FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 20 - juillet-décembre 2010


Poema ultimum : notes de commentaires

par

Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet


Vers : Présentation généraleTexte et traduction

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Rappelons que sauf exceptions signalées, nous avons suivi le texte latin de l'édition R. Palla - M. Corsano, Ps.-Paolino Nolano <Poema ultimum> [carmen 32]. Introduzione di Marinella Corsano e Roberto Palla. Testo critico di Roberto Palla. Traduzione e commento di Marinella Corsano, Pise, Edizioni ETS, 2003, 180 p. (Poeti Cristiani, 5). Nous nous sommes aussi très largement inspirés du commentaire qui s'y trouve.


 

Introduction (1-9)

L'auteur, un certain Antonius, impossible à identifier ‒ à moins que cet auteur ne s'adresse à un interlocuteur appelé Antoine et tout aussi impossible à identifier ‒, déclare qu'après un examen approfondi de diverses doctrines il a choisi la foi dans le Christ, comme étant la meilleure solution. Et il se propose de présenter ses réflexions en vers, à l'exemple du roi David.

v. 1. sectas. Ce terme désigne sous l'Empire aussi bien les théories philosophiques que les croyances religieuses. On le rencontre pour caractériser aussi bien la religion chrétienne que les doctrines « hérétiques ». Il n'a pas en soi de valeur péjorative.

v. 1. Antonius. Cet Antoine est impossible à identifier. Certains commentateurs modernes interprètent le mot comme un nominatif : Antonius désignerait donc l'auteur du poème ; d'autres y voient un vocatif, ce qui ferait d'Antoine le destinataire. Sur le plan linguistique, les deux positions sont défendables (cfr Corsano, 2003, p. 24-28), mais jamais dans la suite du poème l'auteur ne laisse supposer qu'il s'adresse à un seul interlocuteur (le si quaeras du v. 142 n'est pas significatif). L'oeuvre se présente plutôt comme un exposé didactique adressé en général à des lecteurs sans doute susceptibles de devenir chrétiens. Nous avons choisi de traduire : « Moi, Antoine...».

v. 4-6. leni uersu... L'auteur du Carmen ad senatorem, v. 3, justifie le recours à la forme poétique par le goût de l'interlocuteur pour les vers. Ici l'auteur invoque l'exemple des Psaumes de David.

v. 5. carmine pando. Les mss ont carmina pando. Carmine (au lieu de carmina) est une correction ancienne adoptée par R. Palla.

v. 7. pro magnis parua. Modestie ‒ fausse ? ‒ assez souvent exprimée en termes semblables chez les auteurs classiques (entre autres Virgile, Géorgiques, 4, 176 ; Horace, Épîtres, II, 1, 125 ; Ovide, Pontiques, IV, 8, 35).

v. 7-8. nos... canemus/dicentes. Passage à la 1ère pers. du pluriel, contrairement à : discussi, fateor (v. 1.), quaesiui, cucurri (v. 2), inueni (v. 3), disposui (v. 4), pando (v. 5), et dans la suite du poème : credam (v. 32), dicam (v. 51), loquar (v. 52), nescio (v. 119), loquar (v. 128), audio (v. 144), ego, adeptus, me, mihi (v. 152-156). On trouve aussi : sat erit nobis (v. 151), où le pluriel s'applique à l'auteur. Dans uidemus (v. 182) et cernimus (v. 246), le pluriel renvoie non à l'auteur, mais aux humains en général. Le passage du singulier au pluriel dans cette introduction ne révèle en tout cas rien de significatif.

v. 8. fugienda... colenda... Ce vers annonce le sujet du poème : ce qu'il faut fuir, c'est le paganisme sous toutes ses formes ; ce qu'il faut rechercher et honorer, c'est le Christ et le salut. Cfr v. 149-150.

v. 9. cum tamen in cunctis et res et causa probetur. Plusieurs traductions de ce vers ont été proposées. M. Corsano (2003, p. 61 et 97) traduit : vagliando altresì in tutte la sostanza e l'origine, donnant au verbe probare le sens de « éprouver », « apprécier » qu'il peut avoir. Son interprétation aussi semble valable : « Le poète veut dire que l'essence et l'origine de toutes les doctrines en question seront prises en considération et appréciées attentivement ».

 

Première partie : Dénonciation des doctrines et des cultes païens (10-150)

La première partie du poème est une réfutation des doctrines, croyances et cultes païens que l'auteur affirme avoir examinés en détail (sectas... omnes v. 1) et qu'il convient de fuir (fugienda v. 8).

vers 10-18 : Contre les Juifs

Le reproche essentiel fait ici aux Juifs est celui de leur ingratitude envers Dieu, puisque après en avoir reçu tant de bienfaits, ils ont versé dans l'idolâtrie.

v. 10. primo. Les Juifs sont la première secta à être critiquée.

v. 11. pharaoni ereptus iniquo. Allusion au Pharaon qui empêcha longtemps les Hébreux de sortir d'Égypte (Exode, ch. 5-12).

v. 12-13. et mare... equestres. Évocation de la traversée de la Mer rouge et de l'engloutissement des Égyptiens (Exode, ch. 14, 21-22 et 23-31).

v. 13. cum duce. Faut-il comprendre « guidé par une colonne lumineuse » (voir Exode, ch. 13, 21) ? Ou « traversa la mer avec son chef » ? Ou, si l'on place une virgule après columna plutôt que après duce, il s'agirait des Égyptiens : « les cavaliers engloutis avec leur chef ». On peut discuter sans fin. Nous avons préféré la première interprétation.

v. 14-15. On trouvera dans les chapitres 15 à 17 de l'Exode, le récit du passage dans le désert, de la manne tombant du ciel et de la fontaine jaillissant du rocher.

v. 16-18. Ces vers font allusion à l'apostasie du peuple d'Israël, illustrée par l'histoire du veau d'or, fabriqué avec les anneaux d'or des Juifs qui le considérèrent comme un nouveau dieu ; c'est cette idole que Moïse irrité brisa et brûla (cfr pour les détails Exode, ch. 32, 1-20).

vers 19-31 : Contre les païens : critique de l'idolâtrie, des rites sacrificiels et de l'haruspicine

v. 19-23. Des Hébreux idolâtres, l'auteur passe aux païens qui eux aussi se construisent des idoles. Les auteurs chrétiens rappellent souvent cette interdiction biblique de fabriquer et d'adorer des idoles (voir Corsano, 2003, p.100).

v. 19. paganus. C'est au cours du IVème siècle que le terme paganus a pris le sens de « païen » ou « gentil » que nous lui connaissons. À l'origine, il signifiait simplement « paysan », « villageois ».

v. 20. Ce vers ironique souligne l'absurdité de celui qui fabrique un objet qu'il devra craindre.

v. 21-23. Faire des idoles en des matériaux qu'on réutilisera. Corsano, 2003, p. 100, renvoie à des textes d'écrivains chrétiens illustrant ce thème courant dans la polémique antipaïenne.

v. 24-26. Mise en cause des sacrifices sanglants et de l'haruspicine. Le thème est bien présent dans le Carmen contra paganos (cfr les  notes aux vers 35ss.)

v. 27-31. Ces vers font écho aux v. 19-26, dont ils sont une sorte de conclusion. Ils insistent sur la stupidité blâmable (stultum... notandum v. 27) de ce comportement, et sur l'audace incohérente de la créature qui donne une forme matérielle à son créateur (v. 29-31).

 

vers 32-51 : Contre les philosophes

Ces vers s'en prennent aux philosophes, dont trois catégories seront citées à titre d'exemples : les Cyniques, les Platoniciens, les « Physiciens » (ou philosophes de la nature). L'auteur met l'accent essentiellement sur leur manque de raison et la vanité de leur sagesse, sur leurs discussions inconsistantes, sur leur genre de vie frustre et leur ingratitude à l'égard des bienfaits de Dieu.

v. 32-33. Philosophos... qui ratione carent. C'est un comble pour des philosophes ! Ce reproche semble assez répandu chez les auteurs chrétiens. Cfr par exemple le Carmen ad senatorem, v. 51 : Sapientia non placet alta, et v. 63 : sic nimium sapere stultum facit.

v. 34. Cynici. Les philosophes Cyniques étaient les adeptes de Diogène de Sinope (IVème siècle av. J.-C.), le fondateur de la secte, encore que certains en rapportent l'origine à Antisthène d'Athènes, qui fut le maître de Diogène ou qui l'influença. Quoi qu'il en soit, pour Diogène, le bonheur consistait à satisfaire uniquement les besoins naturels de la manière la plus simple et la moins coûteuse ; il rejetait aussi toutes les conventions. Devenu une figure légendaire, il suscita beaucoup de critiques et fut la source de nombreuses anecdotes qui ont traversé le temps. Les pères de l'Église reprirent les critiques déjà émises par les penseurs païens. Le surnom ὁ κύων (qui veut dire en grec « le chien ») donné à Diogène aurait valu son nom à la secte (les Cyniques), et la réputation de vivre comme des chiens. Selon une autre tradition, le nom dériverait du Cynosargès, un gymnase où les adeptes se réunissaient (cfr Corsano, 2003, p. 104).

v. 35-39. sectantes incerti dogma Platonis... Ces vers visent les héritiers de la pensée platonicienne, qui ne semblent guère caractérisés ici que par une sorte de scepticisme universel. Le passage viserait-il les philosophes de l'Académie ? Ou les néo-platoniciens (Plotin, Porphyre, Jamblique) ? C'est loin d'être clair. Pour un commentaire approfondi sur tout ce passage, on verra Corsano, 2003, p. 104-107. Quoi qu'il en soit, le contraste est frappant entre l'incertitude des doctrines dérivées de Platon et l'assurance inébranlable que l'auteur affirme avoir découverte dans la vraie foi.

v. 40-41. Physici, naturae nomine dicti / quos antiqua iuuat rudis atque incondita uita. Le terme de « Physiciens », dérivé du grec φύσις, qui veut dire la « nature », désigne généralement ceux que nous appelons aussi les « Présocratiques ». Mais ils ne se distinguent pas spécialement par un genre de vie austère et anticonformiste. Leur évocation ici semble plutôt se référer aux « Cyniques », dont il a été fait mention plus haut. On a l'impression que l'auteur du poème ne connaît pas les systèmes philosophiques de l'antiquité aussi bien qu'il voudrait le faire croire à ses lecteurs (v. 1 et 2 notamment).

v. 42-48. C'est une des nombreuses anecdotes rapportées à Diogène de Sinope (cfr la note au v. 34).

v. 49-51. Les vers qui blâment les philosophes de refuser de jouir des bontés de Dieu et en particulier le v. 51 (ingratique deo quae praestitit ille recusant) peuvent être rapprochés des vers 10-18, où l'auteur reprochait aux Juifs leur ingratitude à l'égard de Dieu qui les avait pourtant comblés de tant de bienfaits (v. 16 : post haec ipse deum praestantem tanta negauit).

 

vers 52-112. Critiques contre Jupiter, avec digressions concernant Janus, Cybèle, et Saturne

vers 52-64 : Immoralité de Jupiter

À tout seigneur tout honneur, Jupiter ouvre la voie, avec son épouse et ses proches. On retrouve dans la critique de l'auteur chrétien les τόποι habituels de la polémique antipaïenne (cfr par exemple le Carmen contra paganos v. 9-16).

v. 53. Capitolia. Au pluriel sans doute pour des raisons métriques, le terme désigne le temple, à Rome, de la Triade Capitoline (Jupiter, Junon et Minerve). C'est le Capitolia celsa Tonantis du Carmen contra paganos (v. 2).

v. 54-56. uxor et sororem... Dans la mythologie grecque, Zeus et Héra étaient frère et sœur, et en même temps, ils étaient mariés l'un à l'autre (cfr Carmen contra paganos, v. 4). Sur le reproche d'inceste cher aux pères de l'Église, voir A. Bartalucci, Carmen, 1998, p. 90. Pour la citation de Virgile, voir Énéide, 1, 47, où Junon elle-même revendique le titre de sœur et d'épouse, mais dans un tout autre contexte.

v. 57. natam... fratri... Un autre comportement scandaleux souvent reproché par les auteurs chrétiens à Jupiter est d'avoir, sous la forme d'un serpent, violé Corè/Perséphone (la fille qu'il avait eue de Cérès/Déméter), puis de l'avoir donnée comme épouse à son frère Hadès. Sur ce viol de Coré par Zeus, les textes chrétiens sont formels. Qu'on en juge par le jugement péremptoire de Firmicus Maternus (De l'erreur des religions païennes, 12, 4) : « Ceux qui ont envie de commettre un inceste n'ont qu'à prendre Jupiter pour modèle : il a couché avec sa mère, épousé sa sœur et, pour mettre le comble au crime d'inceste, attenté même à sa fille avec l'instinct d'un suborneur ! » ou encore par le texte de Clément d'Alexandrie (Protreptique, 16, 1) évoquant les amours successives de Zeus avec la mère et la fille : « Déméter est enceinte, Coré grandit et plus tard ce même Zeus qui l'a engendrée couche avec sa propre fille ». Il faut cependant faire remarquer que ce viol de la fille par son père n'est apparemment pas un trait appartenant à la tradition classique. Les textes d'Hygin (Fables, 146, 1) ou d'Ovide (Métamorphoses, 6, 114) pour ne citer qu'eux n'en parlent pas. Les païens ne semblent pourtant pas avoir eu de scrupules à « charger » Zeus/Jupiter, mais les chrétiens apparemment « en ont remis ». Sur cette question, cfr Corsano, 2003, p. 109, qui ne semble pas réaliser que ce nouveau crime est un ajout d'origine chrétienne.

v. 58-59. propriam uariasse figuram... Les métamorphoses de Jupiter/Zeus sont très connues et largement citées dans la mythologie gréco-romaine. Les auteurs chrétiens ont utilisé ces récits pour souligner l'immoralité flagrante du roi des dieux. Le Carmen contra paganos, v. 9-12, contient également des allusions aux transformations de Jupiter en cygne, en or, en taureau.

v. 59. serpens... taurus... cygnus et aurum. Quelques exemples des multiples métamorphoses de Jupiter : en serpent, pour s'approcher de Corè (v. 56) ; en taureau, pour enlever Europe ; en cygne, pour approcher Léda ; en or, pour séduire Danaé.

v. 59. aurum. Les mss ont abro, qui a été corrigé de diverses manières. La présente conjecture aurum avait déjà été proposée, sans grand succès, par Muratori dans son editio princeps. Elle est reprise, avec réserve, par Palla, Poema ultimum, 1998, p. 425ss, et Corsano, 2003, p. 110.

v. 60. qualis fuit indicat... « Le fait que Jupiter se transforme ainsi pour satisfaire ses appétits sexuels révèle sa nature de vicieux dépravé. » (Corsano, 2003, p. 110)

v. 62-63. aquilam... pueri nefandos... amplexus. Allusion au rapt de Ganymède (par exemple Ovide, Métamorphoses, 10, 155-162), présenté comme le sommet de la turpitude de Jupiter, l'homosexualité étant particulièrement blâmable aux yeux des auteurs chrétiens.

vers 64-67 : Conclusion et transition

v. 64-67. Ces vers servent d'abord de conclusion à la première salve de reproches adressés à Jupiter : c'est une véritable atteinte à la raison (v. 65) de voir que dans les sacrifices on invoque un être à la moralité aussi dépravée sous le nom de Optimus (« le très bon, le meilleur) ! ». Nombreux sont les textes des auteurs chrétiens qui soulignent avec ironie le contraste entre l'épiclèse de Jupiter et ses dépravations (cfr Corsano, 2003, p. 111-112). Mais l'évocation des sacrifices et donc des prières rituelles a probablement attiré l'attention de l'auteur sur un autre élément : Jupiter n'est pas seulement dit Optimus mais aussi Maximus (« le plus grand »). Or, dans certaines prières, Jupiter est invoqué en second lieu, après Janus (v. 67). Puisque Jupiter est dans certaines prières du rituel romain subordonné à Janus, il ne peut donc pas aux yeux de l'auteur du poème être « aussi grand que cela », nouvelle atteinte bien sûr à la raison. On est donc en présence d'une sorte de transition qui introduit la digression sur Janus qui va suivre.

vers 67-79 : Digression sur Janus supérieur à Jupiter

Pour dévaloriser Jupiter, l'auteur du Poema se lance dans une digression érudite centrée sur Janus.

v. 67-77. Ce groupe de vers présente, en faisant étalage d'une érudition assez lourde, divers aspects du signalement de Janus, dans l'ordre : sa préséance sur Jupiter ; sa royauté et ses liens avec le Janicule ; sa nature double dans l'iconographie ; son arrivée en Italie par bateau et sa représentation sur les très anciennes monnaies romaines. Pour plus de détails sur Janus, on pourra voir les notes abondantes de Corsano, 2003, p. 112-116.

v. 67. primo ordine ponunt. La « préséance » de Janus sur Jupiter dans certains rituels est une donnée sur laquelle les anciens Romains avaient déjà réfléchi (par exemple Varron, cité par Augustin, Cité de Dieu, VII, 9, 1, où le chapitre 9 est précisément consacré aux rapports de Jupiter avec Janus) et qui ne les gênait absolument pas, Janus étant pour eux le dieu des prima (« commencements, débuts » ; deus omnium initiorum). On commençait par lui au début d'une longue invocation de divinités : il « ouvrait » en quelque sorte la route. Les auteurs chrétiens se sont gaussés de cette particularité dont ils ont tiré un argument contre la position de Jupiter comme dieu suprême, roi des dieux.

v. 68. rex. De ce dieu Janus, la vision évhémériste a fait le premier roi du Latium, celui-là même qui accueillera Saturne/Cronos réfugié dans le pays après avoir été expulsé du ciel par son fils Zeus (cfr v. 105).

v. 69. Ianiculum. La tradition romaine donne le nom de Janus au Janicule, la colline de la ville, sur la rive droite du Tibre, par où, en venant d'Étrurie, on entrait dans Rome. « Dieu des commencements » (cfr note au v. 67), Janus est également le « dieu qui patronne les passages », une sorte d'intermédiaire. Pas étonnant qu'en latin, le nom de la porte (ianua), par exemple, soit construit sur la même racine que son nom à lui.

v. 69. prudens homo. « Dieu des passages », Janus était régulièrement représenté avec deux visages, l'un tourné vers l'avant, l'autre vers l'arrière. D'où les adjectifs qui le caractérisent : bifrons (« à deux fronts ») ou geminus (« double ») et la capacité qu'on lui attribuait de voir à la fois le passé et le futur.

v. 69. Les éditeurs croient à une brève lacune après le vers 69. Voir l'édition, l'apparat critique et la traduction de Palla-Corsano, 2003, que nous suivons.

v. 73-77. Plusieurs vers reprennent une étiologie bien attestée dans l'antiquité. Dans la seconde moitié du IIIe siècle avant Jésus-Christ, la monnaie romaine se présentait sous la forme de grosses pièces de bronze portant d'un côté une tête de Janus bifrons et de l'autre la proue d'un navire. Plusieurs traditions circulaient à ce sujet. Ainsi Macrobe (Saturnales, I, 7, 21), après avoir attribué à Janus l'invention de la monnaie, raconte que celui-ci « voulut témoigner de la déférence à Saturne qu'il avait accueilli en gravant d'un côté son effigie à lui, Janus, et de l'autre la proue du navire qui avait amené son hôte dans le Latium ». Ce n'est pas tout à fait la version que suit l'auteur du poème. On se gardera en tout cas d'interpréter littéralement les vers 76 et 77 et de croire que toutes les pièces romaines frappées dans la suite portaient d'un côté une tête et de l'autre un navire. Mais le fait est que ce que nous appelons le côté pile d'une monnaie (le revers) s'appelait en latin navia, le côté face (le droit) portait le nom de caput.

v. 78-79. De Ioue quid sperant... Ces deux vers concluent la digression à propos de Janus, en revenant à Jupiter, discrédité, puisqu'il n'occupe que le second rang après le roi Janus.

vers 80-95 : Jupiter et Cybèle

Une seconde digression est centrée sur Cybèle et sur le comportement de ses adeptes. Elle vise ici encore à discréditer Jupiter.

v. 80-85. Le Carmen contra paganos et le Carmen ad senatorem ont déjà beaucoup parlé de Cybèle, Magna Mater Deum, la Grande Mère des dieux. On se rapportera aux notes qui y ont été données et, pour une bonne compréhension du v. 80, on ne perdra pas de vue que Cybèle (souvent d'ailleurs nommément assimilée par les mythographes grecs à Rhéa) est la mère de Zeus. Sa relation avec Attis est un des épisodes importants de sa légende. Celle-ci n'est pas toujours présentée de la même manière. Dans la version d'Ovide (Fastes, 4, 223-244), Cybèle éprouvant pour le berger Attis une chaste passion l'avait attaché à son service, en lui imposant une chasteté absolue ; n'ayant pas respecté son engagement, Attis s'était émasculé lui-même pour se punir. La version présentée ici est différente : elle rend Cybèle odieuse de méchanceté et toute à sa jalousie et à son désir de vengeance. La présentation positive du berger Attis accentue la vilénie de Cybèle.

v. 80. Hic habet matrem... Hic désigne Jupiter. Il est supplanté dans l'estime de sa mère par un simple berger.

v. 81. haut Iouis ipse. Le vers souligne lourdement qu'ici encore, comme dans le cas de Janus, Jupiter est relégué au second rang. Nous suivons le texte et la ponctuation de l'édition Palla-Corsano, contre le aut Iouis ipse des mss. Haut équivaut à haud.

v. 86-87. Ironie de ces vers, qui démontrent par l'absurde la profonde injustice des dieux, l'incohérence de leurs décisions : ne pourraient se marier que les adultères !

v. 88-93. Évocation rapide des rituels du culte métroaque, pour le détail desquels on verra les notes du Carmen contra paganos et du Carmen ad senatorem, ainsi que le commentaire fouillé de Corsano (2003, p. 119-121). Il est notamment question des Galles (semiuiri), de la célébration des mystères qualifiés d'éhontés, des lamentations funèbres (plangunt) en l'honneur d'Attis, de rites considérés comme contagieux (contagia) et de leur immoralité.

v. 90. quasi maius. L'auteur a probablement à l'esprit les interprétations allégoriques que les païens donnaient à ces mystères (arcanum quiddam) de Cybèle et d'Attis. Ainsi par exemple dans l'interprétation néoplatonicienne de type « physique » que Firmicus Maternus (De l'erreur des religions païennes, 3, 2 ; trad. R. Turcan) rappelle, évidemment pour la rejeter : « On prétend que la terre aime les céréales. On prétend qu'Attis s'identifie précisément avec le fruit des céréales ; et le châtiment qu'il a enduré, on prétend l'identifier avec ce que le moissonneur armé de sa faucille inflige aux céréales mûries. On prétend qu'il meurt lorsqu'on enterre les grains récoltés ; qu'il revit, lorsqu'en vertu du cycle annuel, les grains sont réintégrés à la terre. » Les chrétiens rejetaient cette approche allégorique qui tentait de dissimuler l'immoralité des mythes des païens et de justifier les aberrations de leurs cultes.

v. 91-93. Un accent particulier est mis sur l'inversion des valeurs de sacré, de piété et de pureté, sur l'immoralité profonde de ce culte et de ceux qui le dirigent. Les textes classiques déjà soulignaient les unions contre nature pratiquées par les Galles.

v. 92. si castior. C'est une conjecture, pour remplacer le texte des mss sic artior. Pour l'accepter, il faut comprendre : « en principe plus chaste évidemment que ses fidèles et qui doit servir de modèle de vertu ». C'est l'inversion des valeurs : un homme chaste et pieux (pudicus) souille par sa seule présence pareil lieu de culte (cfr le turpia du v. 88), considéré  pourtant comme « saint » (sanctus) et où le prêtre inverti qui conduit le rituel apparaît comme plus  à sa place (castior) que lui.

v. 94-95. Ces deux vers concluent la digression sur Cybèle. C'est une grande tristesse pour l'auteur de voir l'aveuglement des insensés pris au piège de ce culte, en dépit des moqueries qu'il ne cesse de susciter, au théâtre par exemple. On sait que les auteurs chrétiens condamnent vigoureusement les spectacles théâtraux, dont certains étaient à leur époque fort licencieux. En ce qui concerne justement les représentations sur scène du mythe de Cybèle et d'Attis, Tertullien (Apologétique, 15, 5 ; trad. J.-P. Waltzing) note : « Nous avons vu naguère sur la scène Attis mutilé, votre fameux dieu de Pessinonte », et saint Augustin (La cité de Dieu, 2, 4) raconte qu'il a assisté, quand il était jeune, à « ces spectacles dérisoires et sacrilèges » donnés en l'honneur de la Mère des dieux et qui s'accompagnaient « de paroles honteuses et de gestes obscènes ».

 vers 96-112 : Jupiter et Saturne

Après la mère de Jupiter, il va maintenant être question de son père, Saturne, alias Cronos, époux de Rhéa, à qui ‒ on l'a dit plus haut ‒ fut assimilée Cybèle. Mais l'optique reste essentiellement négative. Le poète évoque d'abord la légende de la naissance de Jupiter, connue depuis Hésiode (Théogonie, 459-491), puis la dispute entre Saturne et son fils, qui conduisit à l'expulsion de Saturne, forcé de trouver refuge dans le Latium.

v. 96-100. La légende évoquée ici est proprement grecque, et Apollodore (Bibliothèque, 1, 1-2) la résume comme suit : « Cronos, pour éviter d'être détrôné par un de ses fils, comme cela lui avait été prédit, avalait tous les enfants que lui donnait Rhéa, son épouse. Celle-ci, enceinte, accoucha de Zeus, et confia l'enfant à des nymphes, et pour éviter que Zeus connaisse le sort de ses aînés, elle enveloppa une pierre de linges, qu'elle donna à manger à Cronos, comme s'il s'agissait du nouveau-né. Devenu adulte, Jupiter grâce à une potion contraignit Cronos à vomir la pierre et les nouveau-nés qu'il avait ingurgités. Plus tard, Zeus se révolta et contraignit son père à s'exiler ».

v. 101-103. Saturne est une très ancienne divinité latine, liée à l'agriculture. Pour des raisons qui ne sont pas très claires, les Romains l'assimilèrent assez tôt au dieu grec Cronos, père de Zeus, ce qui élargit considérablement son signalement mythologique. La proximité phonétique que le mot Cronos entretenait avec le mot grec Chronos, qui veut dire « le temps », explique qu'on en ait fait, à date tardive et notamment chez les Stoïciens, le symbole du temps qui absorbe et dévore tout (v. 101 ficte : « artificiellement », dira l'auteur chrétien). Ainsi par exemple Macrobe (Saturnales, I, 8, 10 ; trad. H. Bornecque) écrit  : « On dit qu'il a l'habitude de dévorer ses fils et de les vomir ensuite. C'est [...] une manière symbolique d'indiquer qu'il est le temps, par lequel toutes choses sont tour à tour produites et anéanties, et renaissent ensuite ». Au vers 103, l'auteur s'interroge sur la raison d'imaginer ainsi un nouveau nom pour désigner le temps. On trouve la même interrogation chez Tertullien (Ad nationes, II, 12, 20) et chez Arnobe (Ad nationes, III, 29). Pour plus de détails, voir les notes de Corsano, 2003, p. 123-124, qui contiennent de nombreuses références païennes et chrétiennes.

v. 104-106. La mythologie grecque voulait que Cronos/Saturne ait été détrôné et chassé de l'Olympe par Zeus/Jupiter, son fils. Dans l'optique de l'évhémérisme, les Romains ont imaginé que Saturne se serait réfugié en Italie, très précisément dans le Latium, où il se serait caché, accueilli par Janus qui régnait alors sur la région. Un récit étiologique expliquait d'ailleurs Latium par le verbe latin latere « être caché » (cfr par exemple Virgile, Énéide, 8, 319-323, ou Ovide, Fastes, 1, 235-238). Parce qu'il ne désire mettre en évidence que des traits négatifs, l'auteur chrétien se garde bien de dire que, dans la tradition romaine, Saturne est également censé avoir apporté au Latium les bienfaits de la civilisation et l'Âge d'Or.

v. 107-108. Ces vers ironiques visent à discréditer tant Jupiter que Cronos, en montrant toutes les absurdités de ces fables de la mythologie. Le père doit se cacher pour échapper à la colère du fils, et ce dernier est incapable de retrouver le fugitif. Pour l'auteur chrétien, il va de soi que les dieux païens, tellement limités, ne sont que de simples humains.

v. 109-110. Hinc malum Latiare... Quirites... Hinc, c'est-à-dire en raison des absurdités signalées précédemment. Les vers 109-110 renvoient à un sacrifice humain qui aurait été accompli en l'honneur de Jupiter Latiaris, lors des Feriae Latinae, célébrées sur le Mont Albain chaque année au mois de septembre. Les Fêtes Latines, fort importantes dans le rituel, sont une indiscutable réalité historique ; mais ce qui est rapporté de l'existence d'un sacrifice humain à cette occasion est beaucoup moins sûr : on est probablement en présence d'une invention de la polémique antipaïenne, car seuls les auteurs chrétiens en font état. Au-delà du cas précis du sacrifice aux Fêtes Latines, les auteurs chrétiens élargissaient leur condamnation en considérant comme victimes de sacrifices humains tous ceux (gladiateurs, ou autres) qui trouvaient la mort dans les jeux dont les Romains étaient tellement friands. Quirites, comme on le sait, désigne les Romains. Sur tout cela, voir les abondantes explications et références chez Corsano, 2003, p. 124-126.

v. 110. nomen... inane. Les Romains offrent des sacrifices humains à ce qu'ils considèrent comme un dieu, alors que Jupiter n'est qu'un simple nom vide de sens.

v. 111-112. Ces deux vers servent de conclusion au groupe de vers critiquant Jupiter et Saturne. L'auteur insiste sur l'aveuglement des adeptes du polythéisme et l'absurdité de leurs rites et croyances.

vers 113-127 : Inanité des cultes orientaux (Mithra et Isis/Sérapis)

v. 113-116. Ces quatre vers traitent du culte de Mithra, qui fut extrêmement important dans l'Antiquité tardive et dont il a été très brièvement question au v. 47 du Carmen contra paganos. Invictus « l'invincible » était une des épiclèses les plus répandues de ce dieu, d'origine perse, identifié par ailleurs au Soleil (Sol en latin). Divinité « à mystères », Mithra était surtout vénéré dans des endroits souterrains (une grotte naturelle ou artificielle), ce qui permet au poète chrétien de relever ironiquement le contraste entre la lumière du Soleil et l'obscurité des « sombres cavernes », les Enfers pour ainsi dire (in infernis), où on pratiquait son culte. Plus de détails encore chez Corsano, 2003, p. 127-129.

v. 116. nisi rerum causa malarum. Il va de soi pour l'auteur chrétien que si l'on se cache de la sorte pour pratiquer sa religion, c'est qu'on y accomplit de bien mauvaises choses.

v. 117-120. L'auteur passe maintenant au culte d'Isis et de Sérapis, dont plusieurs manifestations ont été abordées dans le Carmen contra paganos (v. 98-102) et le Carmen ad senatorem (v. 21-34). On se reportera à ces passages avec les notes, et surtout aux abondants commentaires de Corsano, 2003, p. 129-137. Les vers 117-118 évoquent la procession du nauigium Isidis, célébrée le 15 mars et longuement décrite par Apulée, Métamorphoses, 11, 8-11. Le sistre et la tête de chien apparaissent aussi au v. 32 du Carmen ad senatorem. Les vers 119-120 font allusion à l'ensemble des fêtes d'Isis (les Isia) : les fidèles commémoraient la mort et la résurrection d'Osiris, tué et démembré par son frère Seth, lequel en avait enterré les morceaux. Osiris, retrouvé, reconstitué et ramené à la vie par Isis, son épouse et sa soeur, devint le roi des enfers.

v. 119-120. Nescio quid... Ici encore, l'auteur du poème a l'ironie facile, car tous les anciens savaient évidemment bien en quoi consistait la quête d'Isis et avaient conscience du caractère rituel de ces cérémonies. Mais le fait est que plusieurs auteurs chrétiens soulignaient la bizarrerie de ces cérémonies, leur répétition et la sucession des sentiments. Ainsi par exemple Firminus Maternus (De l'erreur des religions païennes, II, 9, trad. R. Turcan), s'adressant au fidèle d'Isis et d'Osiris, au terme d'un long développement sur leur culte : « Pauvre homme ! Tu te réjouis d'avoir trouvé je ne sais trop quoi, quand de pareils rites te font au fil des ans perdre ton âme. Tu n'y trouves rien d'autre qu'une statue que tu as toi-même mise en place ; rien d'autre qu'un objet à chercher ou à pleurer de nouveau ! », ou encore Minucius Felix (Octavius, 21) : « Ainsi ne cessent-ils chaque année de perdre ce qu'ils ont trouvé, et de retrouver ce qu'ils ont perdu. Et n'est-il pas parfaitement ridicule de pleurer ce qu'on adore, ou d'adorer ce qu'on pleure ? ».

v. 121-127. Après les évocations de ces rituels étrangers, vient le jugement de l'auteur, montrant toujours le caractère insensé de ces croyances et de ces cultes, d'abord Mithra (v. 121), puis Isis. Il s'arrête sur ce dernier culte, en s'attardant sur la passion de Sérapis/Osiris et en particulier sur le rite de son démembrement.

v. 124. per varios turpes locos. Le corps d'Osiris, lors de la commémoration de sa passion, était rituellement démembré et enterré dans plusieurs endroits (locos) situés dans l'enceinte du temple. L'adjectif turpes (« honteux, infâmes »), qui les qualifie, est probablement à mettre en rapport avec la mauvaise réputation qu'avaient les sanctuaires d'Isis aux yeux des auteurs chrétiens, mais déjà avant eux des écrivains païens : lieux de corruption, d'aventures galantes, de scandales (par exemple Martial, XI, 47, 4 ; Juvénal, 6, 489 et 9, 22 ).

v. 124-125. Plusieurs témoignages anciens attestent que le dieu Sérapis pouvait se présenter sous la forme de divers animaux : le loup, le chien (Cerbère), le serpent, peut-être le boeuf ; son frère Typhon était étroitement lié à l'âne. La critique du thériomorphisme des divinités d'origine orientale et aussi de la zoolâtrie existait déjà chez les écrivains païens hostiles aux cultes égyptiens et grecs ; elle fut naturellement reprise et amplifiée par les auteurs chrétiens.

v. 126. pannis. Ce pannis est une correction, presque unanimement admise aujourd'hui, du texte panis des manuscrits. Ce mot a le sens en latin de « bandes d'étoffe, morceaux d'étoffe, pans d'étoffe » et est souvent utilisé dans le sens péjoratif de « lambeaux, haillons » (A. Meillet). On pourrait y voir (Corsano, 2003, p. 136) une allusion à une étape du rite funèbre célébré pendant les fêtes d'Isis quand on enveloppait le corps du dieu de toiles de lin.

v. 126. corpore languidus aegro. Autre allusion possible, toujours si l'on suit Corsano (ibidem), au rite funéraire célébré pour le dieu. En tout cas, dès l'époque ptolémaïque, l'adjectif « épuisé, fatigué » est présent dans des documents de caractère rituel pour qualifier le dieu.

v. 124-126. Si ces vers se réfèrent manifestement aux cérémonies liées à la quête d'Osiris, on a beaucoup de mal à se représenter concrètement ce qu'ils décrivent. Le rituel aurait-il mis en scène une succession de découvertes : d'abord des animaux (une bête sauvage, puis un chien, puis un âne en putréfaction), ensuite des corps humains (un cadavre enveloppé dans des bandes de lin lui servant de linceul, puis un corps épuisé par la maladie) ? Avec ces trouvailles successives, les fidèles se seraient-ils rapprochés progressivement de la forme du dieu Osiris ? Mais le caractère polémique du poème rend toute interprétation très compliquée : est-on en présence d'un véritable rituel ou d'une mise en scène purement imaginée par l'auteur chrétien ? Sur cette question difficile, on verra les commentaires érudits et souvent brillants de Corsano, 2003, p. 133-137, qui cependant ne résolvent pas toutes les questions du lecteur.

v. 127. Talia dum faciunt. L'idée de l'insensibilité des dieux païens est souvent développée par les auteurs chrétiens : ce ne sont que des blocs d'une matière inerte et insensible. Cfr par exemple Firmicus Maternus (De l'erreur des religions païennes, 22, 3, trad. R. Turcan) : « C'est une idole que tu ensevelis, une idole que tu pleures, une idole que tu sors du tombeau et, malheureux, tu te réjouis d'avoir fait cela ? C'est toi qui délivres ton dieu, toi qui remets en place ses membres de pierre inertes, toi qui en redresses le roc insensible. »

vers 128-150 : Vesta et les Vulcanalia

Après son exposé sur les cultes orientaux, l'auteur revient à des rituels consacrés à des divinités de la mythologie gréco-romaine, principalement Vesta qui, par l'évocation des Vulcanalia, lui fournira l'occasion de critiquer aussi Vénus (épouse de Vulcain, et amante de Mars et d'Adonis). Il conclura que les Vestales sont les servantes du diable, et que les hommes adeptes de ces croyances stupides sont proprement des égarés.

v. 128-131. Vesta. Sur la Vesta de l'époque classique, on peut se reporter par exemple aux Fastes d'Ovide (6, 249-468), dont l'auteur chrétien semble avoir une connaissance assez précise (Corsano, 2003, p.137-138). En tout cas, le texte d'Ovide (Fastes, 6, 291) déclare expressément que « Vesta n'est rien d'autre que la flamme vive ». Et les étymologies modernes font également dériver le nom de la divinité d'une racine indo-européenne qui signifie « brûler ». Vesta, c'est en quelque sorte le feu, mais le feu « bienveillant », celui qui brûle dans les foyers des maisons. Son petit sanctuaire rond du Forum Romain desservi par ses prêtresses, les Vestales, vouées à la virginité, est célèbre. Il constitue, « pour ainsi dire, le foyer de la cité » (quasi focum urbis, dira Cicéron, Des lois, II, 29). Vesta est assimilée au feu allumé au fond de son temple. C'est un feu perpétuel, qui n'est renouvelé qu'une fois l'an, au 1er mars, c'est-à-dire au début de l'année ancienne (Ovide, Fastes, 3, 143-144). Il était confié à la surveillance des Vestales, et si, par malheur, l'une d'entre elles le laissait s'éteindre, elle était fouettée par le Grand Pontife, et le feu ne pouvait être rallumé qu'en suivant un rite particulier. Le « feu perpétuel » de Vesta avait donc une valeur symbolique ; c'était en quelque sorte un « talisman d'empire », garant de la pérennité même de l'État romain.

v. 131. Cur dea, non deus est ? L'interrogation est une manière, plutôt artificielle, d'introduire l'anecdote qui va suivre et qui présente une série de divinités païennes sous un jour peu reluisant, ridicule même (cfr le ridenda du v. 142).

v. 132-139. Cette anecdote raconte que Vesta avait tissé un vêtement, qu'elle aurait offert à Vulcain, pour le remercier de lui avoir appris à entretenir du feu à l'intérieur d'un endroit couvert. On songe évidemment au « feu perpétuel » que les Vestales devaient surveiller à l'intérieur du temple de Vesta (opertos/custodire focos, du v. 135). Le Hygin, qui sert de garant à cette tradition, est, vraisemblablement Hygin dit le Mythographe, bibliothécaire de l'empereur Auguste et auteur d'une compilation sur les mythes anciens (Fabulae). Dans cette oeuvre, on ne retrouve toutefois pas le récit en question, mais les Fabulae ne nous sont parvenues dans leur intégralité. Quoi qu'il en soit, l'anecdote ne se rencontre nulle part ailleurs.

v. 133. prima... uestem contexuit. C'est généralement Minerve (l'Athèna grecque) qui patronne les métiers manuels. Déesse de l'activité intelligente, elle protège notamment les fileuses, les tisserands, les brodeuses (P. Grimal).

v. 134. nomine de proprio dictam. Si Vesta intervient dans ce récit, c'est parce qu'une étymologie fantaisiste, mais déjà antique (par exemple Servius, Commentaire à l'Énéide, I, 292), mettait la déesse en rapport avec le latin uestis (« vêtement »).

v. 135-136. Vulcano, etc. Vulcain (l'Héphaïstos grec, le « forgeron divin ») est un autre dieu du feu. Mais son feu, à la différence de celui de Vesta, est généralement un feu destructeur, utile et dangereux en même temps. Vulcain est censé ici avoir appris à Vesta à maintenir sans danger un feu allumé à l'intérieur du temple.

v. 137. obtulit hanc Soli. Le « vêtement » très particulier fabriqué par Vesta et qu'elle offre à Vulcain/Héphaïstos est assimilé ici avec le filet, très particulier lui aussi, qui permit à ce dernier d'exposer à la moquerie générale des dieux de l'Olympe les amours adultères d'Aphrodite/Vénus, son épouse, avec Mars. De cette légende célèbre, connue depuis Homère (Odyssée, 8, 266-366), voici l'essentiel. On verra que Vesta n'y joue aucun rôle. Or donc, Héphaïstos/Vulcain, en dépit de sa disgrâce physique ‒ il était boiteux ‒, avait reçu comme épouse la déesse de la beauté, Aphrodite/Vénus, qui était rapidement devenue la maîtresse du dieu Arès/Mars. Hélios/Le Soleil, qui voit tout, avait aperçu les amants couchés ensemble, et s'était empressé de révéler la chose au mari. Sans mot dire, Vulcain (dieu forgeron, ne l'oublions pas) prépara un filet invisible qu'il disposa autour du lit des amants. Le filet se referma sur les coupables, au comble de la honte, Vulcain ayant en effet convoqué au spectacle les dieux de l'Olympe qui s'en amusèrent beaucoup. C'est dans ce récit homérique qu'on trouve la première mention de la formule célèbre du « rire inextingible » des dieux (Odyssée, 8, 326), largement utilisée dans la suite. Les auteurs et les lecteurs du 4ème siècle restaient pétris, on le voit, de la culture traditionnelle, qu'ils n'hésitaient pas à arranger à leur manière. Ainsi le rôle joué par Vesta dans la confection du « vêtement-filet », tout comme l'offrande faite à Zeus par Hephaïstos du piège, ne font certainement pas partie du fonds ancien de la savoureuse anecdote homérique.

v. 138-139. Vulcanalia. Le latin désigne par ce mot la fête de Vulcain qui tombait le 23 août et était encore attestée à Rome au IVe siècle après Jésus-Christ. On ne dispose d'aucun autre témoignage sur une suspension rituelle de vêtements qui aurait eu lieu ce jour-là, mais on sait que les Romains se protégeaient parfois de la chaleur du soleil en se servant de leurs vêtements étendus sur des pieux (Tibulle, II, 5, 97, pour une fête rustique ; Ovide, Fastes, III, 530, pour la fête d'Anna Perenna). Peut-être une coutume de ce genres aurait-elle été réinterprétée par l'auteur du poème pour s'adapter à la forme nouvelle qu'il avait donnée au récit primitif. La « plasticité » des traditions est sans limites. La légende évoquée dans les vers précédents sert à expliquer un rituel rapporté par l'auteur aux Vulcanalia, fête qui se célébrait le 23 août. La longue note de Corsano, 2003, p. 14-142 sur Vulcain et les Volcanalia n'éclaircit guère le problème. Quoi qu'il en soit, dans son récit, l'auteur chrétien fait preuve d'une ironie un peu condescendante (credula turba, v 138).

v. 140-141. ut notent Venerem... On va maintenant passer à tout autre chose, avec l'histoire de Vénus éprise du jeune Adonis. La légende de ce dernier est d'origine sémitique, le nom même du dieu signifiant en phénicien « Seigneur ». Le mythe sur lequel elle est construite est lié à la végétation, on le verra mieux plus loin. Le culte d'Adonis se répandit rapidement dans le monde grec et à Rome. On le trouve à Athènes au Ve siècle avant Jésus-Christ, où il est célébré en avril. Dans son idylle des Syracusaines (XV), Théocrite évoque avec beaucoup de pittoresque la fête, telle qu'elle se déroulait à Alexandrie, à l'époque hellénistique, au temps de la reine Arsinoé. Le culte se modifia au fur et à mesure de sa diffusion, et les dates de sa célébration notamment variaient d'après les endroits, tandis que la légende primitive, elle aussi, se transformait. Il semble que dans la Rome impériale, les Adonies, c'est-à-dire les fêtes d'Adonis (Adonea en latin), avaient lieu en juillet.

    Les Métamorphoses d'Ovide (10, 478-541 et 708-739) fournissent une version de l'histoire d'Adonis dont voici le résumé.

Myrrha éprouve pour son père Cinyras une passion violente qui se terminera par un inceste. En effet, avec l'aide de sa nourrice, la jeune fille parvient à s'unir avec son père dans l'obscurité à plusieurs reprises, sans que le père ne sache qui il rencontre ainsi.  Jusqu'au jour où, poussé par la curiosité, il apporte un flambeau et découvre les traits de sa fille. Ce crime qu'il a commis sans le vouloir lui fait horreur et, armé d'une épée, il se met aussitôt à poursuivre Myrrha pour la tuer. Pour échapper à la mort, Myrrha s'enfuit et, après neuf mois d'errances à travers l'Arabie et la Panchaïe, lourde de l'enfant qu'elle porte, elle s'arrête en terre de Saba. Tout en reconnaissant qu'elle mérite la mort, elle demande aux dieux de subir une métamorphose pour éviter de souiller tant les morts que les vivants. Sa prière est entendue, et elle est transformée en un arbre qui produit de la myrrhe, une résine très appréciée considérée comme les larmes de Myrrha. Après cette métamorphose, l'arbre se met à enfler en son centre, puis s'entrouvre et vient au jour un nourrisson d'une très grande beauté, comparable à Cupidon. Les Naïades en prennent soin, le parfumant avec de la myrrhe, les larmes de sa mère. L'enfant, qui porte le nom d'Adonis, grandit très vite en âge et en beauté. Il inspire à Vénus une passion qui transforme totalement ses habitudes, l'amenant à accompagner son jeune amant partout et notamment à la chasse, à laquelle elle s'adonne toutefois avec une grande prudence. Craignant de le perdre, la déesse met son amant en garde contre un excès de témérité à l'égard des bêtes sauvages. Un jour toutefois, Adonis ne tient pas compte des recommandations de Vénus et, au cours d'une chasse, il est blessé à mort par un sanglier. Incapable de le sauver, Vénus ne peut que s'abandonner à son deuil. Adressant des reproches aux destins, elle promet de perpétuer par une fête annuelle le souvenir d'Adonis et de sa douleur à elle, en même temps qu'elle annonce la métamorphose de son jeune amant en une anémone, ce qui se concrétisera aussitôt : Vénus répand du nectar sur le sang d'Adonis, d'où en moins d'une heure naît une fleur rouge. Plusieurs légendes de fleurs sont liées à Adonis, mais Ovide fait seulement état de l'anémone, sans d'ailleurs citer son nom.

En réalité cette version du poète augustéen laisse de côté d'autres aspects importants d'une légende qui connnaît d'ailleurs de nombreuses variantes. Ainsi certains récits, probablement plus proches que celui d'Ovide de l'état primitif du mythe, racontent qu'à la naissance de l'enfant, Aphrodite, touchée par sa beauté, l'avait recueilli et confié secrètement à Perséphone pour qu'elle l'élève. Mais celle-ci, à son tour, s'en était éprise et avait refusé de le rendre à Aphrodite. Suite à un arbitrage de Zeus, il fut décidé qu'Adonis vivrait un tiers de l'année avec Aphrodite, un tiers avec Perséphone, et un tiers avec qui il voudrait. Mais Adonis passa toujours les deux tiers de l'année avec Aphrodite, et un seul tiers avec Perséphone. Il faut évidemment voir le symbole du cycle des saisons dans le motif de « cet enfant, né d'un arbre, qui passe un tiers de l'année sous la terre, et qui, le reste du temps, remonte au jour s'unir à la déesse du printemps et de l'amour » (P. Grimal). Les circonstances de sa mort aussi ont été expliquées de plusieurs manières. Plusieurs divinités furent considérées comme commanditaires du geste meurtrier du sanglier, tantôt Artémis, tantôt Apollon, tantôt Arès/Mars, ce dernier agissant par vengeance à l'égard d'un rival. Deux vers plus haut (v. 138), l'auteur chrétien a rappelé l'épisode de l'adultère d'Arès et d'Aphrodite. Cette proximité textuelle permet d'interpréter le verbe notare (v. 140) : il ne s'agit pas seulement de faire connaître Vénus, mais de la discréditer : le rappel de ses amants (Mars, puis Adonis) soulignait son immoralité. On comprend bien que si l'auteur chrétien avait à l'esprit la variante « Mars suscitant l'attaque du sanglier », il faisait d'une pierre deux coups en soulignant aussi la méchanceté du dieu.

    Quoi qu'il en soit, les Adonies commémoraient chaque année le sort d'Adonis. Sa mort bien sûr, mais aussi sa résurrection, car Aphrodite avait obtenu que Zeus ressuscite son amant. Autour d'une image du dieu, étendue sur un lit funéraire, les femmes se livraient à toutes les démonstrations de deuil. Puis plus tard, elles célébraient sa résurrection avec les mêmes transports.

    Parmi les rites liés à la fête, on plantait notamment dans des vases des graines de fleurs dont on hâtait le développement, notamment en les arrosant d'eau chaude. On appelait ces plantations « jardins d'Adonis ». Très vite poussées, les fleurs étaient éphémères, mais cela symbolisait bien le sort du dieu.

v. 140. tunc. Ce mot latin, qui est généralement un adverbe de temps, impliquerait-il que les Adonies romaines étaient célébrées à une date identique à (ou proche de) celle de la fête décrite précédemment, les Volcanalia, et bien connue par les attestations calendaires (23 août) ? C'est possible. Ce que l'on pense en tout cas, c'est que les Adonies,on l'a dit plus haut,  avaient lieu à des moments différents de l'année (printemps, été ou automne) d'après les cités, mais toujours en rapport avec le cycle de la végétation (W. Atallah, Adonis dans la littérature et l'art grecs, Paris, 1966, p. 229ss).

v. 141. stercus. Ce mot latin veut dire littéralement « excrément, fiente, fumier ». Le vers 141 est allusif, mais stylistiquement soigné (stercora mittunt, pro stercore iactant) et ironique. Le premier stercus désignait ce qu'on utilisait pour hâter la floraison des graines : on les arrosait et on les fumait. Puis plus tard, quand les fleurs étaient fânées et la fête terminée, on se servait du contenu du pot (terre, fumure et fleurs séchées tout à la fois) comme du fumier (pro stercore veut dire littéralement « en guise de fumier»). Ironique évidemment est le ipsum, renvoyant à Adonis : pour l'auteur chrétien, ce qu'on jette, c'est aussi le dieu lui-même, dont les fleurs étaient le symbole. Sur les Adonies, le commentaire de Corsano (2003, p. 142-144) ne va pas, nous semble-t-il, à l'essentiel.

v. 143. epulas audio portare draconi, etc. L'auteur a traité des Vulcanalia et des Adonies à l'intérieur du développement consacré à Vesta. Il reprend maintenant son exposé de dénigrement de la déesse et des rituels où sont censées intervenir ses prêtresses. L'information qu'il présente n'est probablement pas une invention pure et simple de sa part : il a dû « entendre raconter » (audio) une histoire. Ce qui est sûr, c'est que plusieurs sources anciennes (Properce, 4, 8, 3-14 ; Élien, Nature des animaux, 11, 16) mettent des jeunes filles, voire des prêtresses en rapport cultuel avec un serpent/dragon, l'opération étant censée tester leur virginité. Mais aucun texte sérieux ne fait état d'un rite où les Vestales devraient tous les cinq ans apporter de la nourriture à un serpent/dragon. Il est toutefois exact que certaines autres sources chrétiennes rapportent ou utilisent une tradition de ce genre. Les textes en question sont rassemblés dans le commentaire de Corsano (2003, p. 144-146), très détaillé sur ce point et qui aborde aussi la question du rapport entre les Vestales et les vierges chrétiennes.

v. 145-146. diabolus ipse est. On ne s'étonnera pas de voir l'auteur chrétien identifier ce prétendu serpent avec le diable lui-même, « qui fut autrefois un conseiller funeste pour le genre humain ». Le lecteur devait songer ici au serpent du Paradis terrestre.

v. 149-150. Quae mens est hominum... Ces vers sont la conclusion de la première partie du poème, consacrée aux critiques des fausses croyances. On peut rapprocher ces exclamations désabusées de celles des v. 94-95 (O mens caeca uirum !) et des v. 111-112 (Quae nox est animi, quae sunt improuida corda !) où l'auteur déplore aussi l'aveuglement des « égarés ». On mettra aussi le v. 150 : qui linquenda colunt, contraque colenda relinquunt !, en rapport avec le v. 45 du Carmen ad senatorem : cur linquenda tenes aut cur retinenda relinquis ? Le lecteur est introduit à la seconde partie du poème.

 

Vers 151-163. Transition : La conversion de l'auteur

Les vers 151-163 marquent la transition vers la seconde partie du poème. Renvoyant à l'introduction, ils précisent à nouveau le statut religieux de son auteur. Celui-ci a abandonné les vaines expériences du passé pour découvrir finalement la paix dans l'Église et pouvoir, grâce au Christ, espérer le salut final. C'est un converti. Le traitement du motif de la conversion, nourri de τόποι, est bâti sur la métaphore, longuement filée, de la navigation, avec ses dangers (écueils et tempêtes) et, dans les meilleurs cas, l'arrivée heureuse au port salvateur. Pour les parallèles possibles avec les auteurs classiques et chrétiens, on verra les développements détaillés de Corsano, 2003, p. 148-153.

v. 156. detersa nube malorum. Le poète se réfère peut-être ici au baptême qui a fait disparaître les traces de ses péché (mala).

v. 157. lucem sperare serenam. La lumière (lucem) qui n'est plus ici, comme au v. 152, la « claire lumière » de la foi chrétienne, mais la vision de Dieu promise dans le Paradis (v. 163) aux bienheureux après leur mort, ce qu'on appelle la « vision béatifique ».

v. 158-164. immemor Adam. Utilisant un thème très répandu dans les écrits des Pères de l'Église, le poète rappelle que la faute commise au Paradis terrestre par Adam, oublieux (immemor) des prescriptions divines, a privé les premiers hommes de leur bonheur originel (prior illa salus) et entraîné l'humanité dans la chute. Cette faute a été rachetée par le Christ (errorem mentis ademit, v. 162), porteur d'un salut destiné à durer toujours (semper mansura, v. 160). C'est un résumé de « l'histoire du salut » du Christianisme.

v. 159-163. uento, etc. Puis l'auteur, reprenant la métaphore du voyage par mer (uento, remige, de scopulis, rector, gubernat), présente la notion de « providence divine » : Dieu dirige le monde et le conduit vers le salut selon un plan qu'il est seul à connaître. On notera que certains philosophes anciens (Platon et les Stoïciens par exemple) avaient déjà élaboré le concept d'une intelligence divine qui ordonne et gouverne le monde (la πρόνοια).

v. 163. Paradisi. Non plus le « Paradis terrestre », dont fut chassé l'immemor Adam (v. 158), mais le « Royaume des Cieux », qui sera désigné plus loin (v. 232) par l'expression caelorum regna.

 

Vers 164-255 : Deuxième partie : Profession de foi de l'auteur

vers 164-216 : Le Dieu unique, créateur et organisateur de l'univers

Un Dieu unique a créé l'univers, démontrant ainsi sa puissance. L'affirmation de l'unité du Fils et du Père (v. 164-166 et v. 204-213) et les vers consacré au Verbe de Dieu, c'est-à-dire le Christ (v. 167-169 et v. 201-203) vont encadrer un développement qui décrit la naissance et la structure de l'univers (v. 169-200), avant de proclamer le rôle salvateur du Christ (v. 214-216). Proclamation qui conduira vers le dernier point, consacré (v. 217-255) à la question de la miséricorde divine. Une fois de plus, on renverra à Corsano (2003, p. 154-168) le lecteur désireux d'un commentaire plus approfondi et d'un contact direct avec les textes parallèles, classiques ou chrétiens.

v. 164-166. Felix nostra fides uni certoque dicata... etc. L'insistance mise sur l'unicité du Père et du Fils est frappante (unus est répété six fois). Elle doit renvoyer aux féroces discussions théologiques qui ont animé le quatrième siècle et qui culminent dans les décisions du Concile de Nicée (sous Constantin en 325) et du Concile de Constantinople I (sous Théodose I en 381), sans d'ailleurs se terminer avec elles. Le lecteur moderne est frappé par l'absence du Saint-Esprit, alors qu'à l'époque de ces conciles, la « question trinitaire » était déjà posée et ‒ en principe ‒ réglée. Manifestement ce qui intéresse surtout l'auteur, c'est la perspective sotériologique où domine la figure du Christ.

v. 167-168. dei uerbum... non quasi natus... etc. Ici encore, plus même peut-être que dans les vers précédents, on retrouve l'écho des discussions théologiques du IVe siècle, dont les subtilités et les arcanes sont difficilement compréhensibles à un lecteur moderne. Pour les Chrétiens, le Verbe de Dieu, qui est le Christ, n'est pas né, n'a pas été créé, il a existé de toute éternité, il est « de même nature que le Père » (consubstantialem patri, dira le Concile de Constantinople), il a jailli du sein paternel (patrio de pectore, v. 167), il est sorti de la bouche (ore egressus, v. 169) du Père.

v. 169-179. Un long passage évoque alors la création de l'univers par ce Dieu unique, à la fois Père et Fils. On y trouve des réminiscences bibliques (Genèse, 1, 1ss), mais aussi une nette influence de la pensée gréco-romaine, avec notamment les notions de chaos primitif, des quatre éléments, et des créatures qui vont l'occuper. On songe à Ovide et à ses Métamorphoses, I, 1-88 notamment.

v. 171. mare, terras, aëra, caelum. On entrevoit ici une réutilisation de la notion des quatre éléments constitutifs de l'univers (l'eau, la terre, l'air et le feu), apparue chez les Présocratiques (Empédocle) et reprise avec des variations multiples dans de nombreuses philosophies et écoles de pensée antiques. Ils sont appelés dans la suite exordia (v. 174) et elementa (v. 177). Mais des schémas autres (bipartites ou tripartites) existaient dans la pensée biblique et chrétienne (cfr Corsano, 2003, p. 157-158).

v. 172. geminam... lucem... En créant le Soleil et la Lune, Dieu a donné à la Terre un double éclairage.

v. 174 auxit. C'est une correction moderne pour le hausit des manuscrits. La description du peuplement par Dieu des différentes parties du monde s'inspire de la Genèse (1, 20ss), mais aussi des textes classiques (par exemple Ovide, Métamorphoses, I, 72-75 ; Art d'aimer, II, 467-472)

v. 178-179. nexuit... cohaerent. Le style même de ces deux vers traduit bien l'union harmonieuse des éléments distincts et séparés, mais étroitement liés entre eux.

v. 180-181. Claudit Oceanus... concluditur aer. Ces deux vers (le 180 a été corrigé par plusieurs éditeurs au nom de la logique ; voir Corsano, 2003, p. 159) illustrent par un exemple le passage précédent soulignant la cohérence qui unit les quatre éléments. La conception antique, qui remonte à Ératosthène, selon laquelle l'Océan entoure la terre, a été reprise sans difficulté par les Chrétiens, parce qu'elle s'accordait avec le texte biblique (Gen., I, 7ss) pour qui les eaux qui se trouvaient sous le ciel avaient été rassemblées par Dieu en un lieu unique. La distinction entre l'air et l'éther est antique, avec un lien étroit entre l'éther et le feu. La distinction est reprise par les Chrétiens : l'air, c'est le séjour des vents, l'atmosphère en quelque sorte ; au-delà, on rencontre le ciel ou les cieux, « cette région sublime où le soleil, la lune et les étoiles habitent » (Augustin, Cité de Dieu, XX, 18). C'est l'éther des anciens.

v. 182-190. Ces vers comportent une évocation du cosmos dans ses parties qui échappent aux sens humains. C'est une construction très imaginative, inspirée de conceptions tant classiques que bibliques. Aux sept sphères du modèle cosmologique des anciens (Pythagore entendait déjà leur musique !), liés chez eux aux planètes, correspondent ici sept cieux, « sept trônes » où siègent des puissances célestes (les anges, écrira par exemple Isidore de Séville, dans ses Étymologies, VII, 5, 21 et 26). Au-delà, beaucoup beaucoup plus loin (postque... post, v. 183, et les v. 185-189 qui insistent sur le caractère incommensurable de la distance),  se trouvent la demeure de Dieu et donc le royaume des cieux. On sait que le judaïsme, influencé par les systèmes babyloniens, connaissait un nombre variable de cieux (de deux à dix), encore que la croyance la plus répandue en retenait sept. On verra Corsano (2003, p. 160-161) pour de nombreuses références, classiques ou autres.

v. 189. unde procul quae fecit subdita cernit. Dieu, inaccessible (luce inaccessae, v. 188) dans son séjour sacré excessivement lointain, reste cependant lié au monde de ses créatures.

v. 190. Omnia sic constant... L'auteur avait déjà insisté plus haut (v. 178-179) sur la cohésion et l'unité profonde du monde créé. Le vers 190 est en quelque sorte la conclusion de l'évocation qui vient d'être faite du séjour inaccessible de Dieu : il montre que tout est lié, affirmant ainsi la dépendance du monde créé vis-à-vis de son créateur et conduisant au développement suivant.

v. 190. spiritus omnia cingit. L'ensemble, harmonieux, est entouré par l'Esprit. Ce mot pourrait-il correspondre à la troisième personne de la Trinité, dont il n'avait pas été question dans la profession de foi des v. 164-181 ? Ce n'est pas clair.

v. 191-200. Après avoir exposé l'organisation des zones échappant à la connaissance empirique de l'homme, le poète affirme l'existence d'une connexion harmonieuse, également dans la partie du monde créé qui a été donnée à l'homme et qu'il utilise. Déjà les Grecs utilisaient le même mot κόσμος, pour désigner « monde » et « ordre, parure, ornement » (v. 195), voyant dans le monde « une unité parfaite d'éléments et d'êtres, que régit une règle immanente » (Corsano, 2003, p. 163). L'idée de l'harmonie du monde rencontre une grande faveur dans la littérature chrétienne.

v. 192. polus inferior. Le ciel immédiatement au-dessus de nos têtes, qui nous paraît « élevé » sublimis (v. 182), est pourtant inferior (« plus bas ») aux autres ciels (v. 182-183 : quod nos sublime uidemus / sex aliis infra).

v. 194. sunt omnia mundus. Le mot latin mundus a également le sens de « monde » et celui de « parure, ornement ». Le mundus est donc la partie du monde créé qui se trouve sous le premier ciel, le monde « sensible » que l'homme connaît empiriquement, le reste de l'univers échappant à ses sens. Déjà dans les Septante et dans l'Ancien Testament, le mot grec κόσμος désigne cette réalité.

v. 196. utraque lingua. C'est la formule typique pour désigner le grec et le latin.

v. 196. hinc ita compositum. Rappel de l'idée d'un monde conçu comme un ensemble de parties en étroite cohésion les unes avec les autres.

v. 197. cosmon ab ornatu, mundum de lumine. On a dit plus haut que le grec κόσμος signifiait aussi « ordre, ornement ». Quant au terme latin mundus, qui signifie aussi « ornements, parure, bijoux, objets de toilette des femmes », il est lié ici à la lumière (de lumine), le rapport, indirect, si l'on peut dire, étant explicité dans les trois vers suivants.

v. 198-200. Le monde est beau à la lumière. Apparemment c'est le soleil qui révèle sa beauté, laquelle reste cachée dans les ténèbres de la nuit. Contraste ici encore entre ténèbres et lumière. Les v. 201-203 diront que ce monde, si beau, si lumineux, si bon aussi, est, tout entier, l'oeuvre du Dieu créateur.

v. 201. Tot bona qui fecit. La bonté de la création est un trait du récit de la Genèse (1, 31) : uiditque Deus cuncta quae fecit et erant valde bona. Les auteurs chrétiens rappellent souvent, dans leurs écrits, la bonté de tout ce qui avait été créé par Dieu.

v. 201. operatus ubique est. Le verbe operari, dans le sens de « créer », fait partie du lexique chrétien. Dans l'acte de création, la présence divine est constante.

v. 201-203. dominus de corde dei, spiritus oris, sermo patris... Dans le vocabulaire chrétien, le terme latin dominus, qui met l'accent sur la souveraineté, est utilisé pour désigner tantôt Dieu tantôt le Christ. Sur le de corde dei, on verra supra les v. 167-168 et le uerbum patrio de pectore... emicuit. Le spiritus oris rappelle le ore... egressus du v. 169, et le sermo patris, le dei uerbum du v. 167. Les passages se correspondent. Il est toutefois difficile d'y voir une allusion à la thèse trinitaire.

v. 204-205. Nec se paganus laudet... Il ne suffit pas à un païen de renoncer aux idoles et de croire en un seul dieu. Pour l'auteur du poème, renoncer au polythéisme et adopter simplement le monothéisme n'apparaît pas comme une véritable conversion. Il faut davantage, et les onze vers suivants détailleront avec plus de précision l'essentiel d'une profession de foi chrétienne digne de ce nom.

v. 206-213. Ces vers proclament clairement que Dieu (le Père) et le Christ (son Verbe) ne font qu'un, et que la création est autant l'oeuvre de l'un que de l'autre (cfr au v. 212 : In patre natus enim, in nato pater omnia fecit). Les v. 164-172, au début de la seconde partie, insistaient déjà sur l'unité de Dieu et du Christ et leur rôle commun, unitaire, dans la création.

v. 207. uirtutem. Ce mot, chez les auteurs chrétiens latins, désigne soit la puissance divine et ses manifestations, soit ‒ et c'est le cas ici ‒- le Christ.

v. 208-211. Celui qui admet que Dieu est « invisible » et « incompréhensible » doit reconnaître qu'il en est de même pour le Christ. Cette impossibilité de voir et de comprendre sera reprise aux v. 210-211. Ces deux prédicats divins de forme négative ont une matrice biblique. En fait, c'est seulement à travers la création (les opera eius du v. 211) que l'homme peut connaître Dieu.

v. 213. pietate tuetur. La bonté de Dieu se manifeste en ce qu'il conserve et gouverne le créé (cfr v. 161), mais les vers suivants montreront d'autres manifestations de cette bonté : il s'est offert en victime expiatoire pour racheter les péchés des hommes et devenir leur sauveur ; il pardonne généreusement à ceux qui se repentent.

v. 214-216. Ces trois vers sont centrés sur le Christ, sauveur du monde, qui a expié les fautes des hommes, montré la voie de la vérité et ramené à Dieu le monde en perdition. C'est une transition vers la suite du développement, consacrée à la foi dans la miséricorde de Dieu.

v. 214. Sic fuit... erit. Répétition du verbe esse, pour mettre en évidence la durée éternelle (in aeuum) du rôle salvateur du Christ (uerus salvator).

 

Vers 217-255. La foi dans la miséricorde de Dieu, qui a sauvé les hommes

v. 217-220. qui cuncta creauit... carnis peccata remittit. Le Christ créateur, qui s'est incarné, remet les péchés des êtres de chair.

v. 218. ex nihilo totum. Une création ex nihilo, bien différente des spéculations des philosophes grecs, qui imaginaient un monde né d'une substance primitive et connaissant un devenir progressif, ou qui concevaient son histoire comme un enchaînement sans fin de naissances et de destructions.

v. 218-219. lucique tenebras... succedere nocti. On songera aux versets de la Genèse (1, 2ss) : Dixitque Deus : fiat lux. Et facta est lux... Et diuisit lucem ac tenebras. Appellauitque lucem diem et tenebras noctem.

v. 220. quodque... carnis peccata remittit. Dans les écrits des Pères de l'Église, l'incarnation est fréquemment mise en rapport avec le pardon des péchés. Dans ce contexte, c'est le terme caro, carnis qui est le plus souvent utilisé dans les écrits latins : il désigne dans le Christ l'élément humain opposé à l'esprit.

v. 221-236. Non seulement le Christ remet les péchés mais son indulgence/mansuétude/miséricorde l'emporte sur sa justice. Sans cette bonté de Dieu, nulle créature ne pourrait accéder à la vie éternelle.

v. 221. fragilem faciles. La fragilité de la nature humaine est telle que l'homme tombe facilement dans le péché (lapsus), dont il ne peut sortir que par le repentir et la pénitence (cfr par exemple Lactance, Institutions divines, VI, 24, 9).

v. 222. ueniam dabit omnibus unam. Ce second hémistiche apparaît textuellement dans l'inscription dite de Maximilla (ICUR V 13355), trouvée à Rome et datée de 389. Cette correspondance peut avoir une certaine importance pour la datation du Poema ultimum. Une autre correspondance sera présente plus bas (note au v. 233-234). Voir la présentation générale.

v. 224. plusque pius quam iustus erit. « Qu'en Dieu la pietas l'emporte sur la iustitia, est un motif néo-testamentaire. L'Ancien Testament met davantage en évidence sa fonction de juge et son rôle de punisseur, encore que parfois la bonté prévale sur la justice » (Corsano, 2003, p. 171).

v. 228. indulgentia. C'est le thème de la miséricorde, qui figurait déjà implicitement plus haut, aux v. 156-158. Le terme indulgentia est présent chez les auteurs classiques et chrétiens pour indiquer la bonté divine.

v. 230. prope nullus... À de rares exceptions près (prope), tout le monde est pécheur.

v. 233-234. Le texte du vers 233 et du premier hémistiche du vers 234 se retrouve dans l'inscription dite de Maximilla (ICUR V 13355), découverte à Rome et datée de 389. Cette seconde correspondance, qui s'ajoute à celle relevée plus haut (note au v. 222) peut avoir une certaine importance pour la datation du Poema ultimum. Voir la présentation générale.

v. 237-242. Amplius hoc tribuit, etc. Non seulement l'indulgence divine est accordée aux fidèles (Gloria tanta manet populo seruata fideli du v. 236), mais ‒ cadeau plus grand encore ‒ elle l'est aussi aux pécheurs repentis. Pour l'auteur, reconnaître sa faute et se repentir a valeur de punition suffisante. Aucune allusion claire n'est faite ici à un élément important qui fit l'objet de dispositions disciplinaires à partir du IVe siècle. Le pécheur ne doit pas seulement se repentir ; pour se réconcilier avec l'Église et avec Dieu, il doit aussi réparer. Dans la littérature chrétienne, le thème de la miséricorde divine est souvent lié à celui de la pénitence.

v. 246-255. Comme Dieu, dans le monde actuel, après avoir fait craindre aux hommes leur fin en déchaînant les tempêtes, se calme et ramène la sérénité dans le ciel et dans les esprits, ainsi dans les temps futurs accordera-t-il aux hommes le salut. Ici encore s'entremêlent thèmes bibliques et traditions classiques : « dans les religions grecque et romaine, le tonnerre et la foudre sont attribués au dieu suprême, maître des phénomènes célestes, et deviennent des moyens d'exprimer, dans certains cas, son indignation » (Corsano, 2003, p. 175).

v. 254-255. Ces vers de conclusion sont à rapprocher de v. 158-160, pour l'affirmation de l'espérance en une éternité heureuse, grâce à l'action divine.


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 20 - juillet-décembre 2010

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