FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 23 - janvier-juin 2012


Le Virgile de Jean d’Outremeuse :

le panier et la vengeance (V)


La Cronica di Mantova ou Aliprandina de Bonamente Aliprandi (entre 1414 et 1417)

 

par

 

Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet

 

 

5. La Cronica di Mantova ou Aliprandina de Bonamente Aliprandi (entre 1414-1417)

            Jean d’Outremeuse était mort depuis une bonne dizaine d’années lorsqu’à Mantoue, Bonamente Aliprandi, très proche du marquis Ludovico Gonzaga dont il fut ministre et banquier, écrivit, entre 1414 et 1417, date de sa mort, l’histoire de sa cité, de ses origines mythiques à la première décennie du XVe siècle. Cette Cronica di Mantova est aussi appelée Aliprandina, du nom de son auteur. Dans cette œuvre poétique écrite en italien dialectal et en tercets sur le modèle de la Divine Comédie de Dante, l’auteur accorde une place importante (quelque 700 vers) à Virgile, un enfant du pays puisqu’il était né à Mantoue.

            Une des caractéristiques d’Aliprandi est de mêler des éléments tout à fait légendaires et des données biographiques tirées des Vies antiques de Virgile (la Vita Donatiana par exemple). Nous n’envisagerons ici que l’épisode, entièrement légendaire bien sûr, de l’humiliation et de la vengeance de Virgile. Comme c’était le cas dans les Chroniques universelles de Jans Enikel et de Jerahme’el, la Chronique de Mantoue propose un récit plutôt détaillé.

            Depuis un certain temps déjà, raconte le texte, Virgile était installé à Rome et bien en cour auprès de l’empereur Octavien et de puissants personnages, comme Pollion et Mécène. Puis avec le vers 746 commence l’histoire qui nous concerne.

 

     (746) À cette époque, a-t-on raconté, Virgile tomba amoureux d’une jeune femme qui lui plaisait beaucoup. Elle ne se souciait guère de lui. C’était la fille d’un chevalier bien établi, mais pourtant Virgile la poursuivait de ses assiduités. Il avait plus de trente ans quand il s’intéressa à cette dame. Celle-ci en informa son père, qui s’en offensa et qui immédiatement pensa à déshonorer Virgile. De concert avec sa fille, il mit au point un plan.

     (761) Ce puissant chevalier possédait à Rome un palais avec une tour de fort belle apparence. Il ordonna à sa fille de montrer à Virgile par tout son comportement qu’elle l’aimait et qu’elle serait contente de faire ce qu’il souhaitait. Mais elle devait lui faire savoir qu’il était impossible d’ouvrir le palais quand il était fermé la nuit, mais qu’elle suggérait à Virgile d’y entrer par la tour en suivant ses instructions. Elle lui descendrait une corde avec un panier où il s’installerait et qu’on remonterait.

     (779) Le messager s’acquitta de sa tâche. La proposition plut à Virgile qui fixa une date pour le rendez-vous, et le chevalier sentit naître en lui une grande joie. Le jour venu, Virgile se présenta selon les instructions données, et, à la nuit, il entra dans la corbeille. Celle-ci fut hissée à mi-hauteur de la tour, puis la corde qui la tirait vers le haut s’arrêta, et Virgile resta bien mortifié. Le lendemain, les Romains vinrent le voir bloqué dans le panier, et tout le monde se moqua de lui. Octavien en fut informé : il ordonna de le descendre, ce qui fut fait, et il lui adressa de grands reproches.

 

            Le récit suit donc le schéma classé, avec toutefois quelques détails particularisants qui ne nous étonnent plus guère et qui relèvent de la liberté de l’auteur. L’histoire est située à l’époque d’Octavien (ici Auguste), et la protagoniste n’est pas la fille de l’empereur, mais celle d’un puissant chevalier, qui, comme le mari dans d’autres versions (Jans Enikel, Jerahme’el), joue un certain rôle. Il sera d’ailleurs fort actif ici. En effet, sa fille l’ayant informé des intentions de Virgile, il lui suggère de jouer la comédie en faisant croire au séducteur qu’il sera le bienvenu, et il met au point, de concert avec sa fille, un plan destiné à déshonorer le séducteur. On rencontre également (chez Dirc Potter) ce rôle de co-auteur joué par un amant de la dame.

            Les mêmes caractéristiques se retrouvent dans l’épisode de la vengeance : conforme au schéma de base, il présente lui aussi des variantes. En voici le début :

 

     (794) Virgile qui s’était vu couvert de honte pensa immédiatement dans son for intérieur à se venger, et il prit une décision. Il fit en sorte que tous les feux s’éteignent ; on ne pouvait plus trouver quelqu’un qui disposait de feu, et le peuple de Rome se lamentait. (800) Octavien en fut fort peiné ; il convoqua ses sages pour leur demander un moyen d’en obtenir. Tous s’excusèrent auprès du roi de ne pas savoir comment faire. On fit alors venir Virgile. L’empereur commença par lui demander instamment comment il fallait procéder pour que Rome retrouve du feu en abondance. Virgile lui dit que la seule façon d'en avoir était que le chevalier fasse venir sa fille qui sera tenue de s’accroupir à quatre pattes, cul nu (cunzare / in quattro a chul discuperto stia) : celui qui voudra du feu devra le prendre à son derrière (chi vol focho al chul vada impiare).

 

            Nous entrons ici dans le registre de ces motifs facultatifs, susceptibles d’ailleurs de développements variés, que nous avons déjà rencontrés plus haut et qui prennent place entre l’extinction des feux et la punition de la protagoniste. Tantôt, c’est l’empereur qui joue le rôle déterminant, tantôt ce sont les habitants qui prennent leur sort en mains en s’adressant à Virgile. L’empereur a ici l’initiative : il intervient, d’abord en convoquant ses sages qui ne proposent rien, ensuite en s’adressant directement à Virgile.

            La réponse de Virgile contient une première description, déjà fort explicite, de la manière dont le feu pourra revenir à Rome. L’empereur a ainsi une vision claire de la situation pénible dans laquelle vont se trouver le chevalier et sa fille. Il va devoir prendre sa décision.

 

     (815) Cela peina beaucoup l’empereur, parce que c’était la fille d’un noble chevalier et que ce serait une grande honte pour elle. Et pourtant, comme on avait besoin de feu sans lequel on ne pouvait vivre, le chevalier fut convoqué. L’empereur commença par lui dire : « Je suis confus, mais cela doit se faire, car sans feu nous ne pouvons pas vivre. C’est ta fille qui doit nous le fournir. Nous ne pouvons l’obtenir qu’en suivant les instructions de Virgile, et d’aucune autre manière. Il agit par vengeance, nous savons bien qu’il est cause de tout, mais quand ce sera terminé, nous le lui ferons payer ». Le chevalier, dans de mauvaises dispositions, répondit : « Que cela soit comme il vous plaira ». Mais il avait un cœur de lion qui brûlait de se venger.

           

            La raison d’état, si l’on peut dire, l’a donc emporté. Dans son dialogue avec le père de la jeune fille, l’empereur a montré qu’il sait que Virgile agit par vengeance et a déclaré nettement qu’une fois le feu revenu, « on le lui fera payer ». Les exigences virgiliennes vont toutefois être exécutées à la lettre et, après l’annonce du supplice, en voici la description  (double présentation du motif classé, déjà rencontrée plus haut), avec les précisions habituelles sur l’impossibilité de transmettre le feu d’une personne à l’autre à l’autre :

 

     (833) La femme se mit à quatre pattes, le derrière nu (lo chul discoperto), et tout qui avait besoin de feu se présentait avec un flambeau. On ne pouvait pas se passer du feu d’une personne à l’autre, parce qu’alors les deux feux s’éteignaient : chaque maison devait venir s’en procurer. La femme resta là de nombreux jours avant d’avoir alimenté la ville de Rome. Le chevalier souffrait beaucoup. Virgile, qui ne regrettait rien, avait plaisir à se venger, content que chacun sache qu’il était l’auteur de ce sortilège parce qu’il désirait se venger du mauvais tour qu’on lui avait joué : il n’avait cure de ce qui se disait. Une fois toute la ville de Rome fournie en feu et satisfaite, on fit rentrer la dame chez elle.

 

            Ces paragraphes contiennent quelques notations psychologiques, qui attirent l’attention, parce qu’elles ne sont pas présentes dans tous les récits. L’empereur, qui a compris le rôle de Virgile, est très peiné de devoir céder au magicien ; le chevalier est furieux et souffre beaucoup ; Virgile, lui, ne regrette rien : il éprouve même du plaisir à se venger, content et fier que tout le monde sache qu’il est à l’origine de cette histoire, et il se moque bien du qu’en dira-t-on. Le sort de la victime toutefois ne suscite chez l’auteur aucun mot de compassion ou de regret, alors que, dans la version d’Aliprandi comme dans celle de Jans Enikel, la malheureuse n’a aucune responsabilité véritable. Elle n'a fait que suivre les instructions de son père.

            L’histoire aurait pu se terminer ici, comme c’est souvent le cas. En effet l’essentiel a été raconté, à savoir l’humiliation de Virgile resté suspendu dans sa corbeille sous les moqueries des Romains d’une part, la cruelle vengeance exercée à l’égard de celle qui l’avait couvert de honte d’autre part. Mais, comme l’auteur l’avait laissé entendre, l’affaire n’est pas close. L’empereur et le chevalier étaient en effet d’accord pour se retourner contre Virgile et lui faire payer son attitude, après le retour du feu à Rome.

            Et effectivement l’auteur italien va proposer une suite, à savoir la condamnation de Virgile et le tour de magie qui lui permet d'échapper au châtiment. Ces motifs facultatifs serviront de transition vers le récit du séjour de Virgile à Naples. Le passage étant assez long, nous n’en donnerons pas l’intégralité en traduction, mais simplement l’essentiel.

            Octavien avait donc promis au chevalier de punir Virgile. Celui-ci est convoqué et doit se justifier : « C’est le chevalier qui est coupable, dit-il. Sa seule faute à lui, Virgile, c’est d’avoir, comme beaucoup de sages, cédé à l’amour ». L’argument ne porte pas, Virgile est jeté en prison, mais il va s’en échapper.

            Nous avons déjà rencontré ces motifs facultatifs (jugement condamnant Virgile et fuite magique du condamné) dans un texte du XIIIe siècle, censé provenir des Gesta Romanorum. On y racontait, rappelons-le, que Virgile avait été condamné à mort par l’empereur (là, c’était Néron), en obtenant toutefois de son juge la faveur de se donner la mort dans sa baignoire. Il s’en était échappé magiquement pour Naples. Deux siècles plus tard, Bonamente Aliprandi reprend ces motifs, en les amplifiant : il s’étend plus longuement sur la condamnation (par Octavien cette fois) et, pour la fuite de Virgile, il imagine une histoire toute différente, nourrie de détails rocambolesques et qui lui est propre. Qu’on en juge :

 

     (896) La prison de Rome, il faut le noter, était entourée d’un haut mur et aménagée avec des habitations où on pouvait se tenir. En son centre se trouvait une grande cour où les prisonniers se distrayaient pendant la journée. Virgile, qui songeait à se sauver, après avoir dessiné dans la cour un navire, demanda aux prisonniers de l’accompagner, leur disant que s’ils voulaient s’enfuir avec lui, la chose était possible. Certains acceptèrent par plaisanterie.

     (908) Virgile les fit entrer dans le navire, donna un bâton à chacun en guise de rame, et alla lui-même s’asseoir à la poupe. Il leur dit : « Quand je vous donnerai l’ordre de ramer, que chacun le fasse sans hésiter. Nous sortirons tous de prison et là où je vous conduirai, vous serez libres ». Quand le moment lui parut bon, il dit : « Ramez ». Chacun le fit avec force. Le bateau s’éleva et Virgile dit : « Maintenant, nous partons ».

     (920) On vit le bateau sortir de la cour et cingler vers l’Apulie. On le voyait cingler dans les airs. Et les prisonniers restés dans la prison, ceux qui n’avaient pas voulu entrer dans le bateau, en voyant cela, se lamentaient.

     (926) Arrivé à l’endroit où il voulait aller, Virgile fit descendre le bateau et l’arrêta sur un sol plat. Les occupants en sortirent. Virgile leur parla et prit congé d’eux. Puis brusquement le bateau s’évanouit, les autres s’en allèrent et Virgile se dirigea vers Naples.

 

            Nous commenterons ailleurs le voyage vers Naples ainsi que le séjour de Virgile dans cette ville. Épinglons simplement les réactions qu’Aliprandi attribue à l’empereur. Octavien, lorsqu’il apprend l’évasion, désire retrouver l’amitié de Virgile, à ses yeux l'homme le plus savant du monde, et il tient à le ramener à la cour. Après avoir entendu le rapport du gardien de prison :

 

(940) Octavien fut émerveillé. Il en parla alors à ses barons, disant : « Je crois, par ma foi, que tous les cieux se sont mis d’accord pour donner à Virgile toutes les sciences du monde, plus qu’à n‘importe quel autre être vivant. Je suis très peiné de le perdre. Si jamais il revenait, je voudrais qu’il jouisse à ma cour de tous les honneurs possibles. Je souffre trop de son départ ».

 

            L’auteur passe alors au récit du voyage de Virgile et de son compagnon vers Naples, mais c’est un autre sujet.

 

Texte : Breve chronicon Monasterii Mantuani sancti Andree, a cura di Orsini Begani, Città di Castello, 1910 (Rerum Italicarum Scriptores, 24) ; Comparetti-Pasquali, Virgilo, t. II, 1941, p. 226-241.

 

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