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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


APULEE

L'Âne d'or ou les Métamorphoses

11. Les frères-esclaves et Thiasus. L'âne-savant et la femme condamnée aux bêtes
(X, 13, 1 - X, 29, 1)


Chez le cuisinier et le pâtissier

(X, 13, 1) Quant à moi, voici de quelle façon la fortune se plut à me ballotter dans ce temps-là. (2) Ce même soldat qui avait su faire emplette de mon individu sans avoir affaire à vendeur quelconque, et entrer en possession sans bourse délier, se trouva forcé, par l'ordre de son tribun, de partir pour Rome, porteur d'un message pour le plus grand des princes. Il me vendit onze deniers à deux frères, esclaves tous deux chez un riche du voisinage. (3) L'un était pâtissier au petit four, grand faiseur de tartelettes au miel et autres friandises. L'autre était cuisinier entendant à merveille les combinaisons d'assaisonnement, sauces et cuissons. (4) Ils logeaient ensemble et vivaient en commun. Leur maître était voyageur par goût, et ils m'avaient acheté pour porter l'attirail de cuisine qui devait le suivre. (5) Me voilà donc tiers dans ce ménage fraternel. Jamais je n'eus moins à me plaindre de la fortune. (6) Chaque soir, après le souper, qui était un délicat et très magnifique ordinaire, mes deux patrons étaient dans l'usage, chacun pour son ressort, de rapporter bonne partie de la desserte dans le réduit qu'ils occupaient: ce qui se composait, pour l'un, des restes splendides des ragoûts servis, porc, volaille, poissons et autres mets de ce genre; et, pour l'autre, de gâteaux mollets ou croquants, de toute forme et de toute composition, où le miel se trouvait toujours comme ingrédient. (7) Cela fait, les deux frères fermaient leur porte et allaient se délasser aux bains Je ne manquais pas alors de me bourrer le ventre des bonnes choses que le ciel m'envoyait; car je n'étais pas sot et âne au point, trouvant chère si délicate et à ma portée, de me contenter de foin tout sec pour mon souper.

(X, 14, 1) Cette picorée me réussit d'abord pleinement, parce que j'y mettais de la discrétion et de la réserve, ne prélevant que de faibles portions sur de grandes quantités. Et le moyen de soupçonner un âne de ce genre de fraude? (2) Mais le mystère m'enhardit; ma confiance n'eut plus de bornes. Alors le plus beau et le meilleur y passa. Je savourais les fins morceaux, sans toucher à ceux de qualité inférieure. Les deux frères commencèrent à s'inquiéter fort. Ils n'avaient pas encore de soupçon arrêté; mais ils firent le guet pour surprendre l'auteur de ces soustractions quotidiennes, (2) et allèrent même à part soi jusqu'à s'imputer l'un à l'autre mes larcins. Aussi tous deux de redoubler de soins, de faire bonne garde, et de compter et recompter leurs provisions. Enfin l'un d'eux, surmontant toute vergogne, apostrophe l'autre en ces termes: (4) Est-il juste, est-il raisonnable à toi de me tromper ainsi à la journée? d'escamoter les morceaux de choix pour augmenter tes profits, en les vendant de côté et d'autre, et d'exiger après la moitié du reste? (5) Notre association te déplaît-elle, nous pouvons, tout en restant bons frères, dissoudre la communauté. Autrement, cette duperie, où je ne vois pas de bornes, finira par faire éclater entre nous une sérieuse discorde. (6) Merci de ton impudence, reprit l'autre; tu vas au-devant des plaintes que je n'osais faire. Il y a si longtemps que tu me voles, et que je gémis en silence pour ne pas intenter contre un frère cette ignoble accusation! (7) Allons, soit, la glace étant rompue, mettons un terme à ce préjudice. Aussi bien, si notre rancune couve plus longtemps, nous verrons éclater entre nous une autre Thébaïde.

(X, 15, 1) De reproche en récrimination, tous deux en vinrent à protester avec serment, chacun pour sa part, qu'ils n'ont fraude ni larcin sur la conscience. Alors on convient, le tort étant commun, de mettre tout en oeuvre pour découvrir le larron. (2) Il y avait bien l'âne qui restait seul chaque jour, mais ce n'était pas là chère à sa guise; et, cependant, toujours les meilleurs morceaux de disparaître: et apparemment il n'entre pas chez eux de mouches de la force des Harpies, qui dévastaient, dit-on, la table de Phinée. (3) En attendant, je continuais à m'empiffrer; et, grâce à ce régime d'alimentation humaine, j'arrivais à un degré de corpulence et de rotondité extraordinaire. L'embonpoint dilatait le tissu de mon cuir, donnait à mon poil du lustre; (4) mais cet enjolivement de ma personne aboutit à une déconvenue: frappés de l'accroissement insolite de mes dimensions, et remarquant, de plus, que ma ration de foin restait intacte chaque jour, les deux frères mirent toute leur attention à m'observer. (5) À l'heure ordinaire, ils font mine d'aller aux bains, ferment la porte comme de coutume, et, regardant par un petit trou, me voient dauber sur les denrées étalées çà et là. En dépit du préjudice qu'ils en éprouvaient, la sensualité surnaturelle de leur âne les fait pouffer de rire. Ils invitent un camarade, puis deux, puis toute la maisonnée, à venir voir les tours de force gastronomiques du lourdaud de baudet. (6) On rit si haut et de si bon cœur, que le bruit en vient à l'oreille du maître qui passait par là.

(X, 16, 1) Il veut savoir la cause de cette gaieté de ses gens. Instruit du fait, il vient lui-même regarder au trou, et se délecte à ce spectacle. Il en rit à se tenir les côtes, fait ouvrir la porte et s'en donne le plaisir de près; (2) car moi qui voyais la fortune se dérider un peu à mon égard, et qui me sentais rassuré par l'hilarité que j'excitais, je continuais à jouer des mâchoires à mon aise. (3) Enfin le patron, qui ne se lassait pas de ce spectacle, me fit conduire, ou plutôt me conduisit de ses mains à la salle à manger, fit dresser la table et servir toutes sortes de pièces non entamées, de plats où personne n'avait touché. (4) J'avais déjà l'estomac honnêtement garni; mais pour me faire bien venir du maître et gagner ses bonnes grâces, je ne laissai pas de donner en affamé sur le supplément offert. (5) Pour mettre ma complaisance à l'épreuve, on s'étudiait à choisir et mettre devant moi tout ce qui répugne le plus au goût d'un âne: viandes assaisonnées au laser, volaille à la poivrade, poisson à la sauce exotique. (6) La salle retentissait d'éclats de rire. Un éveillé de la compagnie se mit à crier: Du vin au convive! (7) Le maître prit la balle au bond. L'idée du drôle n'est pas mauvaise, dit-il; peut-être le camarade ne serait-il pas fâché de boire un coup, et du bon. (8) Holà! garçon, lave, comme il faut, ce vase d'or là-bas; tu le rempliras ensuite de vin au miel, et l'offriras à mon hôte, en lui disant que je bois à sa santé. (9) L'attente des convives était excitée au plus haut point. Moi, en franc buveur, sans me déconcerter, ni me presser, j'arrondis, en manière de langue, ma lèvre inférieure, et j'avale d'un trait cette rasade démesurée. Un bruyant concert de salutations accueillit cet exploit.

Lucius est racheté par Thiasus

(X, 17, 1) Le maître, dans la joie de son coeur, mande mes deux propriétaires, leur fait compter quatre fois le prix de leur acquisition, et me confie, avec toute sorte de recommandations, aux soins de certain affranchi bien-aimé qui n'avait pas mal fait ses propres affaires. (2) Cet homme me traitait avec assez d'humanité et de douceur, et, pour faire la cour à son maître, s'étudiait à lui ménager des plaisirs au moyen de mes petits talents. (3) Il me dressa à me tenir accoudé à table, à lutter, à danser, qui plus est, debout sur mes pieds de derrière; (4) et, ce qui parut le plus miraculeux, à répondre par signes à la parole, à exprimer oui et non, en inclinant la tête dans le premier cas, et en la rejetant en arrière dans le second; à demander à boire quand j'avais soif, en la tournant du côté du sommelier, et clignant alternativement des deux yeux. (5) Il m'en coûtait peu pour apprendre tout ce manège: j'en eusse bien fait autant sans leçons. Mais une crainte m'arrêtait: si je me fusse avisé de devancer l'éducation dans cette singerie des habitudes humaines, le plus grand nombre aurait vu là quelque présage funeste: on m'eût traité en phénomène, en monstre. Je risquais d'être coupé par morceaux, et de servir de régal aux vautours. (6) Bientôt il ne fut bruit que de mes talents. Ils valurent de la celébrité à mon maître, qu'on se montrait du doigt quand il passait. Voilà, disait-on, le possesseur de cet âne sociable, bon convive, qui lutte, qui danse, qui entend la parole et s'exprime par signes.

(X, 18, 1) Mais, avant d'aller plus loin, il faut que je vous dise , et j'aurais dû commencer par là, qui était et d'où était mon maître. Thiasus (c'était son nom) était natif de Corinthe, capitale de toute la province d'Achaïe. Sa naissance et son mérite lui ouvraient l'accès des honneurs publics. Il en avait successivement parcouru les degrés, et se voyait appelé à la magistrature quinquennale. Pour célébrer avec la pompe convenable son avènement aux faisceaux, il avait promis de donner un spectacle de gladiateurs qui durerait trois jours, et comptait ne pas borner là sa munificence. (2) Jaloux de la popularité qui s'acquiert par cette voie, il avait fait le voyage de Thessalie pour se procurer ce qu'il y a de mieux en fait de bêtes et de gladiateurs. Ses préparatifs terminés, ses acquisitions complétées, il se disposait au retour. (3) On le vit alors faire fi de ses splendides chariots, de ses magnifiques équipages, et les reléguer à la queue de son cortège, où ils suivaient à la file et à vide, découverts ou empaquetés. Il dédaigna même ses chevaux thessaliens et ses cavales gauloises, nobles races dont la réputation se paye si cher. (4) Il ne voulut monter que moi, qui cheminais paré d'un harnais d'or, d'une selle éblouissante, d'une housse de pourpre, avec un mors d'argent, des sangles chamarrées de broderies, et des clochettes du timbre le plus sonore. Mon cavalier me choyait tendrement, m'adressait les plus doux propos, et disait hautement que le suprême bonheur était d'avoir un compagnon de voyage et de table tel que moi.

À Corinthe : une nouvelle Pasiphaë

(X, 19, 1) À notre arrivée à Corinthe, après avoir voyagé partie par terre, partie par mer, une population considérable se porta au-devant de nous, moins par honneur pour Thiasus, à ce qu'il me parut, que par la curiosité que j'inspirais; car une immense réputation m'avait précédé dans cette contrée, si bien que je devins de bon rapport pour l'affranchi préposé à ma garde. (2) Quand il voyait qu'on faisait foule pour jouir du spectacle de mes gentillesses, le gaillard fermait la porte et n'admettait les amateurs qu'un à un, moyennant une rétribution assez forte; ce qui lui valut de bonnes petites recettes quotidiennes.

(3) Parmi les curieux admis à me voir pour leur argent, se trouvait une dame de haut parage et de grande fortune qui montra un goût prononcé pour mes gracieuses prouesses. À force d'y retourner, l'admiration chez elle devint passion; et, sans plus chercher à combattre une ardeur monstrueuse, cette nouvelle Pasiphaé ne soupire plus qu'après mes embrassements. (4) Elle offrit à mon gardien, pour une de mes nuits, un prix considérable; et le drôle trouva bon, pourvu qu'il en eût le profit, que la dame s'en passât l'envie.

(X, 20, 1) Le dîner du patron fini, nous passons de la salle à manger dans la chambre où je logeais, où nous trouvâmes la dame languissant déjà dans l'attente. (2) Quatre eunuques posent à terre quantité de coussins moelleusement renflés d'un tendre duvet, et destinés à former notre couche. Ils les recouvrent soigneusement d'un tissu de pourpre brodé d'or, et par dessus disposent avec art de ces petits oreillers douillets dont se servent les petites maîtresses pour appuyer la figure ou la tête; (3) puis, laissant le champ libre aux plaisirs de leur dame, ils se retirent, fermant la porte après eux. La douce clarté des bougies avait remplacé les ténèbres.

(X, 21, 1) La dame alors se débarrasse de tout voile, et quitte jusqu'à la ceinture qui contenait deux globes charmants. Elle s'approche de la lumière, prend dans un flacon d'étain une huile balsamique dont elle se parfume des pieds à la tète, et dont elle me frotte aussi copieusement, surtout aux jambes et aux naseaux. (2) Elle me couvre alors de baisers, non de ceux dont on fait métier et marchandise, qu'une courtisane jette au premier venu pour son argent; mais baisers de passion, baisers de flamme, entremêlés de tendres protestations: (3) Je t'aime, je t'adore, je brûle pour toi, je ne puis vivre sans toi; tout ce que femme, en un mot, sait dire pour inspirer l'amour ou pour le peindre. Elle me prend ensuite par la bride, et me fait aisément coucher. (4) J'étais bien dressé à la manoeuvre, et n'eus garde de me montrer rétif ou novice, en voyant, après si longue abstinence, une femme aussi séduisante ouvrir pour moi ses bras amoureux. Ajoutez que j'avais bu largement et du meilleur, et que les excitantes émanations du baume commençaient à agir sur mes sens.

(X, 22, 1) Mais une crainte me tourmentait fort. Comment faire, lourdement enjambé comme je l'étais, pour accoler si frêle créature, pour presser de mes ignobles sabots d'aussi délicats contours? Ces lèvres mignonnes et purpurines, ces lèvres qui distillent l'ambroisie, comment les baiser avec cette bouche hideusement fendue, et ces dents comme des quartiers de roc? Comment la belle enfin, si bonne envie qu'elle en eût, pourrait elle faire place au logis pour un hôte de pareille mesure? (2) Malheur à moi! me disais-je, une femme noble écartelée! Je me vois déjà livré aux bêtes, et contribuant de ma personne aux jeux que va donner mon maître. Cependant les doux propos, les ardents baisers, les tendres soupirs, les agaçantes oeillades, n'en allaient pas moins leur train: (3) Bref, je le tiens, s'écrie la dame, je le tiens, mon tourtereau, mon pigeon chéri! Et, m'embrassant étroitement, elle me fit bien voir que j'avais raisonné à faux et craint à tort; que de mon fait il n'y avait rien de trop, rien de trop pour lui plaire; (4) car, chaque fois que, par ménagement, je tentais un mouvement de retraite, l'ennemi se portait en avant d'un effort désespéré, me saisissait aux reins, se collait à moi par étreintes convulsives, au point que j'en vins à douter si je ne péchais pas plutôt par le trop peu. Et, cette fois, je trouvai tout simple le goût de Pasiphaé pour son mugissant adorateur. La nuit s'étant écoulée dans cette laborieuse agitation, la dame disparut à temps pour prévenir l'indiscrète lumière du jour, mais non sans avoir conclu marché pour une répétition.

(X, 23, 1) Mon gardien lui en donna l'agrément tant qu'elle voulut, sans se faire tirer l'oreille; car, indépendamment du grand profit qu'il tirait de ses complaisances, il ménageait par ce moyen à son maître un divertissement d'un nouveau goût. Il ne tarda pas, en effet, à le mettre au fait de mes exploits érotiques. Le patron paya magnifiquement la confidence, et se promit de me faire figurer sous cet aspect dans ses jeux. (2) Or, comme à cause du rang, il ne fallait pas songer pour le second rôle à ma noble conquête, et qu'un autre sujet pour le remplir était introuvable à quelque prix que ce fût, on se procura une malheureuse condamnée aux bêtes par sentence du gouverneur. Telle fut la personne destinée à entrer en lice avec moi devant toute la ville. Voici en substance ce que j'ai su de son histoire:

À Corinthe : les crimes de la femme condamnée aux bêtes

(3) Elle avait été mariée à un homme dont le père, partant pour un voyage lointain, et laissant enceinte sa femme, mère de celui-ci, lui avait enjoint de faire périr son fruit, au cas où elle n'accoucherait pas d'un garçon. (4) Ce fut une fille qui naquit en l'absence du père. Mais le sentiment maternel prévalut sur l'obéissance due au mari. L'enfant fut confié à des voisines, qui se chargèrent de l'élever. L'époux de retour, sa femme lui dit qu'elle a mis au monde une fille, et qu'elle lui a ôté la vie. (5) Mais vint l'âge nubile. Cette fille conservée, comment, à l'insu de son père, la doter suivant sa naissance? La mère ne voit d'autre moyen que de s'ouvrir à son fils. Ce dernier, d'ailleurs, étant dans la fougue de l'âge, elle appréhendait singulièrement les effets d'une rencontre et d'une passion entre ces deux jeunes gens, inconnus l'un à l'autre. (6) Le jeune homme, excellent fils, entrant parfaitement dans les intentions de sa mère, eut pour sa sœur les plus tendres soins. Dépositaire religieux de ce secret de famille, et sans prendre ostensiblement à la jeune personne plus qu'un vulgaire intérêt d'humanité, il reconnut si bien les droits du sang, que l'orpheline, abandonnée chez des voisins, fut placée sous la protection du toit fraternel, et qu'il la maria bientôt à un ami intime et tendrement chéri, en lui donnant sur sa fortune personnelle une dot considérable.

(X, 24, 1) Mais cette noble conduite, ces dispositions aussi sages que pieuses, la fortune se plut à en détruire les effets, en rendant la maison du frère le foyer d'une affreuse jalousie. (2) La femme de ce dernier, la même que ses crimes firent depuis condamner aux bêtes, croit voir dans la jeune soeur l'usurpatrice de sa place et de ses droits. Du soupçon elle passe à la haine, et bientôt se livre aux plus atroces machinations pour perdre sa rivale. Voici quel odieux stratagème elle imagine. (3) Elle part pour la campagne, munie de l'anneau de son mari, qu'elle a su lui soustraire; et, de là, dépêche à sa belle-soeur un domestique à elle dévoué, et conséquemment capable de tout, pour inviter la jeune femme, comme de la part de son frère, à l'aller trouver à sa maison des champs, en y joignant la recommandation de venir seule, et de tarder le moins possible. (4) Pour prévenir toute hésitation de sa part, elle confie à l'exprès l'anneau dérobé à son mari, et qu'il suffisait de montrer pour donner foi au message. La soeur, seule confidente du droit qu'elle a de porter ce nom, s'empresse de déférer au désir de son frère, que lui confirme la vue du cachet. (5) Elle va donc seule au rendez-vous, horrible guet-apens où l'attendait son exécrable belle-soeur. Cette furie aussitôt la fait dépouiller nue, et frapper à outrance de coups de fouet. L'infortunée a beau protester contre l'erreur dont elle est victime, elle a beau invoquer le nom d'un frère pour repousser l'imputation de concubine; son ennemie traite l'aveu d'imposture, et, s'emparant d'un tison ardent, fait expirer la pauvre créature du plus révoltant supplice que la jalousie ait jamais inventé.

(X, 25, 1) À cette horrible nouvelle, le frère et le mari se hâtent d'accourir. Après avoir payé à la jeune femme le tribut de leur douleur, ils lui rendent les devoirs de la sépulture; mais le frère ne put soutenir le coup qu'il avait reçu de cette mort funeste et de l'affreux traitement qui l'avait provoquée. L'atteinte fut si profonde, qu'une révolution de la bile s'ensuivit, et il fut saisi d'une fièvre ardente. Il fallut appeler les secours de l'art. (2) Sa femme, si on peut encore lui donner ce nom, va trouver un médecin, scélérat insigne, assassin émérite, et comptant de nombreux trophées de ses crimes. Sans marchander, elle lui promet cinquante mille sesterces pour prix d'un poison énergique. C'était la mort du mari que l'un vendait, et que l'autre achetait. (3) L'affaire conclue, on va, soi-disant, administrer au malade la potion spécifique pour rafraîchir les intestins et chasser la bile; potion honorée du nom de sacrée par les adeptes de la science: mais celle qu'on y substitue n'est sacrée que pour la plus grande gloire de Proserpine. Toute la famille est assemblée; plusieurs parents et amis sont présents.

(X, 26, 1) Le médecin tend au malade le breuvage apprêté de sa main, quand l'abominable créature, voulant, du même coup, supprimer son complice et regagner son argent, arrête soudain la coupe au passage. Non, docte personnage, dit-elle, mon mari ne touchera pas à cette potion que vous n'en ayez bu vous-même une bonne partie. (2) Que sais-je en effet? S'il y avait du poison dans ce breuvage? Cette précaution, au surplus, n'a rien d'offensant pour vous. Un esprit aussi prudent, aussi éclairé, doit comprendre ce qu'il y a de saint dans la sollicitude dont une femme entoure la santé de son mari. (3) Bouleversé par cette audacieuse apostrophe, le médecin, qui perd la tête, qui d'ailleurs n'a pas le temps de la réflexion, et qui craint que son trouble, son hésitation même, ne trahissent l'état de sa conscience, avale une grande partie de la potion. (4) Le malade prend alors la coupe, et boit le reste avec confiance. Cela fait, l'Esculape ne songe qu'à regagner au plus vite son logis, pour opposer quelque antidote à l'action funeste du poison qu'il vient de prendre. (5) Mais la scélérate créature ne perdait pas sa proie de vue. Elle ne veut à aucun prix qu'il s'éloigne d'un pas, avant qu'on ait vu l'effet entier du breuvage. Il eut beau prier, supplier, ce ne fut qu'après un long temps et de guerre lasse qu'enfin elle le laissa partir. (6) Mais déjà le principe destructeur avait pénétré ses viscères, et gagné les sources de la vie. Mortellement atteint, et appesanti déjà par une invincible somnolence, il put à peine regagner sa demeure, (7) et n'eut que le temps de conter la chose à sa femme, lui recommandant, du moins, de réclamer le salaire d'un double service; et, la violence du mal augmentant, il rendit les derniers soupirs.

(X, 27, 1) L'agonie du jeune homme n'avait pas été plus longue. Il avait succombé sous les mêmes symptômes, au milieu des hypocrites doléances de sa femme. Son enterrement terminé, au bout du temps consacré pour les devoirs funéraires, la veuve du médecin se présente, et demande le prix de deux morts. (2) L'odieuse créature toujours la même, toujours sans foi, quoiqu'elle cherche à en conserver le simulacre, met tout son art dans sa réponse. Elle prodigue les promesses, et s'engage formellement à payer sans délai le prix convenu, si l'on consent à lui céder encore une légère dose de la même composition, afin de finir, dit-elle, ce qu'elle a commencé. (3) Pour couper court, la femme du médecin donne dans le piège sans se faire presser, et, voulant faire sa cour à la grande dame, elle retourne vite à son logis, et lui rapporte la boîte même qui contenait tout le poison. Le monstre féminin, désormais en fonds pour le crime, va porter sur tout ce qui l'entoure ses mains homicides.

(X, 28, 1) Elle avait, du mari qu'elle venait d'empoisonner, une fille en bas âge à qui la succession du père revenait de plein droit; et c'est ce qui désespérait sa mère. Elle en veut au patrimoine de sa fille; elle en veut à sa vie. (2) Une fois certaine que la loi permet à la mère dénaturée de recueillir un sanglant héritage, elle devient pour sa fille ce qu'elle avait été pour son époux. Dans un dîner où elle avait invité la femme du médecin, elle les empoisonne à la fois toutes deux. (3) Mais le terrible breuvage, saisissant aux entrailles la pauvre enfant, anéantit d'un coup sa frêle existence, tandis que la femme du médecin eut le temps de sentir le liquide meurtrier gagner de proche en proche, et promener ses ravages autour de ses poumons. Elle soupçonna l'affreuse vérité; et sa respiration, de plus en plus oppressée, dissipant bientôt tous ses doutes, elle court à la maison du gouverneur, implore à grands cris sa justice. Le peuple déjà s'ameutant autour de cette femme, qui promet d'horribles révélations, l'autorité fait ouvrir les portes, et lui donne audience sans délai. (4) Mais à peine eut-elle déroulé la révoltante série des forfaits de l'atroce mégère, que tout à coup sa raison se trouble, le vertige la saisit, ses lèvres se serrent, ses dents se froissent, et font entendre un grincement prolongé. Ce n'est plus qu'un cadavre qui tombe aux pieds du gouverneur. (5) En présence de tant d'horreurs, celui-ci, homme d'expérience, se décide à frapper un grand coup. Les femmes de la coupable sont mandées sur l'heure, et la torture leur arrache la vérité. La maîtresse fut condamnée aux bêtes, non que l'on jugeât le supplice proportionné à ses crimes, mais parce qu'on n'imagina rien au delà.

(X, 29, 1) Telle était la femme avec laquelle j'allais publiquement me conjoindre.

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