FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 23 - janvier-juin 2012
Le Virgile de Jean d’Outremeuse :
le panier et la vengeance (XV)
Appendice 1 : une légende locale belge
d'Audenarde (milieu du XIXe siècle)
à l'origine de Feuersnoth de Richard Strauss
par
Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet
Le Feuersnot(h) est un opéra en un acte, plus exactement un poème chanté (Singgedicht), de Richard Strauss (opus 50). Représenté à Dresde en novembre 1901, il fut en fait très peu joué, mais pas totalement oublié. Ainsi, à Philadelphie la première eut lieu en 1927 ; pour Zurich, il a fallu attendre 1953, et pour New York 1985. Mais la pièce fut encore donnée aux États-Unis par le Santa Fe Opera en 1988 et en Grande-Bretagne par le Chelsea Opera Group en 2000 (d’après Wikipedia).
Son livret allemand se basait sur une légende flamande que le librettiste, Ernst von Wolzogen, notait lui-même avoir trouvée dans la collection Niederländische Sagen de J.W. Wolf (Leipzig, 1843, p. 492ss).
Il s’agissait effectivement d’une légende flamande, relevant de la tradition orale d'Audenarde, qui avait été mise par écrit dans la Gazette van Audenarde par un certain J. Ketele. C'est de là qu'elle était passée, traduite en allemand, dans la collection des Niederländische Sagen avant d’être utilisée par le librettiste de Richard Strauss. Les critiques de l’époque, tout comme vraisemblablement la majorité des spectateurs du siècle dernier, ignoraient totalement que le scénario auquel ils assistaient remontait au Moyen Âge. C’est que l’histoire mettait en scène des personnages du cru sans faire intervenir Virgile. Pour identifier l’origine lointaine du récit, il fallait être un spécialiste averti.
C’était le cas d’Ernest Closson qui, dès 1903, attira l’attention sur le sujet dans un intéressant article (Les origines légendaires de « Feuersnoth » de Richard Strauss, dans Revue de l’Université de Bruxelles, t. 8, 1903, p. 161-179, également sur la Toile). Il y donnait la traduction française de la légende qui circulait à Audenarde avant de présenter un choix raisonné de versions anciennes du « Virgile berné et vengé », essentiellement chez Jans Enikel, Albrecht van Eyb, Jean d’Outremeuse et dans une traduction flamande des Faictz merveilleux (circa 1552). Son article se prolongeait par l’évocation (sans illustrations) de quelques représentations iconographiques du motif et se terminait par les résultats de l’enquête qu’il avait menée à l’époque à Audenarde même. Voici d’abord sa traduction française.
Le feu éteint à Audenaerd
Au faîte de la splendide demeure ou fleurirent les nobles races de Latour et Taxis, Vandenbroucke et Vandermeere, on voyait encore, il y a quelques années, une vieille légende sculptée dans la pierre ; les images ont disparu, mais 1a légende survit dans 1a bouche des vieillards. L’époque où se passa l'histoire est inconnue ; c'était au temps où les nécromants possédaient encore le pouvoir de tourmenter les bons chrétiens.
Il y avait alors à Audenarde un brave jeune homme qui aimait éperdument une jeune fille du voisinage; soupirant jour et nuit sous ses fenêtres et suivant tous ses pas. Mais il n'était guère payé de retour, et plus il la poursuivait, plus elle se riait de lui. Enfin, elle parut s'attendrir, et lui promit de l’introduire nuitamment dans sa chambrette ; mais il lui fallait se procurer un panier au moyen duquel elle le hisserait jusqu'à sa fenêtre, a minuit sonnant. Le bon jeune homme s’empressa jusque chez lui, y prit un panier, et à minuit le transporta sous les fenêtres de la belle. Une corde descendit sur lui, il l'attacha au panier, s'installa, et l'ascension de commencer. Mais à peine était-il à moitié chemin, que le panier s’arrêta, puis se mit à tourner sur lui-même dans un sens et dans l’autre, de manière que le malheureux finit par en être tout étourdi. Il appela, s'agita, mais en vain : la fenêtre demeurait close, et lui restait suspendu, à trop de distance du sol pour pouvoir sauter.
Vers le matin, des ouvriers se rendant à leur travail le remarquèrent, et bientôt toute une multitude s'assembla pour le conspuer, jusqu'à ce qu'enfin le panier s'abaissa, lui permettant de fuir, poursuivi par les moqueries. La haine avait maintenant remplacé l'amour dans son cœur ; et comme il étouffait en ville, il sortit d'Audenarde et gagna, toujours courant, les bois d'Edelaer. Arrivé là, il vit tout à coup devant lui un vieillard qui lui demanda où il courait et ce qui le tourmentait. Le jeune homme lui conta tout et le vieillard, paraissant ému, lui dit : " Console-toi, nous allons voir à te venger de cet affront, et de telle façon qu'on en parlera encore dans dix générations...
Le vieillard n'était autre que le plus puissant sorcier des environs d'Audenarde, et il commandait à une légion de diables. Il envoya ceux-ci éteindre le feu dans toutes les maisons de la ville ; plus un foyer, plus une lampe ne brûlait, et une terreur générale s'empara des habitants. La détresse arrivée à son comble, les magistrats se réunirent sur le marché pour aviser aux mesures à prendre ; mais personne ne trouvait rien.
Alors parut le vieillard, sous les traits d'un honorable bourgeois, et il parla ainsi : « Je viens d'apprendre un moyen de ravoir le feu, mais il est assez rigoureux, et le conseil devra user de toute son influence pour l'appliquer. » Tous le prièrent aussitôt de parler, promettant de suivre ses instructions. Alors, le vieillard poursuivit : « Il faut amener ici la fille qui berna le jeune homme dans le panier ; elle seule est cause du malheur, et seule elle peut y porter remède. » On envoya à l'instant à la maison de la jeune fille, et malgré ses résistances on la conduisit sur le marché. Le vieillard ordonna ensuite d'apporter une table, et des flambeaux en tel nombre que chaque bourgeois reçût le sien. Cela fait, il enjoignit à la jeune fille de se déshabiller et de monter sur la table : à peine eut-elle obéi, qu'une flamme jaillit de son dos, à laquelle tous les bourgeois vinrent allumer leur flambeau. L'opération dura des heures, mais il n'en pouvait être autrement, car un flambeau ne s'allumait pas à l'autre, mais seulement au dos de la jeune fille, – ce qui n'allait pas sans de grands rires.
Cette dernière scène se trouvait sculptée sur la façade latérale de la maison, donnant rue des Chats.
Une survivance bien nette quoique adaptée
L’identité de structure entre la légende flamande et l’histoire du Virgile médiéval est telle qu’on se trouve, sans le moindre doute, devant une survivance, adaptée bien sûr, mais nette, des épisodes du « Virgile berné et vengé ». L’ancrage local est très marqué, mais il n’y a pas de référence temporelle, sinon que l’histoire se passait à l’époque bénie où les sorciers, même s’ils commandaient encore à des légions de diables, ne pouvaient plus tourmenter les bons chrétiens. Aucun des participants ne porte un nom ; les rôles toutefois sont conservés : l’amoureux assoté, la jeune fille qui le ridiculise à l’aide du panier, le magicien qui éteint les feux et impose « le remède » qui les rallumera. Comme différences importantes par rapport aux versions classiques, on notera que l’amoureux et le magicien sont ici des personnages différents (un brave garçon d'Audenarde ne pouvait pas être un magicien) et que la punition est sérieusement adoucie, du moins dans la description qui en est donnée : c’est simplement « au dos » de la dame que les bourgeois viennent allumer leurs flambeaux.
Il est difficile de déterminer quelle version ancienne précise aurait pu servir de modèle. La réunion des magistrats et leurs délibérations, l’intervention d’un vieillard venu apporter la solution, la promesse des magistrats de se conformer à ses prescriptions, si dures puissent-elles être, tout cela fait songer – mais songer simplement – à certains éléments de la Weltchronik de Jans Enikel, des Chroniques de Jerahme’el, voire du Virgilessrímur. On ne peut cependant rien en tirer de précis.
Comme le notait Ernest Closson sans fournir d’illustrations, cette légende locale d’Audenarde peut être mise en rapport avec des représentations iconographiques. Dans un numéro des FEC, Marie-Paule Loicq, images à l’appui, renvoyait à une étude de L. Maeterlinck (Le genre satirique, fantastique et licencieux dans la sculpture flamande et wallonne, Paris, 1910, p. 109 et 117-120), en écrivant que le motif de la punition très particulière de la dame pouvait encore être vu « au début du XIXe siècle, à Audenarde et à Courtrai, dans des maisons du XVIe siècle conservant des selles de poutres sculptées ou des culs-de-lampe ».
Ernest Closson a retrouvé la maison à laquelle la légende faisait allusion : « Ce bâtiment, écrit-il, est situé au n° 35 de la rue Basse, près de la rue des Chats. » Il a interrogé les personnes qui habitaient alors l’immeuble. Elles se souvenaient « avoir entendu parler naguère de bas-reliefs qui ornaient toute la façade, dans l’intervalle des fenêtres ». Et elles ajoutaient que « la dernière comtesse Vander Meere les avait fait enlever et détruire, il y a quelque cent ans, ‘à cause de l’inconvenance de certaines d’entre elles’ » (p. 179).
Le livret de Ernst von Wolzogen
Mais tout cela ne nous dit rien du scénario exact du Feuersnot de Richard Strauss. Comme nous n’avons pas eu accès au livret, nous ne pouvons que le présenter en reprenant les mots de Ernest Closson :
« La scène est à Munich, le soir du solstice d’été ; le feu de la Saint-Jean flambe. L’amoureux et le nécromant sont réunis en un seul personnage, l’ébéniste Conrad, épris de la fille du bourgmestre, Diemut. Les épisodes caractéristiques du panier et de l’extinction des feux sont fidèlement conservés. Le dénouement rabelaisien de la légende est ainsi modifié : Diemut, convaincue d’avoir causé la catastrophe et pressée par le peuple en détresse, a enfin reçu Conrad dans sa chambrette et se donne à lui, – ce qui se manifeste allégoriquement par une lumière brillant tout à coup derrière la fenêtre : et aussitôt le feu de reparaître spontanément dans toute la ville. L’amour a rallumé le feu qu’éteignit le refus. » (p. 163)
L’auteur du livret a donc évité la dissociation que la légende flamande introduisait entre le personnage de l’amoureux et celui du magicien, tout comme il a profondément modifié le dénouement, jugé trop « rabelaisien », selon Ernest Closson. La dernière comtesse Vander Meere avait qualifié d’« inconvenants » les bas-reliefs qui décoraient sa façade. Après cette adaptation, le thème de l’opéra pouvait sans difficulté être interprété, ce qu’il fut par une certaine critique, comme une parodie de l’idée wagnérienne de « la rédemption par l’amour ». Le Virgile médiéval était loin !
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