[Extrait de Folia Electronica Classica, t. 29, janvier-juin 2015]
LES
« MARQUEURS » DE LA NATIVITÉ DU CHRIST DANS LA LITTÉRATURE MÉDIÉVALE.
La christianisation du matériel romain
par
Jacques Poucet
Membre de l’Académie royale de Belgique
Professeur émérite de l’Université de Louvain
[Page de Garde] [Table des Matières] [Introduction] [I. Généralités] [2. Phénomènes célestes] [3. Boeuf parlant]
[4. Phénomènes divers] [5. Vision d'Octavien] [6. Prodige de l'huile] [7. En guise de conclusion] [Liste bibliographique]
Plan
0. Généralités
Digression : Les deux pouvoirs, les deux glaives et les deux luminaires
2. L’Oracle de Baalbek (IVe siècle) : son contenu et sa signification
3. La tradition byzantine (dès le VIIe siècle)
a. Le point de départ : Malalas et le mystérieux Timothée
b. L’utilisation de Malalas dans une chronique latine du VIIe siècle
c. Ce que Voragine a fait du récit attribué à Timothée
4. La plus ancienne version des Mirabilia urbis Romae (milieu du XIIe siècle)
5. La suite de la tradition des Mirabilia urbis Romae et notamment Jean d’Outremeuse
Appendice. Le dominus et le deus, deux aspects de la biographie augustéenne
a. Octavien refusa d’être appelé « Seigneur » (dominus)
b. Octavien était toutefois « en bonne voie de divinisation »
6. Jacques de Voragine et La Légende dorée
a. La version détaillée dans la rubrique des corps célestes
b. La version plus brève dans la rubrique des êtres humains
c. Cette version est-elle vraiment d’Innocent III ?
7. Un point intermédiaire sur les étapes essentielles de l’évolution
8. L’origine de la légende et quelques illustrations
b. L'autel, la Sibylle et l'empereur
d. L'autel du transept gauche: ara ou aram celi
e. Le tableau de Stuttgart et la fresque de Cavallini
9-18. Dix témoignages littéraires du XIIe au XVe siècle : poètes et prosateurs
9. Godefroi de Viterbe, Pantheon (terminé en 1191)
10. Calendre, Les empereors de Rome (1213-1220)
11. Guillaume le Clerc de Normandie, Les Joies Nostre Dame (début XIIIe siècle)
12. Das Passional (XIIIe siècle)
13. La Weltchronik d’Heinrich von München, chroniqueur du XIVe siècle
15. Renart le Contrefait, 2ème branche, version en prose (début XIVe siècle)
15. Armannino Giudice (vers 1325)
16. Le Libro Imperiale de Giovanni de’ Bonsignori (écrit vers 1377-1383)
17. La Chronique de Jacob Twinger von Königshofen (vers 1400)
18. Le sermon de Noël de Denys le Chartreux (XVe siècle)
19. John Capgrave et la suite de la tradition des Mirabilia, Ye Solace of Pilgrimes (vers 1450)
20. Résumé
Rome.
Basilica di Santa Maria in Aracoeli al
Campidoglio. Plafond à caissons doré et peint.
Terminé en 1575, pour remercier
la Vierge de la victoire de Lépante sur la flotte turque.
Source :
Wikipedia
Il a été question
plus haut de l’importance que le Moyen Âge
chrétien accordait à l’empereur Auguste. On se souviendra en particulier des
positions de l’historien Orose (Ve siècle) pour qui l’empire d’Auguste aurait
été « préparé pour la venue prochaine du Christ » (ut uenturi Christi gratia praeparatum
Caesaris imperium comprobetur) (VI, 20, 4). Le fait que les chrétiens
établissaient des liens profonds entre Auguste et le Christ explique la
facilité avec laquelle des événements liés à Octave-Auguste ont pu bénéficier
d’une interprétation chrétienne. On a vu plus haut plusieurs exemples de cette réinterprétation
chrétienne assez systématique, une tendance que la légende de la vision
d’Octavien va illustrer à sa manière.
Une remarque
initiale toutefois s’impose à propos de ce motif de la vision d’Octavien. À la
différence des prodiges examinés jusqu’ici, il ne remonte pas intégralement à
l’antiquité romaine préchrétienne. L’Octave-Auguste de l’Histoire n’a pas
aperçu dans le ciel la Vierge à l’Enfant, il n’a pas eu la révélation de
l’arrivée imminente du vrai Dieu et il n’a rien eu à voir avec la fondation
d’un autel ou d’une église sur le Capitole. Mais la légende, si elle est dans
sa substance chrétienne et médiévale, s’est nourrie d’éléments qui
appartiennent à l’histoire romaine authentique, comme le nom même de l’empereur
au centre du récit ainsi que divers détails qui se rattachent au rôle
historique de ce dernier (son rapport par exemple à des titres comme dominus ou deus).
Un élément rend
l’étude de ce motif particulièrement intéressante. C’est que, à la différence
aussi des cas précédents, il a connu un très important développement
multiséculaire au cours duquel il s’est notablement enrichi. C’est cette longue
histoire que nous aimerions retracer. Elle illustrera à la fois la malléabilité
des légendes et la grande imagination des rédacteurs. En fait, les présentes
recherches porteront plus sur les étapes de cette évolution que sur l’origine de cette légende qui reste en définitive obscure.
Le titre général
du chapitre annonce deux autres questions. Il n’est pas possible en effet de
traiter de la vision d’Octavien sans rencontrer d’une part une église élevée à
la Vierge Marie sur le Capitole de Rome et d’autre part le rôle de pacificateur
universel que les chrétiens firent jouer au premier empereur. Pour eux, le
Christ ne pouvait naître que dans un monde où régnait partout la paix, d’où le topos de la
paix universelle que nous retrouverons bien souvent dans les pages suivantes.
Pour les chrétiens aussi, c’est la vision d’Octavien qui est censée expliquer
la présence sur le Capitole de l’importante église Sancta Maria d’Aracoeli, encore bien visible aujourd’hui dans la
Ville.
En outre – on le
verra très vite – la légende se nourrit également de considérations politiques
de première importance. Elle servira en quelque sorte de fondement à la
hiérarchisation médiévale des pouvoirs du Pape et de l’Empereur.
*
Cette légende est
généralement connue chez les Modernes sous le nom de « Vision
d’Octavien ». En fait les analyses qui vont suivre montreront que cette
expression ne lui convient parfaitement qu’à partir du XIIe siècle. C’est en
effet à cette date, et en Occident d’ailleurs, qu’elle se fixe dans
sa structure définitive, une structure qui se décline toutefois en de multiples
versions utilisées comme marqueurs de la Nativité.
Précédemment, dans la phase byzantine de son évolution,
elle faisait bien intervenir Octavien, une consultation de la Sibylle et un
autel sur le Capitole, mais il n’était pas encore question d’une « vision ».
Si on laisse de
côté l’Oracle de Baalbek (cfr plus
loin) et si on la réduit à ses éléments essentiels, cette légende raconte que
l’empereur Octavien pose à une Sibylle (la Pythie dans le monde oriental ;
généralement la Tiburtine en Occident) une question qui peut varier : « Qui sera
mon successeur ? », ou bien : « Puis-je accepter que mes
compatriotes me considèrent comme un dieu », ou encore :
« Naîtra-t-il un jour quelqu’un de plus grand que moi ? ».
La Sibylle tarde à
répondre. Mais sur l’insistance de l’empereur, elle finit par prononcer
quelques vers mystérieux – oraculaires évidemment –, qui doivent être
interprétés mais qui vont toujours dans le même sens : « Tu seras
remplacé par quelqu’un de très loin supérieur à toi, un Dieu qu’il te faut
adorer ».
Dans les versions
plus récentes, à partir du XIIe siècle, la réponse de la Sibylle s’accompagne
d’une vision. Le ciel s’entrouvre, laissant apparaître une femme très belle
tenant un enfant dans les bras, et l’empereur
entend une voix qui lui dit : « Voilà l’autel du ciel (ara Caeli) ». À l’endroit de la vision, sur le Capitole, s’élèvera l’église de Santa Maria.
Dès ses
manifestations byzantines, la légende a une double fonction : d’une part elle
sert d’étiologie à un monument sur le Capitole (autel d’abord, église ensuite),
et d’autre part elle marque et consacre la supériorité du monde nouveau sur le
monde ancien, du Dieu du Ciel sur l’empereur de Rome. En effet, elle ne
présente pas seulement Octavien comme responsable (direct ou indirect) d’un monument
sur la colline romaine ; elle transmet aussi un message beaucoup plus
important. Informé de la venue du Dieu chrétien qui lui est de beaucoup
supérieur, l’empereur « cède le terrain » : il refuse d’être considéré
comme un dieu, reconnaît l’Enfant de la vision comme le vrai Dieu et se
prosterne devant lui en guise d’adoration.
Ce geste de soumission n’est pas rien quand on sait l’importance que prend au Moyen Âge la théorie des deux pouvoirs, le temporel et le spirituel, et de leur hiérarchisation ! Ce point mérite quelques mots d’explication.
Nous illustrerons
la question avec une citation de Martin d’Opava (XIIIe siècle), auteur d’un Chronicon Pontificum et Imperatorum, « pénitencier et
chapelain du pape à partir de 1261 ». Elle
éclaire fort bien les conceptions que l’église médiévale se fait des instances
de pouvoir et de leur hiérarchie. Les premières lignes, reprises à Orose (VI,
22, 1), témoignent du motif de la paix universelle établie par Auguste :
Anno ab Urbe condita 752. Cesar Augustus ab oriente in occidentem, a septentrione in meridies, ac per totum occeani circulum cunctis gentibus una pace compositis, cum ipsum pro deo Romani colere vellent, prohibuit nec dominum se appellari permisit. Et eodem tempore natus est Ihesus Christus. Tunc concurrerunt duo regimina Romane urbis et tocius orbis, pontificale et imperiale ; pontificale regimen per Christum, imperiale per Octavianum. Hii sunt duo gladii, videlicet materialis et spiritualis, qui sufficiunt ad regimen ecclesie. Unde postquam dixit Petrus apostolus : « Domine, ecce duo gladii hic », respondit : « Satis est ». Hec sunt duo luminaria magna, que posuit Deus in firmamento celi, id est in universali ecclesia, que sunt pontificalis auctoritas et imperialis potestas. Inter que luminaria, sicut luminare maius est sol et luminare minus luna, sic spiritualis potestas est maior et imperialis minor. (p. 406-407, éd. L. Weiland, M.G.H., S.S., XXII, 1872)
An 752 de la fondation de Rome. César Auguste avait établi dans une seule et unique paix toutes les nations de l’orient à l’occident, du nord au sud, et sur tout le cercle de l’océan. Comme les Romains voulaient l’honorer comme dieu, il l’interdit, et ne permit même pas qu’on l’appellât « Seigneur ». C’est à cette époque que naquit Jésus-Christ.
Alors il y eut deux pouvoirs sur la ville de Rome et l’ensemble de l’univers, le pouvoir pontifical et le pouvoir impérial, exercés le premier par le Christ, le second par Octavien. Ce sont les deux glaives, le matériel et le spirituel, qui suffisent au gouvernement de l’Église. Ce qui explique que, à l’apôtre Pierre qui lui avait dit : « Seigneur, voici ici deux glaives », le Seigneur avait répondu : « C’est suffisant ». [Note du traducteur : Citation de Luc, XXII, 38, prononcée dans un tout autre contexte, celui du Jardin de Gethsémani]
Ce sont les deux grands luminaires que Dieu plaça au firmament céleste, c’est-à-dire dans l’Église universelle, et qui sont l’autorité pontificale et le pouvoir impérial. Tout comme des deux luminaires, le soleil est le plus grand et la lune le plus petit, ainsi le pouvoir spirituel est le plus grand et le pouvoir spirituel le plus petit. (trad. personnelle)
Ce passage
influencera Jean d’Outremeuse dans son exposé sur Auguste. Et comme le
chroniqueur liégeois est notre auteur de référence, nous nous en voudrions de
ne pas le citer :
Chis Octoviain astoit à chi temps sire de tout le monde, de orient en occident, de medis en septentrion, et par tout le cercle occceaine ; et toutes les nations des gens le tenoient à saingnour, tout en pais sens contradiction nuls. Et quant Jhesus fut neis, si oit à monde dois bons governeurs : chu sont dois fortes glaives spirituels et temporels, qui suffient à regiment del Engliese : chu sont les dois lumynars que Dieu at mis en firmament, lesqueiles sont del auctoriteit pontificaule et del poioir imperiale.
Et enssi com ly soleal est ly gran lumynaire qui à chiel emperial prent sa clarteit, et la lune le petit lumynaire qui prent sa clarteit à soleal ; enssi est-ihl de pontifical qui représente le soleal et prent al diviniteit sa clarteit, et ly emperere qui represente la lune et prent à soleal sa clarteit ; c’est à entendre que ly emperere prent sa clarteit et son bien à pape, ch’est à Sainte-Engliese. Et enssi at dois fortes espées en terre venues à chi noveal regyment. (Myreur, I, p. 350)
Cet Octavien était à ce moment-là maître du monde entier, de l’orient à l’occident, du midi au septentrion, maître aussi de tout le cercle de l’océan ; tous les païens le tenaient pour leur seigneur, ils étaient en paix, sans opposition envers lui. Et quand Jésus fut né, il y eut au monde deux bons gouverneurs : ce sont deux glaives puissants, spirituel et temporel, qui suffisent à gouverner l’église : ce sont les deux luminaires que Dieu a placés au firmament, qui représentent l’autorité pontificale et le pouvoir impérial.
Tout comme le soleil est le grand luminaire qui reçoit du ciel sa clarté, et la lune le petit luminaire qui la reçoit du soleil, ainsi le pouvoir pontifical, qui représente le soleil, prend sa clarté à la divinité, et l’empereur, qui représente la lune, la prend au soleil. Il faut entendre que l’empereur tient sa clarté et son bien du pape, c’est-à-dire de la sainte Église. Et ainsi il y a sur terre deux fortes épées qui organisent ce nouveau gouvernement. (trad. personnelle)
Après cette digression, revenons à notre légende et à l’analyse précise des textes qui s’y rapportent. Afin de mieux faire comprendre l’évolution du motif, nous présenterons ses attestations en adoptant, autant que possible, l'ordre chronologique.
Un récit présent
dans un document en grec, de l’époque de Théodose (vers 378-390), qu’on appelle
l’Oracle de Baalbek,
pourrait représenter une
forme archaïque de cette légende. Il contient en tout cas
l’interprétation par une Sibylle d’une vision qui se serait présentée à des
sénateurs romains.
C’est Philippe
Verdier (Vision,
1982, p. 94) qui a attiré l’attention sur l’importance de ce document dans
l’histoire du motif qui nous occupe.
Éditions :
P.J. Alexander, The Oracle of Baalbek.
The Tiburtine Sibyl in Greek Dress, Washington, 1967, 151 p. Cet ouvrage
est téléchargeable intégralement sur Scribd.
Le texte grec se trouve aux p. 12-13 et la traduction anglaise aux p. 24-25. –
Cfr aussi : La
prophétie de la sibylle Tiburtine : édition des mss B.N.Fr. 375 et Rennes
B.M.Fr. 593, par J. Haffen et J. Baroin, Paris, 1987, 135 p.
(Annales littéraires de l'Université de Besançon, 355).
Voici comment le savant présente le
passage :
La Sibylle de Tibur est invitée à venir à Rome pour expliquer à « cent juges » (Sénateurs) la vision dans laquelle neuf soleils leur étaient apparus. La Sibylle monte au Capitole et, assise parmi les oliviers (selon l'usage des Sibylles de prophétiser assises), elle explique aux « juges » que les neuf soleils représentent les neuf âges de l'histoire humaine. Sous le quatrième soleil la divinité se manifestera dans le sud, comme dans la prophétie d'Habacuc. Une femme nommée Marie s'élèvera de la terre des Hébreux […]. On donnera à son enfant le nom de Jésus. Il remplacera l'ancienne loi par la loi nouvelle. Des armées d'anges porteront son trône et les séraphins à six ailes l'adoreront. De la même essence que son Père, il prendra la semblance d'un enfant. Les rois de la terre s'élèveront contre lui. Toute la terre obéira alors à Rome sous la monarchie d'Auguste dont les empereurs qui lui succèderont porteront le nom. (p. 94)
Il ne peut être question ici d’un commentaire approfondi, que le lecteur intéressé trouvera dans l’édition de P.J. Alexander. L’intérêt pour nous est de rencontrer un texte du IVe siècle, relativement précis et détaillé, mettant en scène une Sibylle, Tiburtine de surcroît, que le Sénat invite à Rome pour se faire expliquer une vision. Peu nous importe qu’il s’agisse, avec les neuf soleils, d’une plongée prophétique dans l’histoire du monde. Ce que nous retiendrons, c’est que cette Sibylle officie au Capitole et qu’arrivée au quatrième âge du monde (le quatrième soleil), elle décrit et explique à ses auditeurs le rôle de Marie, une femme de la terre des Hébreux. Cette Marie donnera naissance à un Enfant-Dieu, « de la même essence que son père », qui sera appelé Jésus et qui remplacera l’ancienne loi par la loi nouvelle. Et cela se passera à une époque où la terre entière, sous la monarchie d’Auguste, obéira à Rome.
Certains éléments
de ce récit correspondent donc à des données qu’on rencontrera plus tard, mais
il faudra attendre le VIe siècle et le chroniqueur Jean Malalas pour voir
apparaître des témoignages plus précis, toujours en grec, sur la rencontre
entre une Sibylle et Octavien, l’empereur de Rome. Le motif n’est pas propre à Jean Malalas.
On le trouve encore
au XIe siècle chez Georges Cédrénus et au XIIIe chez Xanthopoloulos, mais c’est
essentiellement Malalas qui se révèle le plus intéressant pour notre sujet.
Cette branche que
nous appellerons byzantine a essaimé dans le monde occidental, à date ancienne,
car on la retrouve dans une chronique latine anonyme du VIIe siècle, influencée
par le chroniqueur byzantin, d’où le nom de Laterculus
Malalianus parfois donné à cette chronique. On en rencontrera encore une
trace beaucoup plus tard, chez Voragine, dans la seconde moitié du XIIIe
siècle.
Des indices très
clairs permettent de relier entre elles les différentes versions de cette
branche byzantine, qu’elle s’exprime en latin ou en grec : son contenu
bien sûr, et notamment un détail très précis. Elles se placent toutes
(ou presque) sous la garantie d’un chroniqueur du nom de Timothée, dont on ne
sait pour ainsi dire rien. Détaillons tout cela.
a. Le point de départ : Malalas et le mystérieux Timothée
Le byzantin Jean
Malalas a écrit, vers la fin du VIe siècle, une Chronographia en 18 livres allant de la création du monde jusqu'en
565 après Jésus-Christ. Le chapitre 5 du livre X de cette chronique universelle
livre en grec un récit que Malalas rapporte à un « sage Timothée »
qui n’est, rappelons-le, pas autrement identifiable. Le voici en
traduction française :
Dans la cinquante-cinquième année de son règne, en octobre, c’est-à-dire Hyperbérétaios, Auguste César Octavien alla consulter l’oracle. L’hécatombe faite, il interrogea la Pythie : « Qui après moi tiendra le sceptre de Rome ? » La prophétesse n’ayant rien répondu, il recommença le sacrifice et demanda à la Pythie pourquoi elle ne lui avait pas donné de réponse et pourquoi l’oracle se taisait. C’est alors qu’il reçut de la Pythie ces mots : « Un enfant hébreu, un dieu qui règne sur les bienheureux, m’ordonne de quitter cette maison et de retourner dans l’Hadès. Et maintenant, éloigne-toi de nos autels ». Alors Auguste quittant l’oracle, vint sur le Capitole. Il y éleva un grand autel, où il fit inscrire en lettres latines : « Ceci est l’autel du Dieu premier-né (βωμὸς τοῦ πρωτογόνου Θεοῦ) ». Cet autel est encore aujourd’hui visible sur le Capitole. C’est ce que le sage Timothée a raconté. (trad. personnelle de X, 5, p. 177, éd. Thurn, 2000, C.F.H.B., qui livre un apparat critique détaillé et une liste de testimonia).
Le même récit
figure chez un chroniqueur byzantin plus récent (XIe siècle), Georges Cédrénus
(Compendium historiarum, Bonn, 1828,
vol. I, p. 320, C.S.H.B.), mais sous une forme plus courte et avec des variantes,
dont la mention d’un garant différent. On le trouve encore, au XIIIe siècle
cette fois, chez Nicéphore Callistos Xanthopolos, auteur d’une Histoire ecclésiastique (P.G., t. 145, 1865, col. 681 et 684).
Xanthopoulos est toutefois, avec quelques différences mineures, plus proche de
Malalas que ne l’était Cédrénus. Quoi qu’il en soit, c’est la version de
Malalas, la plus intéressante pour notre sujet, que nous commenterons.
À première vue,
les termes « Hyperbérétaios,
hécatombe, Pythie, Hadès » laisseraient croire qu’on est en Grèce, à
Delphes, mais ce cadre est fictif. Le lieu où se trouve l’oracle consulté par
l’empereur sur son successeur pourrait fort bien être Rome. En tout cas, le
récit vise à fournir l’étiologie d’un monument romain sur le Capitole, en
l’occurrence un autel, consacré « au Dieu premier-né ».
Mais il poursuit
aussi un autre objectif fort important : marquer la fin de la divination
antique et, par extension, de la religion ancienne.
Sur le plan
religieux, Octavien a suivi les formes. Il a offert les sacrifices imposés
avant de poser sa question, mais rien ne s’est passé. Il a beau recommencer. La
seule réponse qu’il reçoit de la Sibylle, c’est que celle-ci n’a plus de
pouvoir. Quelqu’un de supérieur à elle, un « enfant juif »,
« qui règne en dieu sur les bienheureux », lui a ordonné de quitter
les lieux et de retourner dans les Enfers. Elle enjoint d’ailleurs à l’empereur
de « quitter les lieux » lui aussi.
Ainsi, alors
qu’elle a été interrogée sur la succession impériale, la Sibylle n’a pas
répondu à la question posée. Ce qu’elle a annoncé en fait à l’empereur, c’est que
l’oracle antique n’a plus de pouvoir, qu’il faut abandonner les autels
ancestraux et aller voir ailleurs. L’empereur comprend vite et va élever
« au Dieu premier-né » un grand autel au Capitole. Il n’est pas
question d’un « autel du Ciel » (Ara
Caeli) ni d’une église, et par ailleurs aucune « vision » ne
s’est présentée à l’empereur, qui a traité directement avec la Sibylle.
b. L’utilisation de Malalas dans une chronique latine
du VIIe siècle
Le texte de Jean
Malalas fut utilisé, à la fin du VIIe siècle, dans un brève chronique en latin
attribuée à Théodore de Canterbury (602-690) et intitulée Laterculus imperatorum Romanorum Malalianus (éd. Th. Mommsen des Chronica minora, dans les M.G.H., A.A., XIII, III, 1898, p.
424-437). Fort inspirée par Malalas, d’où l’adjectif de Malalianus qui lui a été donné, cette chronique, appelée parfois Chronicum antiquissimum ou encore Chronicum Palatinum, contient une liste
des empereurs depuis Auguste jusqu'à Justin II.
Dans la notice
consacrée à Octavien figure le texte que nous retranscrivons ci-dessous.
L’éditeur moderne a veillé à séparer nettement ce qui est repris de Malalas et
ce qui est ajouté par l’auteur du Laterculus.
Nous avons entouré ces additions de crochets droits.
Augustus uero Caesar LVI anno regni sui mense Octubrio, qui et Perbereteo [secundum Athineos] dicitur, habiit in Capitolium, [quod est in medium orbis Romae], ut per divinationem addisceret, quis regnaturus fuisset post ipsum in Romanam rem puplicam, et dictum est ei a pythoniam, quod infans Hebreus iubens deus e caelo beatorum discutiens hunc domicilium, [cetero genitus sine macula], statim iam venienti alienusque ab aris nostris. Qui exiens inde Augustus Caesar a divinationem et veniens in Capitolium aedificavit ibi aram magnam in sublimiori loco, in qua et scripsit Latinis litteris dicens : haec aram fili dei est. [Unde factum est post tot annis domicilium adque basilicam beatae et semper virginis Mariae] usque in presentem diem, sicut et Timotheus chronografus commemorat.(§ 8, p. 428-429, éd. Mommsen, 1898)
César Auguste, dans la 56e année de son règne, au mois d’octobre, appelé également [chez les Athéniens] Perbereteus, se rendit au Capitole [qui se trouve au centre du monde romain] pour connaître par divination qui règnerait après lui sur l’état romain. Il lui fut dit par la Pythie : « Un enfant hébreu, un dieu régnant en souverain au ciel des bienheureux [et né sans tache], va bientôt quitter cet endroit pour venir ici. Il est étranger à nos autels ». Alors César Auguste, abandonnant la divination, se rendit au Capitole et y construisit dans un endroit élevé un grand autel, sur lequel il écrivit en latin : « Ceci est l’autel du fils de Dieu ». [Devenu après tant d’années le domicile et la basilique de la Bienheureuse Marie toujours vierge], il a subsisté jusqu’au jour d’aujourd’hui, comme le rappelle aussi Timothée le chronographe. (trad. personnelle)
Des indices très
significatifs, au début (par exemple 55 ou 56 ans, Hyperbérétaios ou Perbéréteus)
et à la fin (Timothée), pointent indiscutablement vers Jean Malalas. Les
additions sont accessoires (« chez les Athéniens » par exemple) ou
s’expliquent aisément par des préoccupations théologiques (« né sans
tache ») ou topographiques (le souci d’identifier l’autel élevé au
« fils de Dieu » avec l’église de Santa
Maria du Capitole). Le chroniqueur anonyme latin ne mérite peut-être pas
d’excellents points en version pour sa traduction de la réponse de la Sibylle,
mais le sens général y est : « Un dieu nouveau d’origine juive va
bientôt venir, qui n’a plus rien à voir avec nos autels ».
En tout cas, chez
Malalas comme dans le Laterculus
Malalianus, la Sibylle ne répond pas à l’interrogation d’Octavien sur sa
succession, et l’empereur élève sur le Capitole un autel « au Fils de
Dieu ». Dans les additions, on aura remarqué qu’il n’est pas encore question
d’Ara Coeli, mais d’une église, mieux
d’une basilique, « à la bienheureuse Marie toujours vierge ».
c. Ce que
Voragine (XIIIe) a fait du récit attribué à Timothée
Beaucoup plus
tard, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, Voragine, au chapitre 6 de sa Légende dorée, fera également référence
à ce mystérieux historien Timothée, en appendice, si l’on peut dire, à son
récit principal que nous étudierons plus loin.
On ignore par
quelles voies la vieille traduction latine de la fin du VIIe siècle est arrivée
sous les yeux du compilateur de la seconde moitié du XIIIe. Peut-être est-ce
par l’intermédiaire d’Étienne de Bourbon (Tractatus
de diversis materiis praedicabilibus, II, 3, 2, [éd. J. Berlioz et J.-L. Eichenlaub, dans Corpus Christianorum. Continuatio
Mediaevalis, 124. Exempla Medii Aevi,
1]), comme le pense A. Boureau (p. 1084, n. 30), mais peu importe ici. Voici le
texte de Voragine :
Refert quoque Timotheus hystoriographus se in antiquis Romanorum hystoriis inuenisse quod Octavianus XXXV anno regni sui capitolium ascendit et quis post se rem publicam gubernaret a diis sollicite requisiuit et audiuit uocem sibi dicentem : « Puer ethereus ex deo uiuenti sine tempore genitus, non multum post ex intemerata uirgine sine macula nasciturus ». Hoc audito ibi aram edificauit cui hunc titulum inscripsit : « Hec est ara filii dei uiuentis ». (La légende dorée, éd. G.P. Maggioni, p. 70)
Et l’historien Timothée rapporte avoir trouvé dans les anciennes histoires de Rome qu’en la trente-cinquième année de son règne Octavien monta sur le Capitole, et demanda avec inquiétude aux dieux qui lui succéderait à la tête de l’État. Il entendit une voix qui lui répondait : « Ce sera un enfant céleste, engendré hors du temps par le Dieu vivant, qui va bientôt naître d’une vierge sans tache. » Après avoir entendu cette réponse, il fit construire un autel, avec cette inscription : « Autel du Fils du Dieu vivant ». (trad. A. Boureau, p. 55)
Le récit,
relativement court, se présente sous la garantie de Timothée, mais il reflète
davantage le texte du Laterculus que
celui de Jean Malalas. Il faut toujours être prudent avant d’accepter
l’affirmation d’un auteur médiéval lorsqu’il avance le nom d’un garant.
On notera qu’il
n’est plus question de Pythie. L’essentiel néanmoins est conservé :
l’empereur interroge sur sa succession ; il lui est répondu qu’il sera
remplacé par l’Enfant-Dieu, auquel il fait construire un autel « au Fils
du Dieu vivant ». Il n’y a toujours aucune trace de l’ara Caeli.
L’expression puer ethereus ne provient ni du Laterculus ni des textes byzantins, qui
évoquaient « un enfant hébreu ». Ph. Verdier (Vision, 1982, p. 106), qui l’a rencontrée dans l’iconographie sur
un phylactère tenu par le Christ, se demande s’il ne s’agirait pas d’une
déformation du puer hebreus des
oracles, « sous l’influence des apparitions lumineuses décrites dans les
différentes versions de la légende ».
Une autre caractéristique des trois textes précédents, censés prolonger à leur manière la tradition byzantine remontant au mystérieux Timothée, est qu’aucun ne présente le ciel s’entrouvrant sous les yeux de l’empereur. Ce dernier ne bénéficie d’aucune vision. Il n’entend que des paroles « sibyllines » à interpréter. Les choses vont changer avec la tradition des Mirabilia, une tradition dont nous avons longuement discuté dans d’autres articles (FEC, 24, 2012 et FEC, 25, 2013).
On rappellera ici que les Mirabilia urbis Romae sont des traités médiévaux, détaillant, à l’intention principalement des visiteurs et des pèlerins, les « choses à voir » dans la ville de Rome. Il en existe de plusieurs types, de dates différentes, chacun avec leurs caractéristiques. Très schématiquement, on peut dire que la tradition des Mirabilia (au sens large) comporte deux branches principales, les Mirabilia proprement dits (au sens strict en quelque sorte), plus anciens et dont les centres d’intérêt sont plus larges, et ce qu’on appelle les Indulgentiae ecclesiarum urbis Romae (ou Libri Indulgentiarum, ou plus simplement encore Indulgentiae), plus récents et dont les buts sont davantage orientés vers les pèlerins, les églises et les indulgences.
Ces dernières expressions désignent en effet des traités plus récents destinés aux
pèlerins et passant en revue les églises de Rome, les grandes et les moins grandes.
Ils décrivent chacune d’entre elles, en énumérant les reliques qu’on y trouve,
en transcrivant les légendes qui y sont attachées, en indiquant les dates
idéales pour les pèlerins et en spécifiant toujours avec précision les années
d’indulgences qu’on peut retirer de leur visite. La notice de présentation
d’une église peut varier beaucoup d’un manuscrit à l’autre : elle peut
aller de la simple mention du nombre d’années d’indulgences à une description
beaucoup plus complète. Nous aurons l’occasion de les rencontrer plus loin. Pour l’instant nous nous occuperons de la première branche, celle des Mirabilia
au sens strict, plus ancienne que l’autre.
Dans cette
première branche, la version plus ancienne, remontant au milieu du XIIe siècle,
est habituellement désignée par l’expression de Mirabilia primitifs. Le motif qui nous occupe y apparaît d’une
manière fort différente des récits précédents appartenant
à la tradition byzantine ou restés sous son influence. Avant de traduire le
texte, donnons-en les caractéristiques.
Le Timothée de la
tradition byzantine est absent. La question posée à la Sibylle est
différente : l’empereur ne s’interroge pas sur sa succession, mais sur le
statut divin que veulent lui offrir les sénateurs romains, impressionnés par sa
beauté et surtout par la paix et la prospérité qu’il avait partout établies.
C’est une Sibylle
Tiburtine qui entre en scène, à la place de la Pythie de Delphes. Elle tarde,
comme sa consœur grecque, à donner sa réponse, qui, des deux côtés d’ailleurs,
s’exprime en vers « sibyllins » dont l’interprétation est laissée au
lecteur, mais ces vers ne sont pas les mêmes. Une autre différence, plus
importante celle-là, sépare le récit des Mirabilia
des textes précédents : le ciel s’entrouvre devant l’empereur qui bénéficie
d’une vision de la Vierge et de l’Enfant. On est cette fois en
présence d’une véritable vision d’Octavien. Le motif mérite désormais pleinement le nom
sous lequel il est habituellement désigné.
Les deux fonctions
de la légende sont conservées : suprématie de la nouvelle religion et étiologie
d’un monument sur le Capitole. Avec toutefois, sur ce dernier point, une
variation également substantielle : il n’est plus question d’un autel
« terrestre » élevé « au Dieu vivant » ou « au fils de
Dieu » ; le seul autel mentionné se trouve dans le ciel et il porte
la Vierge et l’Enfant. Par contre une église entre en scène, qui s’élève à
l’emplacement de la vision : celle de Sancta
Maria in Capitolio, appelée aussi Sancta
Maria Ara Caeli. C’est la première fois qu’apparaît l’expression Ara Caeli.
Le texte latin figure au chapitre XI des Mirabilia (p. 28-29, V.-Z.), sous le
titre De iussione Octaviani imperatoris
et responsione Sibille (« De la demande faite par l’empereur
Octavien et de la réponse de la Sibylle »). Le voici, accompagné
d’une traduction française :
Traduction personnelle |
|
Tempore Octaviani imperatoris, senatores videntes
eum tantae pulchritudinis quod nemo in oculos eius intueri poterat et tantae
prosperitatis et pacis quod totum mundum sibi tributarium fecerat, |
À l’époque de
l’empereur Octavien, les sénateurs [de Rome], voyant sa beauté – personne ne
pouvait le regarder dans les yeux – ainsi que la prospérité et la paix qu’il
avait établies dans le monde entier qui lui était soumis, |
dicunt ei : « Te adorare volumus, quia
deitas est in te ; si hoc non esset, non tibi omnia essent
prospera ». |
lui dirent :
« Nous voulons t’adorer, parce que la divinité est en toi. Si ce n’était
pas le cas, tout ne te serait pas aussi favorable. » |
Qui renitens, indutias postulavit, ad se Sibillam
Tiburtinam vocavit, cui quod senatores dixerant recitavit. Que spatium trium
dierum petiit, in quibus artum ieiunium operata est. |
Réticent,
l’empereur demanda un délai. Il convoqua la Sibylle Tiburtine, à qui il
transmit la demande des sénateurs. Celle-ci lui demanda un délai de trois
jours, pendant lesquels elle se livra à un jeûne strict. |
Post tertium
diem respondit imperatori : « Hoc pro certo erit, domine
imperator :
et cetera quae secuntur. |
Après
trois jours, elle répondit à l’empereur : ‘Tiens ce qui suit pour
certain, Seigneur Empereur :
et
elle continua à réciter la suite. |
Ilico apertum
est caelum et nimius splendor irruit super eum ;
vidit in caelo quandam pulcherrimam virginem stantem super altare, puerum
tenentem in bracchiis. Miratus est
nimis et vocem dicentem audivit : « Haec ara filii Dei est ». |
Aussitôt le ciel s’ouvrit et une extraordinaire
splendeur s’offrit à lui. Il vit dans le ciel une très belle vierge debout
sur un autel et tenant un enfant dans les bras. Rempli d’une grande
admiration, il entendit une voix qui lui disait :
« Voici l’autel du fils de Dieu ». |
Qui statim in terram procidens adoravit. Quam
visionem retulit senatoribus et ipsi mirati sunt nimis. |
Et aussitôt,
tombant à terre, il l’adora. Il rapporta cette vision aux sénateurs, qui eux
aussi furent dans une grande admiration. |
Haec visio fuit
in camera Octaviani imperatoris, ubi nunc est ecclesia sanctae Mariae in
Capitolio. Idcirco dicta
est Sancta Maria Ara Caeli. |
Cette vision eut
lieu dans la chambre de l’empereur Octavien, où se trouve aujourd’hui
l’église de Sancta Maria in Capitolio.
C’est pourquoi, cette église est appelée Sancta
Maria Ara Caeli. |
La question de l’empereur n’est plus la même que dans
la tradition byzantine, on l’a dit. On a dit aussi que la réponse de la Sibylle
différait des réponses précédentes. Elle annonce de grands événements, en
utilisant des vers tirés du début des Oracles
Sibyllins que citait saint Augustin dans la Cité de Dieu (XVIII, ch. 23). Si on s’y
rapporte, on découvre que la suite de la prophétie décrit la fin du monde avec
le jugement dernier, et que l’avant-dernier vers précise même « que là,
tous les rois, jusqu'au dernier, se tiendront devant le Seigneur » (Et
coram hic Domino reges
sistentur ad unum).
Pareil message ne laisse place à aucune ambiguïté : le nouveau Dieu est supérieur à tous les rois de la terre.
Mais la nouveauté essentielle, on l’a
dit aussi, réside dans la vision qui s’offre à l’empereur. Immédiatement après
la réponse de la Sibylle, les cieux entrouverts font voir à Octavien celui qu’évoquaient
les vers oraculaires : le « Roi des siècles », le
« Seigneur de l’univers », le Juge suprême de la fin des temps,
devant qui tous les rois de la terre ne sont rien. Il apparaît sous l’aspect
d’un enfant tenu dans les bras par sa mère, une vierge très belle debout sur un
autel (pulcherrimam virginem stantem
super altare puerum tenentem in brachiis).
Dans l’admiration, et aidé par la
voix tombant du ciel, Octavien comprend qu’il a sous les yeux, sur cet autel
céleste, le fils de Dieu et sa mère. Il comprend aussi ce qui lui reste à
faire : tomber à genoux et adorer. Plus question dans ces conditions d’accepter
que les sénateurs – admiratifs eux aussi d’ailleurs – le considèrent comme un
dieu.
Dans la foulée, le rédacteur signale
que cette vision eut lieu dans la chambre de l’empereur, suggérant indirectement
que le palais impérial se dressait à cet endroit. Et, selon les habitudes des Mirabilia toujours soucieux de relier
topographiquement le passé romain et le monde chrétien, l’auteur précise qu’à
l’emplacement de cette chambre s’élève aujourd’hui l’église de Sancta Maria in
Capitolio.
Mais il ne
faudrait pas négliger la précision qui suit et qui a beaucoup de sens. Idcirco dicta est Sancta Maria Ara Caeli :
« C’est pourquoi [= à cause de cette vision de l’empereur] l’église
Sainte-Marie-du-Capitole est appelée Sainte-Marie-de-l’Autel-du-Ciel ». Le
texte juxtapose en effet deux dénominations pour cette église qui remonte au
VIIe siècle. Pour bien les comprendre, il faut savoir deux choses.
La première est
que, jusqu’au XIIIe siècle, le nom du sanctuaire (et aussi
du monastère qui lui est lié) a toujours été Sancta Maria in (ou de) Capitolio. C’était la dénomination
« officielle », si l’on peut dire. Il était en effet courant (Ch.
Huelsen, Le Chiese di Roma, Florence,
1927, p. XCV-CIX) que les églises de Rome se distinguent par un cognomen tiré de l’endroit où elles se trouvaient
(S. Maria de Aventino, in Campo Martio,
de Thermis, de Schola Graeca, in Foro, in Trastevere, etc.). Sancta Maria in Capitolio répond tout à
fait à ce modèle.
La seconde est que, c’est ici, dans
la version la plus ancienne des Mirabilia,
au milieu du XIIe siècle, que l’expression Sancta
Maria Ara Celi se rencontre pour la première fois (à côté de l’autre,
d’ailleurs). C’est plus que probablement une appellation
« populaire », qui trouve son origine dans le récit étiologique de la
vision d’Octavien. En tout cas, pour la voir apparaître dans un document
officiel, il faudra attendre 1323 (Ch. Huelsen, Chiese di Roma, Florence, 1927, p. 323-324).
On pourrait dès
lors paraphraser de la manière suivante le message du rédacteur du texte :
« L’église de Sancta Maria in
Capitolio s’élève sur l’emplacement de la chambre d’Octavien, à l’endroit même
où l’empereur reçut la vision de l’autel céleste offrant à l’adoration du monde
la Vierge et l’Enfant. Cette église s’appelle aussi Sancta Maria Ara Caeli : on comprend pourquoi. » On est en présence d’une légende étiologique,
destinée à expliquer le nom d’Araceli
dans la dénomination « populaire » de l’église. On retrouvera cette
question en étudiant plus loin quelle pourrait
être l’origine de cette légende.
On remarquera que la notice
n’attribue plus formellement à Octavien une fondation sur le Capitole, qu’il
s’agisse d’un simple autel ou d’une église. En ce qui concerne l’autel, présent
dans la tradition byzantine comme dans celle des Mirabilia, on observera le déplacement topographique qui
l’affecte : dans les textes précédents, l’empereur construisait sur le
Capitole un autel « au fils de Dieu » ou « au Dieu vivant ».
Dans la version des Mirabilia, il
n’est plus question d’un autel terrestre
: le seul autel du récit est un autel céleste,
sur lequel se dressait la Vierge portant l’Enfant et qu’une voix venue du ciel,
qui n’était pas celle de la Sibylle, présentait comme « l’autel du fils de
Dieu ».
Les différences sont telles qu’on
peut envisager, pour la vision d’Octavien, une autre branche de la tradition.
On a quitté le monde byzantin pour entrer dans le monde occidental.
Voyons d'abord ce que va devenir cette branche occidentale dans la tradition des Mirabilia. Nous ne ferons que survoler cette dernière en nous arrêtant toutefois quelques instants sur Jean d’Outremeuse.
On pourrait étudier d’une manière
approfondie comment cette longue tradition – qu’il s’agisse des Mirabilia proprement dit ou des Indulgentiae – a exploité le motif de la
vision d’Octavien. Nous nous limiterons à quelques références et à quelques
exemples.
La vision d’Octavien se retrouve
dans la Graphia aureae urbis (XIIe)
[§ 32, Valentini-Zucchetti, Codice
Topografico, III, 1946, p. 89-90], dans la traduction italienne intitulée Miracole di Roma (XIIIe) [§ 19,
V.-Z.,
III, 1946, p. 129-130], dans la première des deux traductions françaises du
XIIIe intitulées Les Merveilles de Rome
[§ 17, éd. D. Ross, dans
Classica et Mediaevalia, t. 30, 1969,
p.
628], dans le recueil de N. Rosell (XIVe) [§ 18,
V.-Z., III, 1946, p. 193], dans
la traduction-adaptation de John Capgrave, Ye
Solace of Pilgrimes (XVe) [I, 16, éd. C.A. Mills, 1911, p. 39-42], et dans
d’autres textes qui ont été influencés par cette tradition, sans en faire
nécessairement partie.
C’est le cas par exemple de Gervase
de Tilbury dans ses Otia Imperialia,
publiés vers 1210 [II, 16, p. 372-374, éd. S.E. Banks et J.W. Binns, Oxford, 2002]
ou de Martin d’Opava (milieu du XIIIe) dans son Chronicon pontificum et imperatorum [M.G.H., S.S., XXII, éd. Weiland, 1872, p. 443]. Leurs textes sont
très proches de celui des Mirabilia
primitifs avec toutefois, pour Martin, quelques modifications mineures, comme
on le verra dans un instant.
L’examen approfondi de tous ces
témoignages risquerait de nous entraîner trop loin. Nous nous arrêterons
toutefois sur Jean d’Outremeuse, notre auteur de référence. Nous avons montré
ailleurs (FEC, 25, 2013) qu’il avait introduit
dans Ly Myreur des Histors une
traduction française personnelle des Mirabilia
Romae. Sa vision d’Octavien figure en Myreur,
I, p. 72, et, comme le montre le tableau comparatif ci-dessous, il s’agit
effectivement d’une véritable traduction. Le chroniqueur liégeois n’a pas pris
beaucoup de liberté avec son modèle :
Mirabilia, ch. 11,
p. 28-29, V.-Z. |
Jean d’Outremeuse (Myreur, I, p.
72) |
|
De Sainte-Marie en Capitoil vous voirons
parleir ; et vos disons qu'ihl fut faite |
Tempore Octaviani imperatoris, senatores videntes
eum tantae pulchritudinis quod nemo in oculos eius intueri poterat et tantae
prosperitatis et pacis quod totum mundum sibi tributarium fecerat, |
al temps Octovian qui fut mult beais ; et les
senateurs regardont entre eaux Octovian l'emperere, et se le veirent de si
grant bealteit et de teile prosperiteit que nuls ne soy poioit defendre
contre ly, ains tenoit tout le monde desous luy en tregut. |
dicunt ei : « Te adorare volumus, quia
deitas est in te ; si hoc non esset, non tibi omnia essent
prospera ». |
Se vinrent à luy, et li disent : « Nous
toy volons aoreir, car li deiteit est en toy ; et, se en toy n'estoit la
deiteit, ilh ne toy venroient nient les honneurs et prosperiteis qui toy
vinrent. » |
Qui renitens, indutias postulavit, ad se Sibillam
Tiburtinam vocavit, cui quod senatores dixerant recitavit. Que spatium trium
dierum petiit, in quibus artum ieiunium operata est. |
Quant li emperere les entendit, si demandat jour de
li à conselhier et de respondre dedens III jours. Et puis apellat Sybile de
Tyburtine dedens les III jours qu'ilh avoit pris de respit, et se soy
conselhat à lée ; |
Post tertium
diem respondit imperatori : « Hoc pro certo erit, domine
imperator :
et cetera quae secuntur. |
et elle li dest : « De chiel venrat li
juges par les siecles futures par lequeile signe madiserent de sueur,
assavoire en chaire present, et chis doit jugier le monde. » |
Ilico apertum
est caelum et nimius splendor irruit super eum ;
vidit in caelo quandam pulcherrimam virginem stantem super altare, puerum
tenentem in bracchiis. Miratus est
nimis et vocem dicentem audivit : « Haec ara filii Dei est ». |
Adont regardat
Octovian le chiel, dont grant resplendeur li vint ;
et si veit en chiel une virge tenant une enfant stesant sour une alteit, et
oyt une vois disant en teile maniere : « Chis est li alteit de fis
de Dieu. » |
Qui statim in terram procidens adoravit. |
Et li emperere, quant ilh l'oyt, ilh chayt à terre
en aorant Jhesu-Crist venant. |
Quam visionem retulit senatoribus et ipsi mirati
sunt nimis. Haec visio fuit in camera Octaviani imperatoris, ubi
nunc est ecclesia sanctae Mariae in Capitolio. Idcirco dicta est Sancta Maria Ara Caeli. |
Chest vision dest li emperere aux senateurs, et fist
mettre ceste vision en sa chambre, où est li engliese Sainte-Marie en
Capitoil ; et partant le nom-ons Sainte-Marie en l'ateit de chiel. |
Un élément intéressant est peut-être
l’erreur de traduction dans le dernier paragraphe : le chroniqueur
liégeois semble avoir compris que l’empereur avait fait représenter dans sa
chambre la vision dont il avait bénéficié. Une autre chose est claire : il
est bien question chez lui, comme chez son modèle, d’une église Sancta Maria in Capitolio, appelée Sancta Maria Ara Caeli. Et nous avons
déjà dit plus haut ce qu’il fallait penser
de ces deux dénominations.
Et
pour en venir – nous l’annoncions plus haut – à la
version de Martin d’Opava, elle est, comme celle de Jean d’Outremeuse, très
proche du texte des Mirabilia
primitifs. Elle fournit également in fine
les deux noms de l’église, avec toutefois une légère différence : la
version du chroniqueur d’Opava présente à la fin de l’avant-dernière phrase,
après le in Capitolio, la
précision ubi nunc fratres sunt Minores (« là où se trouve le couvent des Frères
Mineurs »). Absente du texte des Mirabilia
primitifs (milieu du XIIe), cette précision s’explique bien sous la plume d’un
chroniqueur qui vécut au moins jusqu’en 1278. Une bulle papale avait en effet
donné l’église aux Franciscains au milieu du XIIIe siècle.
Mais restons-en là avec
les dénominations de l’église (l’une
« officielle », l’autre « populaire »). Nous retrouverons
la question en abordant plus loin les
problèmes liés à l’origine de cette légende. Pour l’instant, arrêtons-nous sur
deux aspects de la biographie d’Auguste.
Ces deux aspects pourront en effet
aider à comprendre la demande adressée à la Sibylle. On sait en effet qu’à une
certaine époque de sa vie, l’empereur refusa d’être appelé
« Seigneur » (dominus) ;
on sait aussi qu’il subit de son vivant certaines pressions pour accepter
d’être reconnu, directement ou indirectement, comme un dieu (deus).
a. Octavien refusa d’être appelé
« Seigneur » (dominus)
Une tradition du
début de l’empire, rapportée notamment par Suétone écrivant à l’époque
d’Hadrien, rapporte qu’Auguste avait refusé d’être appelé dominus, c’est-à-dire « Seigneur ». Le récit est très explicite :
Cum spectante eo ludos pronuntiatum esset in mimo : "O dominum aequum et bonum !" et uniuersi quasi de ipso dictum exsultantes comprobassent, et statim manu uultuque indecoras adulationes repressit et insequenti die grauissimo corripuit edicto ; dominumque se posthac appellari ne a liberis quidem aut nepotibus suis uel serio uel ioco passus est atque eius modi blanditias etiam inter ipsos prohibuit. (Suétone, Auguste, 53, 2 ; éd. H. Ailloud, 1961)
Un jour qu'il assistait aux jeux, l'acteur ayant dit dans un mime : « Ô maître juste et bon ! », tous les spectateurs applaudirent en lui appliquant ce passage. Mais aussitôt il réprima de la main et du regard ces indécentes adulations, et le lendemain il les blâma très sévèrement dans un édit. Il ne souffrit même pas que ses enfants et ses petits-fils lui donnent ce titre de maître, ni sérieusement, ni sous forme de plaisanterie, et il leur interdit aussi entre eux ce genre de flatterie. (trad. personnelle)
Quelques lignes
plus haut, Suétone (Auguste, 52, 3)
avait raconté qu’Auguste avait également refusé très ostensiblement la
dictature que lui offrait le peuple :
Dictaturam magna ui offerente populo genu nixus deiecta ab umeris toga nudo pectore deprecatus est.
La dictature lui étant offerte par le peuple avec beaucoup d’insistance, il se mit à genoux, rejeta sa toge de ses épaules, et, la poitrine découverte, l’adjura de ne pas la lui imposer. (Suétone, Auguste, 53, 2 ; éd. et trad. H. Ailloud)
Ces épisodes,
censés traduire la modestie et l’humilité de l’empereur, n’ont évidemment rien
à voir avec le christianisme ni avec la formule « mon Seigneur et mon Dieu »
(Dominus Deus) des chrétiens.
L’empereur voulait – ou essayait de donner l’impression de vouloir – réduire
l’écart entre lui et ses sujets en refusant le titre de dictator, mal connoté depuis les excès des dictatures de la fin de
la République romaine, ou celui de dominus,
qui évoquait un peu trop peut-être les liens de subordination et de dépendance
entre un maître (dominus) et son
esclave (servus).
Mais, pour en
revenir à l’anecdote du dominus, les
chrétiens qui désiraient donner d’Auguste une image positive s’en sont emparés
en l’intégrant à leur programme de valorisation de l’empereur. C’est ainsi
qu’au Ve siècle, Orose, après avoir repris presque textuellement le premier des
récits de Suétone, le fait suivre d’une interpretatio
Christiana très nette :
Il [= Auguste] refusa en tant qu’homme le nom de maître (dominus) : en effet, comme, pendant qu’il assistait aux jeux, il avait été déclamé au cours d’un mime : « ô maître juste et bon ! » et que tous avaient approuvé avec des transports de joie comme si cela avait été dit à propos de lui, il blâma très sévèrement cette attitude et ne toléra pas par la suite d’être appelé maître, même par ses enfants et ses petits-enfants, que ce fût sérieusement ou par plaisanterie.
Donc à cette époque, c’est-à-dire l’année même où César établit une paix très sincère selon le plan de Dieu, naquit le Christ […]. À l’époque même où le vrai maître de tout le genre humain était né, celui à qui le pouvoir universel avait été accordé ne toléra pas d’être appelé le maître des hommes ; bien plus, il ne l’osa pas. (Orose, VI, 22, 4-5 ; trad. de M.-P. Arnaud-Lindet)
Ph. Verdier (Vision, 1982, p. 87-88) parle à ce
propos de « l’image radieuse d’Auguste [qui] s’estompe d’une suprême
humilité », comme si l’empereur voulait se présenter comme « le
simple instrument d’un grand dessein providentiel qu’il servait et qui le
dépassait ». C’est la vision chrétienne de l’empereur romain.
b. Octavien
était toutefois « en bonne voie de divinisation »
En français comme en latin, un
« seigneur » (dominus)
n’est pas un « dieu » (deus).
Qu’en est-il d’une éventuelle « divinisation » d’Auguste ?
La question se pose car l’antiquité
romaine connaissait une procédure par laquelle un homme est proclamé dieu par
une décision du sénat et honoré comme tel. Avant Auguste, seuls deux dirigeants
romains avaient eu cet honneur : l’un, Romulus, devenu le dieu Quirinus,
appartenait aux temps légendaires ; l’autre était le père adoptif
d’Auguste, César, et le passage d’une comète (sidus Iulium) dans le ciel de Rome, un peu après son assassinat en
44, avait été interprété comme le signe de son entrée parmi les dieux.
Dans les deux cas toutefois, il
s’agissait de personnes défuntes. Rome ne divinisait pas encore des vivants,
même si, dans la partie orientale de l’empire surtout, un dirigeant était assez
facilement reconnu comme dieu de son vivant. Qu’en est-il d’Auguste sur ce
point ?
Il est exact que l’empereur avait
reçu, sous des formes variées, ce qu’on pourrait considérer comme des
« propositions de divinisation », émanant de groupes qui demandaient
par exemple de pouvoir lui élever des temples et lui rendre un culte. Il avait
accepté – à condition d’en partager la dédicace avec la déesse Rome – dans les
régions grecques de son empire, parfois même dans les provinces occidentales,
mais il se montrait très réticent en ce qui concernait l’Italie et surtout la
capitale, craignant des réactions négatives de la part des Romains. Mais un
culte d’Auguste se préparait doucement, et du vivant même de l’empereur. Ainsi
on vénérait le Genius Augusti ou le numen Augusti ; les écrivains du temps l’assimilaient subtilement à
un dieu ; son nom fut même ajouté, à côté de celui des dieux, dans des
hymnes sacrés archaïques comme le Chant
des Saliens et le Chant des Arvales.
Les choses changeront à sa mort en 14
après J.-C. Le Sénat le proclamera alors diuus,
comme l’avait été son père adoptif, et son culte sera désormais bien organisé,
dans l’empire comme à Rome.
Nous ne pouvons pas nous attarder ici
sur les détails de ce « culte d’Auguste », qu’on trouvera, si besoin
est, dans les ouvrages spécialisés (brefs mais intéressants aperçus déjà dans
J. Le Gall, La religion romaine, de l'époque de Caton l'Ancien au
règne de l'empereur Commode, 1975, p. 166-179, ou J.
Scheid, La religion des Romains, Paris,
1998, p. 134-136). L’essentiel est de montrer qu’il n’y a rien d’historique
dans le récit médiéval selon lequel, sollicité par le sénat romain d’être
considéré comme un dieu, Auguste aurait vigoureusement refusé leur offre, pour
accepter le Dieu des chrétiens.
Mais deux éléments au moins dans les textes
médiévaux reposent sur une base historique : Auguste avait rejeté le terme
de dominus et certains de ses
compatriotes avaient envisagé de l’honorer de son vivant comme un dieu, ce
qu’il avait considéré avec une certaine réticence.
Et nous terminerons ici encore par une citation de Ph. Verdier (Vision, 1982, p. 88) : « Cette image légendaire, remodelée dans un sens chrétien par Orose, allait constituer le noyau de récits merveilleux exprimant la nostalgie d’une paix universelle garantie par le Christ, devant lequel s’efface Auguste ». Et le savant continue : c’est cette image « qui se cristallisa au Moyen Âge dans la vision de l’Ara Coeli ».
Revenons à nos analyses de textes. Au chapitre 6 de La légende dorée, où il énumère les manifestations de la Nativité en suivant l’ordre des « degrés des créatures », Jacques de Voragine mentionne la légende à deux endroits différents. Une fois d’abord, d’une manière fort détaillée, dans la première rubrique, celle des corps célestes ; puis ensuite, sous la forme d’une simple allusion, dans la quatrième, celle qui traite des hommes. Nous allons les passer revue, avant de nous interroger sur le sérieux de l’affirmation du compilateur du XIIIe siècle qui dit placer sa version détaillée sous la garantie d’Innocent III.
a. La
version détaillée dans la rubrique des corps célestes
On trouvera ci-dessous le texte latin et la traduction du récit qui figure dans la rubrique des corps célestes. Il sera ensuite comparé au texte des Mirabilia primitifs pour y repérer les nouveautés, qu’il s’agisse d’additions ou de développements. On verra que Voragine invoque d’emblée la garantie d’Innocent III (pape de 1198 à 1216), une affirmation que nous laisserons momentanément de côté pour n’envisager que le contenu. Signalons que la division en paragraphes est nôtre.
(§ 1) Octauianus insuper imperator, ut ait Innocentius papa tertius, uniuerso orbe ditioni Romanae subiugato, in tantum senatui placuit ut eum pro deo colere uellent. Prudens autem imperator se mortalem intellegens immortalitatis nomen sibi noluit usurpare. Ad illorum instantiam Sibyllam prophetissam aduocat scire uolens per eius oracula si in mundo maior eo aliquando nasceretur. |
(§ 1) Selon Innocent III, l’empereur Octavien, une fois le monde entier soumis, fut tant aimé du Sénat que celui-ci voulut l’honorer comme un dieu. Mais le prudent empereur, se sachant mortel, ne voulut pas usurper le nom d’immortel. À la demande pressante des sénateurs, il consulta une prophétesse, la Sibylle, pour savoir si quelqu’un de plus grand que lui naîtrait jamais en ce monde. |
(§ 2) Cum ergo in die natiuitatis domini concilium super hac re conuocasset et Sibylla in camera imperatoris oraculis insisteret, in die media circulus aureus apparuit circa solem et in medio circuli uirgo pulcherrima stans super aram puerum gestans in gremio. Tunc Sibylla hoc Cesari ostendit. Cum autem imperator ad predictam uisionem plurimum admiraretur, audiuit uocem dicentem : « Hec est ara celi. » Dixitque ei Sibylla : « Hic puer maior te est et ideo ipsum adora ». |
(§ 2) Il avait convoqué son conseil à propos de cette affaire le jour de la nativité du Seigneur, et la Sibylle dans la chambre de l’empereur se concentrait sur ses oracles, lorsqu’à midi un cercle d’or apparut autour du soleil, avec au centre de ce cercle une vierge très belle, debout sur un autel portant un enfant sur ses genoux. La Sibylle montra alors à César cette apparition, que l’empereur admira fort. Et il entendit une voix qui lui disait : « Tel est l’autel du ciel » ; et la Sibylle ajouta : « Cet enfant est plus grand que toi ; aussi adore-le. » |
(§ 3)
Eadem camera in honore sancte Marie dedicata est unde usque hodie
dicitur Santa Maria Ara Celi. Intellegens igitur imperator quod hic
puer maior se erat, et thura obtulit et deus de cetero uocari
recusauit. (éd. G.P. Maggioni, p. 69-70) |
(§ 3) Cette chambre impériale fut dédiée à Sainte-Marie ; c’est pourquoi on appelle cette église, encore aujourd’hui, Sainte-Marie de l’Autel-du-Ciel (Ara Celi). L’empereur, comprenant donc que cet enfant était plus grand que lui, lui offrit de l’encens et refusa désormais d’être appelé Dieu. (trad. d’après A. Boureau, p. 54-55) |
Si la structure est la même chez
Voragine et dans le récit des Mirabilia (cfr plus haut),
les différences sont importantes. Épinglons-en quelques-unes.
Au
§ 1, le rédacteur prend la peine (ce que ne
faisaient pas les Mirabilia)
d’expliciter les réticences d’Octavien à accepter le titre d’immortel
proposé par le Sénat : l’empereur, un sage, est bien conscient d’être
mortel. – Octavien s’adresse à la Sibylle, non plus motu proprio comme dans les Mirabilia,
mais sur les conseils pressants des sénateurs. – La question qu’il pose à la
prophétesse est différente de celle qu’on attendrait : il ne lui demande
pas s’il peut accepter le titre de dieu, mais si « quelqu’un de plus grand
que lui ne va pas naître », ce qui n’est pas la même chose.
Le
§ 2 met davantage encore l’accent sur la
Nativité. Alors que dans les Mirabilia
primitifs (pas plus d’ailleurs que dans la branche byzantine) on ne trouvait
aucune allusion à cet événement, dans le présent récit l’empereur
réunit son conseil le jour où Jésus est né. Et la précision
chronologique s’accompagne d’une précision topographique : la réunion a
lieu « dans la chambre de l’empereur ».
Ce que voit et entend Octavien dans
cette pièce diffère sur certains points du texte des Mirabilia. Que la très belle
vierge, debout sur un autel, tienne l’enfant « sur les genoux (in gremio) » et non « dans les
bras (in brachiis) », est un
détail très secondaire. Ce qui l’est nettement moins, c’est que cette Vierge à
l’Enfant n’apparaît pas simplement « dans le ciel », comme dans les Mirabilia, mais au centre d’un « cercle d’or apparu à midi autour du
soleil ».
On
reconnaît immédiatement le prodige du « cercle autour du soleil »
analysé plus haut. Daté à l’origine de -44,
il n’avait, comme on l’a dit, rien à voir avec la Naissance du Christ, à
laquelle une interprétation chrétienne l’a progressivement rattaché. Mais on se
trouve ici à un stade plus avancé dans le développement du motif : le
prodige solaire n’est pas seulement daté du jour de la Nativité, il est aussi
intégré à la vision d’Octavien.
D’autres
différences sont sensibles.
Dans
les Mirabilia primitifs, ainsi
d’ailleurs que dans les récits plus anciens d’origine byzantine, la Sibylle se
contentait de citer des textes « oraculaires », sans les commenter.
Ici, la prophétesse joue un rôle plus important encore : elle interprète.
Elle montre l’apparition et elle parle, très clairement même, fournissant une
réponse précise qui correspond d’ailleurs à la question, précise elle aussi, posée
par l’empereur : « Cet enfant est plus grand que toi ; aussi
adore-le. » Sur le plan politico-religieux, cette réponse a une énorme
importance. Désormais, pour reprendre une phrase de Ph. Verdier (Vision, 1982, p. 106), « la
soumission du pouvoir temporel au pouvoir spirituel est définie pour toujours
en son principe ».
Un
peu auparavant, la Sibylle avait prononcé une autre phrase : « C’est
l’autel du Ciel » (Hec est ara celi), soulignant l’aspect étiologique dans les
mêmes termes que le récit des Mirabilia.
Le § 3 développe cette donnée, destinée à
expliquer la présence de l’église Sainte-Marie de l’Aracoeli : elle a été construite à l’emplacement de la chambre
où Octavien a eu la vision de la Vierge et de l’Enfant. Mais le rédacteur ne
s’attarde pas trop sur cette question, s’intéressant plutôt en conclusion sur la
décision de l’empereur. Comprenant que l’enfant est plus grand que lui (il a
ainsi la réponse à sa question), il lui offre de l’encens pour l’adorer (ce que
lui avait conseillé la Sibylle) et refuse d’être appelé Dieu (répondant donc
par la négative à l’offre du Sénat).
C’est immédiatement après ce récit, un peu comme pour l’expliquer, que Voragine cite le passage d’Orose, où l’historien chrétien décrit et interprète le prodige du cercle autour du soleil. Nous avons présenté ce texte plus haut. Rappelons simplement ici que chez Orose le motif était daté de -44 et n’avait rien à voir avec la vision d’Octavien. Orose ne faisait là que prolonger et développer une notice antique, absente chez Eusèbe-Jérôme, mais bien attestée chez les auteurs anciens. Tout cela a été dit plus haut.
b. La
version plus brève dans la rubrique des êtres humains
Voragine
reprend l’exemple de la vision d’Octavien, dans sa quatrième rubrique, celle
des « manifestations humaines » de la Nativité.
Il
vient de mentionner les bergers qui courent à la crèche après avoir été avertis
par les anges de la naissance du Seigneur. Puis il poursuit :
Sic iterum manifestata est [= Cette naissance] per Cesarem Augustum qui tunc preceptum dedit ne aliquis eum dominum uocare auderet, sicut Orosius testatur. Forte enim, cum uisionem illam circa solem uidisset, recolens simul de ruina templi et de fonte olei et intelligens quod in mundo natus esset qui maior se erat, nec deus nec dominus uocari uoluit. (éd. G.P. Maggioni, p. 71-72)
Cette naissance fut aussi manifestée par César Auguste, qui ordonna alors que personne n’ait plus l’audace de le nommer « seigneur », selon le témoignage d’Orose. C’est sans doute qu’après avoir eu cette vision autour du soleil, il se rappela en même temps la chute du temple et la fontaine d’huile. Il comprit alors qu’un être plus grand que lui était né au monde et il ne voulut plus être appelé dieu ni seigneur. (trad. A. Boureau, p. 56).
Le
refus d’être appelé « seigneur » (dominus),
présent dans la première phrase, ne figurait pas dans le récit détaillé donné
plus haut par Voragine dans la rubrique des corps célestes. Il s’agit bien,
comme le précise l’auteur, d’un écho direct du passage d’Orose analysé plus
haut.
Vient
ensuite l’allusion très brève à la vision, où les quelques mots « la
vision autour du soleil » (uisionem
circa solem) indiquent clairement que Voragine avait à l’esprit la
description qu’il venait de donner et qui combinait l’apparition de la Vierge à
l’Enfant au prodige du cercle autour du soleil. Voragine imagine alors qu’après
avoir vu cette apparition céleste, l’empereur avait dû penser aussi à la chute
du temple et à la fontaine d’huile.
Dans la conclusion du compilateur, on retrouve d’abord les réflexions de l’empereur, reprenant presque textuellement ce qui avait été écrit un peu plus haut (« l’empereur, comprenant que cet enfant était plus grand que lui »), puis la décision impériale : « il ne voulut plus être appelé dieu ni seigneur ». Au mot « seigneur », présent dans le premier paragraphe de la version réduite mais totalement absent de la version détaillée, s’ajoute ici le terme « dieu » qui, lui, dominait le récit dans la version détaillée.
c. Cette version est-elle vraiment d’Innocent III ?
La
version longue de Voragine, nettement plus évoluée que celle des Mirabilia, remonte-t-elle vraiment,
comme il le prétend, à Innocent III (pape de 1198 à 1216) ? C’est
possible, mais pas certain, le rédacteur de La
légende dorée utilisant parfois ses garants d’une manière un peu légère.
On
sait en tout cas qu’Innocent III a traité le sujet dans un de ses discours de
Noël (Sermo
II in nativitate Domini, dans P.L, t. 217, Paris, 1855, col. 455-480) où
il évoque (col. 457-458) les
mirabilia qui ont marqué la Nativité.
On peut en effet y lire, entre la mention de l’étoile de Bethléem et celle du
prodige de l’huile, une description allusive à la vision d’Octavien :
Octavianus Augustus fertur in caelo vidisse virginem gestantem filium ad ostensionem Sibyllae, et extunc prohibuit ne quis eum dominum appellaret, quia natus erat « Rex regum, et Dominus dominantium [Apoc. XVII] ». Unde poeta : « En nova progenies caelo dimittitur alto » [Virg., Buc., IV, 7]
On dit qu’Octavien-Auguste a vu dans le ciel la Vierge portant son Fils que lui montrait la Sibylle, et qu’à la suite de cela il a interdit qu’on l’appelât seigneur (dominus) parce qu’était né « le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs ». D’où le vers du poète : « Voilà qu’une nouvelle génération descend des hauteurs du ciel ». (trad. personnelle)
Ce
passage mentionne la décision de l’empereur de ne plus être appelé dominus, ce qui correspondrait davantage
au texte d’Orose qu’à celui de Voragine. Il est toutefois trop bref pour qu’on
puisse assurer que le pape introduisait bien, comme Voragine, le prodige du
cercle autour du soleil dans le récit de la vision d’Octavien. Mais il semble
au moins qu’on puisse dire que, selon Innocent III, cette vision se serait
déroulée lors de la Nativité et aurait donc marqué l’événement, ce qui est la
position de Voragine.
Reste
à commenter, pur être complet, les deux citations d’Innocent III.
Dans
la première, l’expression « le Roi des rois et le Seigneur des
seigneurs » est tirée de la description de la « Grande
Babylone » dans l’Apocalypse
(XVII, 14) et non pas du texte des Oracles
Sibyllins utilisé par le rédacteur des Mirabilia
primitifs et repris à saint Augustin (cfr plus
haut), où l’expression la plus proche serait Et coram hic Domino reges sistentur ad unum. On y trouve bien les
mots rex et dominus, mais les textes et les contextes sont fort différents.
La seconde provient de Virgile (Buc., IV, 7). C’est, avec un en initial au lieu du iam des éditions modernes, le vers célèbre de la quatrième Bucolique, composée à l’occasion de l’heureuse naissance d’un enfant dans une importante famille romaine (peu importe ici son nom). Cette pièce, on le sait, a fait l’objet très tôt d’une interprétation chrétienne. Comme Virgile était devenu, avec Lactance, saint Augustin, Constantin, « un poète inspiré par le Dieu des chrétiens et annonçant la venue du Messie » (E. de Saint-Denis, Virgile. Bucoliques, Paris, 1949, p. 39), on a vu dans cet enfant le Christ venu introduire dans le monde un âge nouveau.
d. L’introduction
de la Vierge à l’Enfant dans le cercle autour du soleil est-elle de
Voragine ?
Une
autre question qui se pose est de savoir si c’est à Jacques de Voragine qu’on
peut attribuer l’introduction de la Vierge à l’Enfant dans le cercle autour du
soleil.
La
réponse est non. Il a très vraisemblablement repris ce motif à un de ses
prédécesseurs, Barthélemy de Trente, qui écrivit vers 1245 un Liber epilogorum in gesta sanctorum,
contenant quelque 200 notices de vies de saints, pour fournir des exemples aux
prédicateurs. Plus de trente manuscrits en sont connus, preuve de son succès.
Le
chapitre XVII intitulé De Nativitate
Domini contient en effet un texte, qui recense les marqueurs de la
Nativité. Il ne permet aucune ambiguïté sur le point qui nous intéresse :
Circulus etiam aureus circa solem in media die apparuit et virgo in medio, puerum in gremio tenens. Quem Augustus, cum Sibilla sedens in consilio utrum se pro deo coli faceret, ipsa demostrante, videns, et hunc puerum se maiorem intelligens, ipsi thura obtulit et renuit deus vocari. Et ubi hec visio apparuit est ecclesia que dicitur Ara Celi, quia sibilla de virgine dixit : « Hec est ara celi » ; de puero vero : « Hunc adora ». (Barthélemy de Trente, Liber epilogorum, XVII, p. 34, éd. E. Paoli, 2001)
Apparut aussi un cercle d’or autour du soleil, à midi, avec, en son milieu, une vierge tenant un enfant sur son giron. La Sibylle qui siégeait dans le conseil examinant si Auguste devait ou non être honoré comme un dieu, le montra à l’empereur. Celui-ci voyant l’enfant et comprenant qu’il était plus grand que lui, lui offrit de l’encens et renonça à être appelé dieu. À l’endroit de l’apparition se trouve l’église appelée Ara Celi. C’est dû au fait que la Sibylle avait dit à propos de la vierge : « C’est l’autel du Ciel » et à propos de l’enfant : « Adore-le ». (trad. personnelle).
Le
récit est assez bref. Ainsi par exemple la réflexion d’Octavien
(« comprenant que l’enfant était plus grand que lui ») suppose un
récit plus développé, qu’on rencontre d’ailleurs chez d’autres auteurs, où
l’empereur interroge la Sibylle pour savoir s’il n’existait pas quelqu’un de
plus grand que lui. On sait en effet que la question posée par l’empereur varie
au cours de l’histoire du motif : « qui va me succéder ? »,
« puis-je accepter d’être considéré comme un dieu ? », « y
a-t-il quelqu’un de plus grand que moi ? ». Dans la version de
Voragine, c’est la troisième question qui est posée par l’empereur, et le texte
de Barthélemy de Trente va dans le même sens.
Dans
l’évolution du motif, l’auteur du Liber
epilogorum a-il été le premier à proposer un récit fusionnant le prodige du
cercle d’or autour du soleil avec l’apparition de la Vierge à l’Enfant ? Barthélemy de Trente a-t-il
trouvé ailleurs cette variante ? En d'autres termes, qui a, le premier, fusionné le prodige du cercle
d’or autour du soleil et l’apparition « dans le ciel » de l’image de
la Vierge à l’Enfant ? Nous ne savons pas le dire avec certitude.
Si,
à ce stade du travail, nous interrompons
quelques instants notre analyse pour observer l’évolution du récit, nous
pouvons dégager trois étapes essentielles.
a.
Au départ, dans le monde byzantin, l’empereur pose une question à la Sibylle
sur sa succession. Elle lui répond que c’en est désormais fini de la divination
(et implicitement des dieux anciens), qu’un Dieu nouveau est là et que c’est
lui qu’il faut désormais honorer. L’empereur comprend et élève sur le Capitole
un autel « au Dieu vivant » ou « au Fils de Dieu ».
Octavien ne reçoit aucune vision. C’est la première
étape.
b.
Les Mirabilia primitifs introduisent
un changement important, qui marque la deuxième
étape. L’empereur demande à la Sibylle s’il peut accepter le titre de dieu.
Celle-ci répond par un oracle. Après cela, l’empereur voit dans le ciel, debout
sur un autel, une Vierge portant un enfant, et il entend une voix qui commente
la vision en ces termes : « C’est l’autel du fils de Dieu ». Il
tombe alors en admiration et en adoration.
Toujours
selon le rédacteur des Mirabilia, Octavien
n’est pas censé avoir élevé lui-même à l’emplacement de la vision une
quelconque construction, autel ou église. Mais c’est à cet endroit que se
dresse l’église de Sancta
Maria in Capitolio. Et si elle porte aussi le nom de Sancta Maria Ara Caeli, c’est précisément parce qu’elle a été bâtie
là où l’empereur a vu dans le ciel ouvert un autel que la voix céleste lui a présenté
comme « l’autel du fils de Dieu ».
La
fonction politico-religieuse (la subordination de l’empereur) et la fonction
étiologique (l’explication d’un bâtiment sur le Capitole) sont conservées.
c.
Une troisième étape apparaît d’une
manière assez détaillée chez Jacques de Voragine, mais elle déjà attestée chez
Barthélemy de Trente, sans qu’on sache toutefois si ce dernier en est le
créateur.
Sans modifier fondamentalement le récit précédent dont la double fonction est conservée, la nouvelle version innove, d’abord en modifiant la question (« quelqu’un de plus grand que moi va-t-il naître ? »), mais aussi et surtout en introduisant l’image de la Vierge à l’enfant debout sur un autel à l’intérieur du prodige du cercle de lumière autour du soleil, prodige attesté par ailleurs et comportant à l’origine une tout autre signification.
Le
moment semble maintenant venu d’aborder une question qui a été déjà soulevée à
plusieurs reprises. Comment serait née cette légende dont la finalité
étiologique ne peut pas être rejetée ?
Bibliographie : G. de Rossi, Le origini cristiane
della chiesa dell'Aracoeli, dans Bullettino di archeologia cristiana, t. 4, 1894, p.
85-89 – Ch. Huelsen, The Legend of Aracoeli, dans Journal of the British and American Archaeological
Society of Rome, t. 4, 1907, p. 39-48 – Ch. Huelsen, Le chiese di Roma nel Medio Evo. Cataloghi e
Appunti, Florence, 1927, p. 323-324 – A. Colasanti, S. Maria in Aracoeli, Rome, 1933, 16 p.,
32 fig. (Le chiese di Roma illustrate, 2) – C. Cecchelli, La leggenda dell’Ara Coeli, dans Nuova Antologia, année 71, n° 1538,
1936, p. 492-494 – A. Monteverdi, La leggenda d’Augusto e dell’Ara
celeste, dans Atti. V
Congresso Nazionale Studi Romani, vol. II, 1940, p. 462-470. Nous avons consulté cet
article dans son recueil de Saggi
neolatini, Rome, 1945, p. 25-27 (Storia e letteratura, 9) [abrégé en Monteverdi,
Leggenda, 1945] – Ph. Verdier, La naissance à Rome de la Vision de l'Ara
Coeli. Un aspect de l'utopie de la paix perpétuelle à travers un thème
iconographique, dans Mélanges
d’Archéologie et d’Histoire de l’École française de Rome. Moyen Âge, t. 94,
1982, p. 85-119 [abrégé en Verdier, Vision,
1982]
a. La zone du Capitole
A.
Monteverdi (Leggenda, 1945, p. 23-37)
a résumé les travaux antérieurs. Selon lui, cette zone
du Capitole était dans l’antiquité très riche sur le plan religieux. Elle
abritait un Auguraculum (un endroit
pour prendre les auspices), le temple de Junon Moneta, le culte de la déesse
carthaginoise Tanit, devenue à Rome la Dea
Virgo Caelestis, et, au pied de la colline, le culte de Mitra (Mitras Sol Invictus), où devaient se
rencontrer des illustrations de Mithra, « dieu enfant naissant d’une
pierre ». Dans ce milieu à haute valeur religieuse auraient fort bien pu « se
développer et se répandre des légendes où apparaissaient la Vierge Marie et le
divin Enfant » (ibidem, p. 35).
Le Capitole était le centre religieux de la Rome antique.
b.
L’autel, la Sibylle et l’empereur
Mais,
pour expliquer une légende dont les versions, tant byzantines qu’occidentales,
font état d’un autel (terrestre ou céleste) lié à cette colline, ne fallait-il
pas poser, comme point de départ, l’existence au moins d’un autel
concret ? C’était en tout cas ce que pensait Ch. Huelsen en 1907. Il
imaginait sur le Capitole un autel consacré à la Fides Augusta, qui aurait porté une inscription du genre fidei/avg/sacr, c’est-à-dire Fidei Aug[ustae]
sacr[um] (« consacré à la Fides
Augusta »), inscription que les chrétiens auraient interprétée en Fi[lio] Dei Aug[ustus] sacr[avit] (« Auguste a consacré [cet
autel] au Fils de Dieu »). Cela leur aurait permis de penser que
l’empereur Auguste avait fondé sur le Capitole un autel consacré au Fils de
Dieu (ibidem, p. 36). L’idée d’une
pareille offrande aurait reposé sur la théorie médiévale, dont on a dit plus
haut l’importance et qui « christianisait » la figure de cet
empereur. Dans la construction de la légende, on aurait ensuite fait intervenir
une Sibylle, « un de ces nombreux oracles païens, auxquels Dieu, selon
l’ancienne croyance chrétienne, aurait inspiré sa sainte vérité » (ibidem, p. 36).
Une
autre inscription, bien réelle celle-là à la différence de la précédente sortie
de l’imagination du savant allemand, se trouve sur une colonne en granit de la
nef de l’église, avec le texte a
cvbicvlo avgvstorvm. Évoquant une « chambre des empereurs »,
elle aurait pu être à l’origine de la tradition médiévale d’un palatium Octaviani sur le Capitole, et
donner naissance au motif d’une localisation de la vision dans la chambre
d’Auguste (Ph. Verdier, Vision, 1982,
p. 96, n. 35).
Ce
ne sont là que des hypothèses dans la discussion desquelles nous n’entrerons
pas. De toute façon, elles n’ont guère de rapport avec le message central qui
reste celui-ci : l’empereur romain, informé « en bonne et due
forme » de l’existence du vrai Dieu, lui fait allégeance en cet endroit du
Capitole. L’empereur est subordonné à Dieu et bien sûr au pape qui le
représente sur terre. La légende est une illustration très forte de cette
théorie.
Quel qu’en ait été le point de départ
concret, elle a également été utilisé comme légende étiologique pour une église
qui remonterait au VIIe siècle et dont le nom « officiel » a été
jusqu’au XIIIe siècle Sancta Maria in
(ou de) Capitolio. L’expression Sancta
Maria Ara Celi se rencontre pour la première fois (à côté du nom ancien,
d’ailleurs) dans la version la plus ancienne
des Mirabilia et il faut probablement
y voir une appellation « populaire ». Il faudra attendre 1323 pour qu’elle
apparaisse dans un document officiel (sur ces détails, cfr Ch. Huelsen, Chiese di Roma, 1927, p. 323-324).
Mais cela ne signifie pas qu’elle n’ait pas été utilisée avant le milieu du
XIIe siècle, date de la rédaction de la version la plus ancienne des Mirabilia.
Quoi qu’il en soit, le groupe ara Celi comme tel pose des problèmes.
Un autel est toujours présent dans toutes les versions de la légende, mais dans
les plus anciennes, celles qui ignorent la vision, il s’agit d’un autel
« terrestre », élevé par l’empereur à un destinataire divin, au nom
variable d’après les auteurs et difficile à rendre en français : « au
Fils de Dieu, ou au Dieu vivant, ou au Dieu premier-né, ou au premier-né de
Dieu ». Les choses changent dans les versions plus récentes. L’empereur
Auguste n’est plus censé construire d’autel sur la terre. Le seul autel présent
dans le récit est un autel « céleste », sur lequel se tient dans le
ciel la Vierge à l’Enfant.
Bref, si les perspectives
étiologiques sont présentes dès les premières attestations byzantines de la
légende, c’est seulement dans les versions où l’autel céleste a remplacé
l’autel terrestre qu’apparaît, pour désigner l’église, l’expression d’ara Celi, qui va désormais s’appliquer,
comme appellation d’abord alternative, puis définitive, à l’église
Sainte-Marie-du-Capitole.
d. L’autel du transept gauche : ara ou aram celi
Une autre inscription latine, moderne
celle-là, est conservée dans l’église et intervient souvent dans les discussions.
Elle est gravée sur un autel au centre du transept gauche, à moitié enterré par
l’édicule de sainte Hélène. Il est sculpté et comporte quelques éléments
décoratifs intéressants. Sa chronologie toutefois semble difficile à préciser.
Selon A. Monteverdi (Leggenda, 1945,
p. 25-26), les historiens d’art seraient d’accord pour dater l’autel et son
inscription de la fin du XIIIe, voire du début du XIVe siècle. Mais quelques
décennies plus tard, Ph. Verdier (Vision,
1982, p. 100) parle d’un monument d’art cosmatesque, en proposant comme date
« vers 1200 ? ».
Rome. Église de l’Aracoeli. Autel du transept gauche.
Source :
A. Monteverdi, Leggenda, 1945, p. 25
Quelques mots pour le décrire le
monument et en présenter l’inscription.
Dans
les écoinçons au-dessus de l’arc en plein cintre soutenu par deux colonnes
torsadées, Auguste, à gauche, en roi médiéval (« chaussé de braies à la
mode carolingienne », selon Ph. Verdier, Vision, 1982, p. 102), s’agenouille et tend les mains en un geste
d’offrande (de l’encens ?) vers le médaillon de droite où la Vierge et
l’Enfant sont représentés dans un cercle de lumière. L’agneau mystique dans le tondo en-dessous de l’arc ne nous
concerne guère, beaucoup moins en tout cas que l’inscription latine de deux
lignes, sur la corniche. Elle n’est peut-être pas très lisible sur
l’illustration, mais elle l’est dans la réalité :
lvminis
hanc almam matris qvi scandis ad avlam cvnctarvm prima qve fvit orbe sita
noscas qvod cesar tvnc strvxit octavianvs hanc ara
celi sacra proles cvm patet ei
En
fait, elle s’adresse au fidèle : « Toi qui pénètres dans cette aula [= église] de la mère de lumière,
la première de toutes celles installées au monde, sache (noscas) que c’est César Octavien qui l’a construite, lorsque s’est
présentée à lui (patet ei), autel du
ciel (ara celi), la divine
progéniture (sacra proles) ».
Une chose surprend après ce qui vient
d’être dit des trois étapes de l’évolution de la tradition. L’inscription
attribue formellement à Octavien la
construction de l’église, ce qui n’était pas du tout le cas dans les textes
littéraires analysés. Elle introduit aussi une notion nouvelle, celle de la primauté de l’église du Capitole, en
précisant même que cette primauté s’étendait « sur toutes les
autres ». Aucun des passages analysés plus haut n’évoquait cette
supériorité.
Ces informations plutôt surprenantes
doivent être contextualisées. Elles ne proviennent pas de textes littéraires
tirés d’ouvrages traitant d’un ensemble de questions, comme les Mirabilia ou La légende dorée. Elles se rencontrent dans une inscription
affichée dans l’église du Capitole, adressée aux visiteurs de cette église et
servant de propagande à cette dernière. Il fallait impressionner.
On le fera avec une exagération
portant sur deux points importants. L’église (alma) a été construite par Octavien lui-même, et elle est « la
première de toutes les autres ». On appréciera le vague de cette
dernière formulation : s’agit-il de la première des églises romaines
consacrées à Marie ? Ou de toutes les églises de Rome ? Ou de toutes
celles de la chrétienté ?
On verra plus
loin que, dans la même église, une autre inscription (celle dite du pape
Anaclet) revendiquait le même honneur et on verra
aussi
qu’à Santa Maria in Trastevere cette
fois, autre église romaine consacrée à Marie, cette même primauté était
proclamée, également dans une inscription, preuve de l’existence d’un certain
climat de rivalité entre les deux églises. Ces témoignages épigraphiques ne
peuvent manifestement pas être mis sur le même plan que ceux des textes écrits.
Mais revenons à un point très précis
de traduction. Ce qui est gravé sur la pierre est ara et non aram, et la
traduction proposée plus haut est fonction de cette graphie. Dans cette
optique, hanc reprend aulam et l’expression ara celi est
utilisée en valeur métaphorique pour désigner l’Enfant-Jésus. C’est ainsi que certains
Modernes lisent l’inscription (Ch. Huelsen, A. Monteverdi), mais d’autres
(comme Ph. Verdier) rattachent ara à hanc, et lisent hanc ara(m). De toute manière, il est parfaitement possible que la
succession immédiate des mots ara et celi ait pu suggérer aux gens du Moyen
Âge qu’Octavien avait construit une église qui s’appelait Ara Celi.
On peut supposer par ailleurs que les
éléments décoratifs de l’autel traduisent les conceptions de l’époque. D’où
l’intérêt de voir la Vierge à l’Enfant intégrée dans un cercle qui semble
rempli de rayons lumineux, ce qui rappelle la manière dont Voragine, après
Barthélemy de Trente, se représentait la vision d’Octavien. Avant eux, les
auteurs ne semblaient pas encore fusionner l’apparition et le prodige du cercle
d’or entourant le soleil.
Si ce raisonnement est valable, on
s’orienterait de préférence pour l’autel vers une date postérieure celle de
1200.
e.
Le tableau de Stuttgart et la fresque de Cavallini
On sait qu’une fresque peinte par
Pietro Cavallini à la fin du XIIIe siècle décorait la voûte de l’église mais
qu’elle a aujourd’hui disparu (pour ce qui suit, cfr Ph. Verdier, Vision, 1982, p. 103-110). On en possède
toutefois une description par Giorgio Vasari, le grand historien d’art dans
l’Italie du XVIe siècle : la Vierge, avec l’enfant dans les bras, est
entourée da un cerchio di sole,
tandis que l’empereur, placé en bas, adore l’enfant que lui montre une Sibylle
Tiburtine à l’imposant phylactère. Cette oeuvre a peut-être inspiré un tableau
vénitien du musée de Stuttgart (XIVe/XVe siècle), dont la partie inférieure est
fort intéressante :
Tableau vénitien du musée
de Stuttgart
Source : Ph. Verdier, Naissance, 1982, p. 107, fig. 3
On
voit, à gauche, Auguste et la Sibylle devant le palais de l’empereur sur le
Capitole ; à droite, les sénateurs de Rome terrifiés devant un temple en
train de s’effondrer et à l’intérieur duquel on aperçoit des statues
tomber ; au centre, une fontaine circulaire où trois personnages debout soutiennent
sur leurs épaules une vasque dans laquelle deux dragons crachent un liquide.
Une inscription sur la base de la fontaine est éloquente : Fons aque in liquorem olii Rome versus est
die qua Christus de Maria Virgine natus est « Une fontaine d’eau s’est
transformée à Rome en fontaine d’huile le jour où le Christ est né de la Vierge
Marie ». Le tableau rassemble donc trois épisodes importants, qu’il n’est
pas rare de retrouver ensemble dans la littérature : la vision d’Octavien,
le prodige de l’huile et l’effondrement du Temple.
Il vaut la peine de relever que ce
même Pietro Cavallini était également intervenu dans un autre programme
iconographique, celui de Sainte-Marie du Transtévère, où il avait réalisé
plusieurs mosaïques de la vie et de la mort de la Vierge. L’une d’elle, celle
de la Nativité, conservée, représente et commente précisément le miracle de la
fontaine d’huile. Nous la retrouverons
plus
loin.
En réalité, ces illustrations, pour intéressantes qu’elles soient, n’aident que très peu à comprendre l’origine de la légende.
Nous
abandonnerons aux spécialistes comme Philippe Verdier (Vision, 1982, p. 100-119) le soin de suivre dans le temps les
développements iconographiques du motif. Revenons quant à nous aux textes
littéraires avec quelques exemples supplémentaires de l’évolution du motif, en
poésie et en prose, du XIIe au milieu du XVe siècle. C’est une sélection qui n’a rien d’exhaustif et qui ne poursuit d’autre but
que de montrer la variété des témoins et l’intérêt relatif de leurs
témoignages.
Nous examinerons d’abord cinq versions poétiques, en commençant par celles de trois auteurs déjà rencontrés, à savoir Godefroi de Viterbe (fin XIIe), Calendre (1213-1220) et Guillaume Clerc de Normandie (fin XIIIe). À cette liste s’ajouteront deux nouveaux textes, l’un de l’auteur anonyme du Passional (fin du XIIIe), l’autre de Heinrich von München (XIVe). Ces poètes se caractérisent moins par l’originalité de leur contenu que par l’amplification, parfois fantaisiste et artificielle qu’ils sont capables de donner à leurs propos.
*
Une
étude précédente sur la destruction des symboles du pouvoir romain (FEC, 27, 2014) nous avait mis en contact avec un assez long passage du Pantheon. Il y était question (p. 41-44)
d’une très grande statue (maxima statua)
de Rome sur le Capitole, laquelle, malgré certains défauts, avait l’objet
d’une prédiction conditionnelle d'éternité et s’était effondrée à la naissance du
Christ ex Maria virgine.
Cette
histoire faisait partie d’un ensemble plus large, occupant les pages 150-151 de
l’éd. G. Waitz (M.G.H., S.S., XXII,
1872) et intitulé dans une partie de la tradition manuscrite : De exaltatione Octaviani imperatoris, quem
Romani voluerunt vocare suum deum, qui regnavit annos 53. Il contenait une
vision d’Octavien, que nous allons maintenant étudier.
Le poète de la fin du XIIe siècle commence par évoquer la paix générale qui s’est installée dans l’empire et le désir des sujets d’Octavien de voir célébré comme un dieu un dirigeant que tous aimaient. Mais l’empereur hésite, s’inquiétant de l’éventuelle naissance de quelqu’un qui serait plus grand que lui. Le poète travaille sur du matériel bien connu (p. 150, l. 14-20 de l'édition) :
Nascentis Christi tempore pax rediit. Octavianus tunc potuit deus ipse vocari, Nam bonitate sui meruit reverendus amari, Mundus eum coluit totus honore pari. Urget eum populus, solus deus ut vocitetur ; Ipse timet, si maior eo posthac orietur, Ne pereat nomen, perdat et ipse decus. |
Au temps où naquit le Christ revint la paix,
Il méritait d’être aimé et
vénéré pour sa bonté, et le monde entier le célébrait d’un honneur égal
Le
peuple le presse d’être appelé le seul dieu.
Lui craint, si un
être plus grand naissait dans la suite,
de voir périr son nom,
et de perdre son honneur.
|
Ce récit est alors interrompu par l’épisode de la statue du Capitole, objet, comme on vient de le dire, d’un présage conditionnel d’éternité. Il continue au vers 15 de la page suivante (p. 151, l. 15-38 de l’édition) par l’intervention de la Sibylle à qui le roi demande des informations sur le Christ. La réponse de cette dernière, très brève, s’applique parfaitement à la question posée : « Il sera plus grand que toi ». Et, pour confirmer en quelque sorte son propos, elle lui propose une vision (signa futura vide) : « Regarde ce qui va se passer » :
Octavianus ad hec rex consulit ore Sibillam, Ut Christi causas referat. Cui rettulit illa : « Maior te veniet, signa futura vide. » |
Sur ce, Octavien le roi consulte la Sibylle, pour
qu’elle lui parle du Christ. Elle lui répond :
« Il sera plus grand que toi ;
vois les signes futurs. » |
Le ciel s’ouvre alors à la vue de l’empereur. Mais celui-ci ne bénéficie pas, comme dans les autres récits, de l’apparition, toute simple pourrait-on dire, de la Vierge et de l’Enfant. Ce qu’il voit est beaucoup plus complexe et rendu peu intelligible par le travail même du poète :
Arte Sibillina patuit sibi celitus ara, Qua videt angelica manifestius agmina clara Que puero regi caelica regna parant. In gremio matris stabat sapentia patris, Dextra coronati pueri dat dona beatis, Celitus emicuit gloria multa satis. |
Par l’art de la Sibylle s’offre à lui un autel dans le ciel
où il voit nettement les troupes
lumineuses des anges qui préparent pour l’enfant-roi le royaume céleste. Sur le giron de la mère se dressait la sagesse du père, la droite de l’enfant-roi fait des dons aux bienheureux.
Une gloire très abondante brille dans le
ciel. |
Octavien aperçoit donc dans le ciel des cohortes d’anges en train de préparer le royaume de l’enfant-roi. Il faut évidemment supposer que le chef de ce royaume céleste, c’est l’enfant qui se trouve in gremio matris (« sur le sein de sa mère »), c’est-à-dire le Christ, Dieu le Fils donc. Mais cet enfant, le poète semble l’identifier aussi à Dieu le Père : c’est la « sagesse du père » aussi qui se trouve in gremio matris. Comme le Saint-Esprit intervient quelques vers plus loin (vers 30), on se trouve immergé dans la théologie trinitaire. On ne sait toutefois pas très bien quels sont les dona (« les cadeaux, les dons ») que l’enfant distribue de sa main droite. En tout cas ce qui apparaît dans le ciel est brillant et glorieux.
Cesar ait : « Video miracula milia mille. » Territus obstupuit nimium dixitque Sibille : « Heu, minor hoc puero sum reputandus ego. Scribe, Sibilla, michi, quisnam puer ille vocatur Quisve pater suus est aut que regina putatur, Quod sibi fit regnum, quod diadema datur. » |
César dit : « Je vois mille milliers de merveilles ». Effrayé il resta tout figé et dit à la Sibylle :
« Ah, je dois être jugé inférieur à cet
enfant. Sibylle,
écris-moi quel est le nom de cet enfant, qui est son père, quelle est cette reine,
quel
est son royaume, quel diadème lui est donné. » |
Octavien, émerveillé et effrayé, comprend
que cet enfant est « plus grand que lui ». Il a la réponse à la
question qu’il se posait. Mais il veut en savoir davantage et demande à la
Sibylle de mettre par écrit (scribe)
d’autres informations sur cet enfant : « son nom, son père, sa mère,
son royaume, sa couronne ». C’est de l’amplification poétique.
La réponse est plus théologique que poétique : cet enfant est né « du ventre d’une vierge », sans « semence humaine » et par le « souffle de l’Esprit-Saint ». Il est et sera « roi pour l’éternité », et il est donné aux hommes pécheurs pour les sauver. Tel est, semble-t-il, le sens du texte suivant :
Retulit illa : « Dei Deus est de flamine natus, Virginis ex utero sine seminis arte creatus, Perdita colligere rex sine fine datus. » |
Elle répond : « Il est Dieu né du
souffle de Dieu et
d’un
ventre de vierge, créé sans l’aide d’une semence,
roi
éternel donné pour recueillir les êtres perdus.» |
Octavien a parfaitement saisi le message. Il ne voudra plus être appelé dieu, se soumettra à l’enfant, l’adorera et lui offrira de l’encens. On revient ainsi à une formulation plus simple et à un contenu plus conforme aux autres versions. Sans qu’on saisisse toutefois le rôle de « l’eau de la mer » (vers 35), dont il n’avait pas été question auparavant.
« Desine, Cesar ait, Deus amodo nolo vocari, Ille puer Deus est, quem mundus habet venerari, Cui favet angelicus cetus et unda maris. » His dictis, Cesar puerum devotus adorat. Nunc aras et thura parans offerre laborat ; Prima Deo celi tunc ibi thura dedit. |
« Arrête, dit César, je ne veux plus être appelé Dieu,
cet
enfant est le Dieu que le monde doit vénérer, soutenu par la troupe angélique et l’eau de la mer. » Cela dit, César, soumis à l’enfant, l’adore. Désormais il s’affaire aux autels à offrir de l’encens ; Il l’offrit alors pour la première fois au Dieu du ciel. |
*
À propos du
prodige du cercle autour du soleil, on a rencontré
plus haut un
texte de Calendre et analysé le travail d’amplification assez
particulier donné par le poète. On se souviendra qu’il ne s’agissait
pas à proprement parler d’une vision personnelle d’Octavien ; Calendre
avait bien précisé que le phénomène avait été aperçu par toute la ville, qu’on
n’en comprenait pas la signification et que les
« sages clercs et grands personnages » de
Rome
avaient fini par en proposer une : la lumière impériale sera remplacée par une
autre, beaucoup plus éclatante, celle du Christ, un « roi qui est
au-dessus de tous les rois, qui a pouvoir sur tout et plus de sagesse que tous
les sages ». Cela correspondait en fait au message véhiculé par la vision
qui, dans les versions habituelles, s’était offerte à Octavien lui-même et
avait été interprétée par la Sibylle. L’interprétation des sages avait été bien
accueillie par l’empereur, qui « s’en était beaucoup réjoui ».
Le récit de
Calendre sur le cercle entourant le soleil poursuit donc le même objectif que
les autres récits, plus classiques, de la vision d’Octavien. C’est la
raison pour laquelle nous avons jugé bon de le réintroduire dans le présent
chapitre.
D’autant plus
que Calendre, qui semble avoir du goût pour l’amplification, s’étend sur le
sujet. Selon lui, l’empereur romain n’est pas seulement heureux de se
soumettre ; il ne sait que faire pour accueillir dignement son nouveau
maître et lui manifester cette soumission : Por avoir s’amor et sa grace / Ne set qu’il li doigne ne face (vers
2295-2296) « Pour avoir son amour et sa grâce, il ne sait ni que
donner ni que faire ».
Ainsi il lui
cède sa reauté et sa corone (vers
2300), « sa royauté et sa couronne ». Il abandonne tous ses titres et
ne veut plus être que celui qui rend la justice au nom du nouveau Seigneur, son
justicier (vers 2308). Il fait même
modifier ses sceaux dans ce sens (vers 2305-2306) et il interdit par des
proclamations en bonne et due forme dans Rome (Si fist crïer par tote Rome, vers 2307) qu’on l’appelle autrement.
Plus question donc d’être un dominus
et/ou un deus. Il veille à établir
partout la paix et ira jusqu’à faire libérer tous les prisonniers et les
renvoyer chez eux (vers 2319-2324). Ce n’est pas dit comme tel par le poète,
mais en procédant de la sorte, l’empereur annonce et imite le Christ, qui
libérera tous les hommes du péché.
Le récit de
Calendre place donc le prodige du cercle autour du soleil dans une perspective
très large. Ce n’est pas du tout un simple présage d’investiture pour
Octave-Auguste, le nouveau souverain terrestre, il annonce l’arrivée du Christ
et met en scène le nouvel ordre du monde : l’empereur romain se soumet au
nouveau roi et recherche son amour et sa grâce, tentant de l’imiter.
On est
clairement dans la ligne des théories d’Orose présentées
plus haut. Ce qui n’a
rien d’étonnant, puisque le poème sur Les Empereors de Rome est
composé à
partir d'une adaptation latine des Historiae
adversum paganos.
Nous
retrouverons cet auteur
plus loin, à propos du prodige de l’huile. Passons
à une autre
version poétique de la vision d’Octavien, due à Guillaume le Clerc de
Normandie.
*
Auteur d’un poème
écrit au début du XIIIe siècle et intitulé Les
Joies Nostre Dame, Guillaume le Clerc de Normandie est déjà intervenu dans
notre étude sur les statues magiques protectrices de Rome (FEC, 26, 2013). Nous l’avons aussi
rencontré plus haut à propos du prodige des fenêtres,
présage de la mort de César, et nous le retrouverons
plus loin dans le traitement du prodige de
l’huile.
Chez lui, la vision d’Octavien est précédée (vers 22-39) d’un développement sur le motif, classique dans ce type de littérature, de la paix établie par Auguste dans son empire et de l’intention des Romains de le diviniser. Le préambule illustre aux vers 31-34, par un exemple très particulier, la sécurité totale existant à l’époque (on le retrouvera dans un instant chez Heinrich von München) et mentionne aux vers 35-39 le projet de diviniser l’empereur :
25
30
35
|
El tens Otovien de Rome, Qui fu tenu al meillur home E au plus riche de curage, Al plus vaillant e al plus fort, Qui unc eust guste de mort, Out en sun empire tel pes, Ne quit, que tele i ait james : Car si vus portissiez or fin, Ne en veie ne en chemin Ne en lieu, ou vus alissiez, Un robeur ne trovissiez. Tant ert Otoviens amez, Tant ert cremuz e reclamez, Tuit veneient sa pes requerre Si qu'il fust aurez en terre Come Deu, s'il le vousist estre. |
Au temps d’Octavien de Rome
qui fut tenu
pour le meilleur des hommes et le plus riche en courage, pour le plus vaillant et le plus fort parmi tous les mortels, il y eut sous son empire une paix et une quiétude, comme jamais. Vous auriez porté de l’or fin, ni en voyage ni en chemin ni en quelque lieu où vous iriez, vous n’auriez rencontré de voleur. Octavien était tellement aimé, tellement respecté et sollicité, tous venaient demander sa paix si bien qu'il aurait été adoré sur terre comme Dieu s'il avait voulu l'être. |
La
vision elle-même est racontée aux vers 40 à 52 d’une manière relativement
simple. Auguste n’a pas interrogé une Sibylle. Il n’a par ailleurs pris aucune
initiative : c’est le « roi céleste » qui lui envoie « un
signe », l’apparition « dans le ciel » d’une Vierge et d’un
Enfant.
En l’absence de toute Sibylle, c’est, semble-t-il, la Vierge qui transmet le message lié au projet des Romains de diviniser leur empereur. Le seul Dieu à adorer, c’est « l’enfant-roi ».
40
45
50
|
Mes il conut le rei celestre Par un signe, que il li fist D'une semblance, ou il se mist. Il li fu vis, que il veeit Une pucele, qui seeit La desus en cel air amont La tresplus bele del mond Un enfantet en sun devant. Toteveies puis en avant Dist, que cil emfes reis serreit E tut li mond l'aurereit E qu'em ne deveit par reson Aurer autre si lui nun. |
Mais il connut le roi céleste
grâce à un
signe qu’il lui fit,
une
apparition, où il se présenta. Il lui sembla qu’il voyait
une pucelle assise
là
en haut du ciel, dans l’air,
la plus belle du monde,
avec un enfant
devant elle. Mais immédiatement après
elle dit que cet
enfant serait roi et
que tout le monde l’adorerait et que dès lors par raison on ne devait adorer nul autre que lui. |
Le récit se prolongera aux vers 53-62 par une comparaison d’Octavien avec d’autres dirigeants romains, à l’avantage bien sûr du premier :
55
60
|
Mult fu Otoviens vaillanz ; Si Cesar fu plus bataillanz, Il nel passa pas de valur ; Unc devant lui n'i out meillur. Mais puis i a il maint eu, Qui damnedeu a recreu, E maint cuvert e maint felon, Si com fu Crassus e Nerron E Tarquinien e plusurs, Qui de Rome furent seignurs. |
Octavien fut très
vaillant ;
si César fut plus belliqueux
il ne le surpassa pas en valeur ;
jamais
il n’y eut de meilleur que lui. Mais après lui il y en eut
plusieurs qui ont
renoncé à Dieu,
et beaucoup de
misérables et de traîtres comme
le furent Crassus et Néron et Tarquin et plusieurs
qui furent
seigneurs de Rome |
Nous retrouverons encore ce poème plus loin en discutant le prodige de l’huile.
*
Composé à la fin du XIIIe siècle, Das Passional est un recueil anonyme de légendes de saints, en
vers et en moyen haut allemand. Il se compose de trois livres, le premier
(quelque 19.000 vers) consacré à la vie de Marie ainsi qu’à la vie et à la
passion de Jésus, le second (quelque 23.600 vers) aux légendes des apôtres et
le troisième (quelque 66.400 vers) aux légendes des saints, classés dans
l’ordre du calendrier liturgique.
Rien dans les deux exemples précédents ne trahissait
l’influence de Jacques de Voragine. Ce n’est plus le cas du Passional réputé pour présenter beaucoup
de points communs avec La Légende dorée,
même si des questions fondamentales restent encore en suspens sur le type de
rapports entre les deux oeuvres.
Pour le premier livre du Das Passional, nous avons utilisé l’édition récente d’A. Haase, M. Schubert, J. Wolf (Éd.), Passional. Buch I : Marienleben, Berlin,
2 vol., 2013 (Deutsche Texte des Mittelalters 91,1.2) – Sur les rapports de l’œuvre
avec La légende dorée de Voragine,
cfr l’introduction de l’édition, p. CCXV-CCXVIII – Pour une présentation
générale, on verra H.-G. Richert, Passional,
dans Verfasserlexikon, t. 7, 1989,
col. 332-340, avec une abondante bibliographie.
En tout cas, l’influence de Voragine
est très nette dans le long récit (vers 1890 à 1996)
consacré aux marqueurs d’origine romaine. C’est vrai tant de leur contenu
que de leur ordre de présentation.
Cette dernière commence par l’épisode de l’effondrement du Temple de la Paix où les Romains avaient érigé la statue de Romulus (vers 1809 à 1868). Le récit est même explicitement placé, comme chez Voragine, sous la garantie d’Innocent III :
1810
|
als die warhaften cronken sagen, daz ouch eine pabest schriben liez, Innocencius der hiez. |
comme le disent les chroniques véridiques
que fit écrire aussi un Pape,
qui s’appelait Innocent |
et se termine, comme chez lui, par l’indication de l’église qui occupe l’emplacement de l’ancien temple. Voragine donnait son nom (« l’Église de Sainte-Marie-la-Nouvelle »), le rédacteur, conscient peut-être de s’adresser à un public allemand moins au fait des réalités romaines, recourra à une paraphrase :
1865
|
an des tempels stat ist ein kirche nu gesat nach cristenlicher lere in unser vrouwen ere ; di reine kuniginne ist nu vrouwe drinne. |
à la place du temple
se
dresse maintenant une église
élevée selon l’enseignement chrétien en l’honneur de Notre-Dame ; c'est la reine vierge
la Dame qui s’y trouve
maintenant. |
Cet exemple suffira, croyons-nous, à montrer le type de différences
qu’on peut relever par rapport à la source. Un exposé détaillé sur le sujet
serait sans grand intérêt.
Nous résumerons donc la suite. Elle fait intervenir la Sibylle qui avait
prophétisé qu’une source d’huile apparaîtrait le jour de la naissance du
Christ, ce qui se produisit effectivement (vers 1869-1882), puis le prodige des
trois soleils se réunissant en un seul (vers 1883-1892), avant de passer au
« plat de résistance », qui est l’épisode de la vision d’Octavien
(vers 1893-1996).
Comme dans La légende dorée,
les Romains veulent offrir à Octavien les honneurs divins, et ce dernier
convoque la Sibylle (er sante nach
Sibillen, vers 1918) pour lui demander si « devait naître sur la terre
quelqu’un qui le surpasserait en puissance » (vers 1920-1924). La
consultation a lieu le jour de la Naissance du Christ (vers 1926-1928), dans la
chambre de empereur (in des kuniges
kemeneté, vers 1926). C’est alors que se manifeste le prodige du cercle
d’or entourant le soleil à l’intérieur duquel se trouve l’image de la Vierge à
l’Enfant. La Sibylle montre le tout à l’empereur (vers 1938-1955). C’est là un
bel exemple, cela va sans dire, de l’introduction du prodige solaire dans
l’épisode de la vision d’Octavien. Nous n’avions fait que le signaler
plus haut.
Le récit continue sans surprise, sur le modèle de celui de Voragine. L’empereur entend une voix céleste qui lui dit : hec est ara celi / des himels alter ist daz (vers 1962-1963), et la Sibylle lui explique que l’enfant qu’il voit est plus grand que lui et que l’empereur doit l’adorer. La suite est connue. Point n’est besoin d’insister. La version du Passional, sur le plan du contenu et de la signification, n’offre rien de bien neuf. On la retrouvera plus loin à propos du prodige de l’huile.
*
Édition
utilisée : Die Weltchronik Heinrichs
von München : Neue EE, éd. Fr. Shaw, J. Fournier et K. Gärtner,
Berlin, 2008, 589 p. (Deutsche Texte des Mittelalters, 88) – Présentation d’ensemble : N.H.
Ott, Heinrich von München, dans Verfasserlexikon, t. 3, 1981, col.
827-837 ; D. Buschinger, La
« Weltchronik » de Heinrich von München (Manuscrit Gotha - Chart. A
3), dans Revue Belge de Philologie et
d'Histoire, t. 67, 3, 1989, p. 551-555 ; accessible sur le site Persée.
Le nom d’Heinrich von München est conventionnellement
utilisé pour désigner l’auteur d’une énorme compilation d’histoire universelle
écrite dans le courant du XIVe siècle. Elle utilise la Bible, des historiens romains, des chroniques antérieures que nous
n’avons pas toutes conservées intégralement, ainsi que des souvenirs
d’événements récents.
La tradition de
cette Weltchronik est très
compliquée, car la rédaction primitive – perdue – a subi de nombreuses
modifications, et les copies dont nous disposons en sont plus ou moins
éloignées. Quand on aura dit que, dans les manuscrits conservés, la longueur du
texte varie entre 56.000 et 100.000 vers, on comprendra qu’une édition critique
est très difficile et que seulement un cinquième de l’ensemble a été publié
jusqu’ici.
La section
utilisée ici (la Neue EE), longue de
164 chapitres et totalisant 18.173 vers, commence avec la vie de Marie et de
Jésus et se poursuit avec la présentation des empereurs et des papes, jusqu’à
Frédéric II, qui monte sur le trône en 1196. Le deuxième chapitre, long de 198
vers, concerne la naissance de Jésus (Geburt
Jesu) et les événements de l’époque, notamment le règne d’Auguste et la
paix qu’il installe sur terre, l’apparition d’une nouvelle étoile, le prodige
de l’huile, qui
sera discuté plus loin et… la
vision de la Vierge à l’Enfant dont bénéficie l’empereur.
On trouvera
ci-dessous, avec leur traduction française, les passages les plus significatifs
(vers 115-194 passim ; p. 8-10
de l’édition). Dès le début, l’auteur déclare s’appuyer sur une source écrite
(« un livre »). Avant de parler de la vision, il insiste beaucoup sur
la paix installée par Auguste dans le monde, un topos favori des chrétiens. Ici
aussi, comme chez Guillaume
le Clerc de Normandie (début XIIIe siècle),
l’exemple de l’or illustre l’étendue de cette paix.
115
120
125
130
|
do daz geschach aldo, daz in Betlahem Juda geporn ward Jesus Christ, der noch zu himel ist, do waz zu Rom Augusto kaiser gewesen aldo zwai und virczig jar ; daz sagt daz puch furwar.
auch dient die werlt all gelich in der Zeit dem römischen reich. ez waz der vrid die weil so gancz, daz dhain golt waz so glancz, hiet man ez an dem veld lan, daz weder weib noch man niemmant dorst an rüren noch von dannen füren, alz güt vrid waz an der vart. in dem vrid got geporn wart. […] |
Lorsqu’il arriva
qu’à
Bethléem de Judas naquit
Jésus-Christ,
qui
est encore au ciel,
à
Rome Auguste régnait là comme empereur depuis quarante-deux ans. C'est ce que le livre donne pour vrai.
Alors aussi le monde tout entier en ce temps-là était soumis à Rome. C’était la paix complète, partout. De l’or brillant, on aurait pu l’abandonner dans un champ sans que personne, ni homme ni femme, ne vienne y toucher ou l'emporter. C’était la paix complète en voyage. Dieu était né dans cette paix. […] |
Vient alors le récit de la vision, qui survient « la même nuit », c’est-à-dire celle de la Nativité. Elle s’offre d’elle-même à l’empereur, sans que ce dernier ait pris d’initiative et sans qu’une quelconque Sibylle n’intervienne : apparaît dans le ciel l’image d’une Vierge à l’Enfant, un peu comme une étoile, mais très lumineuse, puisqu’elle « éclaire très loin le monde ». Aucune parole n’est échangée.
145
150
|
in der selben nacht gie auch auz der romisch kaiser Augustus. er hub auf die augen sein und sach ains sterns schein der selb stern waz geleich einer magt scheinparleich. die magt het ein chindlein an irem arm. der magt schein gab liechtes mer dann ander stern und lawcht in die werlt verren. |
Cette nuit-là aussi sortit
l’empereur romain Auguste. Il
leva les yeux
et vit
apparaître l’image d’une étoile qui
elle-même ressemblait à une étoile.
C’était
celle d’une vierge merveilleuse. La
vierge portait un petit enfant
sur
le bras. Son image donnait plus de lumière que toute autre étoile et éclairait le monde très loin. |
La vision effraie l’empereur, qui demande aux savants
de son pays une interprétation, mais personne ne peut lui donner de réponse.
155
160
|
do der kaiser daz ersach hart er da von erschrak. pald nach maistern er do sant, swo si warn in dem lant, daz si im sagten die ma(e)r, waz da pei bezaichent wa(e)r. niemant da so weis waz, der gesagen mo(e)cht daz, waz von dem zaichen solt geschechen, daz der kaiser het gesehen. |
Lorsque l’empereur vit cela,
il éprouva une grande frayeur. Aussitôt il
convoqua les maîtres, autant qu’en comptait le pays, pour qu’ils lui fassent connaître le sens du
signe qui lui était ainsi montré. Mais personne n’était assez sage pour pouvoir dire ce que signifiait le signe
que l’empereur avait aperçu. |
Entre alors en scène la Sibylle. En fait, ce n’est pas la prophétesse « classique », mais une vieille femme qui porte ce nom. Mais ce qu’elle dit se rapproche fort de l’interprétation habituelle : « l’Enfant est le seigneur du ciel et le roi de la terre ».
165
170
|
ein altiu fraw dar chom, Sibilla waz der frawen nam. si sprach da : “nu geporn ist von einer magt der heilig Christ. den hat ein maget rain gewunnen an mannes gemain. getragen hat ein mait ein chint, dez alliu ku(e)nikreich aigen sint. daz kint sol in dem himel werden herr und kunig auf der erden.” |
Une vieille femme se présenta,
Sibylle
était son nom.
Elle
parla ainsi : « Voilà qu’est né d’une vierge le Christ saint. D’une vierge pure il a obtenu le genre humain. Une femme a
porté un enfant qui possède tous les royaumes.
Cet
enfant doit être au ciel
le Seigneur et sur la terre le roi. » |
Les conséquences pratiques n’ont rien de surprenant.
Plus question pour l’empereur de se considérer comme un dieu et de se faire
adorer.
La divinisation n’ayant pas été envisagée dans les vers précédents, Heinrich von München semble éprouver le besoin de fournir des informations complémentaires. Il s’attardera d’ailleurs sur ce sujet, imaginant des détails qui n’apparaissent pas dans les textes parallèles. Ainsi, l’empereur est censé avoir imposé son culte dans son royaume, où tout le monde devait le considérer et le prier comme un dieu. Du jour au lendemain, ce culte va être interdit et toutes les statues de l’empereur renversées.
175
180
185
190
|
do der kaiser daz erhort, seinew pild er pald erstort, wann er si drat nider hiezz werffen. wan er vor nicht liezz daz man in an pet, wann er daz vor gepoten het. er het in allen landen gepoten daz man in zu einem goten zelen solt in alliu lant, daz er seinew pild sant in alliu seinew ku(e)nikreich, daz die lawt in all geleich an peten alz einen got. daz ward bechert in einen spot, wann er gepot nu da wider. alliu pild wurden gelegt nider, die dem selben hern gemacht wurden zu ern. also der kaiser diemůtigt sich, alz diez puech beweiset mich. |
Quand l’empereur entend cela,
il
détruit aussitôt sa statue, dès
qu’il se laisse tomber
à
terre. Il ne permet plus
qu’on
le prie,
car
il l’a interdit.
Il avait dit dans tous les pays qu’on
devait le considérer comme
un dieu, partout, qu’il devait avoir sa statue dans tout son royaume, que les gens, partout, devaient le prier comme un dieu. Tout cela fut changé d’un seul coup, car maintenant il l’avait interdit. Toutes les statues furent renversées, qui avaient été faites pour honorer le même maître. Ainsi l’empereur change d’avis, comme me le prouve le livre. |
Après les cinq versions poétiques, notre revue sélective de témoignages littéraires en proposera cinq en prose : celle du Renart le Contrefait (début XIVe siècle), celle de la Fiorita d’Armannino Giudice (vers 1325), celle du Libro imperiale de Giovanni de’ Bonsignori (vers 1377-1383), celle de la Chronique de Jacob Twinger von Königshofen (vers 1400) et celle du Sermon de Noël de Denys le Chartreux (XVe). Elles n’apporteront pas d’éléments vraiment intéressants.
*
Cette satire sociale du début du XIVe siècle a déjà rencontrée plus haut dans l’étude
du prodige du bœuf parlant. Rappelons que nous utilisons l’édition de G.
Raynaud et H. Lemaitre (Paris, 2 vol., 1914, XXII, 367 p. et 358 p.), et que dans
la deuxième branche, le récit de l’histoire de Rome, à l’époque de César et
d’Octavien, passe des vers à la prose.
Ainsi le chapitre 1 (p. 226 du tome I de l’édition), qui ouvre la partie
en prose, commence par un texte, qui, à côté de notices purement historiques,
mentionne également le prodige du bœuf parlant (analysé
plus haut) et celui de l’huile (qui
sera analysé
plus loin).
Ensuite, à la p.
231, on tombe, au chapitre 10, d’abord sur la mention du
prodige des trois soleils, interprété dans une
optique chrétienne, puis sur un rappel du prodige de l’huile, et enfin sur le
récit de la vision d’Octavien. Nous l’avons divisé en paragraphes.
Au § 1,
Eusèbe est cité comme garant, ainsi que le pape Innocent III, mais c’est ce
dernier que l’auteur de Renart le
Contrefait semble privilégier comme source. Orose aussi est cité
(§ 4) :
(§ 1) Eusebe dist que ung pou devant la nativité de Jhesucrist, aprez la mort Julez Cezar, troiz soleulx apparurent en Orient qui puis s’assemblerent en ung signe de la nativité de Jhesucrist, laquelle furent en une personne unies trois choses : le char humaine, la vye, la deÿté. Nous avons dit dessus (il renvoie à son premier chapitre) de la fontaine d’oeulle, qui sourdi de terre et tout ung jour ne cessa de courre jusquez au Tybre. Innocent le tiers raconte aussi comme il trouva en aucunes histores que quant Octavïen l’empereur ot mis en la sussession des Roumains aussi comme tout le monde, il fut si amiable au Senat qu’ilz le voulrent aorer, comme dieu. Mais l’empereur, sage et cler voyant et conscient de son caractère de mortel, il ne vault usurper. (p. 231)
(§ 1) Eusèbe rapporte qu’un peu avant la naissance de Jésus-Christ, après la mort de Jules César, trois soleils apparurent en Orient, qui se réunirent ensuite en signe de la Nativité du Christ, par laquelle trois choses furent unies en une personne : l’incarnation, la vie, la divinité. Nous avons parlé plus haut de la fontaine d’huile qui jaillit de la terre et ne cessa de couler jusqu’au Tibre durant toute une journée. Innocent III raconte aussi – comme il le trouva dans certaines histoires –, que quand l’empereur Octavien eut soumis les Romains et le monde entier, il fut si apprécié du Sénat qu’ils voulurent l’adorer, mais l’empereur, sage, clairvoyant et attendant sa mort, ne voulut pas usurper ce titre. (trad. personnelle)
(§ 2) Or avoit il adont une sage femme a Romme qui donnoit responsez de ce que on lui demandoit, et avoit nom Sebile. Si la fist l'empereur venir devanr luy, et luy enquist et demanda se jamais naistroit nul homme qui fust greigneur de luy. Or advint qu'a ceste fois elle ne luy donna point de response, et se tint aucun tempz avec le dit empereur. Mais ce tempz pendant qu'elle estoit avec l'empereur, le jour de la nativité de Jhesucrist, celle Sebille estoit en la chanbre de l'empereur, et entendoit a ses prophecies. (p. 231)
(§ 2) À ce moment-là il y avait à Rome une femme sage qui répondait à ce qu’on lui demandait, et qui se nommait Sibylle. L’empereur la fit venir devant lui et s’informa auprès d’elle en lui demandant si naîtrait jamais quelqu’un qui serait plus grand que lui. Et cette fois elle ne lui donna pas de réponse et resta un certain temps avec le dit empereur. C’était le jour de la naissance du Christ. Et à ce moment-là précisément, la Sibylle était dans la chambre de l’empereur et s’occupait activement de ses prophéties. (trad. personnelle)
(§ 3) Et a l'heure de midy elle veÿt entour le Soleil ung cercle d'or, se lui sambla, et ou millieu de ce cercle une vierge tresbelle qui tenoit sus ung autel ung tresbel enffant en son giron. Adont Sebille apella l'empereur et lui monstra ceste vision ; et ainsi comme l'empereur regardoit et se esmervelloit de ceste demonstrance, une voix fut oÿe qui dist ainsi : « C'est l'aire du ciel, » c'est a dire c'est l'autel du ciel. Et ainsi l'empereur entendi que cest enfant estoit greigneur que lui ; si l'aoura et lui offry encens, et ne souffri d'illec en avant qu'il fust apellé dieu. (p. 231-232)
(§ 3) À l’heure de midi, elle vit autour du soleil un cercle d’or, à ce qui lui sembla, et au milieu de ce cercle, une vierge très belle sur un autel, qui tenait un enfant sur ses genoux. Alors Sibylle appela l’empereur et lui montra cette vision ; et tandis que l’empereur regardait et s’émerveillait de cette apparition, on entendit une voix qui disait : « C’est l’aire du ciel », c’est-à-dire : « C’est l’autel du ciel ». Ainsi l’empereur comprit que cet enfant était plus grand que lui ; il l’adora, lui offrit de l’encens et dorénavant ne toléra plus d’être appelé dieu. (trad. personnelle)
(§ 4) De ceste vision parle Orose en ses cronicques en ceste manière : « Ou tempz de l'empereur Octovïen, a l'heure de midi, l'air estant pur, cler et net, a celle heure ung cercle de la samblance de l'arc du ciel environna le Soleil, et monstroit ceste vision, selon ce qui tesmongne, que cil devait naistre qui seul le Soleil avoit fait, et le monde, et les gouvernoit. » (p. 232)
(§ 4) Dans ses chroniques, Orose parle de cette vision de la manière suivante : « Au temps de l’empereur Octavien, à l’heure de midi, tandis que l’air était pur, clair et net, à cette heure-là un cercle ressemblant à un arc-en-ciel entoura le soleil, et cette vision prouva, selon ce témoignage, que devait naître celui qui seul avait fait le Soleil et le monde et qui les gouvernait. » (trad. personnelle)
Puis, après ce long passage, on a la surprise de
retrouver le mystérieux personnage à l’origine de toute la tradition byzantine,
Timothée (cfr plus haut) :
(§ 5) Thimotée aussy qui fut grant faiseur de cronicquez raconte qu’il a veü en cronicques et en histores anciennes des Fais des Roumains, que Octavïen, .XXXe. an de son empire, monta en Capitoile, et requist a Dieu monlt diliganment qui seroit celllui qui après lui gouverneroit la chose publicque. Et comme il ot faite son oroison, il oÿ une voix qui dist en celle manière : « Il naistera ung enfant venu de l’aer et de Dieu sans temps assez tost. » Et pour ce fist il mettre en ce title : « C’est l’autel de Dieu vivant ». (p. 232)
(§ 5) Timothée aussi, qui fut un grand auteur de chroniques, raconte qu’il a vu dans des chroniques et des histoires anciennes sur les Faits des Romains, qu’Octavien, en l’an 35 de son règne, monta au Capitole et demanda à Dieu avec insistance qui serait celui qui gouvernerait l’État après lui. Et comme il priait, il entendit une voix qui s’exprimait ainsi : « Il naîtra un enfant venu de l’air et de Dieu, sans tarder, très vite. » Et pour cela, il fit mettre l’inscription : « C’est l’autel de Dieu vivant ». (trad. personnelle)
Toute cette description n’a évidemment pas
grand-chose à voir avec Eusèbe, qui n’envisageait qu’un simple cercle autour du
soleil. C’est bien après lui, on l’a montré, que des auteurs développèrent le
motif initial, notamment en insérant dans le cercle l’image de la Vierge et de
l’Enfant, qui constituait à l’origine un autre motif. Les deux motifs étaient
encore indépendants dans la version primitive des Mirabilia urbis Romae. Ils ne l’étaient plus du tout chez Jacques
de Voragine. On a dit tout cela.
On
relève d’ailleurs des correspondances évidentes entre la version de Voragine et
les §§ 2 et 3 du Renart. Des deux
côtés, la vision a lieu le jour de la Nativité ; il est midi ; la
Sibylle se trouve dans la chambre de l’empereur où elle se concentre sur ses
oracles ; l’apparition est pratiquement la même, tout comme ce que dit la
voix : « C’est l’autel du ciel ». L’empereur, comprenant que
l’enfant est plus grand que lui, lui offre de l’encens, l’adore et ne veut
plus être appelé dieu.
Il
est difficile de croire que le rédacteur du Renart
n’ait pas été (directement ou indirectement) fort influencé par Jacques de
Voragine, même si les aspects étiologiques, très nets dans La légende dorée, se réduisent dans le Renart à l’indication que la chambre de l’empereur a été le siège
des événements.
Tout cela se trouvait-il chez Innocent III ? Nous nous sommes déjà posé la question plus haut en analysant la version de Voragine, mais trouver de preuve. Il est plus vraisemblable de penser que le rédacteur du Renart a tout simplement repris le renvoi à Innocent III qu’il avait trouvé dans La légende dorée. C’est à cette dernière œuvre aussi que le rédacteur du Renart aurait repris la citation d’Orose (§ 4) et celle de Timothée (§ 5).
*
Armannino
de Bologne, connu aussi sous le nom d’Armannino Giudice, est né avant 1260. Sa Fiorita, terminée en 1325, connut
une grande diffusion aux XIVe et XVe siècles. C’est une vaste compilation
d’histoires et de légendes qui, partant de la création du monde, aborde ce
qu’on appellerait les « matières » de Thèbes, de Troie et de Rome,
avec quelques aperçus sur la Table Ronde et la quête du Graal. Elle doit son
nom à la Fiorita, c’est-à-dire la Poésie personnifiée,
chargée de tirer les enseignements religieux et moraux qui s’imposent.
L’ouvrage, rédigé en prose toscane,
avec quelques passages en vers, n’a pas encore fait l’objet d’une édition
critique. Nous avons travaillé sur le texte d’un manuscrit copié en Italie dans
la première moitié du XVIe siècle, qui se trouve à Bibliothèque nationale de
France (Département des manuscrits, italien 6) et qu’on peut visualiser sur Gallica.
Le passage qui nous concerne se trouve au folio 85v. Nos connaissances en
matière de paléographie italienne et du toscan du début du XIVe siècle sont
fort réduites, mais voici un résumé de ce que nous avons pu (ou cru)
comprendre :
À l’extérieur, Octavien, grâce à sa grande valeur, est devenu le maître du monde entier qui jouit d’une paix totale. Sur le plan intérieur, il est « le plus aimé seigneur qu’eut jamais Rome ». Pour ces raisons, les Romains veulent l’adorer comme un dieu.
Sans être formellement consultée, une Sibylle (l’Érythréenne ?) apparaît alors pour annoncer la naissance du Dieu qui doit être le seul seigneur du ciel et de la terre, à qui il faut prêter allégeance et dont il faut suivre la doctrine. Et c’est à ce moment qu’apparaît dans le ciel una vergen co suo filgiolo in braza.
Le texte ne signale aucun autre
commentaire de la Sibylle et ne dit rien des conséquences directes de son
annonce sur le projet de divinisation : on peut supposer qu’il a été
rejeté par l’empereur. En tout cas, on voit dans la suite intervenir le motif
de la prédiction conditionnelle d’éternité qui est évoqué à propos de la Paix.
Alors Octavien voulut savoir combien de temps devait durer la paix dans son royaume. La Sibylle répondit qu’elle durerait jusqu’à ce que la vierge ait un enfant. L’empereur ne s’inquiéta pas, pensant que c’était chose impossible, mais peu de temps après la vierge mit son enfant au monde. Et quand s’effondra le Temple de la Paix, les chrétiens construisirent la belle église appelée Sancta Maria de auro celo.
Nous avons abordé dans un article
précédent (FEC, 27, 2014) le motif de la
prédiction conditionnelle d’éternité et la question du Temple de la Paix, nous
n’y reviendrons pas, sinon pour rappeler que le Templum Pacis n’est nulle part lié à Sainte-Marie du Capitole, mais
à Sainte-Marie-la-Nouvelle. Peut-être d’ailleurs Armannino n’a-t-il pas voulu
dire que cette dernière église a remplacé le Temple de la Paix. Peut-être
a-t-il voulu simplement noter un lien chronologique entre les deux
événements : à la naissance du Christ, le Templum Pacis s’est effondré et les chrétiens ont construit
l’église du Capitole.
De toute façon, on sait qu’Armannino
Giudice n’est pas à une originalité près. Ainsi, en étudiant dans un autre article
les statues magiques chargées de la défense de Rome, nous avons rencontré
chez lui une bien curieuse confusion entre le Panthéon et le Colisée.
L’auteur de La Fiorita ne semble pas être non plus un pédagogue de première
force. Comment un lecteur ne disposant que de la simple expression de auro celo (« au ciel
d’or ? ») pourrait-il comprendre l’histoire « officielle »
de l’autel céleste ? Armannino lui-même l’avait-il bien comprise ?
En tout cas, on éprouve beaucoup de
difficulté à retrouver avec précision les textes qu’il a utilisés et finalement
son témoignage ne nous apporte pas grand-chose sur l’évolution du motif de la
vision d’Octavien.
*
On pourra en dire autant de la notice du Libro Imperiale de Giovanni de’
Bonsignori. L’étude consacrée aux statues magiques censées protéger Rome (FEC, 26, 2013) a déjà présenté ce
curieux ouvrage de quatre livres écrit en italien vers 1377-1383 (à l’époque de
Jean d’Outremeuse) et qui n’a pas encore fait l’objet d’une édition critique.
Texte :
Giovanni de' Bonsignori, Libro
imperiale, s.l. [= Rome], 1488, un incunable de la Biblioteca Nazionale Marciana, Inc. 931, pour lequel on dispose sur
la Toile
d’une reproduction numérisée intégrale. – Présentation
générale : J. Leeker, La
présence des auteurs classiques dans l'historiographie des pays romans (XIIIe
au XVe siècles), dans Classica et
Mediaevalia, t. 47, 1996, p. 352-357, avec la bibliographie antérieure.
Les objectifs du rédacteur sont
indiscutablement généalogiques : en l’occurrence il entend rattacher à la
lignée de César la famille romaine des Colonna et surtout celle des Prefetti di
Vico, qui, à l’époque de la rédaction, régnait à Viterbe. Les trois premiers livres
peuvent donner l’impression d’une biographie de César et d’Auguste, comme on
concevait le genre à l’époque, c’est-à-dire comme un mélange d’histoire et de
légende. Mais à partir de la fin du IIIe livre, on bascule entièrement dans la
fantaisie et le romanesque. L’article des FEC
cité plus haut a montré le sort réservé au Colisée (livre IV, 62) ou à la Porte
de Janus ou au Panthéon (livre III, 8).
Mais
des légendes bien connues et largement répandues peuvent parfois être traitées
de manière originale. C’est le cas de la vision d’Octavien (livre III,
17-18). De cette dernière, le récit du Libro
imperiale n’a retenu que l’information concernant la naissance du seul vrai
dieu à adorer par l’empereur. Tout ce qui concerne l’église Sancta Maria in Capitolio a complètement
disparu. Seule l’expression Ara celi
a été conservée, mais pour devenir le nom de la Sibylle !
Le
passage toutefois mérite d’être cité pour d’autres raisons. Il commence par une
allusion – classique – à la paix universelle établie par Octavien :
Comment Octavien parla à la Sibylle
[Voyant cela] les Romains voulurent l’adorer comme un dieu. Mais Octavien, prudent, voulut d’abord prendre conseil sur ce point et fit appeler une Sibylle du nom d’Ara celi. « Dis-moi, lui demanda-t-il, si je suis né des dieux parce que les gens veulent m’adorer comme tel. » Alors la Sibylle lui répondit : « Ne laisse pas ton cœur tomber dans l’orgueil, parce que cette paix ne vient pas de toi, mais du Dieu du ciel qui a envoyé son fils prendre chair humaine de la Vierge. C’est lui que tu dois adorer. » (III, 17 ; trad. personnelle)
mais le paragraphe suivant est plus
intéressant, car on n’en retrouve le contenu nulle part ailleurs.
Comment Octavien adora Jésus
L’empereur entendant cela fut rempli d’une grande admiration et lui dit : « Montre-moi mon Seigneur. » Alors la Sibylle se mit en prières et, regardant le ciel, elle vit une nuée lumineuse où se tenait Notre-Dame la Vierge Marie, avec son très saint Fils dans les bras. Souriant à l’empereur, elle lui dit : « Tourne le visage, et tu verras ton Seigneur. » Octavien regarda, mais ne vit rien, parce qu’il n’avait pas une foi parfaite. » Mais la Sibylle, comprenant ce qui se passait, lui dit : « Aie foi dans ton Seigneur et tu le verras ». Alors Octavien se jeta à terre avec un grand respect et, se relevant, dit à la Sibylle : « Pose ton pied sur le mien ». Cela fait, et regardant à nouveau vers le haut, il vit ce qu’avait vu la Sibylle, l’adora avec beaucoup de respect, et rejeta le projet de son peuple. (III, 18 ; trad. personnelle)
L’auteur
souligne d’abord, par l’intermédiaire de la Sibylle, que pour voir Dieu, il
faut une foi profonde. Mais ce qui est plus original, c’est la demande faite
par Octavien d’un contact physique avec la Sibylle : si elle voit, en la
touchant, il verra aussi.
*
Historische Commission bei der Königliche Akademie der
Wissenschaften (Éd.), Die Chroniken der
oberrheinischen Städte. Straszburg, Band I. -- I. Fritsche (Friedrich) Closener’s Chronik. 1362 -- II. Chronik des
Jacob Twinger von Königshofen. 1400 (1415) [les deux premiers chapitres],
Leipzig, 1870 (Die Chroniken der oberrheinischen Städte vom 14. bis ins 16.
Jahrhundert). Accessible sur
la Toile.
Jacob Twinger von Königshofen (1346-1420), presque un
contemporain de Jean d’Outremeuse (1338-1400), est un Strasbourgeois,
« historien, enseignant, notaire, chroniqueur, prêtre, archiviste,
musicien et rédacteur de dictionnaires français manuscrits » (Wikipédia).
Il est notamment l’auteur d'une Chronique
en latin, plus utile pour l'histoire de Strasbourg et de l'Alsace que pour
l'histoire ancienne des empereurs et des papes. Elle se base principalement sur
le Miroir historial de Vincent de
Beauvais et sur la Chronique du Dominicain
polonais Martin d’Opava (Wikipédia). On y rencontre toutefois des allusions à
des événements liés à la Nativité.
Ainsi, au début de
son œuvre (p. 336 de l’édition de Leipzig, 1870), sous le titre Sibilla zoute disem keyser, das got geborn
was (« La Sibylle annonça à cet empereur la naissance de Dieu »),
le chroniqueur strasbourgeois raconte la vision d’Octavien dans les termes
suivants :
Hienoch zů hant wart so gros fride in der welte das men von der sunnen ufganc untz zů der sunnen underganc und in allen enden der welte umb keinen unfriden wuste, und ouch alle welt was disem keyser von Rome untertenig : herumb woltent in die Roemer anebetten und haben für iren got. Das wolte der wise keyser nüt gestatten, wan er wol wuste, das er ein boetlich mensche was. (cfr Martin d’Opava, 20)
Darzů do frogete er die wise Sibille, ob kein groesser herre were uf ertrich denne er. Do zoute die wise Sibilla dem keyser eine juncfrowe am hymel, die hette ein kindelin an irme arme und das kint hettte ein crutze ob sime houbete. Und sprach Sibilla zum keyser : ‘das kint ist groesser und mehtiger herre denne du, darumb soltu dich nüt lossen anebetten für den geweltigesten.’
Dis geschah uf die heilige weinahtnacht, also Cristus geborn wart der in dem groesten friden wolte zů der welte kumen, also dirre keyser gerichste hette 42 jor. (cfr Martin d’Opava, 24 et Godefroi de Viterbe, 250 pour les deux derniers paragraphes)
Régnait alors une telle paix dans le monde que, du lever au coucher du soleil, aucune des régions de la terre ne connaissait d’agitation, et le monde entier était également soumis à l’empereur de Rome. C’est pourquoi les Romains voulaient le prier et le tenir pour leur dieu. Mais cela le sage empereur ne voulait pas le permettre, car il savait bien qu’il n’était qu’un mortel.
Aussi demanda-t-il à la sage Sibylle s’il n’y avait pas un seigneur plus puissant que lui. La sage Sibylle montra alors à l’empereur une vierge dans le ciel, qui tenait un petit enfant dans ses bras, un enfant qui avait une croix sur la tête. Et la Sibylle dit à l’empereur : « Cet enfant est un seigneur plus grand et plus puissant que toi ; c’est pourquoi tu ne devrais pas permettre qu’on t’adore comme le plus puissant ».
Cela se passait la nuit de Noël, quand naquit le Christ qui voulait venir dans un monde jouissant alors de la plus grande paix ; l’empereur avait à ce moment-là régné 42 ans. (trad. personnelle)
À l’empereur,
qualifié de « sage » (wise),
qui avait été sollicité pour être vénéré comme un dieu mais qui savait bien
qu’il n’était qu’un simple mortel, la Sibylle, interrogée par lui, montre donc
dans le ciel un petit enfant, tenu dans les bras de sa mère et destiné à être
« plus grand et plus puissant que lui ». Il n’est donc pas question
pour l’empereur qu’on l’adore comme un dieu. On aura remarqué, au début et à la
fin du paragraphe, l’insistance mise sur la paix universelle, un topos qui nous est familier. Le Christ a
tenu à naître à une époque qui, grâce à l’empereur romain, jouissait d’une paix
totale. Rien dans tout cela n’est bien neuf, sinon peut-être la présence d’une
croix sur la tête de l’enfant.
Ce récit est immédiatement suivi d’un chapitre consacré au prodige de l’huile que nous retrouverons plus loin.
*
Nous
terminerons notre revue par un témoignage du XVe siècle, celui de Denys le
Chartreux Ce prédicateur a déjà été rencontré
plus haut,
où nous avons même donné une partie du texte de son septième sermon de Noël. Il y évoquait, rappelons-le, une série de miracles rattachés à la naissance du Christ, dont la vision
d’Octavien :
Recitat rursus Innocentius Papa, quod cum Octauianus imperator Romanus maxime dilatasset imperium, & rempublicam ualde auxisset, in tantum Romanis placuit, quod uoluerunt eum pro deo adorare et colere. Prudens uero imperator se esse mortalem considerans, recusauit adorari et coli ut deus. Romanis uero instantibus, imperator aduocauit Sibyllam, interrogans eam an unquam nasciturus esset in mundo rex maior eo. Cumque in die natiuitatis Christi Sibylla instaret oraculis, quaerendo de hoc certificationem à Deo in camera imperatoris, ecce media die uidit circa solem aureum circulum, atque in medio circuli uirginem speciosissimam, puerum in sinu gestantem. Quam uisionem imperatori ostendens, dixit : Hic puer maior te erit, ideo ipsum adora. Imperator autem ualde admirans, puerum adorauit, & Deus uocari penitus recusauit.
Le pape Innocent, toujours lui, raconte que lorsque l’empereur romain Octavien eut étendu l’empire et fortement augmenté l’État, il était tellement bien vu des Romains que ceux-ci voulurent l’adorer et le vénérer comme un dieu. Mais le sage empereur, considérant qu’il était mortel, refusa d’être adoré et vénéré comme un dieu. Sur l’insistance des Romains, il convoqua toutefois la Sibylle et lui demanda si quelqu’un de plus grand que lui naîtrait jamais dans ce monde. Le jour de la Nativité du Christ, comme la Sibylle s’appliquait à ses oracles dans la chambre de l’empereur et attendait une réponse certaine de Dieu à la question posée, voilà qu’au milieu du jour, elle vit un cercle d’or autour du soleil et, au milieu de ce cercle, une vierge très belle, portant un enfant sur son sein. Elle montra cette apparition à l’empereur en lui disant : « Cet enfant est plus que roi ; aussi adore-le. » L’empereur, rempli d’une grande admiration, adora l’enfant et refusa totalement d’être appelé dieu.
On ne rencontre rien de vraiment neuf dans cette présentation, très proche de celle de Voragine. Signalons que Denys le Chartreux mentionnait aussi le prodige de l’huile dans sa liste de mirabilia. On le retrouvera plus loin.
Nous avons cité le nom de John Capgrave plus
haut, mais sans nous attarder ni sur l’auteur ni sur l’œuvre. Il devient
pourtant nécessaire de lui consacrer un développement particulier,
parce que son livre (Ye Solace of
Pilgrimes), écrit vers 1450, occupe une place importante dans
la tradition pluriséculaire des Mirabilia,
dont l’histoire complexe a été esquissée plus haut. Il intègre en effet les données appartenant à la tradition ancienne des Mirabilia (au sens strict) et les
développements plus récents de celle-ci, représentés notamment par les Libri indulgentiarum.
John Capgrave est un historien et théologien anglais qui, après une visite
à Rome lors d’une Année Sainte, écrivit dans sa langue maternelle, en
1449-1450, un guide en trois livres, destiné aux pèlerins et intitulé Ye Solace of Pilgrimes (« L’occupation
du pèlerin »). Le premier relève directement des Mirabilia au sens strict, tandis que les deux suivants, traitant
des églises et des indulgences, appartiennent à la tradition des Libri indulgentiarum. Pour dire les
choses schématiquement, le rédacteur anglais propose une sorte de combinaison des
Mirabilia et des Indulgentiae.
L’auteur est également
intéressant pour une autre raison. S’il respecte en général les traditions en ce
qui concerne le plan et le contenu des notices, il n’hésite pas à intervenir dans
les récits, soit pour intégrer des éléments extérieurs, soit pour placer ses
observations ou ses impressions. Son texte nous offre une heureuse synthèse de
l’état de la question au milieu du XVe siècle.
* Texte
original commenté :
Ye Solace of Pilgrimes : A Description of Rome, circa A. D. 1450, by
John Capgrave, an Austin Friar of King's Lynn. Ed by C.A. Mills, with an
introductory note by [...] H. M. Bannister [...], Londres, 1911,
190 p. Original accessible intégralement sur Internet Archive.
* Traduction en italien :
John Capgrave, Ye solace of pilgrimes : una guida di Roma per i pellegrini
del Quattrocento. Introduzione e traduzione integrale a cura di D. Giosuè,
Rome, 1995, 231 p.
Deux chapitres du Ye Solace
abordent la vision d’Octavien et l’Ara
Celi. Nous les présenterons dans leur intégralité. Le premier (I, 16, p. 39-42 de l’édition Mills, 1911) est directement influencé par la tradition des Mirabilia, le second (III, 2, p. 111-112
de la même édition) relève davantage de la branche, plus récente, des Indulgentiae. Nous les avons traduits en français en nous aidant d’une traduction
italienne de D. Giosuè publiée en 1995 (respectivement, p. 72-75 et p.
197-198). La division en paragraphes a été introduite par nos soins pour
faciliter la lecture et le commentaire,
Texte (I, 16) en traduction française
(§ 1)
L’Ara Celi est un endroit très
célèbre qui se trouve sur une colline proche du Capitole. Notre but n’est pas
de dire ce qu’il est maintenant (ce sera traité dans le deuxième livre), mais
d’expliquer ce qu’il fut.
(§ 2)
Vivait alors à Rome un empereur du nom d’Octavien. Il régna immédiatement après
Jules César, parce que c’était son cousin. Les Romains disaient que cet
empereur, avec une grande force et une grande sagesse, soumit à Rome tous les
peuples de la terre. Nous autres, nous disons que ce fut là l’œuvre du Christ,
qui, quand il vint conquérir l’humanité pour la réunir dans sa bonté, voulut que
la paix régnât sur toute la terre. Il naquit au temps d’Octavien, dans la
quarante-deuxième année de son règne.
(§ 3)
Les sénateurs et le peuple de Rome (ils n’avaient pas connu le Christ et ne
l’avaient pas accepté) avaient encore bien à l’esprit les grandes expéditions
accomplies par cet empereur. Songeant à la paix qui régnait alors et considérant
la beauté de sa personne, ils le firent venir au Capitole et lui dirent ces
mots : « Très puissant et très beau seigneur, grand favori de la
fortune aussi, vu la paix et la tranquillité de ton royaume, nous voyons bien
et nous réalisons clairement que tout cela n’aurait pu être fait par un homme
de ce monde. C’est donc à bon droit que nous pensons qu’en toi règne une grande
part de divinité, et c’est pourquoi nous avons décidé à l’unanimité de t’adorer
comme un dieu, d’ériger ta statue et de publier une loi selon laquelle toute
personne passant près d’elle sans l’adorer sera mise à mort. Ne refuse pas
notre proposition, parce que c’est avec un véritable amour et une pure dévotion
que nous t’offrons tous ces honneurs ».
(§ 4)
L’empereur, entendant ces paroles, en resta très surpris, parce qu’il se savait
homme soumis à la corruption et à la mort. Aussi, poussé d’une part par la
vaine gloire et de l’autre par la peur de la mort, il répondit :
« Donnez-moi le temps de réfléchir, et quand j’y aurai réfléchi, vous
recevrez une réponse qui vous satisfera ».
(§ 5)
Après avoir pris congé d’eux, il fit appeler une femme qui était appelée la
Sibylle Tiburtine, parce qu’elle habitait dans cette ville ou parce qu’elle y était
née. Quand elle fut arrivée, il lui répéta tout ce que le Sénat avait proposé.
La femme se réserva trois jours de réflexion, durant lesquels elle observa un
jeûne strict et pria le grand dieu du Ciel de lui accorder la grâce de pouvoir
porter à l’empereur une réponse qui serait agréable aux dieux et qui ferait
honneur à sa personne.
(§ 6)
Ceci montre que, avant la naissance du Christ, il existait des créatures
vraiment bonnes et saintes, et pas seulement selon la loi judaïque, donnée à
Moïse. Parmi les païens aussi (les Romains étaient alors païens) vivaient des
personnes qui, bénéficiant d’une inspiration divine directe, avaient compris
intuitivement et savaient avec certitude qu’il n’existait aucun dieu en dehors
de l’unique créateur du ciel et de la terre, que les idoles enfermées dans les
temples n’avaient rien de divin, comme le pensait le peuple, et que tout cela
n’était qu’erreur et superstition.
(§ 7)
Après avoir jeûné et prié pendant trois jours, la femme retrouva l’empereur,
précisément à l’endroit aujourd’hui appelé Ara
Celi, qui s’appelait alors Chambre d’Octavien. Elle eut pour lui de
merveilleuses paroles parce que, comme le raconte l’histoire, elle lui apporta
vingt-sept vers, dont le premier commençait ainsi : « Iudicii signum tellus sudore madescit ».
Les lettres initiales des vers contenait la phrase : « Iesos Cristos tenuyos sother », ce
qui veut dire en latin : « Iesus
Christus Dei filius salvator », et en anglais : « Jésus-Christ,
fils de Dieu, notre Sauveur ». Saint Augustin, au dix-huitième livre du De ciuitate Dei, traite de ces vers et
de la Sibylle, mais il se sépare sur un point de cette chronique : il
appelle la Sibylle Érythréenne, alors
que la chronique l’appelle Tiburtine.
(§ 8)
Quand ils eurent lu et interprété les vers, l’empereur et la Sibylle, levant
les yeux, virent le ciel ouvert et une grande lumière brillante comme le
soleil. Ils virent aussi un autel et, sur l’autel, une belle vierge avec un
enfant dans les bras.
(§ 9)
Certains livres disent que la vierge et l’enfant apparurent dans un soleil,
tandis que d’autres disent que le jour où le Christ naquit apparurent trois
soleils, qui peu après n’en firent plus qu’un seul, ce qui nous a appris que
dans la nature divine il y a trois personnes, dont une prit de la Vierge notre
nature humaine. Selon une autre opinion, cela indiquait que trois natures,
divinité, âme et corps, sont réunies en une seule personne.
(§ 10)
Après que l’empereur eut longuement contemplé cela, il entendit une voix venue
du ciel prononcer ces mots : « C’est l’autel de Dieu ; à ce
dernier tu dois rendre hommage ». Alors, l’empereur et la Sibylle se
jetèrent immédiatement à terre et adorèrent ce Seigneur qui avait voulu leur
montrer ces mystères.
(§ 11)
Tout cela arriva le jour de la naissance du Christ, pour qu’elle soit connue
non seulement à Bethléem, non seulement des bergers de la Judée et des rois de
l’Orient, mais aussi des Romains, éloignés de la vraie foi.
(§ 12)
Ensuite l’empereur se présenta devant le Sénat et parla des grandes merveilles
qu’il avait vues. Il refusa tout ce qui lui avait été offert et dit qu’il
voulait se faire le serviteur de cet enfant pour tout le temps qu’il lui
restait à vivre. Le Sénat marqua son accord et tous retournèrent chez eux
méditant sur la vision qu’avaient eue l’empereur et la Sibylle. Immédiatement
après, l’empereur éleva un autel à l’endroit de la vision et l’appela Ara Celi.
(§ 13)
Aujourd’hui, au même endroit, s’élève un célèbre couvent de Frères Mineurs.
Comme nous n’en parlerons pas dans le second livre, parce que ce n’est pas une
des sept églises, ni une des églises patriarcales, qui seront appelées les
stations, je transcrirai ici les vers que j’y ai lus :
Cunctarum prima que fuit orbe sita
Noscas quod Cesar tunc struxit Octavianus
Hanc aram celi sacra proles cum patet ei
(§ 14)
Ce qui veut dire en anglais, en y ajoutant d’autres mots pour rendre le tout
plus facilement compréhensible : Cette église est la première de toutes
celles construites au monde. Qu’on sache que ce fut l’empereur Octavien qui la
construisit. Il l’appela l’autel du ciel, lorsque lui apparut la vierge avec
l’enfant.
(§ 15) J’ai trouvé là aussi une
inscription disant que l’endroit avait été consacré par Anaclet, qui fut le
quatrième pape après Pierre. Pour y arriver, il faut gravir les plus belles
marches de marbre blanc qui existent au monde ; je me souviens qu’elles
étaient au nombre de cent vingt-huit.
Commentaire du I, 16
Notre commentaire épinglera
paragraphe par paragraphe un certain nombre de points intéressants.
Au § 1, John Capgrave veut dire qu’il
ne donnera qu’une vue d’ensemble de l’endroit, renvoyant à plus tard le cas de
l’église elle-même de Sancta Maria in
Capitolio (ou Sancta Maria Ara Celi).
Nous avons dit plus haut que Ye Solace of
Pilgrimes comporte trois livres. Le premier, dans le droit fil de la
tradition des Mirabilia au sens
strict, traite de certains endroits ou de certains monuments de Rome, comme le
Capitole, le Colisée, le Panthéon, les Palais de Romulus et de Rémus. L’Ara Celi en fait partie. Les deux livres
suivants, dans le droit fil de la tradition des Indulgentiae, sont consacrés à la description des églises que
fréquentent les pèlerins et où ils peuvent s’arrêter (d’où le terme de Stationes) pour obtenir différents types
d’indulgences. Dans les Libri Indulgentiarum
ou dans les Stationes, les églises
sont généralement hiérarchisées en un classement auquel fait allusion le § 13 : d’abord les sept
églises les plus importantes (comme Saint-Pierre, Sainte-Marie-Majeure, ou
Saint-Pierre-Hors-les-Murs), puis les églises patriarcales, puis les autres.
Dans son guide, John Capgrave aborde le cas de Sancta Maria Araceli non pas dans son second livre (comme il
l’annonce), mais au chapitre II de son troisième, où malheureusement une lacune
du manuscrit à cet endroit rend l’exposé fort incomplet.
Les paragraphes suivants
développent quelque peu le récit des Mirabilia
primitifs. Ils contiennent toutefois quelques observations plus personnelles de
l’auteur. On les relèvera au passage.
Le § 2 contient un curieux lien de
parenté entre César et Octavien (le second serait le « cousin » du
premier) et une remarque touchant au thème de la paix universelle qui régnait à
la naissance du Christ. Cette paix n’était pas l’œuvre de l’empereur, comme le
croient les Romains, mais celle de Dieu. Le motif d’Octavien annonçant ou
préparant la venue du Christ a souvent été rencontré dans nos textes, mais
pareille idée d’une origine divine de la pax
Augustana y est rarement formulée d’une manière aussi explicite.
Le § 6 est intéressant en ce qu’il
explique pourquoi les chrétiens font si facilement intervenir les Sibylles (et
ils en connaissaient plusieurs). C’étaient à leurs yeux des personnes bonnes et
saintes, inspirées par Dieu qui leur avait fait comprendre qu’il n’existait
qu’un seul et vrai Dieu, que les idoles des païens n’avaient rien de divin et
que le culte qui leur était rendu n’était qu’erreur et superstition.
Le § 7 développe la question de l’oracle
de la Sibylle, dont le rédacteur des Mirabilia
primitifs ne donnait que les trois premiers vers. Que la première lettre de
chacun des vers de l’oracle compose le nom du Christ est souvent souligné par
les auteurs du Moyen Âge, mais c’est la première fois, semble-t-il, que
l’information apparaît dans un récit de la vision d’Octavien. Nous avons fait
allusion plus haut à ce texte d’Augustin.
Quant à la Sibylle Érythréenne, nous avons cru pouvoir lire cet adjectif dans
un passage de La Fiorita d’Armannino Giudice (vers 1325).
Les paragraphes qui suivent
décrivent la vision qui s’offre à l’empereur et à la Sibylle. C’est d’abord (§ 8) l’image classique, presque
banale, du ciel qui s’entrouvre, laissant apparaître dans une vive lumière un
autel sur lequel se trouve la Vierge à l’Enfant. Le § 9 évoque des variantes postérieures aux Mirabilia primitifs et rencontrées au fil de notre
étude : l’apparition de la Vierge à l’Enfant « dans un soleil »,
allusion très vraisemblable à l’image à l’intérieur d’un cercle d’or, et
l’apparition des trois soleils qui fusionnent en un seul, allusion indiscutable
au prodige solaire de -44. Les interprétations chrétiennes de ce phénomène sont
aussi à relever : les trois soleils symboliseraient les trois personnes de
la Sainte-Trinité et les trois natures du Christ. Elles ne figuraient pas dans
la tradition ancienne des Mirabilia.
Tous ces éléments ont déjà été rencontrés et discutés.
Le § 11 date formellement la vision du jour de la naissance du
Christ, et l’intègre habilement dans une perspective d’information
« mondiale » : Bethléem, la Judée, l’Orient, l’Occident, les
pauvres et les riches. Tout le monde est ainsi informé.
Le § 12 fournit une donnée importante et qui ne correspond pas à
la version commune dans la tradition occidentale ancienne :
l’empereur aurait lui-même élevé un autel à l’endroit de la vision et l’aurait
appelé Ara Celi. La suite va montrer
que le rédacteur a eu l’attention attirée sur les inscriptions présentes dans
l’église, en particulier sur celle où se trouvent les mots ara celi, et que nous avons discutée en détail plus haut. John Capgrave a manifestement visité
les lieux dont il parle.
Le § 13 fait le lien entre l’endroit présumé de l’apparition et
un « couvent de Frères Mineurs », lié à l’église. Ce couvent, déjà
mentionné en 882, appartenait aux Bénédictins avant qu’Innocent IV ne le confie
aux Franciscains en 1250. – Dans sa transcription de l’inscription latine sur
l’autel du transept gauche, John Capgrave a laissé tomber la moitié de la
première ligne et transformé ara celi
en aram celi. Rien d’étonnant dans
ces conditions qu’il ait considéré Octavien comme celui qui avait élevé à
l’endroit de la vision un autel qu’il avait appelé ara Celi. C’est sur ce site que le couvent aurait été
construit plus tard. – Il n’est pas question ici de décrire l’église de Sancta Maria Ara Celi. Comme John
Capgrave l’avait annoncé au § 2, il envisage de traiter ce sujet plus
loin.
Le § 15 mentionne une seconde inscription où il est question du
pape Anaclet. Elle semble avoir aujourd’hui disparu, mais son texte (18
lignes) a été conservé dans la tradition des Indulgentiae (cfr N.R. Miedema, Die
römischen Kirchen, 2001, p. 609) : adressée aux visiteurs, elle
raconte la vision, donne quelques indications sur l’histoire du bâtiment et
invite le pèlerin à la prière. Nous la retranscrirons et la traduirons dans un
instant.
Mais auparavant, nous noterons que les escaliers de marbre blanc correspondent bien évidemment à la célèbre et impressionnante Scalinata d’Araceli, ex-voto monumental construit pour remercier le ciel d’avoir épargné Rome lors de l’épidémie de peste qui ravagea l’Italie en 1346. John Capgrave comptait 128 marches : l’escalier n’en a plus aujourd’hui que 124. En réalité, ce nombre varie beaucoup dans les témoins des Indulgentiae : il oscille de 228 à 118, en passant par 188, 145, 130, et d’autres chiffres encore (N.R. Miedema, Die römischen Kirchen, 2001, p. 611). Manifestement les auteurs des guides du pèlerin n’avaient pas toujours vu de leurs propres yeux ce qu’ils décrivent.
L’inscription mentionnant le pape Anaclet : texte et commentaire
John Capgrave a fait allusion à
une inscription évoquant Anaclet dont il ne donne pas le texte. On le trouvera
dans un traité intitulé Memoriale
de mirabilibus et indulgentiis que in urbe Romana existunt, conservé dans un manuscrit (fin XIIIe-début XIVe) de la bibliothèque du Monastère de
Monserrat.
Il existe un
fac-similé de ce manuscrit : Llibre Vermell de Montserrat. Edició facsímil parcial del manuscrit núm. I
de la Biblioteca de l’Abadia de Montserat, intr. a cura de Dom F. X. Altés
i Aguiló, Barcelona 1989, non repris, semble-t-il, sur le site de Monserrat. – Le
texte du Memoriale a été publié dans le Codice
Topografico de Valentini-Zucchetti, IV, 1953, p. 77-88. – L’inscription
elle-même est accessible dans le Codice Topografico, mais aussi chez N.R. Miedema, Die römischen Kirchen, 2001, p. 609,
ainsi que sur le site Linking
Evidence, spécialisé dans l’histoire de la Rome du Moyen Âge et des débuts
de la Renaissance (c. 1140-1430).
a. texte de l’inscription
Voici le texte de cette inscription qui se trouvait Ad unum latus ipsius altaris virginis Mariae « sur un des côtés de l’autel même de la Vierge Marie » :
Hinc ostensa fuit caesari virtute
Sibillae Virgo tenens Christum in ulnis, natum in astris. Hunc Augustus ipse mortalem se recognoscens, Poplites humi ponens, obtulit ignem Christo. Haec est ara : legit in circulo viso, 5 Fulgidis ex stellis undique decorato ; Demum sedes Petri clarior in orbe refulgens. Caesaris haec aedes conditur sacra domus Ad honorem matris Christi ; perficitur late, Atque ante ipsam nulla reperitur in orbe. 10 Tandem
Anacletus consecravit ipse papa, Hic
aeternam largam veniam culparum relinquens. Ergo
tu hanc aram visitans, te corde dispone, Ne
labores frustra recolens, quod dicitur vulgo : Intrans
templa canis, canis intrat et canis exit, 15 Nec
faciunt sanctum templa lustrata virum: |
De cet endroit la
puissance de la Sibylle montra à l’empereur la Vierge tenant dans ses bras le
Christ, né dans les cieux. Cet Auguste, se reconnaissant
lui-même mortel, mettant genoux en terre, offrit le
feu [= l’encens] au Christ. « Ceci est l’autel », lit-il dans le cercle qu’il aperçut, entièrement décoré d’étoiles
brillantes. Bref, le siège de Pierre
resplendissait plus lumineux dans le cercle. Cette demeure de César est devenue
maison sacrée en l’honneur de la mère du
Christ ; elle fut ensuite élargie, et dans le monde, on n’en trouve aucune la dépassant. Finalement le pape Anaclet lui-même
la consacra, y laissant pour l’éternité un large
pardon des fautes. Aussi lorsque tu visites cet autel,
veille dans ton cœur à ne pas agir inutilement ;
rappelle-toi ce qu’on dit communément : « Un chien qui entre dans un temple, entre chien et ressort chien, traverser les temples ne fait pas
d’un homme un saint. » |
b. commentaire de l’inscription
Les derniers vers montrent
clairement que le texte s’adresse surtout aux pèlerins qui fréquentent l’église
pour y obtenir une indulgence (venia
culparum « le pardon de leurs fautes »). Comme ils doivent avoir
ce que nous appellerions le cœur pur et de bonnes intentions, on tente de le
leur faire comprendre à l’aide d’une formule qui ressemble assez bien à un
proverbe et qui rappelle en tout cas certains vers célèbres de Lucrèce sur la
véritable piété (De natura rerum, V,
1198-1203).
Ce qui précède cette exhortation
traite de l’origine de l’église et de son histoire. Rien de bien neuf en ce qui
concerne l’origine : l’église occupe l’emplacement de la célèbre vision
d’Auguste et de la Sibylle : c’est là que l’empereur s’est agenouillé
devant l’Enfant divin pour l’adorer. L’allusion à l’autel est claire : il
importe d’expliquer le cognomen de
l’église. On comprend moins le legit :
l’empereur aurait-il lu les mots haec est
ara dans le cercle ? En tout cas, le cercle est bien là,
resplendissant de lumière, mais l’allusion du vers 7 au « siège de
Pierre » qui brille plus encore (clarior)
n’est pas très claire pour nous (sans jeu de mots !).
La suite est
« classique ». Contrairement à ce qu’affirmait l’autre inscription de l’église (celle sur l’autel au centre du
transept gauche, à moitié enterré par l’édicule de sainte Hélène),
elle ne dit pas que l’empereur a
construit l’église. Elle ne dit pas non plus que l’empereur a élevé un autel à
cet endroit, mais que la chambre impériale est devenue une demeure sacrée de la
Vierge. Puis, on saute les siècles pour noter simplement que cette demeure sera
élargie et deviendra même la première église de la Vierge au monde :
« il
n’y en eut aucune avant elle (ou supérieure à elle) ».
Ce n’est pas la première fois que
nous rencontrons cette affirmation de prééminence. Dans la même église, l’inscription
ara/aram, sur
l’autel du transept gauche, mettait aussi cette prétention sous les yeux du
pèlerin : qui scandis ad aulam
[luminis matris] cunctarum prima que fuit orbe sita « Toi qui pénètres
dans cette aula [= église] [de la
mère de lumière], la première de toutes celles installées au monde ».
Comme nous le verrons plus loin dans le
chapitre sur le prodige de l’huile, l’église Sancta Maria in Trastevere revendiquait elle aussi cette primauté.
Puis vient enfin une précision
bien nette : elle fut consacrée par « le pape Anaclet » et
c’est donc grâce à lui que le visiteur de l’église recevra le pardon de ses
fautes. Qui est ce pape ?
Le commentaire de John Capgrave
en fait le quatrième pape à partir de Pierre (anaclete Þe pope whech was Þe iiii fro petir). Il songeait donc à un pape de
la fin du premier siècle. Mais quelle est sa place exacte ?
Sur les évêques de Rome qui
succédèrent à Pierre subsistent beaucoup d’incertitudes. Dans l’Annuario Pontificio, qui donne la liste
« officielle » des papes, Anacletus figure en troisième place :
d’abord saint Pierre, puis saint Lin, puis saint Anacletus. La liste de John
Capgrave semble différente. Mais c’est un point de détail, sans grande
importance ici.
En effet il ne faut probablement
pas songer au premier siècle. On suivra plutôt la position des éditeurs du Codice Topografico qui voient dans le
pape de l’inscription, non pas un proche successeur de saint Pierre, mais
Anaclet II (1130 à 1138), le rival d’Innocent II (1130-1143). Leur élection à
tous deux en 1130 fut irrégulière et chacun prétendait voir dans l’autre un
antipape. C’est après sa mort seulement qu’Anaclet sera déclaré officiellement
antipape, réglant ainsi la situation (cfr la liste des papes dans Wikipédia).
Bref, plutôt que d’attribuer
l’élargissement et la consécration de l’église de l’Ara Celi à un personnage
aussi évanescent que le troisième pape, il est effectivement beaucoup plus
normal d’y voir l’œuvre d’un très haut dignitaire ecclésiastique du XIIe
siècle.
Texte (III, 2) en traduction française
(§ 1) De l’Ara Celi, nous avons déjà parlé dans la
première partie et nous avons dit que c’était jadis la Chambre d’Octavien, que
l’empereur avait abandonnée pour la consacrer à Dieu. Les gens de l’endroit
disent que cette église est consacrée spécialement à Notre-Dame parce que ce
même empereur, le jour de la Nativité, avait vu apparaître dans le soleil, une
vierge un enfant dans ses bras.
(§ 2)
Cette vision qui s’offrit à Octavien le jour même de la naissance ne fut pas
seulement aperçue à Rome mais dans d’autres endroits du monde. J’ai lu en effet
que, lorsque l’étoile apparut aux trois rois en Inde, elle était accompagnée
d’un enfant avec une croix qui leur dit de chercher le nouveau roi né à
Bethléem. Car les ancêtres de ces rois avaient prescrit à certains sages
d’attendre cet événement, inspirés qu’ils étaient par un prophète appelé Balam
qui vivait au temps de Moïse. Je dis cela sous la garantie de Strabon dans ses Notes sur Matthieu [Walafridus Strabo,
807-849, auteur de la Glossa ordinaria,
cfr Migne, P.L., t. 114, col. 73].
(§ 3)
Nous avons lu aussi dans d’autres chroniques que le prophète Jérémie, lors de
la prise de Jérusalem, s’enfuit en Égypte et dit au roi de ce pays que,
lorsqu’une vierge mettrait un enfant au monde en terre de Judée, toutes les idoles
d’Égypte tomberaient à terre et seraient détruites. Ces paroles de Jérémie
jouirent d’une telle autorité en Égypte que les prêtres du temple de Memphis
firent représenter une statue d’une Vierge avec un enfant sur les genoux et la
placèrent en un lieu secret du temple pour s’en souvenir d’une manière
spéciale.
(§ 4)
Le grand astronome Ptolémée, qui fut ensuite roi d’Égypte et qui était un homme
désireux d’apprendre des choses inconnues, demanda aux prêtres ce que
signifiait cette statue. Il n’obtint comme réponse que ceci : « Le
saint prophète Jérémie avait dit cela à leurs ancêtres, et pour leur part ils
croyaient que cela se produirait réellement comme cela avait été dit ».
(§ 5)
Cet endroit qui est maintenant consacré au culte de Notre-Dame n’est pas appelé
sans raison l’autel de Dieu, parce que la Vierge fut le premier autel à
accueillir la chair et le sang de Notre-Seigneur Jésus, une chair et un sang
auxquels aujourd’hui un prêtre chrétien rend un culte sur n’importe quel autel.
(§ 6)
Dans cette église sont écrits les vers suivants : « Hac ara celi sibilla sermone fideli / Quem genus humanum colat instruit
Octavianum. / Hec est uirgo parens ait hic deus est homo parens / Hic rex fine carens tu rex homo flos uelut
arens ». Voici le sens de ces vers, comme je les ai compris.
« Ceci est l’autel du ciel où la Sibylle avec des mots sincères / De celui
que tous les hommes devraient vénérer… » [Suit une importante lacune dans le manuscrit]
Commentaire du III,
2
Le § 1 renvoie au texte du premier livre (I, 16) commenté plus haut. John Capgrave avait annoncé qu’il reprendrait le sujet dans
son deuxième livre ; en fait il l’a fait dans le troisième. – Il rappelle
ici d’une manière schématique la vision qui s’était offerte à Octavien et à la
Sibylle « dans la chambre de l’empereur », le jour de la
Nativité du Christ.
Le § 2 introduit un élément que le rédacteur n’avait pas
mentionné dans le premier livre, à savoir que d’autres personnes et d’autres
endroits avaient aperçu ce phénomène. Cette phrase introduit assez habilement
la suite du texte, qui aborde le sujet des « Rois Mages ». Il fait en
effet allusion au phénomène qui avait poussé les Rois d’Orient à se rendre à
Bethléem. La plupart du temps, la tradition ne mentionne qu’une étoile particulièrement
brillante apparue dans le ciel et qui les guide durant une bonne partie de leur
voyage. Il existait toutefois de ce récit une intéressante variante, attestée
notamment par le pseudo-Chrysostome (Opus
imperfectum, Hom. 2, col. 637-638) et reprise par Jacques de Voragine (VI,
86, p. 69, éd. G.P. Maggioni). Dans La
légende dorée, elle se présentait sous la forme suivante :
En effet, le jour de la Nativité, selon le récit des anciens, comme le dit Jean Chrysostome, aux Mages qui priaient sur une montagne, apparut une étoile juste au-dessus d’eux. Cette étoile avait la forme d’un très bel enfant, sur la tête duquel brillait une étoile. Cet enfant s’adressa à eux et leur dit d’aller en Judée, où ils trouveraient un enfant nouveau-né. (trad. A. Boureau, p. 54)
John Capgrave ne signale pas
explicitement que l’enfant aperçu par les Mages était dans les bras de sa mère,
ce que le contexte immédiat suggère évidemment. Quoi qu’il en soit, par rapport
à la version de La légende dorée,
celle du voyageur anglais livre un développement supplémentaire du motif :
les ancêtres des Rois Mages auraient été prévenus de l’événement, et cette
annonce leur aurait été faite par le prophète Balaam, « qui vivait au
temps de Moïse ».
John Capgrave prend même soin de
citer sa source, Walafridus Strabo. Ce théologien, historien et poète du IXe
siècle, fut considéré longtemps comme l’auteur de la Glossa ordinaria de la Bible, alors que cette dernière, qui n’est
pas antérieure au XIIe siècle, est aujourd’hui attribuée à Anselme de Laon. En
tout cas, la Glose ordinaire, dans
son commentaire du chapitre II de Matthieu (cfr P.L., t. CXIV, col. 73) sur les Mages, signale effectivement que ceux-ci avaient entendu
parler de la future naissance de Jésus « par Balaam d’Israël ».
L’épisode évoqué dans le § 2 fait donc partie intégralement de l’histoire des Rois-Mages, et n’a rien à voir ni avec la vision d’Octavien ni avec Sancta Maria Ara Celi.
Les deux paragraphes suivants (§ 3 et § 4) appartiennent au
motif des idoles d’Égypte censées devoir s’effondrer à la naissance du
Christ. Il en a été question dans notre article antérieur (FEC, 27, 2014) et nous n’y reviendrons pas. Un
détail toutefois est à relever. Contrairement aux versions habituelles, qui
faisaient simplement allusion à un roi d’Égypte du nom de Ptolémée, John
Capgrave (ou sa source) semble confondre ce roi avec le célèbre astronome
Claude Ptolémée qui vécut au IIe siècle dans l’Égypte romaine.
Au § 5, après ces deux digressions, le voyageur anglais revient à
l’Ara Celi. Il avait signalé au
§ 1 que l’église était consacrée à Notre-Dame. Il tente maintenant
d’expliquer l’expression Ara Celi qui
sert à la désigner. La Vierge elle-même est considérée comme le premier autel de
Dieu parce qu’elle fut la première à recevoir en elle la chair et le sang de
Notre-Seigneur. Aujourd’hui, précise le rédacteur, tout autel sur lequel sont
déposés l’hostie et le calice après la consécration joue le rôle d’« autel
de Dieu ». On notera qu’aucun des textes examinés jusqu’ici ne proposait
pareille explication.
Le § 6 transcrit quatre vers d’une inscription latine conservée
dans l’église du Capitole et en propose la traduction anglaise. Mais une lacune
dans le manuscrit a fait disparaître la dernière partie de la traduction ainsi
d’ailleurs que tout le reste du développement sur l’église Sancta Maria in Capitolio.
Dans d’autres versions relevant
de la tradition des Indulgentiae,
l’inscription, qui semble aujourd’hui disparue, comporte six vers dont les deux
derniers sont : Quodlibet hac hora
regem reverenter adora / Et supplex ora ut te trahat ad potiora. Elle
aussi, comme les deux autres, s’adressait directement aux visiteurs.
On signalera pour terminer
l’existence de deux catalogues d’églises médiévales, susceptibles de fournir
plus d’informations sur cette église.
Le plus ancien figure dans le livre de Ch. Huelsen, Le Chiese di Roma nel Medio Evo, Florence, 1927. La section
intitulée Le Chiese nei Libri
Indulgentiarum (p. 137-156) rassemble toutes les informations sur 108
églises romaines que le savant a pu découvrir dans six manuscrits des Libri Indulgentiarum qu’il avait à
sa disposition (cinq du XIVe et un du XVe siècle).
Le catalogue qui se trouve dans le monumental travail de N.R. Miedema (Die römischen Kirchen im Spätmittelalter
nach den « Indulgentiae ecclesiarum urbis Romae », Tübingen, 2001,
897 p., est beaucoup plus récent et plus étoffé. Son auteur est une
spécialiste des traductions allemandes et néerlandaises des Mirabilia, en ce compris les Libri Indulgentiarum. Elle a dépouillé,
outre les manuscrits de Ch. Hülsen, plus de cent témoins, en majorité
allemands, ce qui lui a permis de dresser un catalogue beaucoup plus exhaustif
de toutes les églises romaines qui offraient des indulgences aux pèlerins.
Dans le catalogue de Ch. Huelsen, Sainte-Marie d’Araceli « de l’ordre des Frères Mineurs » figure à la p. 149, sous le numéro 59. On y trouve le nombre d’années d’indulgences accordées lors d’une visite, les reliques qu’elle abrite et différents récits de la vision d’Octavien. Dans le catalogue de N.R. Miedema, Die römischen Kirchen, beaucoup plus riche en informations, S. Maria d’Aracoeli occupe plus de dix pages (p. 603-614).
À
la différence des chapitres précédents, on n’a pas eu affaire ici à la
christianisation d’un motif romain préchrétien, mais à un montage réalisé par
des chrétiens et prenant en compte des éléments romains historiques liés au
début de l’empire. Pour ce faire, les chrétiens utilisèrent le personnage du
premier empereur (qu’on l’appelle Auguste, Octave ou Octavien) pour des raisons
relativement simples. C’est d’abord sous son règne qu’eut lieu la naissance du
Christ : il se trouvait donc à la charnière de deux mondes. Ensuite la
propagande impériale l’avait présenté comme celui qui avait rétabli la paix
dans le monde entier (pax Augusta) ;
il avait par ailleurs publiquement manifesté certaines formes de modestie,
notamment en refusant d’être considéré comme le maître (dominus) de ses sujets et en émettant des réserves lorsqu’on lui
offrit d’être reconnu comme un dieu (deus).
Comme cet empereur bénéficiait d’un
préjugé très favorable, les chrétiens le placèrent au centre d’une légende
destinée à illustrer un message pour eux fondamental. Il fallait en effet
montrer que le maître de l’ancien monde avait reconnu et accepté la suprématie
du monde nouveau, ou – c’est la même idée exprimée en d’autres termes – que
l’empereur romain régnant à la naissance du Christ s’était soumis au Dieu des chrétiens.
Cette légende présentait d’énormes implications politiques : derrière
l’empereur romain Octavien, c’étaient en fait tous les empereurs du Moyen Âge
qui devaient obéissance à Dieu, c’est-à-dire au Pape qui était son vicaire
terrestre.
*
Cette légende est communément désignée par
l’expression « vision d’Octavien », mais cela ne correspond qu’à une
partie de son évolution. En effet, c’est au XIIe siècle seulement qu’on voit intervenir
dans le récit une véritable vision.
En fait, le motif a connu une évolution pluriséculaire.
Une forme embryonnaire semble déjà présente au IVe siècle dans l’Oracle de Baalbek. Mais la structuration
véritable de la légende – ce sera sa première – n’apparaît qu’un peu plus tard
à Byzance, chez un certain nombre d’auteurs. Jean Malalas en donne au VIe
siècle une version bien ficelée comportant déjà les composants essentiels du
récit.
La Sibylle est interrogée par l’empereur
sur sa succession. Elle répond que c’en est désormais fini de la divination (et
implicitement des dieux anciens), qu’un Dieu nouveau est là et que c’est lui
qu’il faut désormais honorer. La finalité de ce message est très importante :
il s’agit clairement d’annoncer la fin du monde païen qui sera remplacé par le
monde chrétien où l’empereur se soumettra au Dieu. Octavien a compris. Et il
pose immédiatement un geste pour concrétiser la situation nouvelle. Il élève
lui-même sur le Capitole, colline centrale de Rome et donc du monde, un autel
« au Dieu vivant » ou « au Fils de Dieu ».
Cette branche byzantine toutefois ne comporte
pas encore l’élément qui a valu au récit son nom définitif, en l’occurrence une
vision céleste. Il faudra attendre le milieu du XIIe siècle pour voir, dans la
plupart des récits occidentaux, le ciel s’entrouvrir sous les yeux d’Octavien.
Cette étape nouvelle, très importante dans l’évolution du motif – ce sera la
seconde – apparaît, parfaitement
structurée, dans les Mirabilia urbis
Romae primitifs.
Comme dans la branche byzantine,
l’empereur interroge la Sibylle. La question ne porte toutefois plus sur sa
succession. Ses compatriotes en effet voulaient faire de lui un dieu. Peut-il
accepter ? Comme dans la branche byzantine encore, la Sibylle répond par
un oracle. Mais la nouveauté fondamentale est que l’empereur aperçoit dans le
ciel sur un autel une Vierge portant un enfant et qu’il entend une voix
commentant la vision : « Ceci est l’autel du Fils de Dieu ». Il tombe alors en
admiration et en adoration. Plus question pour lui d’accepter une quelconque
divinisation.
Dans cette version de la
tradition occidentale aussi, il est question du Capitole et d’un monument.
Octavien toutefois ne semble pas avoir érigé lui-même une construction sur la
colline, ni autel ni église. Mais le récit comporte une indiscutable dimension
étiologique.
C’est que, précise le rédacteur de la
notice des Mirabilia primitifs, une
église se dresse – à son époque – sur l’emplacement même
de la vision : celle de Sancta Maria
in Capitolio. Et si elle porte aussi – toujours à son époque – le nom de Sancta Maria Ara Celi, c’est
précisément, poursuit-il, parce qu’elle fut bâtie à l’endroit même où
l’empereur vit dans le ciel ouvert un autel – « l’autel du ciel » –
que la voix céleste lui présenta comme « l’autel du fils de Dieu ». L’autel de
la branche byzantine est donc toujours présent. Toutefois il n’est plus sur la
terre, mais dans le ciel où il porte la Vierge à l’Enfant. La dimension
étiologique reste claire.
Cette version a profondément influencé les
auteurs qui s’inscrivent dans la mouvance de la longue tradition des Mirabilia primitifs, à laquelle se
rattache encore Jean d’Outremeuse au XIVe siècle. La version du chroniqueur
liégeois par exemple n’est qu’une traduction, fort fidèle d’ailleurs, du texte
latin original.
Cette version des Mirabilia primitifs n’est toutefois pas un point d’arrivée, mais
simplement une étape. En Occident en effet, le motif, tout en conservant sa
structure, va continuer à évoluer. Les historiens des légendes savent combien
une légende est malléable. La plupart du temps, elle vit d’une vie propre et
chaque auteur qui la reprend lui donne une touche particulière.
Jacques de Voragine notamment, dans la
seconde moitié du XIIIe siècle, jouera un rôle important en la matière. Sa
version, sans toucher vraiment à l’essentiel, va s’écarter sensiblement
de celle des Mirabilia primitifs et
constituer une troisième étape importante dans l’évolution du motif.
Le compilateur dominicain innove, d’abord
en modifiant la question (« quelqu’un de plus grand que moi va-t-il naître ? »), mais aussi et surtout en introduisant l’image de la Vierge à l’Enfant debout
sur un autel à l’intérieur d’un cercle de lumière autour du soleil, un prodige
attesté par ailleurs, que nous avons analysé plus haut et qui comportait à
l’origine une tout autre signification.
Voragine combine ainsi d’une manière assez
heureuse et originale le motif de la vision d’Octavien avec celui du prodige du
cercle autour du soleil. Et comme La
légende dorée du compilateur a connu un vif succès, sa version fera des
émules. Nous l’avons ainsi retrouvée dans le poème anonyme du Passional (XIIIe), dans la partie en
prose de la deuxième branche de Renart le
Contrefait (début du XIVe siècle), et dans un sermon de Noël de Denys le
Chartreux (XVe siècle).
*
Ainsi, la version des Mirabilia au milieu du XIIe siècle et celle de La légende dorée dans la seconde moitié du XIIIe ont profondément
marqué l’évolution de la branche occidentale de la légende. Mais cela ne
signifie pas qu’on ne rencontrera pas des versions qui, sans abandonner
vraiment les structures et les éléments reçus, vont les personnaliser, si l’on
peut dire, par certains traits plus originaux. Les poètes seront naturellement
plus « libres » que les prosateurs.
Pour illustrer ce point, nous avons retenu
un certain nombre de témoignages de poètes et de prosateurs du XIIe au XVe
siècle, les uns antérieurs, les autres postérieurs à Voragine. Tous sont loin
d’être également intéressants en ce qui concerne l’évolution de la légende.
Les poètes ont été présentés d’abord. Il
s’agit de Godefroi de Viterbe, de Calendre, de Guillaume le Clerc de Normandie,
du rédacteur anonyme du Passional et
d’Heinrich von München. Passons-les brièvement en revue.
Godefroi,
dont le Pantheon est terminé en 1191,
a davantage « travaillé » sur la vision, beaucoup plus
complexe chez lui que la simple apparition d’une Vierge à l’Enfant sur un
autel. La vision qu’il décrit, où tout est brillant et glorieux, est beaucoup
plus riche que d’habitude : on voit des cohortes d’anges en train de
préparer le royaume de l’enfant-roi, qui semble distribuer des cadeaux de la
main droite. Quant à la description de l’enfant, elle est teintée d’une sorte
de théologie trinitaire.
Octavien, émerveillé et effrayé, a
compris que cet enfant est « plus grand que lui ». Mais il demande à
la Sibylle – par écrit (scribe) !
–, des informations complémentaires (son nom, son père, sa mère, son
royaume, sa couronne). La réponse, ici encore, relève de la théologie :
l’enfant est né « du ventre d’une vierge », sans « semence
humaine » et par le « souffle de l’Esprit-Saint » ; il est
et sera « roi pour l’éternité » ; il a été donné aux hommes
pécheurs pour les sauver.
Le récit alors chez Godefroi se
simplifie et son contenu devient plus conforme aux autres versions. Après avoir
reçu cette vision et entendu les explications de la Sibylle, Octavien ne veut
plus être appelé dieu ; il se soumet à l’enfant, l’adore et lui offre de
l’encens.
Le récit de Calendre (1213-1220) est plus particulier. Techniquement, si l’on
peut dire, le poète ne traite pas de ce qu’on appelle la vision d’Octavien mais
du prodige du cercle entourant le soleil, qui avait été aperçu par toute la
ville et que les « sages clercs et grands personnages »
avaient fini par interpréter à l’intention de l’empereur, qui « s’en était
beaucoup réjoui ». La signification du prodige solaire était que la
lumière impériale serait remplacée par une autre, beaucoup plus éclatante,
celle du Christ, un « roi qui est au-dessus de tous les rois, qui a
pouvoir sur tout et plus de sagesse que tous les sages ».
Le récit de Calendre sur le cercle entourant le
soleil poursuit donc le même objectif que les récits classiques sur la vision
d’Octavien. Ce qui explique sa place dans cette rubrique.
D’autant plus que Calendre s’étend sur le sujet.
Selon lui, l’empereur romain n’est pas seulement heureux de se soumettre ;
il essaie par tous les moyens d’accueillir dignement son nouveau maître et de lui
manifester sa soumission.
Ainsi il lui cède « sa royauté et sa
couronne » ; il abandonne
tous ses titres pour ne conserver que celui de justicier ; il fait même modifier ses sceaux dans ce sens et
interdit par des proclamations en bonne et due forme qu’on l’appelle autrement.
Il veille à établir partout la paix et ira jusqu’à faire libérer tous les
prisonniers et les renvoyer chez eux. Ce n’est pas dit comme tel par le poète,
mais en procédant de la sorte, l’empereur annonce et imite le Christ, qui libérera
tous les hommes du péché.
Au début du XIIIe siècle, la vision
de Guillaume le Clerc de Normandie
dans Les Joies Nostre Dame est elle aussi particulière.
Il raconte la vision d’une manière
très simple, sans faire intervenir la Sibylle et sans que l’empereur ne prenne
d’initiative. C’est le « roi céleste » lui-même qui lui envoie
« un signe », en faisant apparaître dans le ciel une Vierge et un
Enfant. Et c’est la Vierge qui transmet elle-même le message lié au projet des
Romains de diviniser leur empereur. Le seul Dieu à adorer, c’est
« l’enfant-roi ».
Par contre Guillaume développe
beaucoup plus que d’autres la raison qui a porté les Romains à
diviniser leur empereur, à savoir le motif, classique dans ce type de
littérature, du rôle d’Auguste comme pacificateur du monde. Pour illustrer la
sécurité totale censée régner sous ce prince, il invoque l’exemple de l’or
qu’on peut transporter partout sans craindre le moindre vol. Une
comparaison d’Octavien avec d’autres dirigeants romains tourne d’ailleurs
à l’avantage du premier : « jamais il n’y eut meilleur empereur que
lui ».
En
ce qui concerne le Passional,
écrit par un poète allemand anonyme du XIIIe siècle, le long récit (vers 1890 à
1996) que le rédacteur consacre aux marqueurs d’origine romaine atteste très
nettement de l’influence de Voragine, aussi bien en ce qui concerne leur
contenu que leur ordre de présentation.
Dans sa Weltchronik en vers, datant du XIVe siècle, Heinrich von München semble assez proche de Guillaume le Clerc de
Normandie. Comme lui, il commence son récit en insistant sur la paix installée
par Auguste dans le monde, un topos
favori des chrétiens. Comme Guillaume, il choisit l’exemple de l’or pour
illustrer l’étendue de cette paix. Chez lui encore, la vision s’offre
d’elle-même à l’empereur, sans que ce dernier ait pris d’initiative et sans
qu’une quelconque Sibylle n’intervienne : à un certain moment apparaît
dans le ciel l’image d’une Vierge à l’Enfant, un peu comme une étoile, mais
très lumineuse, puisqu’elle « éclaire très loin le monde ».
Henri se sépare
toutefois de Guillaume en ce qu’il signale nettement que la vision survient la
nuit même de la Nativité. D’autre part, aucune parole n’est échangée entre la
Vierge à l’Enfant et l’empereur. Ce dernier, effrayé, demande aux savants de
son pays une interprétation, que personne ne peut lui apporter.
C’est alors
qu’entre en scène comme interprète, non pas la prophétesse
« classique », mais une vieille femme qui porte ce nom. Mais ce
qu’elle dit se rapproche fort de l’interprétation habituelle :
« l’Enfant est le seigneur du ciel et le roi de la terre ».
Les conséquences
pratiques sont attendues. Il n’est évidement plus question pour l’empereur de
se considérer comme un dieu et de se faire adorer.
Mais ce qui est
relativement nouveau, ce sont quelques détails. N’ayant pas envisagé formellement
la question de la divinisation dans les vers précédents, le chroniqueur semble éprouver
le besoin de fournir des informations complémentaires. Il s’attarde d’ailleurs
sur ce sujet, imaginant des éléments qui n’apparaissent pas dans les textes
parallèles. Ainsi, l’empereur est censé avoir imposé son culte dans son
royaume, où tout le monde devait le considérer et le prier comme un dieu. Du
jour au lendemain, ce culte va être interdit et toutes les statues de
l’empereur renversées.
Après les poètes viennent les
prosateurs.
*
Ceux-ci ne nous apportent rien de
vraiment nouveau, sauf peut-être quelques éléments originaux, mais relativement
accessoires.
Le
texte en prose du rédacteur du Renart le Contrefait (début XIVe)
trahit une indiscutable influence de Jacques de Voragine, même si les aspects
étiologiques du sujet, très nets dans La
légende dorée, se réduisent chez lui à l’indication que la chambre de
l’empereur a été le siège des événements.
Quant
à Armannino Giudice, auteur vers
1325 de La Fiorita, sa présentation,
peu précise et contenant quelques erreurs de fait, ne permet pas d’identifier avec
précision les textes qu’il a utilisés.
Le
Libro imperiale de Giovanni de’ Bonsignori (vers
1377-1383) n’a retenu de la vision d’Octavien que l’information concernant la
naissance du seul vrai dieu à adorer par l’empereur. Tout ce qui concerne
l’église Sancta Maria in Capitolio par
exemple a complètement disparu. Seule l’expression Ara celi a été conservée, mais pour devenir le nom de la
Sibylle ! Quelques autres originalités peut-être : l’insistance sur
la foi indispensable pour percevoir Dieu, ou le détail du contact physique qui
doit s’établir entre la Sibylle et l’empereur pour que ce dernier puisse
apercevoir l’apparition céleste.
Dans la Chronique en prose de Jacob
Twinger von Königshofen (vers 1400), le récit, relativement court, est classique.
On pourrait y noter l’insistance mise
sur la paix universelle, mais ce topos,
qu’on rencontre au début et à la fin de la notice, n’est pas vraiment neuf.
Épinglons cependant un tout petit détail, accessoire, la croix sur la tête du
petit enfant que tenait la vierge dans le ciel.
Quant à Denys le Chartreux (XVe), son Sermon de Noël n’apporte rien de neuf non plus, sa
présentation restant très proche de celle de Voragine.
Le seul prosateur
digne de retenir l’attention a été John
Capgrave, dont le Ye Solace of
Pilgrimes du milieu du XVe siècle, rassemblant les deux branches de la
tradition des Mirabilia (les Mirabilia « proprement dits »
et les Mirabilia « nouvelle
manière », que sont notamment les Indulgentiae)
constitue une sorte d’état de la question à l’époque de sa rédaction.
Un des intérêts de
cet auteur est que, tout en respectant
généralement le plan et le contenu des notices traditionnelles, il n’hésite pas
à intervenir dans le récit, soit pour intégrer des éléments extérieurs, soit
pour communiquer ses observations ou ses impressions. Il propose des points de vue rarement rencontrés dans
nos analyses précédentes. Il en est ainsi de son intérêt pour les inscriptions
(il en a évoqué trois), de ses interprétations chrétiennes (« les trois
personnes de la Sainte-Trinité » ; « les trois natures en
Jésus-Christ » ; « la paix universelle n’est pas due à Auguste
mais à Dieu »), ainsi que des explications dont il émaille son texte (« il
faut croire aux Sibylles de l’antiquité »).
Nous avons aussi
consacré un peu de temps à l’inscription en vers dite d’Anaclet visible dans
l’église de l’Araceli. Son texte ne figurait pas dans Ye Solace of Pilgrimes, et nous avons dû aller le rechercher dans
un témoin de la branche des Indulgentiae.
Adressée spécifiquement aux pèlerins visitant l’église, elle appartient au
genre de la pastorale, mais contient certaines informations – pas toujours très
claires à première vue – sur l’origine de l’église et son histoire.
*
Ce chapitre s’est
également intéressé à quelques aspects étiologiques, épigraphiques et
iconographiques de cette légende.
La colline du
Capitole, dont l’importance symbolique dans la Rome antique est bien connue,
intervient dans les deux branches de la tradition, mais sous des formes et avec
des caractéristiques différentes. Les auteurs byzantins font état d’un simple
autel élevé « au fils de Dieu » ou « au Dieu vivant » par
Octavien marquant ainsi son retrait de la religion antique et son acceptation
du nouveau Dieu.
Les auteurs occidentaux,
pour leur part, s’intéressent essentiellement à l’origine d’une église dédiée à Marie, celle de Sancta Maria in Capitolio (construite à
partir du VIIIe siècle ?), mais apparemment il n’est pas question
d’abandonner le motif – manifestement ancien – de l’autel.
En tout cas, dans
le récit qui a alors intégré le motif d’une vision céleste offerte à
l’empereur, l’autel terrestre du
stade ancien se métamorphose, si l’on peut dire, en un autel céleste sur lequel prend place
l’Enfant-Dieu accompagné de sa Marie, sa mère, et auquel l’empereur rend
hommage et offre l’encens.
L’empereur pouvant
difficilement passer pour le fondateur d’une église qui lui était postérieure
de plusieurs siècles, la tradition peut sans difficulté lui attribuer la
construction de « l’Autel du Ciel », mais pas celle du bâtiment qui
s’élèvera – plus tard – sur
l’emplacement de la chambre impériale et qui conservera le souvenir de cette
vision. Même les inscriptions, aux nettes finalités pastorales, placées dans
l’église hésiteront à attribuer formellement à César la construction de
l’église. Seule une de celles que nous avons discutées le fera : celle de
l’autel du transept gauche, avec le groupe ara
celi. Mais celle « d’Anaclet » : Caesaris haec aedes conditur sacra domus / ad honorem matris Christi,
ne dira pas que César a construit l’église, mais que « l’ancienne demeure
de César est devenue une maison sacrée élevée en l’honneur de la mère du
Christ ».
*
Le motif de
l’autel semble important et très ancien, puisqu’il est solidement présent dans
la branche orientale et dans la branche occidentale de la légende. Il est
toutefois difficile à expliquer.
On ne possède
aucune trace d’un quelconque autel qui, à date ancienne, aurait été élevé sur
le Capitole au Dieu des chrétiens. La proposition faite par Ch. Huelsen d’une
inscription du genre fidei/avg/sacr est
entièrement hypothétique.
En ce qui concerne sa dénomination, l’église
a dû s’appeler au départ Sancta Maria in
(ou de) Capitolio. L’expression Sancta
Maria Ara Celi doit être apparue bien après la fondation, avec la valeur
d’une dénomination alternative, populaire. Le groupe Ara Celi qu’elle contient interpelle évidemment. Mais il n’est pas
simple non plus d’en expliquer l’origine. La longue inscription gravée sur un
autel sculpté de date incertaine, qui se trouve au centre du transept gauche,
présente un très grand intérêt, en ce qu’elle livre l’un à côté de l’autre les
deux mots ara celi. Mais, sur son rapport à la légende, on ne peut
que proposer des hypothèses : Cette inscription serait-elle à l’origine du
récit ? Ou serait-elle une simple conséquence de l’existence, dans la
légende, du motif de l’autel céleste ? Comment trancher ?
Les pages précédentes n’ont guère abordé les aspects iconographiques. Nous avons cependant évoqué un tableau vénitien du musée de Stuttgart (XIVe-XVe) dont l’auteur pourrait s’être inspiré d’une fresque de Pietro Cavallini peinte à la fin du XIIIe siècle dans la voûte de l’église de l’Araceli et représentant la vision d’Octavien. Ce peintre est intéressant parce qu’il a également décoré l’église de Sainte-Marie-du-Transtévère, liée au prodige de l’huile dont nous allons abondamment parler dans le chapitre suivant.
[Suite]
[Page de Garde] [Table des Matières] [Introduction] [I. Généralités] [2. Phénomènes célestes] [3. Boeuf parlant]
[4. Phénomènes divers] [5. Vision d'Octavien] [6. Prodige de l'huile] [7. En guise de conclusion] [Liste bibliographique]
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) -
Numéro 29 - juillet-décembre 2015