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LUCIEN DE SAMOSATE

Alexandre ou le Faux Devin 

Une nouvelle traduction annotée (1998)

par

Joseph Longton


Suite et fin : chapitres 41 à 61

[Introduction] [Chapitres 1 à 20] [Chapitres 21à 40] [Table des matières]


 

Du dévergondage des enfants de choeur...

41. Lui qui avait taxé la pédérastie de pratique abominable et avait disposé que tout un chacun s'en abstiendrait, fut assez retors pour construire la filière que voici : les chefs-lieux pontiques et paphlagoniens étaient mis en demeure de lui livrer pour une période triennale des enfants de choeur destinés à chanter auprès de lui les saintes hymnes ; dûment calibrées, triées sur le volet, ces recrues devaient être des parangons de noblesse, de fraîcheur et de vénusté. Une fois qu'il les avait séquestrés, Alexandre les exploitait comme une valetaille achetée contre espèces sonnantes et trébuchantes, couchait avec eux et leur faisait subir mille et un outrages. Il poussa même le raffinement jusqu'à édicter une règle faisant défense à toute personne de plus de dix-huit printemps de jamais le saluer en l'embrassant sur le bec ou de lui faire la bise. S'en tenant généralement à tendre la main pour qu'on la baisât, il réservait ses effusions aux petits jeunets, les « admis au bisou ».

 

... et des paroissiennes

42. Se jouant ainsi de la stupidité de ses aficionados, il dévergondait leurs bourgeoises sans la moindre retenue et coïtait avec leurs fistons. Et les époux regardaient déjà comme un honneur insigne et des plus enviables qu'il eût reluqué leurs légitimes. Avait-il condescendu, en prime, à les bécoter ? Les voilà aussitôt occupés à se persuader que des tombereaux de bénédictions allaient se déverser sur leur logis. Beaucoup de femmes se glorifiaient même de s'être laissé faire un marmot par lui. Et leurs conjoints de jurer leurs grands dieux qu'il en était bien ainsi...

 

Dialogue avec la divinité

43. Pour faire bonne mesure, j'aimerais verser au dossier une conversation que Glycon tint avec un certain Sacerdos, originaire de Tion, dont tu jaugeras la jugeote à l'aune de ses lubies. C'est à son domicile tionien que j'ai avisé ce dialogue, gravé en lettres de métal jaune :

« - Ô mon seigneur Glycon, dis-moi qui tu es.
- Un deuxième Asclépius.
- Différent de l'Asclépius primitif ? Qu'entends-tu par là ?
- La justice suprême ne consent point que tu en sois informé.
- Combien d'années demeureras-tu parmi nous, à nous assister comme vaticinateur ?
- Mille trois.
- Et où te rendras-tu ensuite ?
- À Bactres et dans sa région. Il faut bien que les primitifs profitent eux aussi de mon séjour terrestre.
- Ton géniteur Apollon discourt-il encore dans ses autres succursales, à Didymes, Claros et Delphes, ou bien leurs lumières sont-elles fallacieuses ?
- Évite également de m'entreprendre sur ce thème. Les dieux te l'interdisent.
- Et moi, que m'adviendra-t-il au terme de mon existence actuelle ?
- Tu seras un chameau, puis un destrier, et par après, un sage et un prophète qui n'aura rien à envier à Alexandre. »

Conscient que l'énergumène était lié avec Lépide, Glycon clôtura ce conciliabule en le gratifiant de la monition versifiée que voici :

« Garde-toi de Lépide : un triste sort l'attend. »

Comme j'en ai déjà fait état, Alexandre avait en effet une frousse bleue d'Épicure, en qui il avait identifié un antagoniste et un contradicteur de taille à tenir tête à ses coups de bluff.

 

Témérité d'Épicurien

44. Du reste, il plaça en très vilaine posture un Épicurien qui avait eu le culot de le prendre en défaut devant une ribambelle de groupies. L'inconscient l'avait approché et s'était écrié à pleins poumons : « Toi, oui, toi, Alexandre, tu as décidé un tel, Paphlagonien, à déférer certains de ses serviteurs au gouverneur de la Galatie afin que la peine capitale leur soit appliquée pour le meurtre de son fils, étudiant à Alexandrie. Or, ce jeune homme est bien de ce monde et a refait surface, plus vif que jamais, après le supplice de ta domesticité, que tu as fait jeter en pâture aux fauves. » Que s'était-il passé ? Le garçon avait remonté le Nil jusqu'à Clysma, où il se laissa entraîner dans un périple pour l'Inde. Comme leur maître tardait, ces malheureuses gens de maison présumèrent qu'il avait trouvé la mort en croisant sur le fleuve ou avait été trucidé par des truands - ils pullulaient en ces temps. À leur retour, ils le donnèrent pour disparu. C'est à ce stade qu'intervinrent la diatribe et la condamnation des factotums... sur quoi le jeunot avait resurgi et narré son odyssée.

 

Lynchage...

45. Ainsi s'exprima l'Épicurien. Furibond d'être contesté de la sorte et d'autant plus inapte à encaisser ces invectives qu'elles étaient indéniablement fondées, Alexandre ordonna aux témoins de l'algarade de lapider l'impudent, sous peine d'être eux-mêmes abandonnés à la malédiction et stigmatisés comme Épicuriens. Les pierres fusaient déjà lorsqu'un certain Démostrate, une personnalité de premier plan dans le Pont qui, par un heureux concours de circonstances, était de passage dans le secteur, l'agrippa et l'arracha de justesse à un trépas qu'il n'eût pas volé le cas échéant : dans un tel concert de fous, a-t-on idée d'être tout seul à raison garder et de s'exposer à la démence des Paphlagoniens ?

 

... et boycott

46. Voilà pour ce qui est des mésaventures de notre Épicurien. Lors de la convocation des solliciteurs qui avait lieu la veille du prononcé, le héraut demandait par ailleurs si un tel ou un tel bénéficierait d'une confidence. Si le jugement qui s'élevait des entrailles du pieux édifice vouait alors un de ces candidats « aux corbeaux », il ne se trouvait plus personne pour l'héberger sous son toit ou lui prêter le feu et l'eau [1] : ravalé au rang des impies, des sans-dieu et - injure des injures - des Épicuriens, il était condamné à errer d'une contrée à l'autre.

 

Autodafés d'Épicure

47. Dans cet ordre d'idées, Alexandre se livra à une intervention d'un grotesque achevé. Un jour qu'il était tombé sur les Opinions maîtresses d'Épicure, qui, tu ne me démentiras pas, sont le chef-d'oeuvre de sa science et renferment la moelle de sa doctrine, il emporta le manifeste au centre de la place publique et le brûla sur un bûcher de figuier [2], comme si ainsi, il en eût fait griller l'auteur même. Il éparpilla ensuite les cendres du bouquin dans les vagues en assortissant son geste du commentaire subséquent :

« Livre au feu les pensers de l'aveugle sénile ! »

Le misérable était dans l'ignorance de tout le bien que cet opuscule peut faire à son audience et ne pouvait concevoir la quiétude, l'équanimité et la liberté qu'il lui apporte en la délivrant des frayeurs, des fantômes et des chimères, des vaines spéculations et des appétits superflus tout en lui instillant la rationalité et le savoir véridique et en épurant véritablement sa pensée par la rigueur de la réflexion, la vérité et la lucidité, sans s'encombrer de gadgets aussi puérils que des brandons [3] ou des scilles [4].

 

Conseils malencontreux pour la guerre de Germanie

48. Parmi toutes les cuistreries dont le fripon se rendit coupable, il en est une que je voudrais t'exposer, tant elle est énorme. Comme le crédit dont jouissait Rutilien lui ouvrait toutes grandes les portes du palais et de la cour impériale, il activa ce relais pour acheminer une admonition en pleine guerre de Germanie, alors que Marc [5], notre souverain regretté, était déjà aux prises avec les Marcomans et les Quades. La révélation commandait que l'on engloutît dans le Danube, outre de somptueuses offrandes et moult aromates, une paire de lions vivants. Mais le mieux est encore de citer ce communiqué surnaturel :

« Dans les eaux du Danube, onde du ciel venue,
Je t'enjoins de jeter deux suppôts de Cybèle [6],
Fauves hantant les monts, et ce qui pousse en Inde,
Douces plantes et fleurs [7] ; aussitôt surviendront
Le triomphe et la gloire, et la paix désirable. »

Ces directives furent respectées, mais après avoir nagé jusqu'en terrain hostile, les deux félins furent pris pour des chiens ou des loups nouvelle mouture et les sauvages leur réglèrent leur compte à coups de trique ; aussitôt après, nos troupes... essuyèrent la cuisante défaite que l'on sait et des pertes de quelque vingt mille hommes en un seul engagement. Ce désastre déboucha sur l'épisode d'Aquilée, à l'aboutissement duquel il s'en fallut d'un cheveu que la ville ne fût investie [8]. Devant la tournure prise par les événements, notre extralucide se défila en invoquant crânement le célèbre subterfuge delphique opposé à Crésus [9] : oui, la divinité avait incontestablement promis la victoire ; non, elle n'avait pas stipulé qui, des Romains ou du camp adverse, allait la remporter.

 

Les oracles « nocturnes »...

49. Comme l'affluence ne se tarissait pas et qu'Abonotique, tout engorgée par la cohue des touristes en consultation, tombait à court de vivres, Alexandre inventa les sessions dites « nocturnes » : il ramassait les copies, certifiait aux fidèles qu'il « se couchait dessus » [10], puis rendait des arrêts prétendument transmis en songe par la divinité. La majorité de ces prophéties ne brillaient cependant pas par leur clarté ; elles battaient même des records d'ambiguïté et d'amphigouri dès que le bonze avait remarqué que le mot correspondant avait été protégé avec plus de soin que de coutume : optant pour la sécurité, il se bornait à y jeter ce qui lui passait par la tête, d'autant qu'à ses yeux le galimatias faisait vaticinatoirement très chic et qu'il avait sous la main des « exégètes » préposés au décryptage et au délayage de ses divagations et grassement rémunérés à cet effet par leurs destinataires. La charge était d'ailleurs vénale, ses titulaires étant astreints à verser à leur prélat une redevance individuelle d'un talent attique.

 

... en l'air,...

50. Dans le seul but d'impressionner les sots, il lui arrivait aussi de plastronner au bénéfice de quelqu'un qui ne l'avait pas requis, ne lui avait fait tenir aucun courrier... et n'existait tout simplement pas. Voici un échantillon de cette production :

« Dans le plus grand secret, qui, me demandes-tu,
Chez toi tringle en ton lit Dame Calligénie ?
Ton valet Protogène, en tout ton confident !
Tu l'as niqué naguère : il baise ton épouse,
Se vengeant à présent de ce suprême outrage.
Pour t'empêcher de voir ou d'ouïr leurs méfaits,
Ils ont confectionné des drogues délétères,
Que tu découvriras près du mur, sous ta couche,
À ton chevet ; complice est Calypso, ta bonne [11].  »

Démocrite [12] lui-même n'aurait-il pas été désarçonné à l'audition d'un tel catalogue de patronymes et de détails - puis écoeuré une fois l'artifice éventé ?

 

... ou en langues étrangères

51. À maintes reprises, il accorda également des pronostications à des barbares, non sans se donner un mal de chien pour dénicher localement des bonshommes de la même ethnie que ses clients lorsque l'un d'eux l'interrogeait dans son idiome, araméen ou galate. Il laissait par conséquent s'écouler un bon bout de temps entre le dépôt des requêtes et la remise des décisions, pour pouvoir décacheter tout à loisir et sans aucun danger, puis mettre la main sur les différents individus à même de faire fonction de traducteurs. C'est ainsi qu'un Scythe s'entendit riposter, textuellement :

« Morphbargoulis à l'ombre echnenchicranc mourras [13]. »

 

De l'art d'impressionner les sots

52. Dans un autre cadre, la prose oraculaire ci-après fut prononcée pour sommer un quidam qui n'était pas là - et était même carrément inexistant - de s'en retourner chez lui : « Celui qui t'a mandaté a été assassiné aujourd'hui même par son voisin Dioclès, avec l'aide des bandits Magnus, Célère et Boubale, qui ont déjà été appréhendés et mis aux fers. »

 

Alexandre piégé par Lucien

53. Laisse-moi encore t'énumérer quelques-unes des conjectures qui m'ont été décernées. « Alexandre est-il chauve ? », l'engageai-je à me spécifier, non sans cacheter mon piège avec une méticulosité délibérément outrée. La réaction tomba via un « nocturne »

« Sabardalach malach, c'était un autre Attis [14]. »

À une autre occasion, je le fis plancher sur une seule et même colle, en l'occurrence la patrie du poète Homère [15], dans deux plis distincts, introduits sous des dénominations dissemblables. Pour l'un, mon jeune domestique, confessé sur la motivation de ma démarche, l'abusa en prétendant que je quêtais un remède pour soulager une douleur aux côtes, si bien qu'Alexandre réagit par ce stique :

« Enduis-toi de cytmide et de baves équines. »

Quant au second message, il lui concocta une réplique tout aussi étrangère à Homère, lorsqu'on lui conta que l'envoyeur était censé s'informer s'il valait mieux rallier l'Italie en bateau ou par le continent :

« Ne va pas t'embarquer, déplace-toi par route. »

 

Lucien est repéré

54. En outre, je payai de ma personne pour lui tendre bon nombre d'autres chausse-trapes de cette inspiration. En voici un morceau d'anthologie. Après avoir noté une seule sollicitation sur un billet, j'y portai les mentions réglementaires, « huit oracles, postulation d'un tel », en me camouflant sous un pseudonyme, et j'y joignis la rémunération tarifaire, soit huit drachmes et l'appoint [16]. Leurré par la montant expédié et l'intitulé de l'envoi, il lesta mon unique réquisition (dont l'énoncé était : « Quand Alexandre se fera-t-il pincer en flagrant délit de tricherie ? ») d'une batterie de huit textes, plus absurdes et abstrus les uns que les autres et qui n'avaient, pour reprendre l'expression consacrée, ni queue ni tête. Par la suite, lorsqu'il comprit que je l'avais mystifié et que je m'attelais à dissuader Rutilien d'épouser sa gamine et de prendre pour argent comptant les monts et merveilles de ses élucubrations, il me prit bien évidemment en grippe et me considéra comme son ennemi juré. Son admirateur l'ayant sondé à mon propos, il décréta :

« Il aime couchailler et badiner de nuit. »

En un mot comme en cent, il me vomissait.

 

Une paix de dupes

55. Comme il avait eu vent de mon arrivée sur les lieux - j'étais accompagné de deux soldats, un lancier et un piquier [17], que l'administrateur de la Cappadoce en fonction pour lors, une de mes relations, avait mis à ma disposition pour m'escorter jusqu'à la mer - et avait appris qui j'étais, Alexandre me fit convier avec autant d'empressement que de courtoisie. Je me rendis à ses instances et le trouvai entouré d'une presse dense. Par chance, j'avais emmené avec moi mes deux cerbères. Il me mit la dextre sous le tarin, pour le baisemain qui était de règle avec le vulgaire. J'y posai les lèvres, comme pour lui filer un bécot... et le mordit si vigoureusement qu'il manqua d'en perdre la jouissance. L'assistance tenta de m'étrangler et de m'estourbir pour cette félonie sacrilège, avec une indignation d'autant plus véhémente que j'avais apostrophé Alexandre en l'appelant par son petit nom, sans lui donner du « Monsieur le Prophète ». Soutenant cette épreuve avec une ineffable magnanimité, Alexandre calma ses supporteurs et se targua de pouvoir sans difficulté aucune m'amadouer et démontrer ainsi toute la précellence d'un Glycon capable de se concilier ses contempteurs les plus acerbes. Après avoir congédié tous les gêneurs, il débobina son laïus : mais bien entendu qu'il était absolument au courant de mon identité et des conseils que j'avais donnés à son Rutilien. Pourquoi lui avais-je fait ce croc-en-jambe, alors qu'il était en mesure de me faire grimper dans l'estime de ce cacique ? Sur le moment, je fus bien aise d'acquiescer à ces offres de service, car je n'apercevais que trop bien dans quel pétrin je m'étais fourvoyé. Au sortir de cette entrevue, nous étions copain-copain, et lui avait époustouflé son monde par l'aisance avec laquelle il avait opéré ce retournement.

 

Attentat manqué

56. Ultérieurement, lorsque je décidai de m'embarquer, il me fit porter de pleines brassées de souvenirs et cadeaux et s'offrit à me fournir par dessus le marché le navire et les rameurs pour mon trajet - il se faisait que je voyageais en compagnie du seul Xénophon [18], car j'avais envoyé auparavant mon père et ma famille à Amastris. Je pensais qu'il formulait là une proposition franche et honnête. Mais au beau milieu de la traversée, mon sort m'eut l'air bien obéré lorsque j'eus le spectacle d'une prise de bec entre le pilote, atterré, et les matelots : Alexandre leur avait intimé l'ordre de nous sauter au collet et de nous faire boire la tasse ! Si cet oukase avait été mis à exécution, il se serait donc payé le luxe de vider notre querelle à moindres frais. À force de larmes, le marin persuada toutefois ses compagnons de ne nous faire aucun mal et il ajouta à mon adresse : « Moi qui mène depuis six décennies la vie sanctifiée et irréprochable dont tu peux faire le constat, moi qui suis marié et en charge de gosses, je refuse, âgé comme je le suis, de me souiller les mains du sang d'un assassinat. » C'est ainsi qu'il me révéla le motif pour lequel il nous avait pris comme passagers, et divulgua les consignes d'Alexandre.

 

La passivité des autorités

57. Il nous débarqua dans cette Égiale qui est déjà mentionnée par ce vieil Homère [19] et rebroussa chemin. Là, je me retrouvai avec des ambassadeurs bosphoriens [20] qui naviguaient dans les parages afin de convoyer jusqu'en Bithynie le tribut annuel payé par Eupator, leur dynaste [21]. Le récit que je leur fis des périls que nous avions affrontés eut l'heur d'éveiller leur sympathie. Accueilli à leur bord, j'accostai sain et sauf à Amastris, après avoir failli laisser ma peau dans ce guêpier. Après cet incident, je militai dans les rangs des détracteurs d'Alexandre et assoiffé de vengeance comme je l'étais, je fis flèche de tout bois. Dès avant le traquenard où il m'avait attiré, sa mentalité vicieuse m'avait d'ailleurs amené à le haïr et en avait fait ma bête noire. Je me disposais à le traîner en justice, et mon initiative avait le soutien d'autres plaignants, issus notamment de l'école de Timocrate, le philosophe d'Héraclée [22], mais Avitus [23], qui gouvernait alors la Bithynie et le Pont, se mit en travers de ma route et me pria, me conjura presque, d'abandonner les poursuites. Et de m'expliquer qu'il était en trop bons termes avec Rutilien pour pouvoir punir Alexandre, eût-il été pris la main dans le sac. Bloqué net dans mon élan, je jetai l'éponge : avec un juge ainsi luné, mes audaces tombaient à plat.

 

Abonotique rebaptisée

58. Alexandre était l'homme de tous les toupets, mais dans ce registre, il se surpassa, à mon sens, quand il eut le front de revendiquer auprès des instances supérieures qu'Abonotique fût rebaptisée Ionopolis [24] et habilitée à procéder à l'émission un monnayage neuf, frappé de l'effigie de Glycon à l'avers et, au revers, de celle d'un Alexandre coiffé des bandelettes de son grand-père Asclépius et armé de l'inévitable coutelas de Persée, son aïeul maternel [25].

 

La mort d'un fumiste

59. Alors qu'il s'était adjugé un diagnostic qui le faisait périr foudroyé à cent cinquante ans accomplis, il finit lamentablement, sans même avoir fait son entrée dans le club des septuagénaires : par une pirouette du destin qui n'a rien de surprenant pour un descendant de Poda-lire, son pied [26] fut attaqué par une gangrène qui lui monta à l'aine et se mit à grouiller de vermine. Pour compléter le tout, c'est dans ce pénible contexte que sa calvitie fut découverte, lorsque la migraine le contraignit à se faire tamponner le crâne par ses médecins, opération qui ne pouvait s'effectuer qu'une fois sa moumoute ôtée.

 

Une succession convoitée

60. Cet épilogue de la saga d'Alexandre, ce dénouement de toute la tragi-comédie qu'il avait jouée dégage comme un fumet providentiel, alors même qu'il fut tout à fait accidentel. Comme il n'y avait plus qu'à lui organiser des obsèques dignes de sa carrière et à programmer une manière de tournoi funèbre, dont l'atelier vaticinatoire représenterait le trophée, tout ce que cette mafia d'aigrefins pouvait aligner de capos s'aggloméra autour de Rutilien, lequel fut bombardé médiateur afin de désigner celui d'entre eux qui hériterait de l'officine et ceindrait les infules mystagogiques et prophétiques d'Alexandre. Un des protagonistes de ces péripéties était un dénommé Paetus [27], toubib aux tempes chenues qui se commit alors d'une façon indigne de son art comme de son âge. Mais le grand sachem qui arbitrait la compétition devait les renvoyer tous bredouilles et prorogea feu Alexandre dans ses prérogatives divinatoires.

 

Sus à l'imposture

61. De cette jungle de faits, tel est, mon brave, l'extrait succinct que j'ai estimé devoir te soumettre, non seulement en raison de la sollicitude que je te porte, à toi, mon camarade et ami, et de l'admiration que tu m'inspires plus que tout autre par ta sagesse, ta passion du vrai, ton naturel affable et pondéré, la sérénité de ta conduite et ton aménité envers tes interlocuteurs, mais aussi parce que j'ai voulu avoir le plaisir, que tu savoureras sans aucun doute avec moi, de procurer une revanche à Épicure, ce véritable saint, ce génie réellement divin, qui atteignit isolément à la connaissance authentique du beau et la vulgarisa, remplissant un rôle libérateur pour tous ceux qui le pratiquent. Et j'ai la faiblesse d'envisager que le présent ouvrage, soucieux de dénoncer quelques embrouilles tout en confortant certaines convictions des intelligences lucides, apparaîtra lui aussi revêtir quelque utilité pour ceux qui y jetteront les yeux. 

 

[Introduction] [Chapitres 1à 20] [Chapitres 21à 40] [Table des matières]


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Commentaires éventuels : Joseph Longton (<Joseph.Longton@esc.eu.int>)

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Notes

[1] Dans l'Antiquité, « fournir l'eau et le feu » à quelqu'un signifie lui procurer l'assistance minimale qui assure sa survie. [Retour]

[2] Les Anciens attribuaient des vertus purificatrices au bois de figuier. [Retour]

[3] Les processions aux flambeaux faisaient partie du rituel des mystères. [Retour]

[4] Les bulbes de scille ou oignon marin intervenaient également dans les cérémonies initiatiques. [Retour]

[5] À dater de 166, l'empereur Marc-Aurèle mena plusieurs campagnes difficiles contre les tribus germaines des Quades et des Marcomans, qui avaient envahi et dévasté les provinces danubiennes de l'Empire. [Retour]

[6] La périphrase désigne des lions, le char de la déesse Cybèle étant tiré par ces animaux. [Retour]

[7] C'est-à-dire des aromates et des épices. [Retour]

[8] Ces événements eurent lieu en 166 ap. J.-C. [Retour]

[9] Lucien fait allusion à l'anecdote rapportée par Hérodote (Histoire 1, 91) : Crésus, roi de Lydie, avait fait demander à l'oracle de Delphes s'il devait mettre à exécution son projet de traverser l'Halys et d'attaquer la Perse de Cyrus. Il lui fut répondu que ce faisant, il détruirait « un grand Empire »... qui n'était autre que le sien, comme on lui expliqua après sa défaite. [Retour]

[10] Ces « incubations » sont bien attestées dans le culte d'Asclépius. [Retour]

[11] Cet oracle est une mixture de vocabulaire grandiloquent, d'inspiration épique, et de termes fort verts. [Retour]

[12] Le père de l'atomisme est, comme Épicure, l'exemple même du rationaliste invétéré. [Retour]

[13] Le texte de ce vers présente de fortes divergences d'un manuscrit à l'autre ; on peut y reconnaître quelques mots de grec associés à un certain nombre de syllabes qui sont censées noter du scythe mais ne sont peut-être qu'une pure invention verbale. [Retour]

[14] L'oracle répond ici aussi dans un salmigondis de grec et de sons à la signification inconnue. [Retour]

[15] Les origines d'Homère étaient l'un des grands problèmes littéraires de l'Antiquité. Pour des raisons de prestige, nombre de cités faisaient valoir leurs prétentions dans ce domaine. [Retour]

[16] À raison d'une drachme et deux oboles l'oracle, cette consultation aura coûté huit drachmes et seize oboles, c'est-à-dire dix drachmes et quatre oboles, puisque six oboles font une drachme. [Retour]

[17] Il s'agit d'une forme d'escorte réglementaire chez les Romains. [Retour]

[18] Ce serviteur ou compagnon de Lucien est inconnu par ailleurs. [Retour]

[19] L'Iliade (2, 855) mentionne effectivement la ville parmi les alliés des Troyens. [Retour]

[20] Le Bosphore en question n'est pas celui de Propontide, qui relie la mer de Marmara (Propontide antique) à la mer Noire (ou Pont-Euxin), mais le Bosphore cimmérien, c'est-à-dire le détroit de Kertch, entre la mer d'Azov (le Palus Méotide des Anciens) et la mer Noire. De culture grecque, le royaume du Bosphore cimmérien s'étendait sur la Crimée et les rivages de la mer d'Azov et était vassal de l'Empire romain. [Retour]

[21] Il doit s'agir d'Eupator, dont le règne est attesté de 154/155 à 170/171 ap. J.-C. [Retour]

[22] Évoqué dans les Vies des sophistes de Philostrate, Timocrate d'Héraclée fut un sophiste-philosophe ; bien qu'il ait appartenu à l'école stoïcienne, ses disciples ne semblent pas avoir répugné à prêter main forte en la circonstance au parti épicurien. [Retour]

[23] À cet endroit, le texte grec est corrompu ; si l'on suit un des manuscrits, on peut traduire : « mais le gouverneur de la Bithynie et du Pont de l'époque se mit personnellement en travers de ma route... ». La leçon « Avitus » est une conjecture très vraisemblable, car deux témoignages, l'un littéraire et l'autre épigraphique attestent que L. Lollianus Avitus occupaient bien les fonctions de gouverneur de la Bithynie et du Pont sous Marc-Aurèle et Verus (161-169). [Retour]

[24] Les raisons qui ont incité Alexandre à transformer Abonotique (« rempart d'Abonos ») en Ionopolis sont obscures, sauf à admettre que cette nouvelle dénomination signifierait non pas « ville des Ioniens », mais « ville d'Ion » et ferait allusion à Ion, un fils d'Apollon comme Asclépius l'était lui-même. Quoi qu'il en soit, le nouveau toponyme a complètement évincé l'ancien et à même survécu, à peine modifié, sous la forme « Ineboli », nom turc du gros village qui occupe l'emplacement d'Abonotique. [Retour]

[25] À partir de l'époque d'Alexandre, le monnayage d'Abonotique abandonne effectivement ce nom pour celui d'« Ionopolis » et porte le nom et la représentation de Glycon ; c'est cependant l'effigie de l'empereur et non celle d'Alexandre qui figure à l'avers de ces monnaies. [Retour]

[26] Jeu de mots sur les deux premières syllabes du mot « Podalire » et « poda » (« pied »). [Retour]

[27] Le personnage est inconnu par ailleurs. [Retour]


Commentaires éventuels : Joseph Longton (<joseph.longton@eesc.europa.eu>)

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