FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 23 - janvier-juin 2012


Le Virgile de Jean d’Outremeuse :

le panier et la vengeance (XI)


Deux traces dans l’Espagne du XVe siècle : Alfonso Martínez de Toledo et le Romance de Virgilio

 

par

 

Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet

 

15. Alfonso Martínez de Toledo (XVe siècle)

            C’est d’abord le cas d’Alfonso Martínez de Toledo, un homme d’Église considéré comme le meilleur prosateur du XVe siècle espagnol. Il a laissé un traité didactico-moral connu sous plusieurs titres : Archipreste di Talavera, ou Reprobación del amor mundano ou encore El Corbacho. Cette œuvre en prose – un autre ars amandi – dénonce la luxure, le péché de la chair et du monde, et s’en prend aussi bien aux femmes lascives qu’aux hommes tentés par le fol amour.

            Dans la première partie, le chapitre XVII, intitulé Cómo los letrados pierden el saber por amor, développe le thème, classique au Moyen Âge, des grands hommes à qui l’amour fait perdre la tête. Il rassemble, d’une manière plus ou moins détaillée, les cas de Salomon, d’Aristote, de Virgile, du roi David, et – pour clôturer la liste – de Bernard de Cabrera en Sicile, un personnage historique (fin XIVe, début XVe), qui, pour avoir abusé d’une dame, fut attrapé et mis en prison. On raconte qu’en descendant avec des cordes par la fenêtre de son amante, ce Bernard fut pris dans un filet, où on le laissa enfermé jusqu’au lendemain soir sans manger ni boire, offert en spectacle à toute la ville, como Virgilio, précise l’auteur, mettant ainsi la situation critique de Bernard en rapport avec celle de Virgile, qu’il venait de décrire. Tous ces exemples sont bien entendu encadrés de considérations morales.

            Le cas de Virgile est présenté d’une manière qui nous est tout à fait familière. En voici le résumé :

 

     Virgile à Rome fut suspendu à la fenêtre d’une tour à la vue de tout le peuple romain […]. Celle qui le trompa avait imaginé, avec une vaine présomption, comment le faire et avait, avec la même présomption, réalisé son projet […]. Virgile ne la laissa pas sans la punir ; elle paya très cher ce qu’elle avait fait. En un instant, par magie, il fit s’éteindre tous les feux de Rome, et tous vinrent en reprendre chez elle ; et le feu allumé par l’un ne pouvait pas être fourni à un autre. Tous durent venir prendre du feu chez elle, dans ses parties honteuses (en ella… en su vergonço logar). C’était pour se venger sur elle du déshonneur qu’elle avait fait subir à un homme aussi sage (por vengança de la desonra que fecho avía a onbre tan sabyo).

 

            Bref, l’histoire du Virgile amoureux enfermé dans le panier était bien connue à l’époque de l’auteur et servait, comme celle d’Aristote, d’exemple de loco amor (amour fou).

 

Texte : Alfonso Martínez de Toledo, Arcipreste de Talavera o Corbacho. Edición, introducción y notas de Joaquín González Muela, Madrid, 1970 (Clásicos Castalia, 24) ; Alfonso Martínez de Toledo, Arcipreste de Talavera, a cura di Marcella Ciceri, 2 vol., Modène, 1975 (Istituto di filologia romanza dell'Università di Roma. Studi, Testi e Manuali, 3) ; Alfonso Martínez de Toledo, Arcipreste de Talavera o Corbacho. Edición de Michael Gerli, 2e éd., Madrid, 1981 (Letras hispánicas, 92). Une version numérisée intégrale existe sur le site de la Biblioteca Virtual Katharsis.

 

 

16. Le Romance de Virgilio (fin XVe siècle)

            À la fin de ce même XVe siècle, Virgile apparaît comme héros principal d’une historiette espagnole qui eut à l’époque un certain succès, puisqu’elle se retrouve aussi à Constantinople, où auraient pu l’amener des Juifs chassés d’Espagne en 1492 (cfr J.W. Spargo, Virgil, 1934, p. 56 et n. 65). Il s’agit du Romance de Virgilio.

            Ce Virgile-là est un hidalgo emprisonné par le roi pour avoir abusé d’une dame de la cour nommée Isabella. Il a été oublié, mais sept ans après l’avoir condamné, le roi se souvient de lui, décide d’aller le voir avec ses courtisans, et le trouve dans sa geôle supportant le malheur avec une patience et une résignation impressionnantes. Ses qualités frappent les spectateurs, y compris le roi, qui le gracie, et surtout Isabella, qui, apparemment, l’aime encore et veut l’épouser. « On appelle un archevêque et on les marie ».

            Le rapport entre le Virgile de cette historiette et celui de la plupart des récits médiévaux est tellement faible qu’on peut s’interroger sur les raisons d’une pareille « déperdition de matière légendaire ». Pour l’expliquer, J.W. Spargo croit à une influence de l’incise du como Virgilio dans le récit de l’Archiprêtre : le Romance de Virgilio décalquerait en fait l’histoire prêtée au Bernard de Sicile dans le Corbacho, mais l’auteur anonyme aurait changé le nom du protagoniste, Virgile étant à ses yeux susceptible de susciter plus d’intérêt que Bernard de Sicile. L’explication est indémontrable, les points de contact véritables entre les deux récits étant très ténus.

 

Texte : Romancero castellano, ó coleccion de antiguos romances populares de los españoles. Publié avec une introduction et des notes de Georges-Bernard Depping. Nouvelle édition avec les notes de Antonio Alcala-Galiano, Leipzig, 1844, t. II, n° 82, p. 202ss, que nous avons utilisé à travers Comparetti-Pasquali, Virgilio, t. II, 1941, p. 160-161. Nous n’avons pas vu le texte original. Cfr aussi Spargo, Virgil, 1934, p. 56 et n. 65.

 

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