TACITE : Agricola - Germanie - Débat sur les orateurs (Accueil - Introduction - Page précédente - Page suivante)
Traduction nouvelle avec notes par Danielle De Clercq (Mars 2008)
3. L ÉLOQUENCE EST-ELLE EN DÉCLIN ? (XIV-XXVII) (3e partie)
Maternus rappelle à Messalla sa promesse d'analyser les causes du déclin de l'éloquence (XXIV)
Maternus : Reconnaissez-vous la force et le feu de notre cher Aper ? Quel torrent de paroles, quelle fougue pour défendre notre époque ! Quelle abondance d'arguments, quelle variété pour étriller les anciens ! Que de talent, que d'inspiration! Mieux, que d'érudition et de savoir-faire leur a-t-il emprunté pour les retourner aussitôt contre eux-mêmes !
Quoi qu'il en soit, Messalla, ta promesse doit demeurer inchangée. 2. Non, nous ne réclamons pas un défenseur des anciens et, tout en venant d'être loués, nous ne comparons aucun d'entre nous à ceux auxquels Aper s'en est pris. Lui-même d'ailleurs ne pense même pas ainsi, mais, suivant l'usage ancien souvent pratiqué par nos philosophes, il s'est attribué le rôle du contradicteur.
3. C'est pourquoi, expose-nous non pas un éloge des anciens – car leur renommée s'en charge assez ! – mais les raisons pour lesquelles nous avons tant reculé par rapport à leur éloquence, vu surtout que le temps écoulé depuis l'assassinat de Cicéron jusqu'aujourd'hui ne totalise que cent vingt années.
XXV. 1. Messalla : Je suivrai le schéma que tu viens de tracer, Maternus. En effet, je n'ai pas à répliquer longuement à Aper, qui d'abord, si je ne me trompe, a soulevé une discussion de terminologie : on appellerait plutôt à tort anciens ceux dont on sait qu'ils ne remontent qu'à une centaine d'années.
2. Or pour moi la discussion ne porte pas sur la terminologie. Qu'il les appelle soit anciens soit ancêtres, soit qu'il préfère encore un autre nom, pourvu qu'il reconnaisse que l'éloquence de leur époque était supérieure. Je ne m'oppose même pas à cette partie de son exposé si (crux)...il reconnaît d'emblée que plusieurs formes d'éloquence se sont présentées même au cours du même siècle, à plus forte raison au cours de siècles différents.
3. Mais, de même que parmi les orateurs athéniens un rôle de premier plan est attribué à Démosthène, qu'Eschine, Hypéride, Lysias et Lycurgue le suivent de tout près, que sans conteste cette génération d'orateurs est la plus appréciée, de même chez nous Cicéron a certes dévancé tous ses autres contemporains doués pour l'éloquence, mais d'autre part Calvus et Asinius et César et Brutus sont à juste titre préférés aussi bien à leurs prédécesseurs qu'à leurs successeurs.
4. Qu'importent leurs particularités, puisqu'ils s'accordent sur le caractère général. Calvus est plus ramassé, Asinius plus cadencé, César plus éblouissant, Caelius plus mordant, Brutus plus compassé, Cicéron est plus passionné et plus épanoui et plus vigoureux. Tous cependant respirent la même bonne santé de l'éloquence, de telle sorte que, si on consultait tous leurs discours à la fois, on saurait que, malgré des aptitudes différentes, il y a pour ainsi dire similitude et parenté de jugement et de tendance.
5. En effet, s'ils se sont tour à tour critiqués – quelques critiques aussi sont insérées dans leurs lettres qui dévoilent leur malveillance réciproque –, cela relève non d'une insuffisance sur le plan oratoire, mais humain. 6. En effet je crois que Calvus et Asinius et Cicéron lui-même ont souvent été jaloux et envieux, et qu'ils étaient accablés de tous les autres défauts de la faiblesse humaine. Je pense que, seul parmi eux, Brutus a dévoilé le fond de sa pensée ni par malveillance ni par jalousie, mais en toute simplicité et sincérité. 7. Lui, aurait-il pu être jaloux de Cicéron, alors qu'il ne me semble même pas avoir été jaloux de César ?
Concernant Servius Galba et Gaius Laelius et d'autres orateurs plus anciens qu'Aper n'a pas renoncé à persécuter, ils n'ont pas besoin de défenseur, puisque je leur reconnais certains défauts inhérents à une éloquence encore naissante et pas assez aboutie.
XXVI. 1. D'ailleurs si, sans faire allusion à ce genre oratoire parfait et le plus achevé, il me fallait choisir une forme d'éloquence, je préfèrerais, par Hercule, la passion de Gaius Gracchus ou la maturité de Lucius Crassus aux afféteries de Mécène ou au clinquant de Gallion. Il vaut bien mieux vêtir l'éloquence d'une toge de tissu grossier que des atours hauts en couleurs d'une courtisane. 2. Non, il n'est pas digne d'un orateur, à plus forte raison, par Hercule, il n'est pas viril, ce raffinement que la plupart des plaideurs de notre temps adoptent, de telle manière qu'avec le libertinage de leur vocabulaire, l'insignifiance de leurs idées et leur présentation anarchique ils évoquent des mélodies d'histrions. 3. Ainsi – mais cela ne devrait être qu'à peine entendu, – la plupart se vantent, – que dis-je ? – ils tirent éloge et gloire, se croyant doués, de ce que leurs brouillons soient chantés et dansés ! De là, cette rengaine odieuse et intempestive, mais pourtant envahissante (crux)....qui dit de nos orateurs qu'ils parlent langoureusement et des histrions qu'ils dansent avec éloquence.
4. Certes, je ne refuserais pas à Cassius Severus – le seul que notre cher Aper a osé citer –, s'il était comparé à ceux qui vécurent après lui, l'appellation d'orateur, quoique dans la plupart de ses discours il se fait plus fielleux que sanguin. 5. Car il est le premier à dédaigner le plan d'un exposé, il rompt avec la réserve et la retenue du vocabulaire. Incapable aussi de bien présenter les armes mêmes dont il se sert, souvent abattu tout en ne pensant qu'à blesser, il ne livre pas bataille, il en vient aux mains. 6. Mais, comme je l'ai dit, par comparaison avec ses successeurs, la variété de son érudition, le charme de son esprit spirituel et la vigueur de ses qualités font qu'il dépasse de beaucoup tous les autres, dont Aper ne s'est pas risqué à citer quiconque pour les conduire, dirais-je, au front.
7. Personnellement, je m'attendais à ce qu'Aper, après avoir blâmé Asinius et Caelius et Calvus, nous fît s'avancer un autre bataillon et qu'il citât davantage ou, du moins, tout autant d'orateurs, parmi lesquels nous opposerions qui à Cicéron, qui à César avant d'autres affrontements singuliers. 8. En réalité, content d'avoir dénigré des orateurs anciens en les citant nommément, il n'a osé louer aucun de leurs successeurs, sinon d'une façon générale et dans leur ensemble. Il craignait, à mon avis, d'en blesser beaucoup, s'il n'en avait retenu que quelques-uns. 9. Combien en effet de déclamateurs ne se gaussent-ils pas de leur propre conviction et ne se rangent-ils pas devant Cicéron, mais nettement après Gabinianus ? Mais moi je ne craindrai pas de les citer un à un, pour montrer plus facilement, en les proposant comme exemples, l'évolution qu'a suivie l'éloquence pour s'affaiblir et s'amoindrir...
Maternus rappelle Messalla à la question (XXVII)
XXVII. 1. Maternus : Laisse tomber et remplis plutôt ta promesse ! Non, nous ne te demandons pas de conclure que les anciens sont plus habiles à parler. Pour moi, du moins, c'est incontestable! Mais ce sont les raisons de leur supériorité que nous recherchons. Tu en traites assez souvent, comme tu l'as dit, mais tout en étant nettement plus calme et moins en colère contre l'éloquence de notre époque. Mais... Aper ne t'avait pas encore heurté en s'en prenant à tes chers ancêtres !
2. Messalla : Mais je ne suis pas heurté par le point de vue opposé que soutient mon ami Aper ! Et vous-mêmes, il ne faudra pas vous sentir heurtés, si quelque chose venait à vous écorcher les oreilles, puisque vous connaissez la règle d'entretiens de ce genre : émettre son jugement sans prendre en compte de blesser des susceptibilités.
3. Maternus : Continue ! Et, puisque tu parles de ceux d'autrefois, vas-y avec la liberté d'autrefois, où notre recul se marque bien plus que dans l'éloquence !
Haut de page - Accueil - Introduction - Page précédente - Page suivante