Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, I, p. 427b-439a

Édition : A. Borgnet (1864) ‒ Présentation nouvelle, traduction et introductions de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2017)

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 sous tibère : PILATE - VESPASIEN - VéRONIQUE - ALBAIN - Vierge Marie - Pentecôte - saint Paul [Myreur, p. 427b-439a]

Ans 33-37

 

Introduction  [sommaire] [texte]

À l'exception de quelques notices sur des événements postérieurs à l'Ascension (p. 430), l'ensemble du fichier est consacré au sort de Pilate. La perception de la figure et du rôle de Pilate a fort évolué au fil des siècles et la chose est sensible dans les textes relatifs à ce personnage. Chez les évangélistes déjà, le récit de Jean (XVIII, 28 à XIX 16) rapporte des échanges de propos entre Pilate et Jésus, absents des synoptiques. Mais ce sont surtout les nombreux apocryphes, regroupés parfois aujourd'hui sous l'appellation de « Cycle de Pilate », qui fournissent l'essentiel de nos informations sur cette évolution.

Un certain nombre d'entre eux sont présentés en traduction française dans les Écrits apocryphes chrétiens II, 2005, p. 241-367. Outre l'Évangile de Nicodème, abondamment évoqué précédemment et connu aussi sous le nom d'Actes de Pilate, on y trouve successivement le Rapport de Pilate à Tibère, la Réponse de Tibère à Pilate, la Comparution de Pilate, la Déclaration de Joseph d'Arimathée et la Lettre de Pilate à l'empereur Claude. Les introductions données pour chacun d'eux sont très éclairantes.

Mais il existe aussi d'autres textes apocryphes, non repris dans le volume des Écrits apocryphes chrétiens II et également dignes d'intérêt. L'ensemble fait apparaître une ligne de fracture ‒ sinon totale du moins assez nette - entre deux visions fort différentes. « D'une manière générale, les chrétiens de langue grecque et les chrétiens orientaux ont eu tendance à présenter le gouverneur romain sous un jour favorable et à reporter sur les Juifs toute la responsabilité de la crucifixion » (Écrits apocryphes chrétiens II, p. 245). Certains textes (comme le Martyre de Pilate, non repris dans les Écrits apocryphes chrétiens) envisagent même que Pilate a été crucifié, comme le Christ, par les Juifs ; il a sa tombe dans la vallée du Nil où il est vénéré comme un saint (Écrits apocryphes chrétiens II, p. 246). « À l'opposé, l'Occident latin ne cherche pas à disculper Pilate de la crucifixion de Jésus ; au contraire, il se le représente de façon négative, au fil de récits narrant son enfance et sa mort » (Écrits apocryphes chrétiens II, p. 246). C'est, assez naturellement, cette vision occidentale qui est présente dans Ly Myreur.

Pour en revenir aux passages qui nous occupent, Jean a été influencé par deux chapitres différents de La légende dorée de Jacques de Voragine, le chapitre 51 sur La Passion du Seigneur et le chapitre 63 consacré à saint Jacques apôtre.

Le chapitre 51 contient (p. 277-281, éd. A. Boureau) le récit de la vie de Pilate, de sa naissance à son suicide, en passant par son séjour dans l'île de Pontos, ses rapports avec Hérode, puis avec Tibère. On y trouve également un récit de la maladie de Tibère, miraculeusement guéri à la vue du portrait de Jésus sur le voile porté par Véronique, une dame que Volusien, un familier de l'empereur, lui avait amenée de Jérusalem.

L'autre texte du même Voragine, tiré cette fois du chapitre 63 (p. 358-359), met en scène un autre personnage (non pas Tibère, mais Vespasien), un autre lieu (la Galatie et non Rome), une autre maladie (très spécifique et étroitement liée au nom même de Vespasien, qui aurait souffert de la présence de guêpes, vespae, dans les narines), un autre émissaire (de Pilate et non de Tibère) portant un autre nom (non pas Volusien, mais Adrien ou Albin), ainsi qu'un autre moyen de guérison (non un portrait du Christ mais simplement une déclaration de croyance en Jésus). Apparemment, il existait deux récits différents que Jean ou sa source aurait tenté d'intégrer plus ou moins bien. La question est très complexe et nous n'entrerons pas dans les détails de l'origine de ces récits et de leur développement. Ils sont liés à la légende de Véronique et de la « Sainte Face », une légende sur laquelle bien des choses ont été écrites.

Sur la légende de Véronique, on verra en particulier les articles récents de R. Gounelle, Les origines littéraires de la légende de Véronique et de la Sainte Face : la Cura sanitatis Tiberii et la Vindicta Salvatoris, Turin, 2011, p. 231-251, ainsi que J.-M. Sansterre, Variation d'une légende et genèse d'un culte, etc., Toulouse, 2013, p. 217-231. Comme l'indique le premier titre, deux traités apocryphes, la Cura sanitatis Tiberii (« La guérison de Tibère ») et la Vindicta Salvatoris (« La Vengeance du Sauveur ») sont en cause. La tradition de la Vindicta comporte deux recensions qui se distinguent notamment par le nom du personnage envoyé par Tibère à Jérusalem. La recension la mieux connue fait intervenir un certain Volusien (« recension volusienne ») : c'est celle dont on trouve la traduction dans les Écrits apocryphes chrétiens II, 2005, p. 369-398. L'autre (« recension non volusienne ») ne connaît pas ce personnage. En fait, elle se présente sous plusieurs formes, « encore inédites » (R. Gounelle, p. 241). Vraisemblablement l'une d'entre elles a influencé le récit de Jean d'Outremeuse, dans lequel le chargé de mission de Tibère s'appelle Albin.

Quoi qu'il en soit, dans le premier récit, le chroniqueur liégeois présente un Vespasien qui semble être, en la terre de Galisse, sires et roy, sans aucune référence à l'empereur Tibère, alors que pour Jacques de Voragine, modèle de Jean d'Outremeuse, « Vespasien gouvernait la Galatie au nom de l'empereur Tibère ». Mais ce « roi de Galatie » est le même personnage que le futur empereur Vespasien. Ses liens étroits avec Rome apparaissent dans la suite du Myreur (p. 437), lorsqu'il apparaît au conseil impérial de Rome, où, « comme roi de Galatie, il était venu prendre congé de l’empereur avant de partir détruire la Judée et tous ses habitants. » Il ne semble pourtant pas que, dans l'Histoire, celui qui deviendra Imperator Caesar Vespasianus Augustus ait exercé une quelconque fonction en Galatie, et il ne semble pas non plus, dans la Géographie cette fois, que la Galatie, une région centrale d'Asie Mineure ait pu accueillir un voyageur se rendant par mer de Jérusalem à Rome. Dans le Myreur, le récit de Vespasien se poursuit à la p. 450, qui rappelle sa ferme intention d'aller venger la mort de Jésus.

Faut-il préciser que, dans l'Histoire, Tibère ne s'est jamais converti au Christianisme et que tout ce que Jean raconte ici sur le jugement de Pilate et sa mort appartient à la légende ?

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Sommaire

Lettre de Pilate à Tibère : Pilate se disculpe et rend les Juifs responsables de la mort de Jésus, le ressuscité - Le messager, Adrien/Albin, détourné par une tempête n'arrive pas à Rome mais en Galatie, où règne Vespasien - Guérison de Vespasien, persuadé par Albin de croire en Jésus - Retour du messager en Judée

Digression : Après l'Ascension : La Vierge Marie et les apôtres - La Pentecôte et la mission des différents apôtres - Conversion de saint Paul

Véronique : Tibère malade demande à Pilate, par l'intermédiaire d'Albain, de lui envoyer le guérisseur Jésus - Pilate tergiversant, Albin cherche lui-même Jésus - Véronique parle à Albin de Jésus et de son portrait - Véronique et Albin emportent à Rome le portrait de Jésus (35-36)

* Guérison de Tibère : Albin fait son rapport à Tibère - Tibère guérit grâce au portrait de Jésus - Tibère, acquis à Jésus, se heurte aux sénateurs romains - Véronique rentre en Judée et Pilate est emprisonné à Rome (35-37)

* Le portrait de Jésus confirmé par un écrit de saint Pierre

* Mort de Pilate : Jugement de Pilate arbitré par Vespasien - Pilate, d'abord protégé par la sainte tunique, est tué par Vespasien et jeté dans le Tibre (37)

Les restes de Pilate, agités par les diables, sont indésirables et maléfiques : Du Tibre dans le Rhône et à Géhenne - Dans un puits nauséabond à Lausanne - Précisions divergentes, d'après Martin d'Opava

* Vespasien veut venger la mort de Jésus

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Lettre de Pilate à Tibère : Pilate se disculpe et rend les Juifs responsables de la mort de Jésus, le ressuscité - Le messager, Adrien/Albin, détourné par une tempête n'arrive pas à Rome mais en Galatie, où règne Vespasien - Guérison de Vespasien, persuadé par Albin de croire en Jésus - Retour du messager en Judée

 [p. 428] [Pylate escript à l’emperere la mort Jhesu-Crist] Adont s'avisat Pylate qu'ilh escriroit lettre à Tybeir Cesar où tout le fait seroit, et soy escuseroit en ses lettres ; se fist une lettre où ilh disoit enssi :

 [p. 428] [Pilate écrit à l’empereur à propos de la mort de Jésus] Pilate décida d'écrire à Tibère César une lettre dans laquelle il décrirait tout ce qui s’était passé et se justifierait ainsi lui-même. Il y disait ceci :

[La lettre] « Je Ponche-Pylate mande à monsaingnour Cesar Tybeir, roy et emperere, salus. Com ilh soit avenus, y n'at gaires, que je ay esproveit l'envie des Juys, et que ilhs, et cheaz qui venront apres eaux, sont dignes de crudeile dampnation ; car com leurs peires euwissent unc Dieu, et Dieu leur promesist que ilh leurs envoiroit son fis en terre, qui seroit leurs drois roy, lequeile ilh leur promist à naistre de une vergue ; chi Dieu nasquit y n'at gaires, ilh at environ de XXXIII ans, et regnoit par Judée de temps que j'ay esteit privoste, et oussi devant.

[La lettre] « Moi, Ponce Pilate, j'envoie mon salut à mon seigneur César Tibère, roi et empereur. Il m'est arrivé dernièrement d'éprouver de la haine pour les Juifs : ceux d'aujourd'hui et ceux qui viendront après eux sont dignes d’une sévère condamnation. Leurs pères avaient un Dieu, et ce Dieu leur avait promis d'envoyer sur la terre son fils, qui serait leur véritable roi ; il avait aussi promis que ce fils naîtrait d’une vierge. Ce Dieu naquit, il y a environ trente-trois ans et régna en Judée avant l'époque et pendant le temps où j’en ai été le prévôt.

Et les Juys quant ilhs veioient cascon jour qu'ilh enlumynoit les avoigles, mondoit les lepreux, curoit les paralitiques, encachoit les dyables fours des gens, resuscitoit les mors, comandoit les vens, aloit à seches piés sour les aighes et faisoit mult d'aultres myracles, ypluseurs orent envie sour luy, jasoiche que ilhs creyssent qu'ilh fust le fis de Dieu. Et les prinches des prestres l'acusarent, et puis apres les Pharisyens le prisent et l'amynarent devant moy ; et moy commencharent à racompteir mult de choses de luy, et disoient que ilh astoit enchanteur et que ilh mefaisoit encontre leur loy. Et je les crey, se le livray à tourmenteir à leur volenteit. Et ilhs le crucifiarent, et puis misent wardes à son monement où ilh fut ensevelis.

Quand les Juifs virent que, chaque jour, ce personnage rendait la vue aux aveugles, soignait les lépreux, guérissait les paralytiques, chassait les diables des possédés, ressuscitait les morts, commandait aux vents, marchait à pied sec sur les eaux et accomplissait bien d’autres miracles, beaucoup éprouvèrent de l’hostilité à son égard, même s'ils le croyaient fils de Dieu. Les chefs des prêtres l’accusèrent, puis les Pharisiens l’arrêtèrent et l’amenèrent devant moi. Ils me racontèrent beaucoup de choses à son sujet, le traitant d' enchanteur, qui agissait à l’encontre de leur loi. Je les crus et le leur livrai pour qu’il soit mis à la question. Ils le crucifièrent et placèrent des gardes devant le tombeau où il fut enseveli.

Et enssi com IIII chevaliers le gardoient ilh resuscitat à thier jour ; et les Juys furent plains de si grant fellonie, que ilhs donnarent aux chevaliers grant argent, portant que ilhs desissent que les disciples Jhesus avoient embleit le corps ; mains jasoiche que ilhs presissent l'argent ilhs ne s'en porent taire, ains disoient chu qu'ilhs avoient veyut. Et portant je vos mande le fait par escript, affin, se les Juys vos voloient aultrement infourmeir, que vos ne les croiés mie leurs menchongnes. »

Et tandis que quatre chevaliers le gardaient, il ressuscita après trois jours. Les Juifs se révélèrent si grands félons qu’ils donnèrent aux chevaliers une importante somme d’argent, pour leur faire dire que le corps de Jésus avait été enlevé par ses disciples. Ils acceptèrent l’argent, mais ne purent garder le silence et racontèrent ce qu’ils avaient vu. Je vous signale par écrit ces événements, afin que vous ne croyiez pas les mensonges des Juifs, s'ils voulaient vous donner d'autres informations. »

[Pylate envoiat la lettre à Romme] Quant la lettre fut faite, Pylate apparelhat une nef, se mist dedens mult de nobles joweals, et prist uns sien servan qui oit nom Adrian, et li chargat l'avoir et la lettre por conduire à Romme. Chis Adrian ou Albain soy mist [p. 429] en mere, si oit vent contraire à luy ; si arivat en la terre de Galisse, dont Wespasianus astoit sires et roy.

[Pilate envoie la lettre à Rome] La lettre une fois terminée, Pilate appareilla un navire, y entreposa de nombreux joyaux précieux, désigna un de ses serviteurs, nommé Adrien, et le chargea de porter à Rome les joyaux et la lettre. Cet Adrien ou Albin prit la [p. 429] mer, mais des vents contraires le menèrent en terre de Galatie, dont le seigneur et roi était Vespasien.

[La geste de Wespasianus] En cheli paiis astoit la constumme à cel temps que, se alcuns arivoit en ladit terre, que ly et son avoir astoient à saingnour de paiis. Et portant chis Albain oit grant paour de perdre la vie, car ilh fut tantost pris et enmeneis devant Wespasianus. Et quant ilh vint en sa presenche, si dest : « Sires, je sçay bien que my et mon avoir est tiens par le loy et la constumme de ton paiis ; si toy prie que par ton greit tu me weulhe otryer que je m'en puisse alleir sains et sauf de mon corps, et li avoir toy demoirat. »

[La geste de Vespasien] En ce pays, en ce temps-là, la coutume voulait que la personne et les biens de celui qui arrivait dans le pays deviennent la propriété du seigneur. Aussi Albin redouta-t-il fort de perdre la vie, car il fut immédiatement arrêté et conduit devant Vespasien. Arrivé en sa présence, il dit : « Seigneur, je le sais, ma personne et mes biens t’appartiennent, comme le stipulent la loi et la coutume de ton pays : aussi, je t'en prie, consens à me laisser partir sain et sauf, en gardant pour toi mes avoirs ».

Adont ly demandat Wespasianus : « Qui es-tu, et dont viens-tu, et où vas-tu ? » Et dest Albain : « Je suy de Jherusalem, se vieng de celle part et quidoie alleir à Romme ; mains li vens m'at esteit contraire qui chi m'at amyneit. »

Alors Vespasien lui demanda : « Qui es-tu ? D’où viens-tu et où vas-tu ? ». Albin répondit : « Je suis de Jérusalem, je viens de cette région du monde et j'avais l'intention d'aller à Rome ; mais les vents m’ont été contraires et m’ont amené ici ».

[Chis Wespasianus astoit mult malade] « Amis, dest Wespasianus, tu viens d'unc paiis où ilh at mult de saiges gens et qui sont bons maistres ; et portant je croy que tu me saras bien garir de ma maladie. » Chis Wespasianus avoit de son enfanche une manere de viers que ons nomoit waspes dedens ses narines, et portant ilh fut nomeis Wespasianus.

[Vespasien est très malade] « Ami, dit Vespasien, tu viens d’un pays où vivent de nombreux sages, de bons médecins ; aussi tu pourras, je crois, guérir ma maladie ». Ce Vespasien avait depuis son enfance une sorte de vermine qu’on nommait ‘waspes’ [guêpes] à l’intérieur de ses narines, et c'est la raison pour laquelle il fut appelé Vespasien.

Chis Albain respondit : « Sires, vraiement je vien del terre des saiges gens, mains je ne sçay mie medicines, si ne vos sçaroy garir ; car se je vos poioie garir, je le feroy volentier. Mains je vos dis que l'autre jour, ilh n'at mie encor gaire plus de quattre quarantaine, avoit en nostre paiis uns hons qui mult astoit à honnoreir ; et, se vos l'eussiés tant ne quant cognuit, chu n'est mie dobte que ilh vos awist saneit de vostre maladie. » Et dest Wespasianus : « Se tu ne moy garis, ilh toy convenrat morir. »

Albin répondit : « Sire, c’est vrai, je viens d’un pays de sages, mais je ne connais pas la médecine et je ne serais pas capable de vous guérir. Si je le pouvais, je le ferais volontiers. Mais je puis vous dire que tout récemment, il n’y a guère plus de cent soixante jours, a vécu dans notre pays un homme qui méritait d'être très honoré. Si vous l’aviez connu un tant soit peu, il vous aurait sans aucun doute guéri de votre maladie ». Alors Vespasien lui dit : « Si tu ne me guéris pas, tu devras mourir ».

Adont fut Albanus mult enbahis, quant ilh entendit qu'ilh le covenoit morir, se ilh ne faisoit chu que ilh ne poioit nen ne savoit faire; et nonporquant ilh respondit : « Chis qui enlumynat les avoigles, sanat les malaides, mondat les lepreux, ensaucha les povres et pardonnat les pechiés, sceit bien que je ne suy mie medes ; aussi vraiement moy puist-ilh delivreir de chesti perilh de ma vie. »

Albin fut épouvanté, quand il entendit qu’il mourrait s’il ne faisait pas ce qu’il ne pouvait ni ne savait faire. Cependant il répondit : « Celui qui a rendu la vue aux aveugles, a guéri les malades, a soigné les lépreux, a glorifié les pauvres et a pardonné les péchés, sait bien que je ne suis pas médecin. Puisse-t-il vraiment me délivrer de ce péril où est ma vie ».

Respondit Wespasianus : « Qui est chi dont tu parolle de si grant scienche et poioir ? » Respont Albain : « Chu fut Jhesus de Nazareth qui fut prophete poissans en ovres et en parolles, cuy les Juys ont mis à mort par envie ; car ilhs ne [p. 430] trovarent oncques en li cause de mort. » Et Wespasianus dest : « Or moy dis se tu crois, se chis hons Jhesus astoit vief, que ilh fuist poisans de moy à salveir ? » Respondit Albain : « Sire, je croy encor plus ; car je croy fermement, se vos creieis en luy, que vos aureis sa grasce et siereis garis.»

Vespasien répondit : « Qui est cet homme dont tu parles, si savant et si puissant ? ». ‒ Albin répondit : « C’est Jésus de Nazareth qui fut un prophète éminent en actes et en paroles. Les Juifs l’ont fait mourir par pure haine ; car ils ne [p. 430] trouvèrent aucune raison de le condamner à mort ». ‒ Vespasien dit : « Maintenant dis-moi : penses-tu que ce Jésus, s'il était vivant, aurait le pouvoir de me sauver ? ». ‒ Albin répond : « Sire, je crois mieux encore ; je crois vraiment que, si vous croyez en lui, vous aurez sa grâce et vous serez guéri ».

[Wespasianus fut garis des wespes] Et dest Wespasianus : « Je croy bien que chis qui resuscitat les mors at bien poioir de moy à garir de chesti maladie, et que ilh moy garirat bien s'ilh vuet. » En celle propre heure que Wespasianus disoit chu, les wespes et les vers par le sainte grasce de Dieu ly chairent fours des narines, et fut tantost garis. Et quant ilh sentit chu, ilh en oit grant joie et dest : « Je suy certains que chis fut ly fis de Dieu ; et portant à plus toist com je poray je empeteray congiet à Cesaire et assembleray mes gens, et si destruray tous les trahitours qui metirent Dieu à mort, et le vengeray crueusement. »

[Vespasien est guéri des guêpes] Vespasien dit : « Je crois que celui qui a ressuscité des morts a le pouvoir de me guérir de cette maladie, et qu’il me guérira s’il le veut ». Et à l’instant où Vespasien prononçait ces paroles, les guêpes et les vers, par la sainte grâce de Dieu, tombèrent de ses narines et il fut aussitôt guéri. Quand il le sentit, il en éprouva une grande joie et dit : « Je suis certain que celui-là est le fils de Dieu. C’est pourquoi, dès que je le pourrai, je demanderai congé à César et rassemblerai mes hommes, pour aller détruire tous les traîtres qui ont mis Dieu à mort. Je le vengerai cruellement ».

Puis dest Wespasianus à Albain : « Va-t'en en ton paiis sains et sauf, et prens l'avoir que tu as amyneis, car ch'est mien et je le toy donne en droit don. » Et Albain ly respondit, luy enclinant à ses piés : « Sire, Dieu le vos merist al corps et al arme. »

Puis Vespasien dit à Albin : « Rentre dans ton pays sain et sauf, avec le trésor que tu as amené. Il est devenu ma propriété, et je te le donne officiellement ». Albin lui répondit, en s’inclinant : « Sire, que Dieu vous en récompense dans votre corps et votre âme ».

Atant soy mist Albain sour mere ; mains ilh n'alat mie à Romme, ains ralat atout chis grant avoir en son paiis ; car ilh disoit que li avoirs astoit siens, car Wespasianus, qui gangniet l'avoit par droit, li avoit donneit portant qu'ilh astoit ariveis en sa terre.

Alors Albin reprit la mer. Mais il n’alla pas à Rome. Il retourna dans son pays avec ce grand trésor. Il disait que ces richesses lui appartenaient, puisque Vespasien, leur propriétaire en droit, les lui avait données quand il était arrivé sur son territoire.

Transition

[p. 430] Puisque nos avons parleit plainement comment Jhesus fut meneis et de pluseurs aultres chouses, si n'avons mie declareit l'ystoire tout en droit, portant que je ne voloie mie derompre la matere de quoy j'ay parleit ; si revenray et recommencheray droit al Ascention.

[p. 430] Nous avons parlé en détail de la manière dont Jésus fut traité et de plusieurs autres choses, mais nous n’avons pas raconté l’histoire dans l’ordre, parce que je ne voulais pas interrompre le sujet dont je parlais. Aussi vais-je y revenir et reprendre l’histoire à l’Ascension.

Après l'Ascension (digression) : La Vierge Marie et les apôtres - La Pentecôte et la mission des différents apôtres - Conversion de saint Paul

[p. 430] [De la virge Marie et des XI apostles] Quant nostre sire fut monteis en chiel, ilh laisat chà jus sa benoite mere et XI de ses apostles ; car ly XIIe, qui fut nomeis Judas Scarioth, astoit pendus par luy-meismes, enssi com dit est.

[p. 430] [La vierge Marie et les onze apôtres] Quand notre Seigneur fut monté au ciel, il laissa ici-bas sa glorieuse mère et onze de ses apôtres. Le douzième, nommé Judas Iscariote, s’était pendu lui-même, comme on l’a dit (p. 408-409).

[Sains Mathias fut esluis apostle] Si avint que, le mardy apres l'Ascention, fuit esluis par les XI apostles uns mult proidhons, qui fut nomeis Mathias, et chis fut remis en lieu de Judas.

[Saint Mathias fut élu apôtre] Il arriva que le mardi qui suivit l’Ascension, un homme très sage fut élu par les onze apôtres : il se nommait Matthias et occupa la place de Judas.

[Les nom de XII apostles] Ors en furent XII com devant, assavoir : Piere, Andrier, Thomas, Bertremeir, Symon, Judas son frere, Jaque le gran, Jaque le petis, Johans ewangeliste, Maxhier, Philippe et Mathias. Chis sont et furent les XII principals apostles. Ilh furent pluseurs aultres apostles qui prescharent la foid Jhesu-Crist, qui furent mult proidhons ; mains ilhs [p. 431] ne furent mie de nombre des XII apostles ; ne sains Poul ne fut mie de nombre des XII, qui tres-grandement illumynat sainte Engliese.

[Les noms des douze apôtres] Désormais ils furent douze comme avant, à savoir : Pierre, André, Thomas, Bartholomé, Simon, Judas son frère, Jacques le Majeur, Jacques le Mineur, Jean l’Évangéliste, Maxhier (p. 390), Philippe et Matthias. Ce sont et ce furent les douze principaux apôtres. Plusieurs autres disciples prêchèrent la foi de Jésus-Christ, et furent de très grands sages, mais ils [p. 431] ne furent pas mis au nombre des douze apôtres. Saint Paul ne fut pas non plus du nombre, lui qui illustra très fort la sainte Église.

[Coment Dieu envoiat le Saint Espir à Chinquemme] Item, le chinquantemme jour apres la resurrexion Nostre-Sangnour Jhesu-Crist, assavoir le XVe jour de mois de may, astoient les apostles tous ensemble, et là les envoiat Dieu son Sains-Espir, de quoy ilhs furent tous raemplis de la deiteit.

[Dieu envoie le Saint-Esprit à la Pentecôte] Le cinquantième jour après la résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à savoir le quinzième jour du mois de mai, tous les apôtres étaient réunis ensemble au même endroit. Dieu leur envoya son Esprit-Saint, grâce à quoi ils furent tous remplis de la divinité.

[Les apostles parlent tous langaiges et convertirent bien, dedens VII jours XIm IIIIc IIIIxx et VI personnes] Et là les commandat Dieu qu'ilhs allassent preschier la foid par tout le monde. Et ilhs le fisent, et commencharent tantost à preschier en nom de Jhesu-Crist, et parloient de tous langaiges à toutes les nations des gens ; et convertirent à cheli jour meismes en la citeit de Jherusalem IIIIm Vc et XVII personnes. Et dedens les VII jours apres ilhs convertirent VIm IXc et LXIX personnes ; puis soy departirent al VIIIe jour que ons dist le jour de la Triniteit. Et s'en allat cascon en paiis où ilh fut commis de part Dieu, et là prescharent la foid Jhesu-Crist, et convertirent mult de peuples.

[Les apôtres parlent toutes les langues et convertissent en sept jours onze mille quatre cent quatre-vingt-six mille personnes] Dieu leur commanda alors d’aller prêcher la foi dans le monde entier. Ils le firent, se mettant immédiatement à prêcher au nom de Jésus-Christ. Ils parlaient dans toutes leurs langues aux gens de toutes les nations. Et ce jour-là, dans la ville de Jérusalem, ils en convertirent quatre mille cinq cent dix-sept. Et dans les sept jours qui suivirent, ils en convertirent encore six mille neuf cent soixante-neuf. Ils partirent le huitième jour, le jour dit de la Trinité. Chacun s’en alla dans le pays où il avait été envoyé par Dieu. Ils y prêchèrent la foi de Jésus-Christ et convertirent beaucoup de peuples.

[Sains Jaque fut evesque de Jherusalem] Sains Jaque li petis fut al departir des apostles, le jour del Triniteit, esluis evesque de Jherusalem, lyqueis y regnat XXVIII ans.

[Saint Jacques fut évêque de Jérusalem] Lors du départ des apôtres, le jour de la Trinité, saint Jacques le Mineur fut élu évêque de Jérusalem, où il régna durant vingt-huit ans.

[Sains Poul fut convertis] Item, en cel an meismes, en mois de jenvier le XXVe jour, fut sains Poul convertis à la foid Jhesu-Crist, qui par-devant y astoit mult contraire ; et avoit esteit à lapideir sains Estiene devant le thier jour d'awost, qui fut li promier martyr ; et fist tantost apres mult grant persecution aux cristiens. Et apres fut-ilh bons, et preschat la foid mult diligemment ; si fuit depuis compangnon à saint Pire jusqu'à la mort, et furent ochis ensemble à unc temps.

[Conversion de saint Paul] Cette même année, le 25 janvier, saint Paul fut converti à la foi en Jésus-Christ, à qui il avait été précédemment très hostile. Auparavant, le 3 août, il avait fait lapider saint Étienne, qui fut le premier martyr. Paul procéda tout de suite après à une très grande persécution de chrétiens. Mais devenu bon après sa conversion, il fut un prédicateur très actif. Compagnon de saint Pierre jusqu’à sa mort, il fut tué avec lui et en même temps que lui.

Véronique : Tibère malade demande à Pilate, par l'intermédiaire d'Albain, de lui envoyer le guérisseur Jésus - Pilate tergiversant, Albin cherche lui-même Jésus - Véronique parle à Albin de Jésus et de son portrait - Véronique et Albin emportent à Rome le portrait de Jésus (35-36)

[p. 431] [L’an XXXV - L’emperere Tybeir fut mult malade] Item, l'an del incarnation Jhesu-Crist XXXVe, prist une grant maladie à Tyberius Cesar, l'emperere de Romme ; et astoit de meselerie si entachiés et si travelhiés, qu'ilh faisoit quere par tout le monde des bons meidres qui de chu le posissent garir. Mains ilh ne pot onques troveir nuls tant fusse soffisans qui le posist garir ; et tant plus y metoient leurs cures el leur mains, tant plus empiroit et aggrevoit la maladie. Et onques dedens une année ilh ne pot troveir maistre, qui ly posist assengnier coment ilh poroit estre garis.

[p. 431] [An XXXV - L’empereur Tibère est très malade] L’an 35 de l’incarnation du Christ, une grave maladie frappa Tibère César, l’empereur de Rome. Il était si couvert de taches et si torturé par la lèpre qu'il envoyait chercher dans le monde entier de bons médecins qui pourraient le guérir de ce mal. Mais il n'en avait trouvé aucun susceptible de le guérir. Et plus les médecins proposaient de soins et de traitements, plus la maladie s’aggravait et empirait. Pendant une année il ne put trouver un maître, capable de lui montrer comment guérir.

[L’an XXXVI] Puis avint que sour l'an del incarnation XXXVI, en mois de may, vinrent novelles à l'emperere Tybeirs que unc chevalier, qui astoit de Galle, li racomptat qu'ilh avoit esteit IIII ans là devant en la terre de Judée ; si avoit illuc veyut uns maistre prophete, qui tantost l'aroit garis ; car ilh resuscitoit [p. 432] les mors et curoit les messeauz, les avoigles et tout aultres maladies ; et ne faisoit aultre chouse qu'ilh sengnoit les gens ; et avoit nom Jhesus.

[An XXXVI] Puis en l’an 36 de l’incarnation, au mois de mai, une nouvelle parvint à l’empereur. Un chevalier, originaire de Gaule, lui raconta qu'il était allé en terre de Judée quatre ans plus tôt. Il y avait vu un prophète, qui l’avait immédiatement guéri. Il ressuscitait [p. 432] les morts et guérissait les lépreux, les aveugles et les gens atteints de toutes les autres maladies. Il ne faisait rien d’autre que bénir les gens. Son nom était Jésus.

[L’emperere envoiat à Pylate qu’ilh ly envoisst Jhesus] Quant l'emperere entendit chu, se en oit grant mervelhe et en oit grant joie ; si apellat unc sien prinche, qui astoit nomeis Albanus, et li dest qu'ilh s'en alast en Judée, et desist à Pylate qu'ilh ly envoiast cheli maistre qui garissoit les gens de diverses maladies, qui avoit à nom Jhesus.

[L’empereur demande à Pilate de lui envoyer Jésus] Quand l’empereur entendit cela, il en fut tout émerveillé et en conçut une grande joie. Il appela un de ses princes nommé Albin et l'expédia en Judée demander à Pilate de lui envoyer ce maître nommé Jésus qui guérissait toutes les maladies.

Et Albanus s'en alat et passat mere ; se vint en Judée et trovat Pylate en Jherusalem ; se li dest que l'emperere ly mandoit qu'ilh li envoiast le grant maistre qui avoit nom Jhesus, car ilh astoit tou plains et mult travelhiet de mesellerie, si qu'ilh moroit.

Albin se mit en route, traversa la mer et arriva en Judée. Il alla trouver Pilate à Jérusalem et lui dit que l’empereur lui ordonnait de lui envoyer le grand maître nommé Jésus, car il était très affecté et tourmenté par la lèpre, et qu'il était mourant.

[Pylate fut enbahis] Quant Pylate oiit chu, si fut mult enbahis et oit grant paour ; puis demandat respit al messagier del respondre dedens XIIII jours, car ilh n'oisoit sitoist respondre à messagier l'emperere, sens avoir le conselhe des Juys. Enssi demorat la chouse, et oit Pylate jour del respondre XIIII jours, jasoiche que Albanus desist à Pylate que del respondre à chu qu'ilh requeroit ne devoit demandeir point de respit, car ilh savoit bien s'ilh le voloit envoier ou nient. Et li emperere astoit si malaides, qu'ilh moroit pres tous les jours ; mains Pylate soy taisit les XIIII jours.

[Pilate fut abasourdi] Quand il entendit cela, Pilate fut tout abasourdi et frappé d'une grande peur. Il demanda alors au messager un délai de quatorze jours, prétextant qu'il n’osait pas lui répondre immédiatement sans avoir pris l'avis des Juifs. La chose en resta là et Pilate obtint un délai de quatorze jours, bien qu’Albin lui ait dit que la réponse à sa requête ne supportait aucun délai : Pilate devait savoir s’il voulait ou non envoyer Jésus. Et l’empereur était si malade que chaque jour il risquait de mourir. Mais Pilate se tut pendant les quatorze jours.

[Albanus enquirt apres Jhesu-Crist] Chu ne plaisoit mie bien Albanus, qui astoit saige prinche et loiaul envers son saingnour. Si commenchat à enquerir par la terre de Jhesus où ilh astoit ; mains nuls n'en oisoit parleir overtement, car les maistres des Juys avoient defendut que nuls ne parlaist des fais Jhesu-Crist, affin que nule maule renommée d'eaux n'en veinst en clarteit.

[Albin s’informe de Jésus] Cela ne plut pas beaucoup à Albin, prince sage et loyal envers son seigneur. Il se mit à s’informer dans le pays pour savoir où se trouvait Jésus. Mais personne n’osait parler ouvertement du sujet, car les maîtres des Juifs avaient interdit à quiconque d'évoquer les faits et gestes de Jésus-Christ, et cela pour éviter toute rumeur qui leur serait défavorable.

[De sainte Verone] Et nonporquant Albanus enqueroit toudis avant mult ardamment apres Jhesus, se nuls en savoit riens où ilh astoit et en queile lieu ilh le troveroit. A derain avient que une femme, qui avoit esteit mult familiare à Jhesus et bien oussi cognuit de Jhesus, estoit en la terre, et avoit nom Verone, qui astoit de noble sanc et mult caste et de bonne conversation ; celle damme fut monstrée à Albanus. Et chis l'araisonnat, et li demandat diligemment de Jhesus queis hons ilh astoit et où ilh astoit, et où ilh le poroit troveir.

[Sainte Véronique] Albin pourtant continuait à enquêter activement, cherchant des renseignements sur Jésus et l’endroit où il pourrait le découvrir. Finalement, une femme, qui avait été très proche de Jésus et qui le connaissait bien, se trouvait dans la région. Elle s’appelait Véronique, était de sang noble, très chaste et de bonne fréquentation. On la présenta à Albin, qui l’interrogea et lui demanda avec insistance quel homme était Jésus, où il était et où on pourrait le trouver.

[Sainte Verone parolle à Albanus] Quant celle oiit de Jhesus parleir, si commenchat à gemir et à sospireir, et dest : « Chis astoit mon sires et mon Dieu que tu vues cognoistre ; le temps que ilh conversoit par terre, ilh fut pluseurs fois en mon maison, et demoroit awec moy, se moy confortoit [p. 433] ; mains Pylate, qui est plains d'envie, le condampnat sens cause de raison et le fist crucifiier par les puans Jays ; et fut mors en la crois. Mains ilh resuscitat à thier jour de mort à vie, et s'at monstreit puisedit pluseurs fois à ses disciples, lesqueiles mult amoit. Et conversat en terre, apres chu qu'ilh fut resusciteit, XL jours. Et à XLe jour ilh montat en chiel, et fut veyus monteir en chiel sus le mont d'Olivet de cent et XIX personnes qui encor visquent. »

[Sainte Véronique parle à Albin] Quand elle entendit parler de Jésus, Véronique commença à gémir et à soupirer en disant : « C’est mon Seigneur et mon Dieu que tu veux connaître. Quand il était encore sur terre, il vint plusieurs fois dans ma demeure, resta avec moi et me réconforta [p. 433]. Mais Pilate, un homme plein de haine, le condamna sans aucune raison et le fit crucifier par les Juifs puants. Il mourut sur la croix, mais ressuscita trois jours après sa mort et apparut ensuite plusieurs fois à ses disciples bien aimés. Il resta sur terre durant quarante jours après sa résurrection. Le quarantième jour, il monta au ciel. Cent dix-neuf personnes qui sont encore en vie l’ont vu monter au ciel sur le mont des Oliviers ».

[Albanus fut corochiés sour Pylate] Quant Albanus entendit ches parolles, si en fut mult corochiés sour Pylate ; se dest Albanus à Verone : « Femme, ne moy dis-tu que Jhesus montat et est en chiel ? Et Pylate m'at demandeit XIIII jours del respondre al mandement monsaingnour l'emperere. » Respondit la dame : « Pylate at fait tous ches mals, se redobte grandement l'ireur de l'emperere. Et portant qu'ilh ne savoit respondre sens le conselhe des Juys, at-ilh demandeit cheli respit. » Et dest Albanus : « Je moy retourneray arrier, sens nulle esperanche de nulle confort à reporteir à monsaingnour l'emperere, qui est si plains de meselerie que plus ne puet. Si n'avoit fianche en nulle aultre mede de monde de soy garir de sa maladie qu'en Jhesus. »

[Albin est en colère contre Pilate] Quand Albin entendit ces paroles, il fut très en colère contre Pilate. Il dit à Véronique : « Femme, ne me dis-tu pas que Jésus est monté au ciel où il se trouve maintenant ? Or Pilate m’a demandé quatorze jours avant de répondre à l’ordre de mon seigneur l’empereur ». La dame répondit : « Pilate, à l’origine de tous ces malheurs, craint beaucoup la colère de l’empereur. Il a demandé ce délai parce qu’il ne savait que répondre sans l’avis des Juifs ». Albin dit : « Je vais donc retourner à Rome sans le moindre espoir d'apporter un quelconque réconfort à mon seigneur l’empereur, qui est si couvert de lèpre qu’il est à bout. Pour guérir sa maladie, il n’avait confiance en aucun autre médecin qu’en Jésus ».

[Verone parolle à Albanus] Adont dest la damme Verone : « Qui at esperanche en Dieu ilh ne serat mie confondus ; ors ait esperanche en Dieu, et ilh ly donrat chu que son cuer desire. » Dist Albanus : « Damme, je ay trop gran duelh de chu que je ne puy rien faire de chu que monsaingnour demandoit. » Et dest Verone : « Mon douls sires Jhesus et mon bon maistre anunchat sa passion longtemps anchois qu'ilh fust crucifiiés. Et portant que je voloye avoir ramenbranche de luy, je pry unc drap et le portay à unc pondeur pour faire poindre la figure de son viaire, à laqueile je moy powis reconforteir ; et enssi que je enportoie le drap por faire poindre, monsaingnour Jhesus vient encontre moy, et moy demandat que j'enportoy. Et je ly ay dit ma volenteit.

[Véronique parle à Albin] Alors Dame Véronique dit à Albin : « Qui espère en Dieu ne sera pas vaincu ; qu’il ait confiance en Dieu, et Dieu lui donnera ce que son cœur désire ». Albin dit : « Madame, je souffre tellement de ne pouvoir rien faire de ce que mon seigneur m’a demandé ». Véronique dit alors : « Mon doux sire Jésus, mon bon maître, avait annoncé sa passion longtemps avant qu’il ne soit crucifié. Et comme je voulais conserver un souvenir de lui, j'ai pris un drap pour le porter à un peintre et lui demander d'y représenter son visage, afin que je puisse y trouver du réconfort. En cours de route, mon seigneur Jésus vint à ma rencontre et me demanda ce que j’amenais avec moi. Je lui ai dit ce que je voulais faire.

[Coment Jhesus enprintat le Veronique] Adont prist-ilh le drap, et le ploiat en trois et le jondit à sa noble fache ; si fut sa fache oussi proprement enprintée oultre les trois draps que chu fust-ilh luy-meisme. Lequeile drap je l'ay deleis moy, et se say bien, se ton saingnour regarde ledit ymage par devotion, ilh serat tantost garis et oussi sains com ilh fut oncques. » Adont fut [p. 434] Albanus mult joians, et dest : « Est li ymaige teile que ons le posist avoir por or ou por argent ?»

[Jésus laissa son empreinte sur la Véronique] Alors Jésus prit le drap, le plia en trois et le posa sur sa noble face, qui fut imprimée à travers les trois épaisseurs aussi précisément que si c’était lui-même. Ce drap, je l’ai avec moi. Je sais bien que si ton seigneur regarde cette image avec dévotion, il sera aussitôt guéri et aussi sain que jamais ». Alors Albin [p. 434] fut très heureux et dit : « Cette image, est-il possible de l’avoir pour de l’or ou pour de l’argent ?».

Sainte Verone dest : « Nenilh, mains ons l'auroit par grant desiere. Si vos diray comment vostre sire l'aurat : je en yray awec vos à Romme, se vos voleis, et emporteray à l'emperere veioir l'ymage. » Quant Albanus l'entendit, si en rendit grant grasce à Verone, et dest : « Madamme, puisqu'ilh vos plaist enssi, je le vos supplie, mains je ne l'oisasse avoir requis. »

Sainte Véronique dit : « Non, mais on pourrait l'avoir en le désirant très fort. Je vous dirai comment votre seigneur l’aura. Si vous voulez, j'irai à Rome avec vous et j'emporterai l’image pour la faire voir par l’empereur ». Quand Albin l'entendit, il la remercia vivement : « Madame, si cela vous plaît ainsi, je vous en supplie, mais je n’aurais pas osé le demander ».

[Albanus amynat sainte Verone à Romme] Puis apparelhat Albanus sa nef, et se soy mist sour mere, et awec li Verone. Et ont tant nagiet que ilhs sont venus à Romme. Et monteit est Albanus en palais, mains ilh lassat Verone en la citeit à une hosteit ; et si est Albanus awec ses hommes entreis en la saule, où ilh trovat l'emperere Tybeir, qui gisoit en son lit, et li nunchat ches chouses. Et ly emperere qui mult astoit travelhiet de sa maladie le salwat tout promier, car ilh cuydoit qu'ilh amynast Jhesus, et li fist grant fieste.

[Albin amène sainte Véronique à Rome] Albin prépara alors son navire, prit la mer et emmena Véronique avec lui. Et ils naviguèrent jusqu’à Rome. Après avoir laissé Véronique dans un hôtel de la ville, Albin monta au palais. Accompagné de ses hommes, il entra dans la salle où il trouva l’empereur Tibère, qui gisait dans son lit, et il lui annonça sa présence. L’empereur, très éprouvé par la maladie, fut le premier à le saluer, car il croyait qu’il lui amenait Jésus. Il lui fit grande fête.

 

Guérison de Tibère : Albin fait son rapport à Tibère - Tibère guérit grâce au portrait de Jésus - Tibère, acquis à Jésus, se heurte aux sénateurs romains - Véronique rentre en Judée et Pilate est emprisonné à Rome (37)

 

[p. 434] [Albanus parolle à l’emperere Tybeir] Mains Albanus ly dest que ilh n'amynoit point Jhesus ; et ly racomptat chu qu'ilh avoit troveit, et dest à l'emperere en teile manere : « Sires, chely Jhesus que tu desirois à avoir, sicom j'ay troveit, astoit uns hons bons et justes, et cuy Dieu amoit mult. Et faisoit tant de myracles, que mervelhe est et seroit del racompteir. Ch'estoit ly Dieu de Hebreux, et astoit purs et innocens ; mains Pylate et les Juys le trahirent et le tourmentarent malvaisement, et puis le pendirent en la crois où ilh morut ; et ly ametirent que ch'astoit uns enchanteurs, et de chu le vanquirent par faux tesmons. »

[p. 434] [Albin parle à l’empereur Tibère] Mais Albin lui dit qu’il n’amenait pas Jésus. Il raconta ce qu'il avait trouvé et parla à l’empereur de la manière suivante : « Seigneur, ce Jésus que tu désirais voir, était, selon ce que j’ai appris, un homme bon et juste, très aimé de Dieu. Il faisait tant de miracles, que c'est et que ce serait une chose merveilleuse à raconter. Il était le Dieu des Hébreux ; il était pur et innocent. Mais Pilate et les Juifs le trahirent, puis le torturèrent cruellement avant de le suspendre à une croix où il mourut. Ils l’avaient accusé d’être un magicien, en s'appuyant sur de faux témoins pour convaincre le tribunal ».

Tybeir l'emperere l'entendit, si en fut mult corochiés, et dest : « Que feray-je donc, seray-je jamais enssi, et ne seray-je nient garis ? » Albanus dest : « Si sereis, sire, s'ilh plaist à cheluy Jhesus qui est vray Dieu ; car une noble et valhante femme qui mult est à honnoreir, et qui fut ancelle à cheluy Jhesus, est venue awec moy por vos aporteir sainteit. Celle at unc mult beal drap, enqueile ilh at proprement la semblanche de Jhesu. » Et là ly racomptat la manere comment, et puis li dest : « Se vos le regardeis devobtement, vos sereis tantoist garis et sains et haitiés, car c'est l'ymage de viaire de Jhesus, lequeile elle t'aporte à regardeir. »

 En entendant cela, Tibère fut très en colère et dit : « Que vais-je donc faire ? Serai-je toujours ainsi ? Ne serai-je jamais guéri ? ». Albin répondit : « Vous serez guéri, Seigneur, si ce Jésus qui est le vrai Dieu le veut. Car une dame noble et courageuse, digne de grand honneur, et qui servit ce Jésus, est venue avec moi pour vous apporter la guérison. Elle possède un très beau drap, qui reproduit exactement le portrait ressemblant de Jésus ». Et il raconta comment cela s'était passé, et dit : « Si vous le regardez dévotement, vous serez aussitôt guéri, sain et bien portant, car c’est l’image du visage de Jésus, qu’elle apporte pour vous la montrer ».

[L’emperere fut garis] Quant Cesar l'emperere entendit chu, si commandat à aporteir l'ymage [p. 435] Nostre-Saingnour Jhesu-Crist, et fist espandre parmy le voie où Verone devoit passeir pluseurs nobles vestimens de purpre. Atant vient Verone, et li monstrat l'ymaige de la fache Nostre-Saingnour Jhesu-Crist. Et chis ly priat merchis, et tantoist ilh fut sains et garis.

[L’empereur est guéri] Quand l’empereur César entendit cela, il ordonna d’apporter l’image [p. 435] de Notre-Seigneur Jésus-Christ et il fit recouvrir la route où Véronique devait passer avec nombre de précieux draps de pourpre. Lorsque Véronique arriva, elle lui montra l’image de la face de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Tibère implora sa pitié, et aussitôt il retrouva la santé et fut guéri.

Quant l'emperere veit les grans myracles de Dieu, et comment ilh astoit garis par le regars de Veronique, se dest tout en hault : « Chis Jhesus astoit mult grant maistre, et le devoit-ons bien nomeir Dieu ; car ilh avoit mult grant poioir, quant son ymage sour unc drap at teile vertut. » Adont racomptat Albanus et Verone comment Jhesus avoit esteit governeit de commenchement jusqu'en la fin. Et apres Albanus racomptat comment Pylate avoit demandeit XIIII jours de respit de respondre. De chu fut l'emperere mult corochiet, et l'anunchat aux senateurs de Romme coment ilh astoit garis, et le grant myracle que Dieu avoit fait à luy.

Quand l’empereur vit les grands miracles de Dieu et comprit qu'il avait été guéri en regardant la 'Véronique', il dit à haute voix : « Ce Jésus était un grand maître, et on devait vraiment le nommer Dieu. Il avait un très grand pouvoir, puisque son image sur un drap a une telle vertu ». Alors Albin et Véronique lui racontèrent comment Jésus avait été traité, du début à la fin. Ensuite Albin expliqua que Pilate avait demandé quatorze jours de délai avant de lui répondre. L’empereur en fut très irrité. Il annonça alors aux sénateurs de Rome sa guérison et le grand miracle que Dieu avait accompli en sa faveur.

Mains les senateurs prisent chu en displaisanche, et li dessent qu'ilh metist à mort tous cheaux qui creioient en cheluy Jhesus, car chu astoit une fause creanche. Et Tybeir leur respondit que chu ne feroit-ilh mie, anchois destruroit-ilh tous cheaux qui aux cristiens feroient maule ; car ons veioit bien à ses myracles que ch'estoit Dieu.

Mais les sénateurs n’apprécièrent pas. Ils dirent à Tibère de mettre à mort tous ceux qui croyaient en ce Jésus, car c’était une fausse croyance. L'empereur leur répondit qu’il ne le ferait pas, qu’au contraire il détruirait tous ceux qui feraient du mal aux Chrétiens ; car les miracles de Jésus étaient bien la preuve que il était Dieu.

[De Virgile, exemple] Et enssi quant Virgile de Bugie fist le myreur à Romme et les aultres nobleches, si fist-ilh une ymaige sour unc pyleir où ilh avoit escript : "Quant une virgue enfant aurat / Yceste ymaige chaierat." Et dest encor Virgile que chis enfant, que celle virgue aurat, seroit le fis de Dieu, et que ons devoit en luy croire, et que les Juys le metteroient à mort. Et nos avons bien veyut cheste ymaige cheioir, sy que ilh covient que la virgue ait oyut enfant. Apres chi nos poions veioir que les Juys ont mis à mort Jhesus, qui soy disoit fis de Dieu. Et chu ilh monstroit overtement par apparans myracles, si que ch'est li Dieu en cuy ons doit croire, et que Virgile commandat à croire, et en cuy ilh creoit. Entre vos senateurs ilh le prophetizat, en le presenche de vous peires qui à cel temps astoient senateurs, et fist tout chu enregistreir à memoire perpetuel. Et portant je ne weult que nuls ne meffache riens aux cristiens, [p. 436] car chu sont bonnes gens. » De chu haïrent mult les senateurs et les Romans leur emperere, car ilhs voloient destruire les crestiens ; mains ilhs ne ly oisent demonstreir, si soy taisoient atant.

[Exemple de Virgile] (Il ajouta :) « Et ainsi quand Virgile de Bougie construisit à Rome le miroir et les autres objets merveilleux (p. 229-233 ; p. 61), il façonna une statue sur un pilier, où était écrit : " Quand une vierge aura un enfant, cette image s’écroulera " (p. 233-234, p. 343). Virgile avait dit aussi que l’enfant né de cette vierge serait le fils de Dieu, qu’on devait croire en lui et que les Juifs le mettraient à mort (p. 234-235). Et nous avons bien vu cette image s’écrouler, d’où il s’ensuit que la vierge a eu un enfant. Nous pouvons voir aussi que les Juifs ont mis à mort Jésus, qui se disait fils de Dieu. Ce qu'il montrait ouvertement par des miracles publics : il est bien le Dieu en qui on doit croire, en qui Virgile recommandait de croire et en qui il croyait. Virgile prophétisa tout cela parmi les sénateurs de Rome, en présence de vos pères, alors sénateurs, et il fit enregistrer tout cela pour en perpétuer la mémoire. Dès lors, je veux que personne ne fasse de mal aux chrétiens, [p. 436] car ce sont des gens de bien ». Suite à cela, les sénateurs et les Romains éprouvèrent une grande haine pour leur empereur. Ils voulaient détruire les Chrétiens, mais sans oser le manifester. Ils se taisaient.

[Sainte Verone en ralat vers Jherusalem] [L’an XXXVII] Adont revoiat l'emperere Verone, la noble damme, à grant compangnie de chevaliers en son paiis, et leurs commandat que al retourneir ramynassent awec eaux Pylate loiiet et enchayneit.

[Sainte Véronique retourne à Jérusalem] [An 37] Alors l’empereur renvoya la noble dame Véronique dans son pays avec une grande escorte de chevaliers. À ceux-ci, il avait ordonné qu'en rentrant, ils ramènent avec eux Pilate lié et enchaîné.

[Pylate fut amineit à Romme et mis en prison] Et enssi com l'emperere l'avoit commandeit le fisent les chevaliers, et ramynarent Pylate à Romme. Et fut mis en prison, jusqu'à tant que sentenche seroit de luy rendue par jugement de queile mort ilh morroit. Et chu fut l'an del Incarnation XXXVII, en mois de june, que Pylate fut ameneis à Romme et mis en prison.

[Pilate amené à Rome et emprisonné] Les chevaliers exécutèrent l’ordre de l’empereur et ramenèrent Pilate à Rome. Il fut mis en prison, en attendant qu’une sentence à son sujet soit rendue par jugement, disant de quelle mort il mourrait. Ce fut en l’an 37 de l’incarnation que Pilate fut amené à Rome et emprisonné.

 

Le portrait de Jésus confirmé par un écrit de saint Pierre

 

[p. 436] [Le fourme et le fachon de Jhesu-Crist] Et sachiés que l'emperere Tybeir astoit uns grant philosophe de philosophie morale et natureile. Si enquist à Veronne, quant elle astoit deleis ly, de la fourme et de la fachon Jhesu-Crist ; et elle ly dest. Et en teile manere le devisat sains Pire l'apostle ; si fut mis en escript.

[p. 436] [L’aspect et l’allure de Jésus-Christ] Sachez que l’empereur Tibère était un grand philosophe, en philosophie morale et naturelle. Il s’enquit auprès de Véronique, quand elle était près de lui, de l’aspect et de l’allure de Jésus-Christ. Elle le lui dit. Saint Pierre l’apôtre le raconta de la même manière, et ce fut mis par écrit.

Et dest qui fut de corps moiens et de regardables viaires, que les remyrans ameir poioient et dobteir ; les cheveals avoit de coloir de noir melaine qui soit presque meurs tos plans jusques aux orelhes, et des orelhs ilhs astoient crespés de coleur cerule, et resplendissans aux espalles ventelans ; et emmy le tieste avoit I ligne qui departoit les cheveals à la manere de cheaux de Nazareth ; ilh avoit le frons plain et tres-pures, et le fache sens roie ne taiche, et en astoit la rogeur moderée ; et le neis et la bouche de tout en tout beals sens reprendement ; et la barbe avoit copeie et nient long ; mains al menton astoit-ilh forchue. Et avoit regart simple et meure, les yeux avoit glauque et vers et clers, extesans entre pation terrible, et al movoir blans et amyables et leicheux.

Jésus était de taille moyenne, il avait un visage plaisant à voir et ceux qui le regardaient ne pouvaient que l’aimer et le respecter. Il avait des cheveux d'un noir profond, presque comme des mûres, lisses jusqu’aux oreilles et, à partir des oreilles, frisés, d’un bleu azur, brillants et retombant sur les épaules. Au milieu de la tête, une raie séparait ses cheveux à la mode des habitants de Nazareth. Son front était lisse et très pur, son visage sans ride ni tache, son teint légèrement rosé. Il avait un nez et une bouche magnifiques, sans défaut. Sa barbe, coupée court, était fourchue au niveau du menton. Son regard était franc et posé. Ses yeux, verts pâle et clairs, se montraient terribles dans la passion ; quand ils bougeaient, ils étaient brillants, plaisants et humides.

Teile fois ploroit-ilh, mains ilh ne rist onques. La stature de son corps astoit droit et alignié ; les mains et les bras avoit avenans, et delitable la veue, et la parolle gries et moderée ; et solonc le prophete ilh estoit de belle fourme sour tous les hommes. Teile fourme avoit Nostre-Singnour Jhesu-Crist.

Il pleurait parfois mais ne riait jamais. Sa taille était droite et élancée, ses mains et ses bras avenants, sa vue agréable, sa parole douce et modérée. Selon le prophète, il était d’une beauté surpassant tous les hommes. Telle était l’apparence de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

 

Mort de Pilate : Jugement arbitré par Vespasien - Pilate, d'abord protégé par la sainte tunique, est tué par Vespasien et jeté dans le Tibre (37)

 

[p. 437] [L’emperere assemblat tos ses saiges pour jugier Pylate] Apres l'emperere Tybeir assemblat tous ses prinches de Romme et les senateurs, por jugier de queile mort Pylate moroit. Si oit debas entre eaux, car ilh y oit mult des prinches et senateurs qui disoient que Pylate n'avoit mie deservit mort, qui avoit crucifiet uns enchanteur qui soy faisoit Dieu.

[p. 437] [L’empereur rassemble tous ses sages pour juger Pilate]  Ensuite l’empereur Tibère assembla tous les princes de Rome et les sénateurs, pour décider de la mort de Pilate. Il y eut des débats entre eux, car de nombreux princes et sénateurs disaient que Pilate n’avait pas mérité la mort, qu’il avait crucifié un magicien qui se prétendait Dieu.

[Wespasianus rendit sentenche que Pylate devoit morir] Enssi com celle discention astoit entre les Romans, vint et entrat en la saule Wespasianus, le roy de Galisse, qui venoit prendre congiet à l'emperere de aleir destruire Judée et tous cheaux qui la habitoient. Quant li emperere et tous les senateurs veirent Wespasianus, se dessent de common accord qu'ilhs s'en metoient sour luy de leur debat, et tenroient pour ferme chu qu'ilh en diroit. Atant ont compteit à Wespasianus tout le fait de leur debat ; se dest en sa sentenche que Pylate moroit enssi com ilh deviseroit, car ilh avoit pies fait que oncques nuls ne fesist, car ilh avoit Dieu mis à mort sens cause.

[Vespasien juge que Pilate doit mourir] Pendant ces discussions entre les Romains, Vespasien, roi de Galatie, entra soudain dans la salle ; il venait prendre congé de l’empereur avant de partir pour détruire la Judée et tous ses habitants. Quand l’empereur et tous les sénateurs virent Vespasien, ils déclarèrent de commun accord qu’ils s’en remettraient à lui pour clore le débat et qu’ils s’en tiendraient fermement à sa décision. Ils exposèrent alors à Vespasien tous les éléments du débat. Et Vespasien jugea que Pilate mourrait comme lui le déciderait, parce qu'il avait commis le pire acte que l'on puisse jamais commettre, car sans raison il avait mis Dieu à mort.

[Pylate fut amyneis devant l’emperere qui li fist grant fieste] Adont fut Pylate amyneis devant eaux ; mains enssitoist que ly emperere le veit, ilh soy levat et s'engenulhat encontre luy, et tout enssi tous les senateurs et tous les prinches qui là astoient, et li fisent grant fieste. Apres fut remis en prison. Mains quant ilhs ne le veirent plus, li emperere et les aultres prinches, et par especial Wespasianus, furent si corochiés qu'ilh sembloit qu'ilhs dewissent asontir. Si fut encor remandeit, et tantoist qu'ilh soy representat, ilhs soy engenulharent tous encontre luy com devant ; et fut encor remyneis en prison.

[Pilate est amené devant l’empereur qui lui fait grande fête] Pilate fut alors amené devant ses juges, mais dès qu'il le vit, l'empereur se leva et s’agenouilla devant lui. Tous les sénateurs et les princes présents l'imitèrent et lui firent grande fête. Ensuite, Pilate fut reconduit en prison. Mais quand Pilate fut hors de leur vue, l’empereur et les autres princes, et surtout Vespasien, furent tellement en colère qu’ils semblaient devenus fous. On rappela Pilate, mais tous s’agenouillèrent devant lui, dès qu’il se représenta, comme la fois précédente. Il fut une nouvelle fois ramené en prison.

[Wespasianus jettat Pylate à terre] Adont inspirat Dieu Waspasiain ; et dest que Pylate avoit vestit le cotte Jhesu-Crist. Si qu'ilh fut remandeis la tirche fois ; et Wespasiain salhit avant en la voie, anchois qu'ilh soy presentast, et l'ahierdit, se le jettat à terre, puis li fendit tous ses vestimens d'on cuteal ; si trovat qu'ilh avoit à sa chaire vestue la cotte Jhesu-Crist, se li demouchat et le mist en unc drap mult honestement.

[Vespasien jette Pilate à terre] Alors Dieu inspira Vespasien, en lui révélant que Pilate avait revêtu la tunique de Jésus. On le fit revenir une troisième fois, mais cette fois Vespasien se mit sur son passage, avant qu’il se présente. Il le saisit vivement, le jeta à terre et coupa tous ses vêtements avec un poignard. Il vit alors que Pilate avait revêtu la tunique de Jésus-Christ. Il la lui ôta et l’enveloppa dans un drap avec un grand respect.

[Coment Pylate fut ochis] Apres ilh fist avaleir I cuteal parmy les joxhes Pylate, et puis coupeir la gorge crueusement. Apres li fist coupeir la tieste ; apres fut loiiés en unc noiel, et fut jetteis el rivier del Tybre.

[Pilate est tué] Vespasien enfonça alors un couteau à travers les joues de Pilate, puis il lui coupa cruellement la gorge et lui trancha la tête. Son corps fut ensuite attaché à une meule et jeté dans le Tibre.

 

Les restes de Pilate, agités par les diables, sont indésirables et maléfiques : Du Tibre dans le Rhône et à Géhenne - Dans un puits nauséabond à Lausanne - Précisions divergentes, d'après Martin d'Opava

 

[Mervelheuses choses fasoient les dyables de corps Pylate] Mains tantoist les malvais esperis vinrent là, et prendoient le corps Pylate mult sovent et le portoient parmy celle aighe, et fesoient esmovoir les ondes enssi com chu fust la mere ; et à la fois l'enportoient en l'aire dedens les [p. 438] nues, et adont s'elevoit tempeste si grans de tonoir et de grisels, que les gens en avoient teile pauour que ilhs ne le poloient porteir.

[Les diables font avec le corps de Pilate des choses prodigieuses] Mais immédiatement, les mauvais esprits se manifestèrent. Ils venaient très souvent prendre le cadavre de Pilate, le portant au milieu des eaux qui s'agitaient comme si c'était la mer. Parfois ils le soulevaient [p. 438] dans l’air, jusque dans les nuages, provoquant alors une tempête marquée de si violents coups de tonnerre et de grêle que les gens avaient très peur et ne pouvaient plus le supporter.

[Ly corps Pylate fut jetteis el Royne] Adont orent les Romans teile conselhe que ilh le rewastarent del Tybre, puis le jettarent en une aultre rivier c'on nom le Royne, qui n'at point de fons et court parmy Lombardie, et veult-on dire que ilh vat jusqu'en infer. Et le propre lieu où ons le jetta astoit appelleis le lieu de malediction, si que par raison ons y devoit bien jetteir les maldis.

[Le corps de Pilate est jeté dans le Rhône] Les Romains décidèrent alors de retirer le corps de Pilate du Tibre, pour le jeter dans un autre fleuve, le Rhône. Ce dernier n’a pas de source, traverse la Lombardie et va, a-t-on prétendu, jusqu’en enfer. L’endroit même où on jeta le cadavre de Pilate était un lieu de malédiction, où il était normal de jeter les êtres maudits.

[Gehenna] Et avoit deleis cheluy lieu I citeit qui avait nom Gehenna, ch'est-à-dire voie d'ynfeir : là fut jetteis li corps Pylate ; mains les malvais espirs y revenoient en faisant teile tempeste, que les gens de la citeit ne porent souffrir chu, ne la pueur ne la destempranche de l'aire qui là astoit, por les enbatemens des malvais espirs.

[Géhenne] Il y avait, près de cet endroit, une cité nommée Géhenne, c’est-à-dire voie de l’enfer. C’est là que fut jeté le corps de Pilate, mais les mauvais esprits y revenaient, provoquant une forte tempête que les habitants de la cité ne purent supporter, pas plus que la puanteur et l’humidité de l’air ambiant, provoquées par les ébats des mauvais esprits.

Adont les gens le prisent et l'envoiarent à Losanne ; mains cheaux aussi ne porent souffrir les assals des dyables qui toudis astoient entours le corps ; se le prisent et le jettarent en unc puche mult parfont, qui astoit environeit de grant montagnes. Et là habitarent les dyables, et encor font. Et enssi com ypluseurs dient, qui là ont esteit, voit-ons là apparoir mult grandes ordures, et oussi grant puours que les dyables font sovent dedens chi puche. Et est chi puche tou pres de une montangne qui at nom le mont de Tresquie, portant que ch'est uns des plus hauls mons de chi paiis.

Alors les gens prirent le cadavre et l’envoyèrent à Lausanne. Mais là non plus les gens ne purent supporter les assauts des diables, toujours autour du cadavre. Ils le jetèrent dans un puits très profond, entouré de hautes montagnes. Là habitaient les diables, où ils sont encore. Et, selon les nombreux voyageurs qui y sont allés, d'énormes saletés et une grande puanteur, dont les diables sont responsables, remontent souvent de ce puits. Celui-ci se trouve près d’une montagne, portant le nom de mont de Tresquie, parce que c’est un des plus hauts sommets de ce pays.

[De Pylate] Item, Martinian, le penitanchier de pape, dist en ses croniques que uns historyens, se le nom altrement son nom, dist que Pylate fut nées de Lion sus le Royne, et que quant ilh fut accuseis à l'emperere par Albain et Verone que l'emperere l'envoiat en exilhe à Viane en Burgongne ; et por la grant tourment que ons li faisoit soffrir, soy ochist de sa propre main.

[Pilate] Martin, le pénitencier du pape, dit dans ses chroniques [p. 444, éd. Weiland] que, selon un historien qu'il ne nomme pas [c'est Vincent de Beauvais], Pilate était né à Lyon sur le Rhône ; étant accusé par Albin et Véronique devant l’empereur, il fut envoyé en exil par celui-ci à Vienne en Bourgogne et là, à cause des grands tourments qu’on lui faisait subir, il se tua de sa propre main.

[De Herode Antipas] Mains ilh n'est mie enssi veriteit ; ains est veriteit que Herode, le prinche de Galilée, et sa femme furent por le mort de saint Johans-Baptiste mandeis à Romme, en l'année apres chu que Pylate fut condempneis, et furent envoiés en exilhe à Viane, où ilhs morurent miserablement. Et ch'est chu qui vuelt dire chist hystoriens que Martien escript.

[Hérode Antipas] Mais ce n’est pas vrai. La vérité est qu’Hérode, prince de Galilée, et sa femme furent convoqués à Rome, suite à la mort de saint Jean Baptiste, l’année après celle de la condamnation de Pilate et qu’ils furent envoyés en exil à Vienne, où ils moururent misérablement. C’est cela qu'a voulu dire cet historien dont parle Martin.

 

Vespasien veut venger la mort de Jésus

 

[Wespasianus veult vengier la mort Jhesu-Crist] Apres, quant ly jugement fut fait de Pylate, enssi com dit est, Wespasianus prist congier à l'emperere d'aleir prendre la venganche de tous cheaux qui astoient [p. 439] culpaible de la mort Jhesus. Et li empereur li sailat que ch'astoit sa volenteit, puis retournat Wespasianus en son paiis.

[Vespasien veut venger la mort de Jésus-Christ] Une fois terminé le jugement de Pilate, raconté plus haut, Vespasien prit congé de l’empereur, pour tirer vengeance de tous ceux qui étaient [p. 439] coupables de la mort de Jésus. L’empereur lui avait exprimé que c’était là sa volonté. Ensuite Vespasien retourna dans son pays.

 

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