FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 23 - janvier-juin 2012
Le Virgile de Jean d’Outremeuse :
le panier et la vengeance (XVI)
Appendice 2 : Phébille -
Febilla - Lucretia - Athanat(h)a - Kriemhild
ou la question du nom de la « Dame
de Virgile »
par
Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet
Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer la question du nom de « la Dame de Virgile », en précisant qu’elle restait généralement anonyme, que le nom de Phébille qu’elle portait chez Jean d’Outremeuse pourrait bien être une création du chroniqueur liégeois, et que ce nom devait être à l’origine lointaine de la Febilla présente dans deux versions anglaises très récentes (1893 et 1901). Au XVème siècle, Dirc Potter, dans Der Minnen Loep, l'appelait Lucretia.
Si nous voulons être complets, il faudrait encore signaler que certains témoignages font état de deux autres noms, à savoir Athanat(h)a et Kriemhild, ce dernier connaissant des graphies assez différentes.
Athanat(h)a
Ce nom se rencontre sous la plume d’un auteur suisse anonyme, qui écrivit en moyen haut allemand vers 1300 un long poème inachevé de plus de 27620 vers et portant le nom de son héros, Reinfrid (Reinfried - Reinfrit) von Braunschweig. Conservé dans un seul manuscrit du XIVe siècle (Forschungs- und Landesbibliothek, Gotha, Memb. II 42), il raconte les aventures de Reinfried et notamment l’histoire de ses amours avec la princesse danoise Yrkane, qui devient son épouse.
Lorsque celle-ci vient d’apprendre que son mari veut la quitter pour partir en croisade, elle est profondément affectée de cette décision et extériorise une douleur très vive. Mais elle ne veut pas se comporter comme l’ont fait tant d’autres héroïnes de jadis, dont elle évoque les réactions blâmables ; elle ne veut pas non plus suivre l’exemple des dames de son temps, qui n’hésitent pas à sombrer dans le vice pour rechercher et conserver l’amour des hommes. Bref, cette Yrkane est un modèle de vertu : un véritable et tendre amour l’unit au héros de Braunschweig (v. 15135-15229).
Les « Dames du temps jadis » sont présentées aux v. 15156-15187. Il est successivement question des rapports de Laudavine et d’Alexandre, de Dalida et de Samson, du Virgile suspendu et berné, de Silarin et d’Aristote, puis d’Hélène de Troie. Tout cela sans développements particuliers, preuve évidente que les lecteurs connaissaient fort bien ses histoires.
Nous donnons ci-dessous, avec une traduction dont nous mesurons les imperfections, le texte des vers concernant les exemples de Samson, de Virgile et d’Alexandre. Le passage sur Virgile n’avait pas été repris dans nos analyses précédentes, parce qu’il ne contenait que l’épisode du panier, mais il présente le grand intérêt de donner, à la dame qui avait berné Virgile, un nom que nous n’avions encore jamais rencontré, Athanata.
15166 |
Yrkân diu reine tet ouch niht |
Yrkane, la vertueuse ne se comportait pas |
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als Dalidâ Samsônen |
non plus comme Dalida envers Samson |
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diu im sunder schônen |
qui le privait sans ménagement de sa force |
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sîn kraft mit hâres löcken schriet. |
en lui coupant les cheveux bouclés. |
15170 |
alsus den starken sî verriet |
Ainsi elle trahissait le puissant |
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bis daz er wart erblendet. |
au point qu’il était devenu aveugle. |
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des muoz ir lop geschendet |
De cela elle doit être perdue de réputation |
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vor al der welt noch hiute sîn. |
devant tout le monde jusqu’à maintenant. |
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sî tet ouch niht untriuwe schîn |
Elle n’était pas non plus infidèle |
15175 |
noch gap spottes lœne, |
et ne donnait pas matière à moquerie, |
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als hie vor diu schœne |
comme autrefois la belle |
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Athanatâ ze Rôme tet, |
Athanata l’avait fait à Rome, |
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Dô sî den künste rîchen het |
quand elle avait laissé suspendu |
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Virgilium erhangen. |
le magicien Virgile. |
15180 |
sî het ungern begangen |
Elle n’aurait pas aimé jouer le tour |
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den spot von dem man wunder seit, |
que l’on racontait comme extraordinaire |
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dô Silarin diu schoene reit |
quand Silarin, la belle, chevauchait |
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den wîsen Aristotilem. |
le sage Aristote. |
La reine Yrkan n’a donc pas agi comme Laudavine avec Alexandre, ni comme Dalila avec Samson (15166-15173). Elle n’a pas voulu non plus, comme la belle Athanata à Rome, punir Virgile en le laissant suspendu, exposé à la moquerie publique (spottes lœne, litt. « une récompense de moquerie »), ni non plus, comme la belle Silarin, exposer au ridicule le grand philosophe en l’obligeant à le chevaucher.
Ces histoires sont bien connues de nos lecteurs, sauf peut-être la première, celle qui met en scène Alexandre et Laudavine. En fait, cette anecdote destinée à illustrer la fourberie féminine n’est transmise que dans certains textes (surtout allemands). L’auteur de Reinfried donne ce nom de Laudavine à la femme qui avait voulu tromper Alexandre. On racontait en effet que le roi avait mis au point une sorte de cloche de plongée pour descendre dans l’eau à une certaine profondeur et admirer les merveilles sous-marines. Pour tester la loyauté et la fidélité de la femme, il lui avait confié les chaînes retenant la cloche, mais, sous l’influence d’un autre homme, celle-ci les aurait volontairement laissé tomber dans la mer afin que son époux se noie et qu’elle en soit ainsi débarrassée. Après cette mise en situation, revenons à Virgile et au nom d’Athanata.
Ce nom, qu’on ne retrouve dans aucune des nombreuses autres histoires traitant du panier et de la vengeance, a interpellé les Modernes. Un savant du milieu du XIXe siècle (Fr.H. von de Hagen, Gesammtabenteur, Stuttgart-Leipzig, III, 1850, p. cxlix-cl) a pensé que l’auteur médiéval aurait utilisé là, après l’avoir transformé, le nom d’Athanaïs/Athenaïs, une personne très belle et très savant originaire d’Athènes (d’où son nom), qui avait épousé l’empereur Théodose II en 421.
Pareille explication est à accueillir avec beaucoup de réserve quand on observe l’originalité caractéristique de l’auteur du Reinfrid en matière de noms.
Ainsi la « cavalière » d’Aristote, connue ailleurs (entre autres) comme Phyllis, ou Fillis, ou Candace, ou Campaspe, apparaît chez lui – et chez lui seul –, sous le nom de Silarin, très difficile, sinon impossible, à expliquer.
Le cas de l’anecdote de la tentative de noyade dont fut victime Alexandre est également caractéristique. L’auteur médiéval vient en fait de résumer en quelques vers (15156-15165) une histoire qu’avaient racontée avant lui, également en allemand, mais avec beaucoup plus de détails, aussi bien Ulrich von Erzenbach dans son Alexander (24175-24314) que Jans Enikel (vers dans sa Weltchronik (19225-19440). Jans Enikel ne donnait aucun nom à l’épouse fourbe d’Alexandre, tandis que l’auteur de l’Alexander appelait la reine Roxâ (manifestement la Roxane des récits antiques où elle n’avait évidemment pas cette image négative). On ne rencontre le nom de Laudavine nulle part ailleurs. Sur ce plan aussi il semble bien isolé.
Ainsi donc, dans le Reinfrid et en l’espace de quelques vers, apparaissent des noms (Laudavine, Silarin, Athanata) qu’on ne rencontre nulle part ailleurs et qui sont très difficilement explicables. Il y en a encore d’autres d'ailleurs dans le poème.
Dans ces conditions, on comprendra qu’en ce qui concerne Athanata, les Modernes n’aient pas suivi la proposition de Fr.H. von de Hagen. Pour eux, de P. Gereke (Studien zu Reinfried von Braunschweig, dans Beiträge zur Geschichte der deutschen Sprache und Literatur, t. 23, 1898, p. 427-430) à W. Achnitz (Babylon und Jerusalem, Tubingen, 2002, p. 152) en passant par A. Borgeld (Aristoteles en Phyllis, Groningen, 1902, p. 30), il est plus raisonnable de penser que l’anonyme du Reinfried von Braunschweig est lui-même à l’origine de tous ces noms, qu’il est seul à attester.
Bref, l'Athanata liée à l’épisode du panier de Virgile serait à considérer comme une création de cet auteur. On songera, pour rester dans la tradition de l’épisode du panier, au nom de Liegart (= belle garce), tout aussi isolé, qui, selon Jean Mansel, aurait été attribué à la « Dame de Virgile » après sa pénible expérience. Là encore il doit s’agir d’une innovation personnelle qui n’a été reprise par personne.
* Textes : Reinfrid von Braunschweig, herausgegegen von Karl Bartsch, Stuttgart, Tubingen, 1871, 831 p. (Bibliothek des litterarischen Vereins in Stuttgart, 109), accessible sur la Toile. – Alexander von Ulrich von Eschenbach, herausgegeben von Wendelin Toischer, Stuttgart, 1888, 867 p. (Bibliothek des litterarischen Vereins in Stuttgart, 183), également accessible sur la Toile.
* Travaux : Sur la question de Laudavine et d’Alexandre, qui vient d’être évoquée ici, on verra G. Cary - D.J.A. Ross, The Medieval Alexander, Cambridge, 1956, p. 237-238, avec la note 142 (p. 340-341) et surtout D.J.A. Ross, Alexander and the Faithless Lady : A Submarine Adventure, Londres, Birkbek College, 1967, 19 p.
Kriemhild
Quant à Kriemhild, son nom apparaît dans un manuscrit du XVe siècle (Munich, Cod. germ. 736), qui contient notamment une traduction allemande des Indulgentiae, un genre de textes appartenant à la tradition des Mirabilia Romae au sens large. Voici cette intéressante notice :
Dar nâch kumpt man zu der spiegel
bruck. dâ sicht man vil seltzames grosz gepews, das ich nit als geschreiben
kan, denn man sech es. all herren von bayren vermechtens nit czu bawen, ain
solches schloss oder burg.
Vor dem schlos stât ain harter stainstock, auf dem ist gesessen
cryenhilt und alle römer musten fewer zu ir entzünden als die hystori uss weyst
von virgilio dem zauber und von Cremhild
(folio 27v).
Ensuite,
on arrive au spiegel bruck [c’est ainsi qu’on désigne à l’époque le
Colisée]. On voit là un énorme bâtiment, que je ne vais pas décrire : il
est bien visible. Tous les hommes de la Bavière ne parviendraient pas à
construire un tel château ou une telle forteresse. Devant le château se trouve
une pierre dure, sur laquelle fut placée Kriemhild, et tous les Romains
devaient venir prendre du feu chez elle, comme le racontent les histoires de
Virgile le magicien et de Kriemhild.
Nous aurons tout loisir d'étudier ce texte ailleurs en le replaçant dans le contexte plus large des guides de Rome qui se sont multipliés à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance. On verra alors que l'information reprise ci-dessus concernant la « Dame de Virgile » n'est pas isolée, mais que, à notre connaissance en tout cas, le nom de la Dame n'y apparaît jamais.
La présence d'une Kriemhild dans le texte cité ci-dessus est à notre connaissance un hapax. Précisons encore ici que la nationalité du rédacteur de la notice est bien marquée : c’est un Allemand. Non seulement il écrit dans cette langue et il estime que tous les Bavarois réunis n’auraient jamais pu construire pareil ensemble. Rien de particulièrement étonnant dans ces conditions qu'il ait donné à la protagoniste le nom d’une héroïne de la mythologie germanique.
Le genre très particulier des Mirabilia Romae a été
étudié en profondeur dans une série de travaux récents, notamment :
N.R. Miedema, Die « Mirabilia
Romae ». Untersuchungen zu ihrer Überlieferung mit Edition der deutschen
und niederländischen Texte, Tübingen, 1996, 588 p. (Münchener Texte und
Untersuchungen zur deutschen Literatur des Mittelalters, 108)
et Rompilgerführer in
Spätmittelalter und früher Neuzeit : die « Indulgentiae ecclesiarium urbis
Romae » (deutsch / niederländisch).
Edition und Kommentar, Tubingen, 2003, 554 p. (Frühe
Neuzeit. Studien und Dokumente zur deutschen Literatur und Kultur im
europaïschen Kontext).
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