s'adapter avec souplesse à tous les besoins et à toutes les situations.

Quelques mots maintenant sur la manière de déceler les anachronismes présents dans le récit traditionnel. C'est souvent l'archéologie qui permet de poser le diagnostic. C'est le cas par exemple pour les informations qui attribuent aux derniers rois des constructions prestigieuses, comme les gradins du Grand Cirque, ou un réseau complexe d'égouts souterrains (la cloaca maxima), ou une enceinte de pierre tout autour de Rome. Il en a été question plus haut. La tradition a sans vergogne attribué aux derniers rois des réalisations de date très postérieure. Il s'agissait de montrer que très tôt Rome avait été une très grande ville.

Plus délicats à identifier sont les anachronismes qui touchent aux institutions sociales et politiques. Mais même alors, la recherche moderne peut se révéler unanime. Aujourd’hui aucun Moderne ne datera du règne de Servius Tullius le tableau de l'organisation centuriate, la célèbre discriptio classium (ou centuriarum), telle qu'elle apparaît chez Tite-Live, chez Denys ou chez Cicéron. La tradition a mis sous le nom de Servius Tullius un système qui était, en gros, celui du IIIe siècle avant Jésus-Christ.

Dans un certain nombre de cas, le jugement d'anachronisme est facile à porter et rencontre l'accord quasi unanime des chercheurs. L'idéal est que des éléments extérieurs au récit traditionnel puissent intervenir pour emporter la décision. Sur d'autres dossiers par contre, les Modernes sont partagés, les uns affirmant le caractère authentique d'une information traditionnelle, les autres y voyant un anachronisme. Ainsi, pour revenir un instant sur la geste de Romulus, j'ai développé dans mon exposé de lundi dernier l'idée que le conflit romano-sabin des origines de Rome serait le reflet anachronique des conflits romano-sabins du début de la République, mais sur ce point de détail, la recherche reste encore aujourd'hui divisée. Pour certains collègues, partisans d'une lecture davantage « historicisante » de la tradition, on serait en présence d'un noyau d'histoire authentique.

Cette dualité d'interprétation (histoire authentique ou anachronisme) se manifeste, plus ardemment encore peut-être, à propos du motif, récurrent dans la tradition annalistique, de l'hégémonie de Rome sur le Latium, qu'il s'agisse non seulement des rois étrusques mais aussi des rois préétrusques.

La tradition fait en effet état, presque sous chaque règne (depuis Tullus Hostilius en tout cas), de cette supériorité de Rome sur le Latium, supériorité qui peut s'exprimer de différentes manières. Il s'agit souvent d'une éclatante victoire de Rome sur les Latins, éventuellement suivie d'une soumission, par traité, de l'ensemble du nomen Latinum, mais on rencontre aussi d'autres formes ; c'est le cas par exemple de la création sous Servius Tullius d'un sanctuaire fédéral à Diane.

Que faut-il penser du motif de la domination de Rome sur le Latiumà la période étrusque ? Anachronisme ? Noyau d'histoire authentique ? Pour les règnes préétrusques, on penche en général pour la solution de l'anachronisme. Mais pour la période dite étrusque de Rome, la recherche moderne est divisée. Les uns croient que, dès la période étrusque, Rome avait soumis l'ensemble du Latium. D'autres sont sceptiques et arguent du nationalisme exacerbé qui caractérise l'annalistique pour interpréter la notice comme un anachronisme. Pour eux, la soumission définitive des Latins à Rome n'aurait été acquise, dans l'histoire, qu'au IVe siècle. Ils sont dès lors tentés d'expliquer par le mécanisme de l'anticipation cette série récurrente de victoires, soumissions et traités. En réalité, en l'absence de données qui viendraient, de l'extérieur, confirmer ou infirmer la vision annalistique, il n'est pas facile de trancher.

Quoi qu'il en soit des discussions de détail, nous sommes sûrs que des anachronismes de toute nature ont contribué à nourrir le récit, à l'étoffer, à lui donner du corps. Il était en effet indispensable de « romaniser » en profondeur les cadres hérités et dont certains étaient en quelque sorte « intemporels ». N'oublions pas non plus cette particularité de la mentalité romaine : plus c'est ancien, plus c'est important et mieux c'est. En l'espèce, Rome avait intérêt à faire remonter sa suprématie le plus loin possible dans le passé. Dans l'Énéide de Virgile, les Latins de Turnus avaient déjà dû se soumettre à Énée.

2. Les étiologies

Mais les anticipations anachroniques ne sont pas les seuls éléments romains à être venus enrichir le squelette du récit. La tradition sur les derniers rois contient aussi d'innombrables étiologies. Je ne reviendrai plus sur la définition de l'étiologie, sur son importance, sur ses fonctions et sur ses points d'ancrage dans le récit. Il en a été question précédemment. J’ai dit aussi que la plupart des étiologies font intervenir une personnalité importante de la tradition, généralement un des rois, qui joue ainsi le rôle d'auctor. C'est lui qui est censé être à l'origine de telle ou telle institution, de telle ou telle coutume, de tel ou tel monument. J’ai dit encore que le point d'ancrage de ces histoires, les créateurs de la tradition avaient tendance à le situer loin dans le passé. Étiologie et vieillissement en effet vont souvent de pair, car à Rome, plus une chose est ancienne, plus elle est digne de vénération et de respect.

On comprend fort bien dans ces conditions que les responsables de la pseudo-histoire royale aient par exemple attribué à Romulus la création d'une série d'institutions politiques considérées comme fondamentales (le sénat, les curies, les premières tribus, le patriciat, etc.), et qu'ils aient considéré Numa comme le fondateur de presque toutes les institutions religieuses de base (le calendrier, les fêtes, les cérémonies, les sacerdoces principaux, etc.). Rien d'étonnant dans ces conditions que Servius Tullius - autre roi fondateur, ne l'oublions pas - ait également joué un grand rôle en matière institutionnelle : on vient d'évoquer la constitution qui a été mise sous son nom. La tradition lui attribue aussi la création des tribus « nouvelle manière » et des régions ; elle le met en rapport avec le pomerium, avec le census, avec la monnaie, plus largement même, avec un système général de poids et mesures. Que de nombreuses créations institutionnelles se soient « accumulées » sur sa tête se comprend assez bien. Dans le groupe des trois derniers rois, il était en effet, pour l'annalistique romaine officielle précisons-le, le seul Latin d'origine. Rien d'étonnant dès lors qu'on l'ait crédité de toute une série d'institutions importantes, mais senties toutefois par la mentalité romaine comme moins anciennes que celles que cette même tradition avait attribuées aux deux premiers rois. Bref, dans la tradition, Romulus, Numa et Servius sont les trois plus prestigieux responsables des institutions romaines. Mais ce n'est pas de l'Histoire, c'est de l'étiologie.

En guise de synthèse

L'heure avance, mais il ne faudrait pas que nous nous séparions sans faire quelques observations générales.

Première observation. L'étude des constituants, qui a été notre angle d'attaque, est moderne. Aux yeux des Anciens, le récit sur les rois apparaissait comme un « long fleuve tranquille », riche en variantes certes, mais unitaire en profondeur, et dans lequel tout, ou presque tout, était perçu non seulement comme historique et comme significatif, mais aussi comme proprement romain : c'était l'histoire de Rome, leur histoire. Rédacteurs, adaptateurs et lecteurs se préoccupaient très peu de l'origine des motifs qui s'y trouvaient. Ils faisaient substantiellement confiance au récit, sans réaliser comme nous que ce qu’il lisait représentait le résultat de plusieurs siècles d'enrichissements et d'adaptations d'origine diverse. De la même manière, celui qui parle une langue déterminée ne sait généralement pas que les mots qu'il utilise ont des origines linguistiques variées.

On n'oubliera donc jamais que les distinctions que nous avons tenté d'établir au fil de ces deux leçons entre ce qui peut être historique et ce qui ne l'est pas, entre motifs planétaires, héritage indo-européen, données grecques, anachronisme, étiologie sont le résultat d'un effet d'optique. C'est parce que nous plaçons entre le texte ancien et nous une sorte de prisme que nous pouvons espérer identifier la nature des constituants et leur origine. Pareille opération est moderne et artificielle, mais nous avons la faiblesse de croire qu'elle présente de l'intérêt pour l'historien, historien des légendes, des mentalités ou tout simplement des événements.

Deuxième observation. La geste des rois dits étrusques apparaît fabriquée avec les mêmes ingrédients fondamentaux que celle des premiers rois. À une différence près toutefois, et de taille : des noyaux d'histoire authentique sont maintenant présents dans les récits, même s'ils ne se révèlent qu’au terme d’un long et difficile travail de « décodage ». L'Histoire (avec un grand H), encore silencieuse dans la geste de Romulus, émerge donc lentement, et c'est l'essentiel. Il ne faut cependant pas se bercer d'illusions : les textes de Tite-Live, pour prendre l'exemple du grand historien augustéen, ne représentent pas une source historique fiable ; ils ne peuvent pas servir sans plus à reconstruire l'histoire de la Rome royale. Ce sont essentiellement des créations littéraires, qui relèvent de l'imaginaire plus que de l'histoire. En d'autres termes, ils nous informent non pas sur ce qui s'est réellement passé dans la Rome des VIIIe, VIIe ou VIe siècles avant notre ère, mais sur la manière dont, des siècles et des siècles après les événements, les Romains s'imaginaient et se représentaient l'histoire de leurs origines et de leurs rois. Fondamentalement on est dans l’Imaginaire.

Il serait donc erroné de faire une lecture prioritairement historique ou historicisante de la tradition sur les origines de Rome et sur les rois. L'historien qui veut reconstruire le lointain passé ne peut aborder la tradition qu'en s'entourant d'extrêmes précautions. Il ne peut utiliser les textes qu'en s'imposant des exigences de méthode rigoureusement mises au point et strictement appliquées. On ne peut se promener dans les récits traditionnels, comme le chaland dans un super-marché ; pas question d'accepter tel motif comme historique, de rejeter tel autre comme fictif, sans définir et expliciter son système de choix. Dans la théorie, on ne peut faire l'économie d'un discours de la méthode, et dans la pratique la fantaisie, l'arbitraire et l'incohérence ne sont pas de mise.

On a vu que livrée à elle-même, la tradition annalistique, compte tenu de ses caractéristiques particulières, ne peut pas être d'un grand secours pour l'historien. Pour la lire et l'interpréter correctement, ce dernier a besoin d'aides extérieures et indépendantes. Plusieurs disciplines, dont l'archéologie, lui fournissent heureusement de précieuses informations. Mais cette dernière aussi doit être utilisée prudemment. Le but de l'archéologie n'est pas de « servir de béquilles » à la tradition, en lui apportant des pseudo-confirmations. Malheureusement, elle l'a souvent fait et continue à le faire, parce que tous les archéologues ne sont pas des spécialistes de la littérature et n'ont pas toujours non plus une formation d'historien : certains se fourvoyent dans leurs reconstructions historiques parce qu'ils tentent d'interpréter leurs trouvailles à la lumière d'une tradition littéraire dont ils ne saisissent ni la nature ni les spécificités, et qu'ils lisent au premier degré.

Troisième observation générale. Une réflexion comme celle que nous avons menée pendant ces deux leçons dépasse la question des origines et des premiers siècles de Rome. Elle s’impose en fait chaque fois que le chercheur, à la recherche de l'Histoire (de ce qui s'est réellement passé) doit utiliser des récits écrits bien après les événements qu'ils racontent. Cela vaut aussi par exemple (et l'énumération n'est pas exclusive) pour Josué, Moïse, les Patriarches d'Israël, dans le Pentateuque ; cela vaut pour les rois d'Argos et d'Athènes ; cela vaut pour les premières dynasties chinoises ou japonaises ; cela vaut pour les chroniques consignées dans le Popol Vuh, la Bible du peuple Maya-Quiché. Dans tous ces cas, l'historien dispose surtout de textes littéraires et tardifs. C'est là qu’il trouve les données les plus riches, les plus précises et les plus détaillées. Bien sûr il a également à sa disposition d'autres sources d'informations (je songe en particulier à l'archéologie), mais les témoignages fournis par ces dernières sont plus éclatés, plus ponctuels, moins parlants, et souvent aussi d'interprétation très délicate. Quelle place la reconstruction des faits doit-elle accorder à ces sources non littéraires, et comment se présente leur rapport avec les textes ? Comment en d'autres termes l'historien va-t-il procéder dans ces cas-là pour « reconstruire l'Histoire » ? Ce sont là, je crois, des questions importantes, et ce que nous apprend, sur le plan de la méthode, le cas des origines et des premiers siècles de Rome est transférable à d’autres secteurs de la recherche historique.

Quatrième et dernière observation. Les récits sur les origines de Rome, tout comme d’ailleurs les textes bibliques que j’évoquais à l’instant, sont des sujets dont les implications idéologiques sont importantes.

Rares sont dans notre domaine les sujets idéologiquement neutres, mais tant l'histoire primitive d'Israël que celle des origines de Rome sont réputées pour la forte charge idéologique qu'elles véhiculent. Pendant longtemps, les biblistes ou exégètes ont considéré l'histoire primitive d'Israël comme une chasse gardée, les historiens et les archéologues n'étant pas toujours les bienvenus, sauf lorsque les premiers se bornaient à proposer une histoire qui paraphrasait l'Ancien Testament et que les seconds travaillaient essentiellement à mettre en évidence de prétendues « confirmations archéologiques » de la véracité du récit biblique. Les origines de Rome sont un autre sujet sensible. Comme l'écrivait Michel Serres, Rome est, avec Athènes et Jérusalem, une de nos trois villes-mères. On ne touche pas impunément à des mères. Les réticences dont je parlais à l'instant manifestée par certains milieux bibliques devant la libre recherche actuelle des historiens et des archéologues se retrouve, mutatis mutandis, dans la question des origines et des premiers siècles de Rome. Dans plusieurs cercles - notamment italiens -, il est encore aujourd'hui politiquement incorrect, et du politiquement incorrect, on passe vite au scientifiquement incongru, de jeter le doute sur l'historicité de certaines grandes figures ou de certains grands événements de la Rome des premiers siècles, leur historicité, pourrait-on dire, « allant de soi », constituant une sorte de « postulat », qui, par définition, n'a pas à être démontré.

Oserais-je vous faire part in fine d’un sentiment personnel ? En étudiant les origines de Rome, j’ai eu à de nombreuses reprises l’impression que poser des questions sur la valeur de la tradition, s’interroger sur le caractère historique de certains épisodes présents dans les grands récits, et surtout mettre en doute leur historicité, c’était un peu comme s’attaquer aux textes fondateurs d’une doctrine philosophique ou d’une croyance religieuse. Écrire que, compte tenu des caractéristiques mêmes de notre documentation, il est difficile de croire sans plus (senz’altro) à la réalité des personnages et des réalisations de Romulus, de Numa Pompilius ou de Tullus Hostilius, penser que la réalité d’une importante présence sabine aux origines de Rome est indémontrable, oser dire que la Rome des derniers rois étrusques ne contrôlait peut-être pas dans l’histoire le vaste territoire que lui attribue la tradition, tout cela est ressenti, dans certains milieux, comme aussi incongru et déplacé que mettre en cause, dans des cercles de fidèles et de convaincus, les textes fondateurs du catholicisme, ou de l’Islam, ou de la psychanalyse, ou naguère du marxisme.

L’histoire des origines et des premiers siècles de Rome est une matière délicate, comme l’histoire primitive d’Israël, et cela à cause de leur charge idéologique. Le livre récent d’I. Finkelstein et N. Silbermann (La Bible dévoilée, 2002), qui a eu le mérite de montrer comment les découvertes archéologiques, strictement interprétées, obligeaient à repenser sur de nombreux points la problématique traditionnelle, a été très mal accueilli dans certains milieux, où ils ont notamment été accusés d’attaquer Israël et de servir la cause palestinienne. On n’en est heureusement pas là pour l’histoire des origines de Rome. Mais il reste qu’il n’est pas toujours bien vu de s’attaquer à un mythe fondateur, et celui dont nous nous sommes occupés pendant ces deux leçons en est un. Il s’agit en effet des fondements de l’histoire de Rome, de l’Italie, et un peu aussi de notre civilisation occidentale.

Nous le verrons mieux encore lundi prochain, où le dernier exposé intitulé (Les Troyens aux origines des peuples d'Occident, ou les fantasmes de l'Histoire) nous fournira quelques beaux exemples de parenté imaginaire et d'idéologie politique dans l’Antiquité et dans Occident médiéval et moderne. Vous y retrouverez à l’œuvre, bien active, l’extraordinaire puissance de l’Imaginaire.


FEC - Folia Electronica Classica  (Louvain-la-Neuve) - Numéro 12 - juillet-décembre 2006

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