FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 23 - janvier-juin 2012


Le Virgile de Jean d’Outremeuse :

le panier et la vengeance (I)


Quelques observations générales

 

par

 

Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet

 

 

            Avant de donner la liste des  textes retenus et de les passer en revue, quelques observations générales seront peut-être utiles, croyons-nous, pour orienter le lecteur et l’aider à interpréter le matériel.

 

Motifs classés, motifs facultatifs et motifs libres

            Les deux épisodes sont construits sur un schéma de base dont les motifs constitutifs, nécessaires à la compréhension, sont pratiquement toujours présents, dans les récits continus en tout cas. Ce sont les motifs classés, ou obligés.

            Voici ceux du « Virgile suspendu et berné » : (a) Virgile, personnage sage, savant et magicien, s’amourache d’une grande dame, qui habite en-haut d’une tour. (b) Pour qu’il puisse la rencontrer, cette dame propose à Virgile de prendre place la nuit dans une corbeille qui sera hissée jusqu’à sa chambre. Mais c’est un piège : la corbeille s’arrête à mi-hauteur. (c) Virgile y reste suspendu le long du mur pendant un temps assez long, soumis à la moquerie populaire et profondément humilié.

            Dans l’épisode du « Virgile vengé », suite directe du précédent, les motifs classés sont les suivants : (a) Pour se venger, Virgile veut humilier celle qui s’est moquée de lui. (b) Faisant appel à la magie, il éteint tous les feux de la ville. (c) Ceux-ci ne peuvent être rallumés qu’à une seule et unique source : les parties intimes de la dame. (d) Quiconque a besoin de feu doit venir le prendre à cet endroit précis, et le feu ne peut se transmettre d’une autre manière.

            Ces motifs classés, formant le schéma fondamental et intangible des deux épisodes, sont parfois prolongés par ce que nous appellerons des motifs facultatifs. Non nécessaires à l’intelligibilité du récit, ce sont des additions au schéma de base. Ils développent l’histoire, la nourrissent de détails concrets, répondent éventuellement à des questions que pourrait se poser le lecteur. Ainsi, certaines versions détaillent les réactions des Romains, qui réalisent, effrayés, que l’extinction des feux, si elle se prolongeait, conduirait à la fin de la ville. Ils délibèrent et vont même demander l’aide et les conseils de Virgile : que doivent-ils faire pour ramener les feux ? Autre motif facultatif : dans certaines versions, l’humiliation très spéciale imposée à la protagoniste vaut au magicien de graves ennuis avec les autorités, en l’occurrence l’empereur : Virgile est parfois traduit en justice, condamné à la prison, voire à la mort. Mais ses pouvoirs surnaturels lui permettent de s’échapper facilement et de rejoindre Naples où il trouve refuge.

            Une brève remarque sur ce dernier point. Dans l’ensemble de la biographie légendaire de Virgile, le séjour à Naples est un motif classé : Virgile passe en effet dans cette ville le reste de sa vie, et c’est là d’ailleurs qu’il mourra. Mais dans l’épisode du « Virgile vengé », la mention de son départ pour Naples n’est pas obligatoire : elle peut être qualifiée de facultative.

            En réalité, dans les textes, les motifs classés ou facultatifs n’apparaissent jamais à l’état brut. Ils sont eux-mêmes enrichis d’éléments secondaires, de divers types, qui diffèrent souvent d’un auteur à l’autre. Leurs fonctions varient de la simple ornementation à l’insertion d’une perspective idéologique, en passant par l’introduction de données narratives secondaires, parfois intéressantes d’ailleurs. On se trouve donc toujours en quelque sorte devant des variations libres sur des motifs imposés. Ces variantes, parfois nombreuses, fournissent des détails particularisants : elles dépendent de l’art du narrateur, ou sont liées à des réalités contemporaines, ou encore expriment les perspectives idéologiques du récit.

            Les exemples suivants concernent surtout l’épisode du panier. Ainsi – variations de l’ancrage chronologique –, l’empereur du récit est tantôt Jules César, tantôt Octave-Auguste, tantôt Néron, tantôt Titus, tantôt Domitien, tantôt Hadrien. Apparemment son nom semble n’avoir guère d’importance. – La dame aimée est tantôt une demoiselle, tantôt une femme mariée, de naissance noble, voire princière (variations donc ici du statut social). Son nom est rarement donné. – Pour accéder à la chambre de la dame, située aux étages supérieurs de la tour, Virgile utilise généralement une corbeille, parfois une simple corde. – Il peut rester sur le mur de la tour jusqu’au lendemain matin ou pendant plusieurs jours et plusieurs nuits. – Il peut s’échapper du panier par ses propres moyens ou grâce à une intervention extérieure. Dans certains cas,  il sort blessé de l’opération. – Intervient parfois aussi dans le récit, à divers stades selon les cas, un père, un mari, voire un autre galant. Bref ces variations peuvent être nombreuses et de divers ordres.

            Quant au message véhiculé – l’idéologie sous-jacente en quelque sorte –, il peut être celui du sage punissant à bon droit la rouerie d’une femme qui l’a méchamment trompé et humilié, ou celui du sage incapable, malgré sa science et sa sagesse, de résister aux avances d’une femme et d’interpréter correctement ses propos, sans parler de la misogynie primaire qui voit une coupable dans toute femme résistant aux désirs de l’homme, et sans évoquer les significations inconscientes que certaines analyses psychanalytiques récentes prétendent parfois découvrir (par exemple dans Les Chroniques de Jerahme’el).

            Ces données théoriques trouveront une illustration plus claire, lors de l’examen du traitement que les auteurs, antérieurs, contemporains et postérieurs à Jean d’Outremeuse, réservent aux épisodes du panier et de la vengeance. Elles aideront aussi le lecteur, du moins nous l’espérons, à y voir plus clair.

*

Le premier épisode

            Le premier épisode (le « Virgile suspendu et berné ») appartient à une série bien connue de la littérature médiévale où sont mis en scène des personnages de premier plan, issus du monde biblique ou de l’antiquité classique, censés avoir été victimes de la femme, à des titres divers. D. Comparetti (Virgilio, 1896, p. 115) rappelle que selon un vieux poète français anonyme, il n'est rien que femme n'assote, et que pour Eustache Deschamps (XIVe siècle), il n’est chose que femme ne consumme. Et en français toujours, dans la Naples du début du XIVe siècle, le rédacteur de Prose 5 (la cinquième version en prose du Roman de Troie) développait la même idée : tous ceuls qui furent la fleur du monde de sens et de force furent par feme souspris (= séduits) et engenné (= dupés). Les récits mettent l’accent tantôt sur la ruse et la tromperie féminines, tantôt sur les ravages provoqués par l’amour sur les plus puissants et les plus sages des hommes. Le groupe de ces victimes (Minnesklaven) rassemble des personnalités aussi différentes qu’Adam, Samson, David, Salomon, Holopherne, Achille, Hippocrate, Merlin, Aristote et … Virgile. Dans d’autres articles de la présente revue, Marie-Paule Loicq-Berger s’est intéressée aux cas d’Aristote et de Virgile.

Cfr, par exemple, F. Maurer, Der Topos von den « Minnesklaven ». Zur Geschichte einer thematischen Gemeinschaft zwischen bildender Kunst und Dichtung im Mittelalter, dans Deutsche Vierteljahresschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, t. 27, 1953, p. 182-206.

            Mais ce message est construit sur des motifs narratifs relativement bien identifiés et bien étudiés (J.W. Spargo, Virgil, 1934). Il y a d’abord celui du panier ou de son substitut (corde, siège), qui semble d’origine orientale : c’est le véhicule qui permet à l’amoureux de rejoindre son aimée enfermée dans les étages supérieurs. « Baskets as aërial vehicles were known in the Orient in the Middles Ages », écrit J.W. Spargo (Virgil, 1934, p. 141), qui relève aussi (p. 145-146) la correspondance tour / harem : le motif de la tour difficilement accessible peut s'interpréter comme une réminiscence du harem, interdit d'accès. Les p. 137-144 de son livre proposent plusieurs récits fort intéressants, que nous résumons ci-dessous.

            On en trouve par exemple dans une collection très populaire d’exempla bouddhistes datée du début du Ve siècle p.C. (c’est un panier de fleurs), ou dans un recueil d’histoires indiennes de la fin du XIe siècle (c’est un panier recouvert de cuir), ou encore dans le Conte des Mille et Une Nuits, difficilement datable avec précision (c’est un large panier, habillé de matières somptueuses et suspendu à des cordes de soie). Ce motif du panier servant de véhicule est passé dans la littérature française du moyen âge, par exemple dans le charmant Floire et Blanchefleur (c’est un panier de fleurs), récit composé à la fin du XIIe siècle et influencé par des sources arabes, persanes et byzantines, ainsi que dans un texte du XIIIe siècle, Marques, li senechaus de Rome (un panier), où les protagonistes sont d’une part la fille du roi Darius et d’autre part le fils d’un sénéchal du roi, du nom de Zoroas ou Ysocars.

Robert d'Orbigny, Le conte de Floire et Blanchefleur : nouvelle édition critique du texte du manuscrit A (Paris, BNF, fr. 375), publié, traduit, présenté et annoté par Jean-Luc Leclanche, Paris, 2003, ll. 2299-2341 (Champion Classiques. Moyen Âge, 2) - J.W. Spargo, The Basket Incident in « Floire et Blanceflor », dans Neuphilologische Mitteilungen, t. 28, 1927, p. 69-75 - Marques, li senechaus de Rome. Romanzo francese del XIII secolo. Introduzione, edizione critica con traduzione a fronte a cura di Bruno Panvini, Soveria Mannelli, 1993, ch. XCVII, p. 245-249 (Medioevo Romanzo e Orientale. Testi, 1), dont l’éditeur a adopté la leçon Zoroas. Pour la leçon Ysocars, voir l’Einleitung (p. LXX-LXXIII) de l’éd. H.A. Keller, de Li Romans des Sept Sages, Tübingen, 1836. Une différence de taille toutefois entre ces deux récits : dans le premier (Floire et Blanchefleur), le panier est transporté par un serviteur, qui trouve d'ailleurs sa charge très lourde, tandis que dans le second (Marques), le panier est hissé avec une corde jusqu'à la fenêtre.

Le motif du panier en tant que moyen de transport ascensionnel est donc clairement un motif flottant, qu’on actualise : on peut par exemple le décorer de différentes manières, y installer divers types de passagers, faire varier leurs motivations.

            S’il est bien d’origine orientale, comme on le croit, il n’avait en tout cas rien pour étonner les gens du moyen âge qui connaissaient bien les tours fortifiées sans porte au niveau du sol ; pour y pénétrer, hommes et marchandises devaient être hissés jusqu’à hauteur des fenêtres, par un treuil, souvent dans des paniers : on gagnait en sécurité ce qu’on perdait en commodité.

            Pour en revenir aux relations amoureuses, précisons encore que, dans ces récits, les rencontres facilitées par le panier se terminent généralement très bien, même si parfois – c’est bien sûr la règle du jeu – les amants sont découverts et châtiés. Mais ce qui est important pour nous, c’est que les textes les plus anciens, présentés jusqu’ici, ne font pas intervenir Virgile, pas plus qu’ils ne connaissent le motif de la tromperie féminine.

            La réunion du motif du panier avec celui de la tromperie apparaît en italien, dans une violente diatribe misogyne, du XIIe ou du XIIIe siècle, longue de plus de 750 vers et intitulée Proverbia qui dicuntur super natura feminarum (éd. A. Tobler, dans Zeitschrift für romanische Philologie, t. 9, 1885, p. 287-331 ; mais surtout l'édition de la Biblioteca dei Classici Italiani, en 2003) L’auteur anonyme y rassemble un nombre impressionnant d’exemples visant tous à discréditer les femmes. Les vers 121-124 (strophe 31) concernent notre sujet. En voici une traduction assurée par nos soins :

N’avez-vous jamais entendu l’histoire du philosophe Antipol

Comment à Rome la putain le tourna en ridicule

En le laissant pendre à un balcon dans une corbeille ?

Tous les Romains étaient là à le regarder, comme s’il était un gredin.

            L'identité de cet Antipol laisse les spécialistes perplexes (est-ce une erreur de l’auteur pour Aristote ? une erreur de copiste pour Hérode Antipas ?). Peu importe ici, bornons-nous à constater que ce texte ne met pas en scène Virgile.

            Ce n’est pas non plus Virgile, mais un autre personnage, Hippocrate, qui intervient dans Lestoire del Saint Graal, dont un récit du Joseph d’Arimathie (XIIe siècle ?) réunit, lui aussi, le motif du panier et celui de la rouerie féminine. Hippocrate, illustre personnage de l’Antiquité, figure, on l’a vu, dans la longue liste médiévale des Minnesklaven : il apparaît dans le roman sous le nom tantôt d’Ipocras, tantôt d’Ypocras. Ce médecin, de passage à Rome, y devient célèbre pour avoir sauvé et guéri d’une mort apparente un neveu de l’empereur Auguste. Il y tombe amoureux d’une dame de grande beauté venue de Gaule à Rome ; celle-ci, feignant de répondre à sa passion, le persuade de prendre place dans une corbeille, qui restera suspendue sur le mur, laissant l’homme livré au ridicule public (par exemple L’estoire del Saint Graal, éd. J.-P. Ponceau, Paris, t. II, 1967, p. 349-361).

 

            Mais l’épisode intègre encore un autre motif. Dans les récits que nous allons présenter, le panier n’est plus un simple moyen de transport. Son occupant est objet de dérision et de moquerie. Dans l’histoire d’Ypocras, évoquée tout à l’heure, il est dit explicitement que les Romains, voyant le héros en pareille posture, crurent qu’il avait commis un grand crime et qu’il était exposé là sur ordre de l’empereur. Personne n’osa le dépendre, avant l’intervention de ce dernier. On songera aussi, dans le cas d’Antipol, à la remarque finale : « comme s’il était un gredin ». En d’autres termes, le panier devient un instrument de honte.

            Pour bien comprendre le ridicule encouru par une personne de qualité à se voir ainsi suspendu dans un panier sur un mur, il faut savoir que c’était là une forme de punition infligée à certains condamnés, quelque chose d’analogue au supplice du pilori. J.W. Spargo (Virgil, 1934, p. 147-155) a montré, exemples à l’appui, qu’on se trouvait en présence d’une coutume, qui n’avait rien à voir avec l’ancienne Rome, mais avec le monde germanique médiéval, en particulier celui des XIIIe et XIVe siècles. Cette peine de la Schupfe (c’est son nom) pouvait être infligée pour différentes fautes. Elle frappait surtout des commerçants malhonnêtes (ayant utilisé par exemple de fausses mesures pour le vin ou le pain), mais parfois aussi des adultères (le coupable alors était suspendu dans le panier avant d’être banni de la cité).

            L’humiliation ainsi infligée aux condamnés ne consistait pas toujours en une simple exposition publique. Elle connaissait parfois des variations plus plaisantes (pour les spectateurs bien sûr) : on pouvait par exemple libérer la victime de son panier en la précipitant violemment sur le sol, dans une mare ou sur un tas d’immondices ou d’excréments. Certains rédacteurs de nos textes sur Virgile (Les Chroniques de Jerahme’el, par exemple) ont manifestement à l’esprit ce détail tragi-comique de la punition.

            Mais restons-en là. Il nous suffit d’avoir attiré l’attention sur le fait que le motif du panier comme moyen de transport, celui de son utilisation par une femme pour duper un homme, et celui de son rôle comme instrument de punition et d’humilation, semblent avoir mis un certain temps à se rencontrer et que Virgile n’y a pas été mêlé d’emblée. Il aurait même eu, si l’on peut dire, des « concurrents » (Antipol, Zoroas, Ypocras). Mais, comme on le verra, une fois Virgile introduit dans l’histoire, c’est lui qui a occupé toute la place : il n’a plus été question que de lui.

 

 

Le second épisode

            Le second épisode (le « Virgile vengé ») pose plus de problèmes. Il est tout à fait attendu qu’un magicien berné cherche à se venger ; ce qui interpelle davantage, c’est la nature même de cette vengeance.

            Il est élémentaire de relever que l’épisode est construit sur une facette de Virgile, inconnue du Virgile classique, mais courante au Moyen Âge : celle du magicien à l’origine d’une foule de réalisations (les « merveilles ») aussi extraordinaires les unes que les autres, preuve de connaissances magiques, extraordinaires elles aussi. Celle utilisée à ce stade du récit est la puissance d’un Virgile « maître du feu », capable non seulement d’éteindre à sa guise la totalité des feux d’une ville mais aussi d’installer dans l’intimité d’une personne un feu doté de caractéristiques très spéciales.

            Mais si le Virgile dupé du premier épisode connaît, on l’a dit, de nombreux compagnons d’infortune, le Virgile magicien maîtrisant le feu dans des circonstances aussi particulières n’a pas beaucoup d’émules, à notre connaissance en tout cas.

            Les Modernes ont bien cru retrouver quelques récits parallèles, mais, on le verra, les correspondances sont loin d’être parfaites. Par ailleurs un certain nombre de remarques générales de type anthropologique sont susceptibles d’éclairer un tant soit peu le sujet. Ce sont ces points qui vont maintenant nous occuper. Commençons par des généralités, qui ont pour ainsi dire aujourd’hui le statut d’évidences.

 

a. sexe et feu : leur lien dans l’anthropologie

            C’est que la réflexion anthropologique contemporaine lie étroitement feu et sexe, qu’il s’agisse de Sigmund Freud, dans son essai de 1932, Sur la prise de possession du feu, version française accessible sur la Toile ; ou de Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris, 1949, p. 60-67 (Idées) ; 1ère édition 1938 ; ou de Mircea Eliade, Forgerons et Alchimistes, Paris, 1956, p. 190, sur le symbolisme sexuel du feu ; ou encore de Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire. Introduction à l'archétypologie générale, 2ème édition, Paris, 1963, p. 380-387. Ce dernier livre renvoie même (p. 384) à des textes des Upanishad et du Rigveda où on peut lire que « le feu est au milieu de la vulve ».

            Et si l’on s’intéresse à l’origine du feu dans l’ethnographie, il suffit d’ouvrir l'ouvrage de J.G. Frazer, Mythes sur l'origine du feu, Paris, 1931, qui fournit un grand choix de récits selon lesquels le feu a son origine dans le sexe de la femme : Australie (p. 36-37), Nouvelle-Guinée (p. 60-62), Mélanésie (p. 65-69), Amérique du Sud (p. 164).

            Mais quand on a dit cela, on n’a encore rien dit du schéma à la base de l’épisode de la vengeance de Virgile. Certains modernes cru pouvoir l’expliquer en proposant et en analysant quelques textes parallèles (cfr les références dans J.W. Spargo, Virgil, 1934, p. 200-201, avec les notes).

 

b. Léon le Thaumaturge et le magicien Héliodore

            L’un d’entre eux figure dans la biographie de saint Léon le Thaumaturge, évêque de Catane, mort en 780. Le récit des démêlés de ce saint évêque avec le légendaire Héliodore le Magicien contient en effet le motif de l'extinction des feux d'une ville suite à l'humilation infligée au mage par une femme et celui du feu qu'on devrait, en réparation, aller rechercher sur la personne même de cette femme.

            Voici la présentation que donne de cette histoire Johann-Joseph von Görres, La mystique divine, naturelle et diabolique [Traduction de Charles Sainte-Foi], Paris, 1854, p. 106-107. On est dans la Byzance du VIIIe siècle. Thalie, l’épouse de l’empereur Héraclide, avait craché au visage d’Héliodore, dont la magie avait, par deux fois, transporté son mari en Sicile :

 

Thalie, femme d’Héraclide, apercevant Héliodore, lui crache au visage en lui disant : « Voilà l’imposteur qui a amené deux fois mon mari en Sicile. » Héliodore, irrité, lui répond : « Je ne suis pas ce que je suis si je ne te déshonore devant toute la ville. » Il éteint tous les feux de Byzance. Les empereurs veulent à cause de cela le faire mourir de faim. Mais comme la famine se répand dans la [p. 107] ville, on s'adresse au magicien, qui répond qu'on ne peut faire de feu qu'avec la femme qui l'a insulté. Un des satellites des empereurs va, sur leur ordre, le chercher l'épée à la main pour le faire mourir. Mais au moment où il allait le prendre, le toit de la maison s'ouvre, et Héliodore part en disant : « Salut, César ;  va me chercher à Catane ».

 

            Pour apprécier l’éventuelle correspondance entre le cas de Virgile et celui d’Héliodore, il est toutefois indispensable d’avoir quelques informations sur la source. Comment cette histoire nous est-elle parvenue ? Comme le note textuellement J.-J. von Görres, « l’original de ce récit est écrit en grec. Le jésuite Blandice l'a traduit du grec en latin, à Catane, en  1626 ; et les compilateurs des Acta Sanctorum l'ont admis dans leur collection. Le récit se donne comme ayant été écrit par un contemporain avant l'année 787 » (p. 107). Et l’auteur d’ajouter : « il y a lieu de s’étonner que les Bollandistes, d'une critique ordinairement si juste et si exacte, […] aient admis cette histoire, qui méritait du reste d'être conservée, sans l’avoir accompagnée d'aucune note ». Il a raison.

            Une note eût en effet été la bienvenue. Elle aurait pu d’abord attirer l’attention sur la faible valeur de l’information : la source est un récit attribué à un contemporain d’Héraclide dans un manuscrit grec disparu dont il n’existe qu’une traduction latine faite au début du XVIIe siècle. Elle aurait pu ensuite faire observer, pour ce qui est des rapports avec l’épisode virgilien, que le motif de la ruse féminine n’est pas présent (Thalie n’a pas berné ou trompé sentimentalement Héliodore ; elle lui a craché au visage) et que l’exigence du magicien n’a pas été suivie d’effet : c’est une menace de sa part. Le texte latin des Bollandistes (J.W. Spargo, Virgil, 1934, p. 395, n. 2) attribue simplement à Héliodore la phrase : faciam ex ea ignis erumpat : « je ferai en sorte que ce soit d’elle que vienne le feu ». Le récit ne contient aucune scène de vengeance comparable à celle qui est attribuée à Virgile ; en d’autres termes l’impératrice n’a pas dû se soumettre à la cérémonie humiliante que nous connaissons. Et d’ailleurs ce texte ne serait guère compréhensible si on ne disposait pas d’autres récits plus détaillés de l’épisode, ceux mettant en scène Virgile précisément.

            Dans de pareilles conditions, il faut, semble-t-il, résister à la tentation de voir dans l’histoire d’Héliodore et de Thalie une attestation très ancienne (VIIIe siècle) du motif du magicien qui se venge sur la femme à l’origine de son humiliation en l’obligeant à fournir du feu à toute une ville. Il est beaucoup plus sage de l’interpréter comme un décalque tardif de la légende virgilienne elle-même. Tardif et transformé aussi : Héliodore éteint bien les feux, lance bien à l’égard de Thalie une menace, mais elle ne semble pas avoir été exécutée. Le magicien échappe de justesse à la mort en quittant la ville après une dernière provocation à l’empereur (cfr Il novelliere de Giovanni Sercambi, début du XVe siècle).

 

c. Le vizir, le khalife et le magicien, ou l’histoire d’Abou Yakoub Es-Sekkaki

            Un autre parallèle, plus intéressant peut-être, est fourni par un conte persan, qui figure dans une œuvre de l’historien persan Khondémir (Khândamir), le Habib Essiier, terminée, de l’aveu même de l’auteur, en 1523 de l’ère chrétienne. Elle contient notamment l’histoire du khanat de Djaghataï. C’est le royaume fondé au début du XIIIe siècle par le deuxième fils de Gengis Khan, Djaghataï (né en 1184, mort en 1241), dans la Transoxiane et dans le Turkistan. Il recouvrait l’Asie centrale au sens large et était l'un des quatre khanats constituant l'Empire mongol aux XIIIe et XIVe siècles. Djaghataï est un personnage historique et l’histoire de son règne est accessible en français dans la traduction qu’a donnée C. Defrémery de l’Histoire des Khans Mongols du Turkistan et de la Transoxiane, extraite du Habib Essiier de Khondémir, dans Journal asiatique, t. IV, 1852, p. 58-94, et 216-288, dont Gallica offre une version complète, avec texte persan et traduction française ; le site de Philippe Remacle livre une partie de la traduction française, celle précisément qui nous intéresse).

            C’est sous le règne de ce Djaghataï, au début du XIIIe siècle, que l’historien place une histoire qui met en scène deux autres personnages, historiques eux-aussi : l’émir Habech Amir, vizir du khan, et Abou Yakoub Es-Sekkaki, mort en 1228-1229 de notre ère et auteur notamment d’un livre sur la rhétorique et l’éloquence (La clef de la science de la rhétorique et de l’éloquence), qui lui a valu chez nous le surnom de « Quintilien arabe » (L.-G. Michaud, Biographie universelle ancienne et moderne, 2e éd., Paris, 1843, s.v°)

            Mais Sekkaki n’est pas seulement un grand lettré. Le récit persan le présente comme « profondément versé dans les sciences merveilleuses et les connaissances étonnantes, dans l’art de soumettre les génies, dans les enchantements, l’invocation des étoiles, les talismans, la magie et les propriétés des corps terrestres et des astres » (trad. C. Defrémery, p. 85). Bref, à l’instar du Virgile médiéval, c’était aussi un magicien.

            Djaghataï-khan le fit venir de Bagdad, pour en faire son compagnon et son commensal. Le khan fut tellement impressionné par ses talents qu’il devint son disciple et son admirateur. À tel point « que le feu de la jalousie et de l’envie s’alluma dans l’esprit du vizir », lequel « mit tous ses soins à détruire ce modèle des hommes de mérite » (ibidem, p. 87).

            Mais notre intention n’est pas de relater par le menu les péripéties de l’hostilité qui naquit entre le magicien et le vizir, et qui se terminera par l’emprisonnement et la mort du magicien. Ce qui nous intéresse davantage est le récit que Sekkaki fit un jour au khan, et que nous retranscrivons dans la traduction de C. Defrémery (ibidem, p. 8§) :

 

À l’époque où je me trouvais à Bagdad, je fus mécontent du vizir du khalife et j’empêchai par mes enchantements le feu de brûler (littéralement, je liai le feu), de sorte que les habitants avaient beau faire tous leurs efforts, on ne pouvait l’allumer. Au bout de trois jours et autant de nuits, une plainte générale s’éleva. Le khalife sut que cela était un ouvrage de mon art ; il me manda et me dit : ‘Délie le feu.’ Je répondis : ‘Je le ferai, lorsqu’on aura proclamé dans Bagdad que cet acte a été opéré par Sekkaki, et lorsque le vizir aura baisé le derrière d’un chien’. On agit de la sorte et Sekkaki délia le feu.

           

            L’histoire n’en dit pas plus sur ce qui s’est passé à Bagdad, mais elle permettait en tout cas au khan et au vizir local de se faire une idée plus précise du pouvoir magique de Sekkaki. Le schéma est à relever : dans une capitale (Bagdad), un haut personnage (le vizir) mécontente un puissant magicien ; pour se venger, ce dernier éteint tous les feux de la ville (à terme, c’est la fin de la cité) ; le souverain (le khalife) comprend ce qui se passe et demande au magicien de revenir sur sa décision (« Délie le feu ») ; celui-ci accepte à condition (a) que toute la ville soit informée de sa puissance ; (b) que son adversaire soit profondément humilié (on connaît la connotation négative du chien dans le monde arabo-musulman).

            On est encore très loin, bien sûr, de l’épisode du Virgile vengé, mais on se rapproche de sa structure. Un magicien « se venge » en éteignant les feux d’une cité et ne les rallume qu’après avoir humilié gravement son « rival ». Évidemment, il n’est pas question ici d’une femme qui tourne en ridicule un personnage important, et l’humiliation imposée au « coupable » pour faire revenir les feux n’est pas du même ordre, encore qu’il soit difficile de mesurer la honte du vizir obligé de lécher le derrière d’un chien et celle de la femme obligée d’alimenter en feu toute une ville. Mais il existe en tout cas une certaine correspondance dans les schémas.

            Un des intérêts du schéma de ce conte persan est d’être bien marqué, géographiquement et chronologiquement : il fait partie de l’univers abbasside du XIIIe siècle.

 

d. Un curieux proverbe arabe

            Un élément plus difficile à cerner est le rapport qu’il pourrait entretenir avec un curieux proverbe arabe que son éditeur G.W. Freytag (Arabum proverbia, Bonn, t. 2, 1839, p. 445, n. 124 [réimpression Osnabrück, 1968]) traduit en latin par occurrit podici caniculae « on en vient à l’anus d’une petite chienne », expliquant, toujours en latin, que « l’anus d’une petite chienne désigne une chose pénible et un malheur » (Podex caniculae rem gravem et infortunium significat), et présentant immédiatement après, en guise de commentaire, une anecdote qui semble, à ses yeux en tout cas, l’expliquer ou le justifier :

 

Narrant, regem quendam Edessae extinctis ignibus imperasse, ut homines ignem ad podicem caniculae mortuae accenderent. Hanc autem ob causam homines emigrasse.-

On raconte qu’un roi, tous les feux d’Edesse ayant été éteints, avait ordonné que les hommes prennent du feu à l’anus d’une petite chienne morte. C’est pour cette raison qu’ils ont émigré.

 

Tout cela évidemment n’est pas très clair et ne nous fournit pas d’éléments d’information suffisants pour porter un jugement fondé sur le rapport susceptible de relier ce proverbe à l’extinction des feux à Edesse, au conte persan mettant en scène Sekkaki et surtout à l’épisode du Virgile vengé, qui, sous la forme précise que nous lui connaissons, reste, à notre connaissance en tout cas, un unicum.

 

e. Les Fêtes du Feu

            Un autre élément de l’épisode virgilien est que tous les feux s’éteignent, et qu’on doit les rallumer à une seule et même source. Sur ce point aussi, on peut trouver quelques pistes de réflexion dans l’énorme répertoire (plus de 200 pages) sur les « Fêtes du Feu » rassemblé par J.G. Frazer, dans Balder le Magnifique : étude comparée d’histoire des religions (trad. P. Sayn, 2 vol., Paris, 1931-1934 [Le cycle du rameau d’or, 10-11]).   Deux sections au moins présentent un certain intérêt.

            Il y a d’abord celle qui traite des rituels liés au « Feu nouveau ». Dans les pays chrétiens, l’usage est très répandu d’allumer à Pâques un « feu nouveau » identifié avec le Christ ; c’est une survivance – transformée – d’une coutume bien antérieure à l’apparition du christianisme et qui consiste à « éteindre les feux chaque année et à les rallumer à une nouvelle flamme sacrée » (Balder, t. 1, p. 118). On la trouve non seulement en Europe chrétienne et préchrétienne (Balder, t. 1, p. 109-118), mais un peu partout dans le monde : Amérique, Afrique, Indes, Chine, Japon (Balder, t. 1, p. 118-124).

            Il y a ensuite ce qu’on peut désigner par l’expression « feux de misère » ou « feux de nécessité » (Balder, t. 1, p. 238-265 ; on parle parfois aussi de « feux sauvages »), dont on peut suivre l’histoire du moyen âge au XIXe siècle, essentiellement dans les campagnes européennes, encore qu’on les trouve également attestés chez les Indiens d’Amérique du Nord.

            Normalement ce rituel ne se déroule pas à date fixe ou à intervalles réguliers : on y a recours seulement en cas de détresse ou de calamité, surtout lorsque des épidémies menacent la survie du bétail. Là aussi il s’agit d’allumer un « feu nouveau », généralement par frottement de bois et selon des règles variables selon les régions. Avec le feu ainsi produit, on en allumait d’autres, qui servaient à purifier le bétail qu’on faisait passer à travers le feu ou sa fumée ou sur ses braises. Des conditions particulières (sexe, âge, statut matrimonial) étaient parfois imposées aux personnes chargées d’allumer le feu nouveau. En tout cas, un des prérequis pour la réussite de l’opération semble être que tous les autres feux du voisinage aient été éteints.

            Quel que soit l’intérêt de ces rituels, qui n'avaient pas toujours les faveurs de l'Église, force est d’avouer qu’ils n’ont guère de points en commun avec le cérémonial de la vengeance imposée par Virgile à la femme qui l’avait berné. On retrouve bien d’un côté comme de l’autre le motif des feux éteints et celui d’un feu nouveau unique, qui sert à rallumer les autres, mais tout le reste diffère, qu’il s’agisse des protagonistes, de l’origine du rituel, de son déroulement et de son sens. L'idée développée par J.W. Spargo (p. 206) pour qui le feu suscité par Virgile dans l'intimité de Phébille « aurait à l'origine été conçu comme purification pour un péché de chair » (as purification from carnal sin) laisse plutôt rêveur.

            On terminera par une remarque élémentaire, de simple bon sens pourrait-on dire. Le récit établit un rapport précis entre la déception de Virgile et l’humiliation de sa victime : le sexe que Virgile convoitait et qui lui a été refusé a été offert en spectacle à toute une ville et a fourni du feu à tous les foyers.

            Au terme de ces observations et considérations, on devra conclure que ce second épisode est beaucoup plus difficile à expliquer que le premier, qu’on ne lui trouve pas de parallèles convaincants, et qu’il constitue, comme nous le disions plus haut, un unicum. Il mériterait certainement une discussion plus approfondie que la nôtre, mais ce n’est ni le lieu ni le moment de la mener.

 

Outre les travaux signalés ci-dessus, on signalera aussi : Spargo, Virgil, 1934, p. 198-206 (The Mage's Revenge) et, plus récents : M. Lecco, Virgilio e la vendetta, 2005, p. 137-152, et Yassif, Virgil in the Basket, 2009, p. 250

           

 *

f. L'anatomie de la dame

            Il nous faut toutefois, avant de continuer, relever un point qui n’a pas été abordé explicitement jusqu’ici. Il concerne l’endroit précis de l’anatomie de la dame où les Romains étaient censés s’être procuré le feu.

            Les textes ne sont pas unanimes. Si certains restent dans une relativement décente imprécision, d’autres sont très clairs. Ainsi, pour rester dans le monde francophone, la triple répétition du terme con à quatre vers de distance dans le Renart Contrefait (v. 29.517-29.520) et l’expression à ku Phebilhe de Jean d’Outremeuse (Ly Myreur, p. 251) montrent, sans ambiguïté, que les auteurs ont songé à deux endroits différents. Une hésitation qui pourrait d’ailleurs expliquer la variante observée dans la tradition manuscrite de L’Image du monde, où au vers 45 les copistes notent tantôt a la naissance d’une femme, c’est-à-dire « là où la femme enfante », tantôt entre les nages d’une femme, c’est-à-dire « entre les fesses d’une femme ». Quelle pourrait être la forme originale du récit ?

            À lui seul déjà, le lien relevé plus haut entre le sexe et le feu dans la psychanalyse et l’anthropologie incline à penser que la forme originale d’un récit de ce type devait faire intervenir les genitalia. En tout cas, dans les textes, cette partie du corps est désignée par des expressions nombreuses et variées : en latin : in inferioribus partibus virginis Neronis et, pour résumer l'épisode, de vulva filiae Neronis (Gesta Romanorum, XIIIe), vagina (traduction anglaise de l’original hébreu des Chroniques de Jerahme’el, XIIIe-XIVe), de eiusdem mulieris tentigine  « de l’ardeur lubrique de cette femme ») (Coluccio Salutati, XIIIe), de natura sua (Albrecht von Eyb, XVe) ; en italien : natura (Antonio Pucci, XIVe), fra le piante di quella « entre ses jambes » (La leggenda di Pietro Barliario, XVIIe) ; en espagnol : en la natura (Juan Ruiz, XIVe), en su vergonço logar « en ses parties honteuses » (Archipreste di Talavera, XVe) ; en français : a son membre secreit (Jean d’Outremeuse, Geste de Liège, v. 1556),  à sa nature entre ses jambes (Faictz merveilleux, XVIe) ; en allemand : in irer Scham « dans ses parties honteuses » (Sebastian Franck, XVIe).

            Mais l’autre localisation avait ses partisans, encore que le même auteur puisse varier d’opinion d'une oeuvre à l'autre. Ainsi  Jean d’Outremeuse (XIVe), dans sa Geste de Liege (on vient de le voir), précisait que le feu était pris a son membre secreit, mais dans Ly Myreur, on rencontrait ku et cuel. L’anonyme de la Chronique des Evesques de Liege (XVe) parlait, lui aussi, de cul, comme Jean Mansel (XVe) et Bonamente Aliprandi (a cul discupierto, XVe). Pour Jans Enikel (XIIIe, v. 24.079-24.082), la victime devra « ne rien porter qu’une chemise et se mettre à quatre pattes le derrière à nu ». Selon Dirc Potter (XVe), on devait « prendre du feu à ses reins » (halen tvuyer uut horen lenden), et selon The Deceyte of Women (XVIe), « chaque maison devait venir sur la place du marché chercher son feu au derrière de cette dame (at that womans ars) ».

            En ces matières, on le voit, le Moyen Âge et la Renaissance n’avaient pas « peur d’appeler un chat un chat ».

            Ce n’est que bien plus tard que ces versions très crues poseront quelques difficultés. Ainsi une édition anglaise de Stephen Hawes (The Pastime of Pleasure), à la fin du XIXe siècle, censurait une partie du récit de la vengeance. Et – plus caractéristique – un récit (cité par W.J. Thoms, Alt-englische Sagen, 1830, p. XXIII de son Einleitung) raconte comment Virgile le magicien, en jetant un enchantement sur la dame, lui avait fait croire que le Tibre avait débordé et qu’elle devait, pour traverser le marché de Rome sans se mouiller, retrousser ses vêtements « jusqu’au nombril ». La chose s’était passée devant une assistance surprise et étonnée dont la victime de la plaisanterie n’avait pas conscience. Nous reparlerons plus loin de cette version très édulcorée. Continuons pour l'instant à explorer les deux épisodes en restant au niveau des généralités.

 

Un lien originel entre eux ?

            Existe-t-il un lien originel entre eux ? On ne sait pas avec certitude si, dans l’histoire de la littérature médiévale, les deux épisodes étaient liés dès le départ (discussion dans Yassif, Virgil in the Basket, 2009, p. 248-250, avec les références). Pour appuyer la thèse d’une liaison originelle, on trouve parfois l’argument que le récit de la vengeance suppose celui de la tromperie. C’est vrai, mais cela n’exclut pas que l’épisode du Virgile suspendu ait pu, dans un premier temps, exister à l’état isolé, même pendant longtemps. Après tout l’histoire d’Aristote chevauché par la belle maîtresse d’Alexandre a été racontée pendant tout le moyen âge sans qu’on ait jamais éprouvé le besoin de la faire suivre par le récit d’une vengeance du grand philosophe ! À l’inverse, pour appuyer la thèse d’un premier épisode qui aurait existé seul pendant longtemps (par exemple D. Comparetti, Virgilio, 1896, p. 118-119), on dit que si les deux volets avaient formé, dès le début, un ensemble étroitement lié, il eût été invraisemblable qu’un auteur puisse imaginer qu’un magicien de la compétence de Virgile n’ait pas réalisé immédiatement que la femme se moquait de lui. Mais des considérations de ce type ne peuvent déboucher sur aucune certitude, et nous ne les discuterons pas ici.

*

Les témoins retenus

            En comptant les textes des Appendices, nous avons retenu plus de trente témoigages, qui livrent généralement les deux volets de l’épisode. Ils n’ont pas été classés dans un ordre chronologique strict – ce n’est d’ailleurs pas toujours possible –, ni non plus selon l’origine géographique ou la langue, mais plutôt par affinités de genres (chroniques, pièces indépendantes, etc.), ou simplement pour la clarté de la présentation. Mais en fin de compte le classement comme tel est relativement secondaire, notre perspective étant typologique et non génétique. Nous ne cherchons pas à déterminer les sources éventuelles du chroniqueur liégeois et les influences qu’il a pu exercer, mais simplement à comparer les versions différentes d’un même récit, pour avoir une idée claire des spécificités de Jean d’Outremeuse. En d’autres termes, en quoi ce dernier se distingue-t-il des autres auteurs, antérieurs, contemporains ou postérieurs ? Quelle est son originalité ? Rappelons qu’il est né en 1338 et mort en 1400.

 

Auteur

Titre

Lieu

Date

Genre

Langue

1. Anonyme

Chronique des Evesques de Liege

région liégeoise

XVe

chronique épiscopale en prose

 français

2. Anonyme

Gesta Romanorum

France ?

XIIIe

recueil d’exempla en prose

latin

3. Jans Enikel

Weltchronik

Vienne

XIIIe

chronique universelle en vers

allemand

4. Jerahme’el

Les Chroniques de ]erahme’el

provinces rhénanes d’Allemagne

XIIIe-XIVe

chronique universelle en prose

hébreu

5. Bonamente Aliprandi

Cronica di Mantova

Mantoue

entre 1414-17

chronique urbaine en vers

Italien

6. Anonyme

Virgilessrímur

Islande

entre 1300 et 1450

poésie

islandais

7. Gossuin de Metz

L’Image du monde

Nord de la France

milieu du XIIIe

encyclopédie en vers

français

8. Clerc anonyme

Renart le Contrefait

Troie

Début du XIVe

roman moralisateur en vers

français

8a. Thomas de Saluces

Livre du Chevalier Errant

Piémont

fin du XIVe

roman allégorique en vers et en prose

français

9. Antonio Pucci

Cantari et Zibaldone

Florence

vers 1310-1388

suite de petits récits en vers

toscan

10. Giovanni Sercambi

Il novelliere

Lucques (Toscane)

début du XVe

recueil de nouvelles en prose

toscan

11. Juan Ruiz

Libro de buen amor

Castille

fin du XIVe

ars amandi en vers

espagnol

12. Dirc Potter

Der Minnen Loep

Hollande

1411-1412

ars amandi en vers

néerlandais

13. Jean Mansel

Fleur des histoires

Nord de la France

milieu du XVe

chronique universelle en prose

 français

14. Anonyme

Faictz merveilleux de Virgille

origine géographique inconnue

début du XVIe

biographie légendaire en prose

 français

15. Alfonso Martínez de Toledo

Archipreste di Talavera

Espagne

XVe

ars amandi en prose

espagnol

16. Anonyme 

Romance de Virgilio

Espagne

fin du XVe

prose

espagnol

17. Anonyme

La leggenda di Pietro Barliario

Italie

XVIIe

poésie

italien

18. Anonyme

Roman de Troie - Prose 1

Morée franque ?

XIIIe

prose

français

19. Guiraut de Calanson

Fadet Joglar

origine géographique ?

vers 1215-1220

poésie

occitan

20. Guilhem de Cervera

Proverbes

Catalogne

XIIIe

poésie

catalan

21. Cuvelier, trouvère

Chronique de Bertrand du Guesclin

France

XIV

poésie

français

 22. Coluccio Salutati

Correspondance

Florence

1371

prose

latin

23. Anonyme

Von Virgilio dem Zauberer

Nuremberg

vers 1495

poésie

allemand

24. Albrecht von Eyb

Margarita poetica

Nuremberg

1472

anthologie

latin et allemand

25. Stephen Hawes

The Pastime of Pleasure

Londres

1509

poésie

anglais

26. Anonyme

The Deceyte of Women

Londres

1550

prose

anglais

27. Sebastian Franck

Chronica

Strasbourg

1531

prose

allemand

28. Anonyme

sans titre

Londres

1830

prose

allemand

29. Andrew Lang

Virgilius the Sorcerer

Londres

1901

prose

anglais

30. Anonyme

Meistersinger

Allemagne

(datation précise impossible)

poésie

--

31. Divers

Mirabilia au sens large

-- --

--

--

 

 

 

On n'oubliera quelques autres versions présentées dans les appendices, notamment :

 

Appendice 1 : Une légende locale belge (Audenarde) du milieu du XIXe siècle à l'origine de Feuersnoth de Richard Strauss

Appendice 2 : Sur le nom de la « Dame de Virgile » : Reinfrid von Braunschweig (XVe siècle) et Indulgentiae (XVe siècle)

Appendice 3 : Une version italienne dans un manuscrit du fonds Magliabechi de Florence (fin XIIIe ou début XIVe siècle)

* Appendice 4 : Aeneas Silvius Piccolomini (1444) et le « Cancionero » de Juan Alfonso de Baena (XVe siècle).

 

 

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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 23 - janvier-juin 2012

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