FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 23- janvier-juin 2012


Le Virgile de Jean d’Outremeuse :

le panier et la vengeance (VII)


L'Image du Monde, Renart le Contrefait et Le Livre du Chevalier Errant

 

par

 

Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet

 

 

Quittons l’Islande, sa poésie et ses curieux jeux de forge pour retrouver le monde francophone, avec trois œuvres en vers, qui ont utilisé à des fins moralisatrices les épisodes qui nous retiennent. Il s'agit d'abord d'une encyclopédie.

 

7. L’Image du monde de Gossuin de Metz (milieu du XIIIe siècle)

L’Image du Monde est en effet une encyclopédie, comme il y en exista beaucoup au XIIIe siècle, mais sa particularité est d’abord d’avoir rompu avec le latin pour adopter la langue vulgaire, fondant ainsi le genre de l’ « encyclopédisme vulgaire », ensuite d’avoir connu une très grande fortune au Moyen Âge, jusqu’au XVe siècle. L’auteur vise en fait « à élaborer un programme d’instruction qui puisse adapter le savoir traditionnel clérical à un nouveau public » (S. Centili), un public laïc, non scolarisé et essentiellement chevaleresque. C’est « l’un des textes les plus répandus au Moyen Âge » (S. Centili).

 « Les sujets abordés peuvent être répartis en trois noyaux principaux : l’histoire des clercs et les vies des doctes du passé ; la description du monde sublunaire (géographie et météorologie) ; l’astronomie. » (S. Centili).

Écrite en vieux français au milieu du XIIIe siècle, elle se présente en quatre rédactions principales, trois en vers (98 témoins conservés) et une en prose.

La rédaction A (6600 octosyllabes et une table des matières en prose), datée de 1246, est généralement attribuée à Gossuin de Metz, sur lequel on ne possède guère d’informations. C’est la rédaction originale où la matière est répartie en trois livres. La rédaction B, postérieure à 1248, en est une version remaniée et augmentée, de quelque 11000 octosyllabes, distribués cette fois sur deux livres. L’intervention s’est faite en profondeur : « sur la structure, sur la disposition des matières et sur le contenu ». Sa paternité est discutée (soit Gossuin lui-même, soit un certain Gauthier, également de Metz). La troisième rédaction en vers (rédaction H), attestée par un seul et unique manuscrit, pourrait n’être « qu’un état primitif de la rédaction B ».

Pour sa part, la version en prose (rédaction P) est un « dérimage particulièrement fidèle » de la rédaction A, dont elle reproduit « exactement la structure et le contenu ». Lorsque O.H. Prior l’édita en 1913, il en connaissait huit manuscrits. Il attribuait le dérimage à Gossuin lui-même. On voit donc que l’ensemble des rédactions pourrait être de la main d’un seul et même auteur.

Une traduction anglaise (Mirrour of the World) a été effectuée en 1480 par Caxton sur un manuscrit français écrit à Bruges en 1464. Cette traduction fut imprimée une première fois à Londres en 1480 et une seconde fois dix ans plus tard, preuve supplémentaire du succès de ce traité (on a conservé 33 exemplaires de la première édition et 19 de la seconde). Elle fut également éditée par O.H. Prior en 1913. Pour ce savant, le manuscrit brugeois sur lequel avait été établie la traduction anglaise appartient à la version en prose : il se trouve aujourd’hui à Londres. Outre cette traduction anglaise, on connaît une version de L’Image du Monde en judéo-allemand et deux en hébreu.

Le nombre extrêmement important des témoins explique qu’une édition critique des rédactions en vers de L’Image du Monde fasse encore défaut. Il semble toutefois que Sara Centili et Thomas Städtler travaillent à sa préparation.

*

Si nous nous sommes attardé sur le contenu et l’importance de cette œuvre, c’est qu’elle fait une place relativement importante à Virgile, qui y apparaît – on songera à Jean d’Outremeuse – comme prophète chrétien et comme magicien.

Ces deux aspects seront discutés ailleurs d’une manière plus systématique. Et en ce qui concerne le magicien, on dira simplement que si les réalisations merveilleuses de Virgile ont trouvé place dans L’Image du Monde, c’est parce qu’elles sont liées à l’astronomie et aux arts libéraux, dont ce personnage était censé avoir une connaissance approfondie. Parmi la dizaine de merveilles qui lui sont attribuées – et qui figurent aussi chez Jean d'Outremeuse –, nous n’en retiendrons qu’une, en rapport avec notre sujet : elle concerne l’extinction des feux de Rome. C’est une des attestations les plus anciennes que nous possédions.

Voici d’abord la présentation en vers de la rédaction A. Elle figure au chapitre XI du troisième livre, intitulé Des merveilles que Virgiles fist par astronomie (la numérotation des vers est celle de Comparetti-Pasquali) :

 

En une cité faillir fist  

 

Dans une ville, dit-on aussi,

Tout le feu, ausi com on dist,

 

il fit s’éteindre tout le feu ;

Que nus point avoir n'en pooit 

 

et nul ne pouvait en avoir

Se la chandoile n'alumoit 

 

s’il n’allumait sa chandelle

A la naissance d'une femme,    

45   

là où la femme enfante,

  [ou entre les nages d’une femme] 

 

  [ou entre les fesses d’une femme]

Fille d'emperëor, mout dame, 

 

Elle était fille d’empereur, dame noble,

  [ou fille d’empereor et dame] 

 

 [ou fille d’empereur et dame]

Qui li ot fet aucun anui ; 

 

qui lui avait fait un affront.

Ne cil ne pooit a autrui 

 

On ne pouvait point donner

Point doner, ains lor couvenoit 

 

de ce feu à un autre, mais il fallait

Chascun feu prendre la endroit ; 

50  

que chacun le prenne directement là.

Et a cele pas n'abeli :

 

Et cela n’a pas plu à la femme.

Ensi se vancha cil de li. 

 

C’est ainsi qu’il se vengea d’elle.

           

Voici ensuite le texte de la rédaction en prose, dans l’édition O.H. Prior (1913, p. 184, F° 118 b-c). Il permettra au lecteur de noter l’étroite correspondance entre la version rimée et la version dérimée :

Si fist le feu faillir en une cité, que nus n’en pooit point avoir, se il n’alumoit la chandoile a la naissance d’une fame. Et estoit cele fame fille d’empereür et grant dame. Car ele li avoit fait aucun anui. Ne cil qui le prenoit n’en pooit point donner a autre, ainz couvenoit que chascuns preïst feu la tout droit ou li premiers l’avoit pris. Et ainsi se vencha il de cele qui annui li avoit fait.

Comme on le voit, il n’est question que de la vengeance, mais le mot anui (terme assez général, connotant l’idée d’une souffrance physique ou morale) qui, des deux côtés, l'explique peut difficilement renvoyer à autre chose qu’à l’épisode du panier. Ce dernier n’est donc pas traité explicitement ici, mais on peut comprendre que le rédacteur ait estimé ne pouvoir porter au nombre des merveilles virgiliennes le fait qu’il soit resté suspendu dans son panier des heures durant, à mi-hauteur d’un mur, victime de la fourberie d’une femme et exposé à la moquerie populaire. Le caractère allusif du texte implique toutefois que l’histoire complète – panier et vengeance – était bien connue dès le milieu du XIIIe siècle.

Sur le plan du contenu narratif, le récit de l’épisode, tel qu'il est repris ici, s’en tient très strictement au schéma de base, et aucune perspective morale ne le traverse. Ce n’est qu’à la fin du chapitre, après la présentation des différentes merveilles, qu’est tirée ce qu’on n’ose à peine appeler la leçon. Elle surprend d’ailleurs quelque peu le lecteur moderne. En un mot, le rédacteur insiste sur la possibilité, pour ceux qui maîtrisent les sept arts libéraux et surtout l’astronomie, de réaliser des choses que les ignorants jugeraient impossibles. On a comme l’impression que Gossuin de Metz est bien près de croire à la réalité des merveilles qu’il vient de décrire. Dans la rédaction en prose, la conclusion commence ainsi :

Moult fist Virgiles de granz merveilles que les genz tendoient a bourdes se il les ooient [entendaient] raconter. Car il ne porroient penser ne cuider [croire] c’uns autres seüst [sache] chose faire dont il ne sevent riens. (éd. Prior, 1913, p. 186)

*

Comme nous l’avons dit plus haut, nous retrouverons L’Image du Monde lorsque nous traiterons du Virgile « prophète du christianisme » et que nous examinerons systématiquement les listes de merveilles virgiliennes dans la littérature médiévale.

 

Texte de la rédaction A : Comparetti-Pasquali, Virgilio, t. II, 1941, p. 180 ; Enciclopedia Virgiliana, t. V, 2, 1981, p. 478-479, n° 322. Le lecteur qui souhaiterait consulter un manuscrit de la rédaction A peut utiliser la numérisation sur Gallica du manuscrit de Paris Fr. 2174. Il trouvera le récit de l’épisode de la vengeance au Folio 22 v°, dans un texte légèrement différent de celui de Comparetti-Pasquali. Mais cela n’a rien d’étonnant : il y a 73 témoins de cette rédaction A.

Texte de la rédaction en prose : L'Image du Monde de maître Gossouin, rédaction en prose. Texte du manuscrit de la Bibliothèque nationale, fonds français n° 574, avec corrections d'après d'autres manuscrits, notes et introduction, par O.H. Prior, Lausanne, 1913, 216 p. Intégralement accessible sur la Toile.

Texte de la traduction de Caxton (1480) : Caxton's Mirrour of the world, edited by O. H. Prior, Londres, 1966, 192 p. (Early English Text Society. Extra Series, 110) : réimpression de l’édition de 1913.

Généralités : S. Centili, La tradition manuscrite de l’Image du monde. Fortune et diffusion d’une encyclopédie du XIIIe siècle, Paris, 2005 (Diplôme d'archiviste paléographe. École nationale des chartes) dont un excellent résumé est accessible sur la Toile. Notre texte de présentation est inspiré de ce résumé (les passages entre guillemets) ainsi que des introductions des deux éditions de O.H. Prior, citées ci-dessus. Le site Arlima fournit aussi beaucoup d’informations, notamment bibliographiques, sur l’Image du Monde.

 

Pour l’instant, deux textes postérieurs vont retenir notre attention. L’un, du début du XIVe siècle, est tiré du Renart le Contrefait ; l’autre, de l’extrême fin du XIVe, provient du Livre du Chevalier Errant, de Thomas, Marquis de Saluce.

 

 

8. Renart le Contrefait (début du XIVe siècle)

            Le Roman de Renart, qui connut au moyen âge un grand succès littéraire, inspira directement plusieurs œuvres. Renart le Contrefait (c’est-à-dire L’Imité) en fut la dernière mouture. Ses huit branches existent en deux rédactions, composées, la première entre 1319 et 1322, la seconde un peu plus tard. Elles semblent avoir le même auteur, qui pourrait être un clerc de la région de Troyes, lequel se dissimule derrière le personnage de Renart pour lancer une virulente critique contre la société de son époque.

            Virgile est cité dans l’oeuvre à plusieurs endroits, mais le passage le plus intéressant pour nous apparaît dans la quatrième branche de la seconde rédaction, essentiellement aux vers 29.331-29.462 et 29.493-29.534. C’est l’histoire du « con de feu », pour reprendre les termes de Margherita Lecco, dans un article récent, où elle souligne (p. 139-140) entre autres que l’auteur avait des raisons personnelles d’en vouloir aux femmes. Une aventure féminine l’avait en effet obligé à quitter l’état ecclésiastique, ce qui expliquerait la virulence du propos et les perspectives morales nettement affichées. Mais venons-en au texte.

            Renart, s’adressant à son fils, recommande de toujours bien réfléchir aux paroles qu’on vous adresse et surtout de ne pas les interpréter en fonction de ce que l’on souhaite ou ce que l’on espère : 

 

Gardés vous bien de tourner

Et ses paroles et ses ditz

A vo vouloir, a vos desdis

n’a vostre delectacion (29.336-339).

 

Il faut toujours interpréter (gloser) correctement ce qui se dit ou est écrit :

 

Prenez la texte et puis la glose (29.334).

 

Ce propos va être illustré par l’exemple de Virgile, qui, malgré toute sa sagesse, mal glosa (29.357). C‘était pourtant un savant éminent et réputé : on ne trouvait nulle part, en aucune ville :

 

Si sage clerc ne si sciant

Si soubtil ne si cler veant (= clairvoyant) (29.353-29.354).

 

Et pour prouver la science éminente de ce savant, le poète évoque une série de réalisations merveilleuses qu’on lui attribue et que nous aurons à examiner ailleurs, car elles sont présentées dans Ly Myreur : des conduites pour amener le vin grec de Naples à Rome, un pont d’air sur l’eau, une mouche d’airain, un cheval guérisseur, un miroir magique pour surveiller les abords de Rome (29.372-29.400).

 

Mainte grant chose faire osa

Or oyez comment mal gloza (29.401-29.402).

 

Vient alors le récit – très conforme au schéma de base – des amours de Virgile et d’une dame du paÿs (29.403), dont Virgile tombe amoureux, tant qu’il en pert la contenance (29.408).

 

Celle dame est de grant atour

Et demouroit en une tour

Qui fut plus haute de (= que) dix lances (29.409-29.411).

 

Virgile lui fait connaître ses sentiments et, en échange de son amour, lui propose tout ce qu’elle veut :

 

                        Richesses

Terriennetés et noblesses,

Tant l’en donroit, a dire voir (= vrai),

Que elle en bien voulroit avoir (29.417-29.420).

 

            Mais cette dame a le mensonge au cœur (le coeur faintis). Elle lui fait savoir par malvais tour qu’elle accepte son amour et qu’elle l’aimerait à son tour. Puis elle lui propose de venir la rejoindre la nuit dans sa tour à l’aide d’une corbeille qui serait hissée à la hauteur de sa chambre :

 

Une corbeille descendroit,

Et Virgille ens se metteroit.

 

Virgile se laisse prendre à sa proposition, sans réfléchir :

 

Cil ne pensa, ne se glosa,

Tant a celle dame pensa (29.439-29.440).

 

Il s’installe dans la corbeille, qui commence son ascension mais s’arrête à mi-hauteur : Virgile est bloqué, incapable de monter ou de descendre :

 

Adont illec fut atacquié (= attaché)

Qu’il ne pot monter n’avaller (= descendre) (29.448-29.449).

 

Il reste là jusqu’au lendemain midi, ce qui donne au peuple l’occasion de contempler le spectacle. Les gens se disent les uns aux autres :

 

« Vezey grant merveille !

Vëez Virgille en la corbeille ! » (29.455-29.456).

 

            Suivent les réflexions moralisatrices de l’auteur (29.463-29.490), qui veut montrer que Virgile, s’il avait un tant soit peu réfléchi au sens précis des mots prononcés, ne se serait pas mis dans cette situation pénible.

 

Mais mal la parole retint

Entre monter et parmonter (29.470-29.471) .

 

Il a entendu le mot monter qu’il a interprété comme parmonter, lequel veut dire « monter jusqu’au bout ».

 

Par peu penser fu decheü                                    (= Faute de penser, il perdit son prestige)

Cil qui fu tant sage sceü (29.475-29.476)            (celui qui passait pour si sage).

 

Virgile, ainsi berné, n’a plus que la vengeance en tête. Ce que le poète exprime d’une manière assez crue :

 

Et dit jamais ne s’ara (= n’ira) chier,

Se de ce ne se poeut vengier (29.497-29.498).

 

Le récit de la vengeance n’apporte rien de bien nouveau, sinon la saveur et la verdeur du style :

 

Lors fist qu'en toute la cité

De dis lieuées tout a point

Il ne demoura de feu point ;

Alors il fit que dans toute la cité,

À dix lieues tout autour,

Il ne reste plus de feu.

Tout fust estaint sans detrïer  (29.505)

Lors fist par ung varlet crïer :

Qui du feu voulroit acquerir

Le voit a tel dame querir : 

Entre ses jambes en ara,

Tout fut éteint sans délai.

Il fit alors crier par un valet :

Que celui qui voudrait s'en procurer

Aille le chercher à telle dame.

Il en aura entre ses jambes,

Ne ailleurs n'en recouvera.  (29.510)

Nul ne sceust ailleurs feu trouver.

Qui dont veÿst la gent ouvrer,

Tantost fu celle tour brisée

Et celle grant dame escourssée.

Nulle part ailleurs on n'en trouvera

Nul ne sut trouver du feu ailleurs.

Alors on vit les gens se mettre au travail;

Aussitôt fut cette tour brisée

Et cette grande dame retroussée.

Droit en my la ville fu mise  (29.515)

Et en ung hault lieu fu asize.

Illec chascun son con tenoit

Et chascun du feu y prenoit ;

A son con chandeilles metoient

Elle fut installée au milieu de la ville

Et assise en un lieu élevé.

Là, chacun tenait son con

et chacun y prenait du feu.

Ils  mettaient les chandelles à son con

Et a son con les alumoient,  (29.520)

Et cil qui alumé avoit

A aultrui aidier n'en pooit.

Il n'en pooit aidier nullui,

N'en avoit mestier que a lui.

Et ils les allumaient à son con.

Et celui qui avait une chandelle allumée

Ne pouvait aider personne.

Il ne pouvait aider personne,

Seul lui pouvait l'utiliser.

Celle fu illec ordonnée  (29.525)

Tout le jour de la matinée

Jusquez il fut la nuit obscure,

Toute nue sans couverture.

Toutes jour chandeilles boutoient

Elle fut obligée de rester là

Toute la journée depuis la matinée

Jusqu'à ce qu'il fut nuit noire,

Toute nue sans couverture.

Toute la journée, ils y mettaient des chandelles

Et toute jour les alumoient  (29.530) .

Et toute la journée, ils les allumaient.

 

Fondamentalement le récit des deux épisodes ne fait que reprendre le schéma de base, sans apporter de motifs narratifs particuliers : aucune intervention de l’empereur ou d’un organisme officiel ; aucune délégation venue trouver Virgile pour lui demander conseil ; aucun mari jouant un rôle, positif ou négatif ; aucune discussion, aucun discours. Nous sommes loin des récits beaucoup plus circonstanciés de Jans Enikel ou de Jerahme’el. L’insistance est mise sur la leçon morale à tirer.

D’ailleurs, une fois terminée l’histoire du Virgile berné puis vengé, l’auteur poursuit ses réflexions moralisatrices (29.531-29.592) sur le thème : « la grande science de Virgile ne l’a pas empêché de se tromper », en introduisant un second exemple (29.593-29.650). C’est celui de la tête d’airain, autre merveille mise au crédit de la science de Virgile et qui figure aussi dans Ly Myreur. Cette tête magique répondait à toutes les questions, mais quand le sage l’interrogea sur sa propre mort, sa réponse fut mal interprétée, ce qui eut pour Virgile des conséquences désastreuses :

S’il eust glosé sagement […]

Ja si trestot mort il ne fust (29.642 et 29. 646).

De cette tête aussi et des conséquences désastreuses de la mauvaise interprétation de l'oracle par Virgile, nous aurons à reparler dans un autre chapitre.

 

*Texte : Le Roman de Renart le Contrefait, publié par Gaston Raynaud et Henri Lemaitre, Paris, 2 vol., 1914 ; Comparetti-Pasquali, Virgilio, t. II, 1941, p. 187-190.

*Littérature : en général, J. Flinn, Le Roman de Renart dans la littérature française et dans les littératures étrangères au Moyen Âge, Paris, 1963, p. 364-441 ; pour le passage en cause ici : Margherita Lecco, Virgilio e la vendetta del « con » di fuoco (Renart le Contrefait, vv. 29403-29534), dans L’immagine riflessa, t. 14, 2005, p. 137-152 : cet article (riche en références bibliographiques) est fort intéressant pour la mise en contexte du passage, non seulement dans le roman mais surtout en ce qui concerne l’évolution pluriséculaire du motif liant le feu et les organes reproducteurs à la thématique de la fertilité. Il n’apporte par contre pas grand-chose pour l’histoire de l’épisode de la vengeance de Virgile en tant que tel. Son utilisation des données de Comparetti-Pasquali laisse même à désirer.

 

 

8bis. Le livre du Chevalier Errant de Thomas III, Marquis de Saluce (1394-1396)

Thomas III de Saluces (1356-1416), appelé aussi Tommaso III di Saluzzo ou Thomas de Vasto ou Thomas d'Aleran, était marquis de Saluzzo. Partisan pour son marquisat d’une politique profrançaise aux antipodes de celle défendue par le duc du Piémont. C’était un homme de grande culture. On lui doit un texte qui compte parmi les plus importants de la chevalerie médiévale, intitulé Le Chevalier Errant et probablement écrit entre 1394 et 1396 lorsqu'il fut incarcéré à Turin pour ses idées politiques. Dans cette œuvre écrite en moyen français et mêlant les vers et la prose, il vise à présenter une allégorie de la vie, à travers le voyage d'un chevalier anonyme dans les mondes d'Amour, de Fortune et de Connaissance. L'ouvrage, connu essentiellement  aujourd'hui  par deux manuscrits (un à Paris, l'autre à Turin) eut une forte influence sur la culture italienne de l'époque. (d’après Wikipédia et Arlima)

 

* Parmi les éditions modernes : M.J. Ward, A Critical Edition of Thomas III, Marquis of Saluzzo's "Le Livre du Chevalier Errant", Ph.D., University of North Carolina, Chapel Hill, 1984, cxciii + 1244 p. – Thomas d'Aleran, Le chevalier errant, éd. par D. Chaubet, Moncalieri [Turin], Centro interuniversitario di ricerche per il viaggio in Italia, 2001, 419 p. [Texte moyen-français transcrit en français moderne. Numéro thématique de : Cahiers de civilisation alpine - Quaderni di civiltà alpina, n° 15] – Tommaso III di Saluzzo, Il Libro del Cavaliere Errante (BnF ms. fr. 12559), éd. M. Piccat et L. Ramello, avec une traduction italienne d'E. Martinengo, Boves, Araba Fenice, 2008, 1071 p. – Thomas d’Aleran, Le Livre du Chevalier Errant, éd. R. Fajen, Wiesbaden, Reichert (annoncé).

* Une importante étude de référence : R. Fajen, Die Lanze und die Feder. Untersuchungen zum Livre du Chevalier errant von Thomas III, Markgraf von Saluzzo, Wiesbaden, Reichert, 2003, 316 p. (Imagines Medii Aevi. Interdisziplinäre Beiträge zur Mittelalterforschung, 15).

* Sur le rapport entre Thomas de Saluces et Gossuin de Metz dans la présentation des merveilles virgiliennes,  on verra : M.J. Ward, Another Occurrence of the Virgil Legends : Thomas III, Marquis de Saluce's "Le livre du Chevalier Errant", and Gossouin de Metz' "L'Image du Monde", dans Medioevo romanzo, t. 10, 1985, p. 371-389. On y trouve l'édition critique et l'analyse approfondie des passages où les deux auteurs présentent la légende virgilienne.

 

C'est donc M.J. Ward, le premier des éditeurs cités (cfr encadré), qui a attiré l’attention sur la présence, dans Le Livre du Chevalier Errant, de textes influencés par L’Image du Monde de Gossuin de Metz. L’un d’eux, long de quelque 150 vers octosyllabiques, propose ainsi une énumération d'une douzaine de merveilles virgiliennes, relativement proche du passage correspondant de L’Image du Monde. On se souviendra que le texte de L’Image du Monde s’attardait sur l’épisode de la vengeance en ne faisant qu’une allusion rapide à celui du panier. Le Livre du Chevalier Errant, pour sa part, rapporte les deux épisodes l’un à la suite de l’autre (vers 111-144). Les voici :

 

Une haulte femme il ama,

Celle grant amour lui monstra ;

Dont elle li va ordonner

Qu’il venist a elle parler ;

Et tout de nuit bien quoiement,  (115)

Il aima une femme de haute noblesse,

qui  lui montra un grand amour.

Elle lui fit demander

De venir lui parler,

En pleine nuit sans aucun bruit,

Car n’y pourroit aller autrement.

La fille l’empereur qui ce fu

Qui a Romme estoit la geü

Va a Virgilez ordonner

Que elle le feroit tirer   (120)

Car il ne pourrait pas la rencontrer autrement.

C'était la fille de l'empereur

qui à Rome était la geü  (la maîtresse, la gueuse ?).

Elle va signifier à Virgile

Qu'elle le ferait hisser

A une corde suz son donjon,

‘Ainsi ensemble nous seron’.

Et quant la nuit fut venue

Et les gens partis de la rue

Virgilez fist son commandement   (125)

Par une corde sur son donjon

'Ainsi serons-nous ensemble'.

Et quand la nuit fut venue

Et que les gens eurent quitté la rue,

Virgile fit ce qu'elle commandait

Car de s’avour avoir s’attent.

Et quant il fut bien hault tiréz

Ou milieu de la tour adéz,

Elle le fist la attachier

Pour a ceux de Romme regarder.   (130)

Car il espérait bénéficier de son amour.

Et quand il fut hissé bien haut

Presqu'au milieu de la tour,

Elle l'y fit attacher

Exposé aux regards des gens de Rome.

Ainsi fu Virgilez honiz

Et par ses amours malbailliz.

Mais après bien il s’en vengea

De celle qui le hony la,

Car il fist tout presentement   (135)

Ainsi Virgile fut déshonoré

Et ridiculisé pour ses amours.

Mais après il se vengea bien

de celle qui l'avait déshonoré là,

Car il fit en un instant

Qu’a Romme n’ot de feu neant,

Ne riens ne lui pouoit on porter,

Ainz failloit chascun y aller

Pour feu avoir vers celle dame

Chandoille prendre en sa game ;  (140)

Qu'à Rome il n'y eut plus un seul feu,

Et qu'on ne pouvait en amener aucun.

Ainsi chacun devait-il pour en avoir

Aller vers cette dame

Et prendre le feu en son trésor (la pierre précieuse ?) ;

L’un ne pouoit a l’autre donner ;

Ainsi y failloit chascun aller.

Ainsi fu Virgilez vengié

De celle qui l’ot si honté.

On ne pouvait pas s'en donner l'un  à l'autre ;

Aussi chacun devait-il y aller.

C'est ainsi que Virgile fut vengé

De celle qui l'avait tant mis à honte.

 

L'histoire de Virgile est placée dans la deuxième section de l'ouvrage qui se déroule dans le royaume de Dame Fortune. Cet épisode de la vie de Virgile  y est donné comme un exemplum des conséquences dommageables qu'il y a à trop faire confiance aux femmes. La Raison tente de persuader le Chevalier de ne pas être se laisser abattre par la perte d'une femme, qui peut toujours être en train de le duper. Virgile est le dernier exemple d'hommes (Salomon, Absalom, Samson et Merlin) qui furent trahis par les femmes. C'est là un thème largement traité au moyen âge.

 

Et se t'amie triché t'a

Tu ne t'en dois merveillier ja,

Car les plus vaillanz furent trichéz

Et pour leur amour ahontéz ;

Et si ton amie t'a trompé,

Tu ne dois jamais t'en étonner:

Les plus vaillants furent trompés

Et couverts de honte pour leur amour.

Et qui bien y avisera,  (155)

A telle follie n'entendra.

Et qui réfléchira bien à cela,

Ne succombera pas à telle folie.

 

La leçon morale, on le voit, est d'un autre type que celle développée dans Renart le Contrefait. On reste dans le thème médiéval des « victimes de l'amour », beaucoup plus simple et qui nous est maintenant familier.

 

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