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LUCIEN DE SAMOSATE

Alexandre ou le Faux Devin 

Une nouvelle traduction annotée (1998)

par

Joseph Longton


 Chapitres 1 à 20

[Introduction] [Chapitres 21 à 40] [Chapitres 41 à 61] [Table des matières]


Qu'il est difficile de rédiger la biographie d'un scélérat

1. Peut-être as-tu cru, très cher Celse [1], m'investir d'une mission modeste et négligeable en me commettant à la rédaction d'un mémoire qui retracerait à ton attention la trajectoire, les astuces, tours et trucs du charlatan que fut Alexandre d'Abonotique. Quiconque ambitionnerait d'en investiguer chaque repli devra néanmoins se colleter avec une tâche qui ne le céderait en rien à l'évocation des hauts faits d'un autre Alexandre [2], le successeur de Philippe, car le mage de Paphlagonie cultiva le vice avec la même ardeur que le Macédonien la vertu. Pour autant que tu sois disposé à te montrer lecteur indulgent et à suppléer les lacunes de ma narration, je relèverai toutefois le gant, par égard envers toi, et m'aventurerai à nettoyer ces étables d'Augias [3], certes pas intégralement, mais dans la mesure de mes forces, en en évacuant les quelques paniers de fumier qui t'autoriseront au moins à te faire une idée du volume de bouse gigantesque et inimaginable que trois mille bovins avaient pu accumuler au fil de toutes ces saisons.

 

Arrien, lui aussi...

2. J'éprouve pourtant une certaine gêne vis-à-vis de nous deux, pour toi qui as jugé bon que le souvenir d'un triple scélérat soit perpétué par l'écriture, comme pour moi qui m'emploie à répertorier ainsi les faits et gestes d'un olibrius dont la biographie constitue une lecture rien moins qu'édifiante pour un public instruit et qu'il eût été préférable de faire réduire en charpie par une bande de singes ou de renards [4], sous les yeux de la populace, dans quelque vaste amphithéâtre. Mais si quelqu'un nous incrimine de ce chef, du moins pourrons-nous alléguer un précédent. En effet, Arrien [5], cet élève d'Épictète, ce citoyen romain d'élite qui se voua corps et âme à la culture, prête le flanc à des reproches similaires et les arguments qu'il produit pour sa défense pourraient également nous dédouaner : ne s'est-il pas plu, en l'espèce, à coucher par écrit le parcours du brigand Tillibore [6] ? Le malandrin dont nous évoquons la mémoire était cependant taillé dans un bois autrement plus coriace, qui, au lieu d'exercer ses rapines par les forêts et les montagnes, écuma les sites urbains et ne se contenta pas de quadriller la Mysie et l'Ida, ni de dévaster quelques cantons désolés de l'Asie mais mit quasiment en coupe réglée la totalité de l'Empire romain.

 

Portrait physique...

3. En guise de préambule, et bien que je sois assez piètre dessinateur, je voudrais croquer en quelques phrases la mine du personnage, dans une esquisse que j'ai voulue la plus ressemblante possible. Puisque il me faut t'éclairer aussi sur son apparence corporelle, sache qu'il était élancé et d'un physique avantageux ; avec sa dégaine, il en imposait vraiment à l'égal d'un Olympien ; il avait le teint mat et une barbe point trop fournie ; en plus de sa chevelure naturelle, il en portait une postiche, très bien imitée et dont nul ne soupçonnait le caractère factice. Son regard fort pénétrant et inspiré était souligné par une diction aussi nette que suave. Bref, force est de confesser que sous tous ces rapports, on ne décelait en lui rien qui ne fût louable.

 

... et psychologique

4. Telle était donc la physionomie du coquin. Mais que l'on se penche à présent sur sa psychologie et son entendement, ô Héraclès tutélaire, ô Zeus protecteur, et vous, salvifiques Dioscures [7], et on en viendrait à préférer tomber entre les griffes de l'ennemi ou de quelque rival personnel plutôt que de croiser le chemin de pareille crapule. Son intellect, tout en perspicacité et en vivacité, le propulsait à mille lieues au-dessus du commun. Il était en outre généreusement pourvu de qualités comme la curiosité intellectuelle, la facilité d'apprentissage et de mémorisation ou le don des sciences, bien qu'il les employât malheureusement à très mauvais escient. Alors qu'il avait en main toutes ces nobles facultés, il mit beaucoup de diligence à s'abîmer dans une vilenie abyssale et à coiffer les plus illustres virtuoses de la spécialité, qu'il s'agît des Cercopes [8] ou qu'ils eussent nom Eurybate, Phrynondas, Aristodème ou Sostrate [9]. Dans une épître à son beau-père Rutilien, il se compara pour sa part à Pythagore [10], en toute modestie. À supposer qu'il eût été contemporain d'Alexandre, je mets d'ailleurs ma main à brûler que ce puits de sublime sapience aurait, sauf respect, fait figure de gamin à côté de lui. Au nom des Grâces, n'en déduis pas que j'entende cracher sur sa tombe ou que je veuille le fourrer dans le même sac qu'Alexandre, au motif qu'ils auraient agi semblablement. Bien au contraire, si l'on additionnait les griefs les plus graves et les plus ignominieux dont Pythagore a été accablé par ses calomniateurs - et qui me laissent d'ailleurs franchement sceptique -, toute cette tourbe d'insinuations n'équivaudrait qu'à une infime fraction de la filouterie d'Alexandre. En résumé, l'image qu'il faut te forger et t'imprimer dans le cerveau, c'est celle d'un tempérament des plus flamboyants, coulé dans un alliage de mensonge et de ruse, de parjure et de fraude, déluré, hardi, audacieux, opiniâtre dans la poursuite de ses desseins, charmeur et persuasif, habile à affecter l'excellence et donner totalement le change sur ses intentions véritables. Il n'y avait personne qui, de prime abord, ne fût convaincu d'avoir eu affaire à l'être le plus estimable, le plus juste, le plus droit et le plus sincère qui se pût rencontrer. Pour couronner le tout, il souffrait de mégalomanie : incapable de s'assigner des objectifs mesurés, il voyait toujours grand, très grand.

 

Une vocation précoce

5. Lorsqu'il était encore éphèbe - un sémillant éphèbe, s'il est possible de se figurer à partir du chaume desséché ce que dut être l'herbe tendre, et d'ajouter créance aux relations de ses biographes -, il se prostituait à tout va et fricotait contre rétribution avec tous ceux qui le convoitaient. Parmi ses soupirants, il compta l'un de ces envoûteurs qui font miroiter toute une panoplie de leurres : sortilèges, litanies magiques, charmes d'amoureux, évocations de puissances infernales en vue d'évincer des concurrents, et tout ce qu'il faut pour déterrer des trésors, soutirer des héritages, etc., etc. Ayant observé que ce minois prometteur et tout prêt à embrasser sa profession n'avait pas été moins subjugué par sa malignité que lui-même n'avait eu le coup de foudre pour sa plastique, notre sorcier lui mitonna un cursus et en fit son assistant, son lieutenant, son comparse. À la ville, le compère se faisait passer pour un membre de la faculté, le fin mot de l'affaire étant qu'il connaissait, à l'exemple de la femme de Thon [11] l'Égyptien,

« Quantité de potions salubres ou funestes »,

dont Alexandre fut institué héritier et légataire. Natif de Tyane, ce mentor-amant avait fait partie de l'entourage de son concitoyen Apollonius [12], dont les simagrées n'avaient plus de secret pour lui : est-il nécessaire de te préciser de quel creuset sortent les huluberlus de cette trempe ?

 

Association de malfaiteurs

6. Bientôt, notre Alexandre attrapa du poil au menton et le décès de son Tyanien le fit sombrer dans la misère, car c'est aussi à ce moment que se flétrit l'éclat de sa jeunesse, dont il avait réussi jusque alors à faire son gagne-pain. Renonçant dorénavant à toute mesure, il s'aboucha avec un Byzantin affligé, si j'ai bonne souvenance, du sobriquet de Cocconas [13]. Cette gouape, à la personnalité bien plus pernicieuse encore que celle d'Alexandre, était l'un de ces trousseurs de chants choraux qui hantent les concours. Nos larrons firent tandem pour infester le pays de leurs maléfices et tours de passe-passe et en tondre les ouailles les plus « dodues », selon la métaphore par quoi les illusionnistes désignent le vulgum pecus en leur jargon. Entre autres dupes, ils débusquèrent une Macédonienne que ses appas décatis n'empêchaient pas de vouloir être désirable encore. Ils vécurent à ses crochets et lui filèrent le train de Bithynie en Macédoine. Elle était de Pella, bourgade qui connut des heures prospères sous la dynastie nationale [14] mais n'abritait plus, pour lors, qu'une population fort clairsemée et des plus démunies.

 

Le truc du serpent

7. C'est là qu'ils virent des ophidiens d'un format exceptionnel mais tout à fait inoffensifs et tellement familiers que leur élevage se range parmi les occupations féminines et qu'ils dorment avec les bambins, se laissent piétiner sans rechigner, ne bronchent pas lorsqu'on les comprime et prennent le sein ainsi que de vrais poupons [15]. Le bled regorge de ces rampants et je conjecture, si l'on me passe cette digression, qu'ils ont probablement donné naissance aux on-dit qui ont couru sur le compte d'Olympias [16] : je subodore qu'à l'époque où elle fut enceinte du futur Alexandre, elle devait partager sa couche avec une bestiole de ce calibre. Pour une bouchée de pain, le binôme de filous acquit un superbe représentant de cette espèce animale.

 

De la divination comme industrie

8. Tel fut, pour paraphraser Thucydide, le point de départ des hostilités. En fraternisant, ces deux fripouilles qui s'étaient hissées au faîte de la perversité, de l'impudence et de la malveillance ne furent naturellement pas longues à constater que la destinée humaine est sous l'empire souverain d'un couple de tyrans, l'espoir et la peur, et qu'un prompt enrichissement attend quiconque se révélera assez madré pour tirer adroitement parti de l'une et l'autre de ces failles. Ils s'étaient bien rendu compte, en effet, que le mortel qui craint et celui qui espère partagent un besoin et un désir irrépressibles de prédictions et que telle était l'origine de la fortune et de la célébrité antiques de Delphes, de Délos, de Claros ou encore de l'établissement des Branchides [17] : asservi par ce despotique duo de l'espérance et de l'anxiété, le populaire se pressait en ces oratoires et, dans sa soif d'obtenir connaissance du futur, ne lésinait ni sur les immolations de cents de boeufs ni sur les dons de lingots [18]. Après avoir discuté le problème en long et en large et en avoir agité tous les ingrédients, comme on le ferait d'un cocktail [19], ils imaginèrent de monter un oracle agrémenté d'un sanctuaire. Ils comptaient, pour peu que prît la mayonnaise, accéder rapidement à la richesse et à la prospérité : la réussite devait excéder leurs supputations initiales, outrepasser leurs plus folles expectatives.

 

Un public bien ciblé

9. Poursuivant sur leur lancée, ils gambergèrent sur la plate-forme idéale pour leur entreprise et sur le moyen de la mettre sur les rails et de la conduire. Cocconas penchait pour Chalcédoine, boulevard commerçant au carrefour de la Thrace et de la Bithynie et proche de l'Asie, de la Galatie et de toutes les peuplades implantées au-delà. Mais Alexandre, quant à lui, avait un faible pour son terroir et faisait valoir non sans raison que le lancement de ce type de négoce requérait un vivier de brutes « grasses » et candides à souhait, comme l'étaient justement, à l'entendre, ces Paphlagoniens habitant au-delà d'Abonotique, superstitieux et riches pour la plupart, qui à la moindre apparition d'un de ces fameux praticiens de la divination « au tamis" [20] acoquiné avec un quelconque flûtiste, tambourinaire ou cymbalier, restaient sans voix et se flattaient de contempler quelque occupant de l'Olympe.

 

Ne compter que sur soi-même

10. À l'issue d'une explication assez orageuse sur la question, Alexandre finit par avoir le dessus. Nos duettistes partirent pour Chalcédoine, la place leur paraissant malgré tout apte à s'inscrire avec quelque à-propos dans leur stratégie : dans la chapelle d'Asclépius [21], la plus ancienne de la localité, ils enfouirent des tablettes d'airain déclarant que ce dieu, flanqué de son Apollon de papa, allait arriver incessamment dans le Pont et établirait ses quartiers à Abonotique. La très opportune exhumation de cette pièce eut tôt fait de disséminer la nouvelle jusque dans les moindres recoins de la Bithynie et du Pont, et de la faire ricocher plus promptement encore à Abonotique, dont le bon peuple s'empressa de voter l'érection d'un temple et entreprit incontinent d'en creuser les assises. Pendant ce temps-là, Cocconas planquait à Chalcédoine, où il bidouilla quelques admonestations dont la duplicité et les équivoques n'avaient d'égal que l'alambication. Il devait décéder peu après, d'une morsure de vipère, ce me semble.

 

Retour de l'enfant du pays

11. Alexandre, quant à lui, réintégra Abonotique en éclaireur. Il affichait présentement sa longue crinière, aux boucles pendantes, arborait une tunique de pourpre à rayures blanchâtres, sur laquelle il avait jeté un manteau immaculé, et jouait du coupe-coupe à l'imitation de Persée [22], dont il assurait descendre par sa mère. Alors qu'ils n'ignoraient rien de l'obscure et humble condition de l'un et l'autre de ses parents, ces rustauds de Paphlagoniens n'en gobèrent pas moins le slogan qui affirmait :

« Cher à Phébus, voici, rejeton de Persée,
Le divin Alexandre, issu de Podalire [23]. »

Ce satyre de Podalire était donc crédité d'une telle fringale pour le beau sexe qu'il aurait bandé de Tricca [24] à la Paphlagonie afin de saillir la génitrice d'Alexandre ! On dégota d'ailleurs sur ces entrefaites un dit sibyllin [25] attestant que :

« À deux pas de Sinope, aux grèves de l'Euxin,
Un prophète advenu sous l'Ausonien [26], au Fort [27],
Ajoutera trois dix à la prime unité,
Ainsi qu'une pentade et la triple vingtaine [28]
Pour reprendre à l'extrême [29] un nom sur quatre lettres."

 

Saponaire et crin de cheval

12. En ces jours où cette mascarade le harnacha pour le lancer à l'abordage de la mère-patrie dont il avait été longuement absent, Alexandre éblouissait tous les yeux et portait beau. De temps à autre, il simulait des transes et bavait à pleine bouche, sans se forcer aucunement, puisqu'il lui suffisait pour ce faire d'avoir mâchouillé de la racine de saponaire [30], cette plante bien connue des teinturiers. Ses compatriotes n'en tenaient pas moins cette salivation pour un phénomène aussi prodigieux que terrifiant. Toujours à leur intention, il avait apprêté et assemblé de longue date une tête de serpent en tissu, à l'aspect vaguement humanisé et peinte avec un réalisme saisissant. Grâce à des crins de cheval, ses mandibules pouvaient bâiller et se refermer et laissaient jaillir une langue noire et fourchue typiquement reptilienne, qui était actionnée par le même mécanisme. En outre, Alexandre gardait en coulisse la bébête de Pella, qu'il dorlotait à demeure, non sans se promettre, quand la conjoncture aurait mûri, de la leur dévoiler et de la faire figurer dans sa pièce, ou plutôt de lui en attribuer la vedette.

 

Une entrée remarquée

13. L'heure du lever le rideau ayant sonné, il combina la scénographie que voici. Il gagna nuitamment les fondations récemment excavées pour le sacro-saint lieu. Il y stagnait une certaine quantité de liquide, qui provenait de quelconques infiltrations ou de précipitations. Alexandre y immergea un oeuf d'oie qu'il avait préalablement vidé de son contenu, remplacé par un serpenteau fraîchement éclos. L'ayant enfoncé dans une poche de vase, il rentra chez lui. À l'aube, vêtu en tout et pour tout d'un cache-sexe doré, il se rua sur la grand-place. Il brandissait en outre son inénarrable machette, tout en faisant virevolter son interminable tignasse dénouée, à la manière des quêteurs frénétiques de la Mère [31]. Juché à hauteur respectable sur un autel, il se fendit d'une harangue et félicita cet endroit qui allait être nanti illico d'une théophanie. Tout ébaudie, l'assemblée éclata en oraisons et courbettes - presque tout le bourg était accouru, ménagères, vieillards et mômes inclus. En éructant quelques borborygmes dépourvus de signification mais susceptibles d'être perçus comme de l'hébreu ou du phénicien, il stupéfia son auditoire, lequel ne pigeait pas un traître mot de son discours, hormis les « Apollon ! » et les « Asclépius !" dont il l'entrelardait.

 

Comment naissent les dieux

14. Il fonça ensuite au pas de charge vers le chantier béni et bondit dans la tranchée et la source consacrée, qu'il venait de trafiquer. Tout en braillant des cantiques à Asclépius et à Apollon et en adjurant la divinité de daigner atterrir sur la commune pour son plus grand bien, il s'engagea dans la gadoue et réclama une coupe, qu'on lui fit passer. Il put alors la plonger tout de go dans la fosse et en extraire, noyé dans la flaque fangeuse, le cocon où il avait emprisonné le « dieu » et dont il avait refixé le couvercle à la cire blanche et à la céruse [32]. Il le prit en main et répéta à l'envi qu'il tenait ainsi Asclépius en personne. Déjà sidérée par le repêchage de l'objet, la foule guettait, médusée, la suite du feuilleton. Dès qu'Alexandre brisa la coquille et recueillit dans sa paume le mini-serpent, qu'on put voir frétiller et s'entortiller autour de ses doigts, ce ne fut qu'une ovation. Et chacun de s'épancher en salutations, de jubiler du bonheur échu à leur municipalité, de s'époumoner en prières, de supplier le dieu de distribuer bonnes fortunes, jackpots, santé et toutes les autres faveurs imaginables. Mais Alexandre se précipita de nouveau chez lui, sans lâcher ce bébé Asclépius

« Né deux fois, au lieu d'une, à l'instar des humains [33] »

et qui, pour le coup, n'avait plus été mis au monde par Coronis [34], ni même par une corneille [35], mais par une volaille, nom de Zeus. Les indigènes suivirent Alexandre comme un seul homme, tout exaltés et ivres d'impatience.

 

La rumeur d'Abonotique

15. Alexandre se claquemura ensuite quelques jours, escomptant bien que la rumeur ne mettrait pas longtemps à lui amener des Paphlagoniens en rangs d'oignons. Le pari s'avéra payant. Lorsque le patelin fut bourré d'écervelés pusillanimes, qui n'avaient plus rien de commun avec l'humanité mangeuse de pain [36] et ne différaient plus du mouton que par la silhouette, le simulateur s'installa dans un galetas où, trônant sur un grabat et affublé d'un accoutrement d'allure tout à fait céleste, il serra dans les plis de son vêtement cet Asclépius à la mode de Pella, qui était, je m'en suis déjà expliqué, un splendide spécimen, au gabarit impressionnant. Il se l'enroula entièrement autour du cou tout en en laissant dépasser la queue, qui lui pendouillait pour une part sur la poitrine cependant que le solde en traînait à terre, tant la bête était plantureuse. Seule la trombine du reptile, qui endurait tout sans se rebiffer, restait dissimulée, fermement calée sous l'aisselle d'Alexandre, lequel pouvait ainsi offrir aux mirettes des spectateurs le masque d'étoffe, ajusté contre les favoris d'une de ses joues de façon à donner l'illusion qu'il faisait bel et bien corps avec la créature.

 

Succès de foule

16. Imagine-toi maintenant une chambrette peu lumineuse et éclairée avec parcimonie. Représente-toi aussi cette nuée de lascars agglutinés, excités, déjà tout ébahis et transportés par l'exaltation : une fois entrés, ils avaient la certitude d'être en présence d'un miracle : ne voilà-t-il pas que ce vermisseau, naguère si chétif, s'était mué tambour battant en un monstre qui avait crû et embelli dans des proportions remarquables et, mieux encore, était désormais doté d'un faciès humanoïde, tout en manifestant, pour ne rien gâcher, une humeur on ne peut plus placide. Presque aussitôt, sans avoir pu y regarder de plus près, le curieux était toutefois poussé vers la sortie et charrié par le flux ininterrompu des nouveaux arrivants. En face de la porte, on avait pratiqué une issue supplémentaire, un peu comme les Macédoniens, nous est-il relaté, le firent à Babylone lorsque la maladie d'Alexandre le Grand prit un tour critique et que la multitude rassemblée autour de la résidence royale voulut l'entrevoir et lui parler une dernière fois. Le malotru ne s'en tint pas à une séance isolée de cette pantalonnade mais on raconte qu'il en multiplia les représentations, en particulier à chaque arrivage de richards.

 

Un illusionniste de premier plan

17. Sur ce chapitre, je t'accorde, mon bon Celse, qu'il faut faire preuve d'indulgence envers ces Paphlagoniens et ces Pontiques insanes et incultes qui se laissaient berner lorsqu'ils palpaient le python - comme Alexandre s'y prêtait pour tous ceux qui l'en imploraient - et entr'apercevaient dans une lumière tamisée ce qu'ils prenaient pour la caboche de l'animal, qui claquait les mâchoires : dans un tel décor, il eût fallu un Démocrite, sinon Épicure lui-même, Métrodore [37] ou quelque esprit blindé face à ces séductions, pour garder la tête froide, flairer la supercherie et la démasquer pour telle ou, à défaut d'en percer la mécanique, conserver l'assurance qu'en tout état de cause, ce show n'était qu'une aberrante mystification, bien que les ressorts en demeurassent insaisissables.

 

Les bondieuseries

18. Petit à petit, la Bithynie, la Galatie et la Thrace tout entières convergèrent également auprès d'Alexandre, chacun se gobergeant, comme de juste, d'avoir assisté à l'éclosion du dieu, puis d'avoir pu le toucher, qui avait si prestement acquis une taille stupéfiante et des traits anthropoïdes. Pour parfaire le tout, des représentations de la déité furent mises en circulation, sous forme de dessins, d'icônes, de statuettes de bronze ou d'argent. On lui accola même un nom, Glycon [38], conformément à son expresse et poétique injonction. Alexandre avait en effet ânonné :

« Tiers sang de Zeus, Glycon je suis, qui l'homme éclaire. »

 

L'amorçage de la pompe à phynances

19. Lorsque le temps fut venu de faire la pythonisse et de vaticiner sur commande, puisque c'était à cela que rimait la manoeuvre, Alexandre suivit les brisées ciliciennes d'Amphiloque [39]. On se souviendra qu'une fois son paternel Amphiraüs mort et volatilisé à Thèbes [40], Amphiloque avait été expulsé de chez lui et avait mis le cap sur la Cilicie, où il se tailla une jolie situation en prédisant lui aussi l'avenir aux autochtones, au taux de deux oboles le tuyau. Alexandre chaussa donc les bottes dudit Amphiloque [41] et claironna devant tous ses badauds que le dieu prophétiserait à telle date. Et de leur lancer une invitation générale à lui faire part des aspirations et questionnements qui les taraudaient en les consignant sur des feuilles, qu'ils devraient ficeler et estampiller à la cire, à l'argile ou au moyen de toute autre matière analogue. Il se proposait de récolter personnellement ces livrets et de descendre dans le saint des saints de son pandémonium - sa construction s'était achevée entre-temps, lui dressant ainsi les tréteaux appropriés pour sa comédie - et convoquerait ensuite tour à tour, par l'intermédiaire d'un crieur et d'un porte-parole, tous ceux qui l'auraient sollicité. Lorsqu'il aurait reçu communication de l'avis d'en haut sur tous ces points, il leur retournerait leurs placets respectifs qui, nonobstant leurs scellés intacts, seraient assaisonnés de la sentence afférente, car le dieu allait pontifier à tout crin, du tac au tac.

 

L'omniscience à bon compte

20. Évidente et facile à disséquer pour quelqu'un comme toi ou comme moi - si tu veux bien m'excuser -, cette arnaque tenait du prodige pour des profanes au flair passablement enrhumé et leur faisait un effet tout bonnement ahurissant. En fait, Alexandre avait mis au point divers procédés de décachetage et lisait les lettres, puis leur adjoignait les ripostes que lui suggérait sa sagacité ; ensuite, il ne lui restait plus qu'à redonner aux missives leur forme de rouleau, à les recacheter et à les rendre à leurs propriétaires éberlués, qui en étaient tous à se torturer les méninges pour deviner comment il avait bien pu prendre connaissance des desiderata qui lui avaient été communiqués sur un document scellé on ne peut plus sûrement, avec des griffes aussi difficiles à contrefaire. Décidément, ne fallait-il pas être un dieu pour être ainsi doué d'omniscience ?

 

[Introduction] [Chapitres 21à 40] [Chapitres 41 à 61] [Table des matières]


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 Notes

[1] Le Celse qui est le commanditaire de l'Alexandre apparaît comme un Épicurien militant ; il n'est pas certain qu'il faille l'identifier avec le philosophe homonyme mais vraisemblablement platonicien qui rédigea contre les Chrétiens un violent Discours véritable qu'Origène entreprit de réfuter. [Retour]

[2] Alexandre le Grand. [Retour]

[3] Un des douze travaux d'Héraclès consista à nettoyer en un seul jour les immenses étables du roi Augias. [Retour]

[4] Ces animaux n'apparaissaient habituellement pas dans les jeux du cirque Par un procédé burlesque, le rôle qui revenait habituellement aux fauves dans l'arène est dévolu aux renards et aux singes, symboles de la fourberie, qui est aussi la grande caractéristique d'Alexandre. [Retour]

[5] Écrivain de langue grecque du second siècle, Arrien a notamment laissé une Vie d'Alexandre, un Périple du Pont-Euxin et des Indica. [Retour]

[6] Ce Tillibore (ou Tillirobe selon certains manuscrits) est tout aussi inconnu que la biographie qu'Arrien lui aurait consacrée. [Retour]

[7] « Fils de Zeus » (et de Léda), les Dioscures Castor et Pollux sont les protecteurs attitrés des marins. [Retour]

[8] Lutins facétieux et chapardeurs neutralisés par Héraclès. [Retour]

[9] Personnages de l'époque classique, évoqués notamment dans la comédie comme des modèles de scélératesse. [Retour]

[10] Philosophe du septième siècle avant Jésus-Christ, fondateur d'une école de type ésotérique qui joua un rôle politique en Grande-Grèce, influença le platonisme et resta vivace jusqu'à la fin de l'Antiquité. Par sa forte personnalité et le mystère dont il aimait s'entourer, il prêta le flanc à la controverse. [Retour]

[11] Thon est, dans l'Odyssée, le pharaon qui accueille Ménélas et Hélène, échoués en Égypte au retour de la guerre de Troie. Sa femme était réputée pour ses talents de guérisseuse. [Retour]

[12] Tout à la fois philosophe, devin et thaumaturge, Apollonius de Tyane mena au deuxième siècle après Jésus-Christ une existence itinérante et fut longtemps vénéré comme un personnage quasi divin. Dans sa Vie d'Apollonius de Tyane, écrite au début du troisième siècle, Philostrate multiplie les traits de merveilleux. [Retour]

[13] Ce sobriquet est dérivé de kokkos, qui peut avoir le sens de « noyau », « pépin » ou de « testicule ». [Retour]

[14] Elle en fut la capitale. [Retour]

[15] Il doit s'agir de la couleuvre d'Esculape (elaphe longissima), un serpent inoffensif qui affectionne les ruines. [Retour]

[16] La mère d'Alexandre le Grand. [Retour]

[17] Il s'agit de quatre oracles célèbres d'Apollon : Delphes en Phocide, Délos dans les Cyclades, Claros près d'Éphèse et le sanctuaire de Didymes, près de Milet, qui fut longtemps desservi par la famille des Branchides. [Retour]

[18] Crésus, roi de Lydie, qui disposait de l'or roulé par le Pactole, avait effectivement offert des lingots à l'oracle de Delphes. [Retour]

[19] Il s'agit du kukeion, breuvage bien connu dès l'époque homérique, à base de farine et de menthe broyée, agrémentés selon les sources, de vin, d'huile ou de fromage râpé. [Retour]

[20] Attestée jusqu'à la Renaissance, cette manière de prédire l'avenir d'après les oscillations d'un tamis, ou « coscinomancie », se pratiquait surtout dans les milieux populaires et était passablement décriée. [Retour]

[21] Le dieu grec de la médecine, fils d'Apollon et de Sélène. [Retour]

[22] Le héros grec qui, sur son cheval ailé Pégase, délivra Andromède était fort populaire en Asie mineure. [Retour]

[23] Fils d'Asclépius ; avec son frère Machaon, il participe aux combats de la guerre de Troie. Comme son père, il était vénéré pour ses dons médicaux et divinatoires. [Retour]

[24] Patrie de Podalire et Machaon, en Thessalie. [Retour]

[25] Cette « sibylle » évoquée sans que l'on ressente le besoin de préciser davantage son identité doit être celle d'Érythrée, sur la côte asiatique de l'Égée, implantation la plus ancienne et la plus prestigieuse de ces prophétesses exaltées. De nombreux recueils d'Oracles sibyllins ont circulé dans l'Antiquité. [Retour]

[26] L'Ausonie est une dénomination poétique de l'Italie. Le texte fait donc allusion à la conquête de l'Asie mineure par les Romains. [Retour]

[27] Ce lieu-dit n'a pas été localisé avec précision. [Retour]

[28] L'oracle joue sur la valeur numérique des quatre première lettres du nom Alexandre : le « a » vaut 1 (« l'unité première ») ; le « l », 30 (« trois dizaines ») ; le « e », 5 (« une pentade ») et le « x », 60 (« la triple vingtaine »). [Retour]

[29] Autre précision, verbale et non plus arithmétique, sur l'identité du fameux « prophète » attendu : les quatre premières lettres de son nom seront « ALEX(andre) ». [Retour]

[30] En infusion, les rhizomes de saponaire moussent abondamment. Cette propriété était utilisée depuis l'Antiquité pour la lessive et le foulage. [Retour]

[31] La déesse Cybèle, honorée par des processions extatiques de prêtres-eunuques. [Retour]

[32] La céruse ou blanc d'argent était employée comme enduit blanc, dans le cas présent, pour masquer le recollage de l'oeuf. [Retour]

[33] Pastiche de l'Odyssée (12, 22) où la magicienne Circé, qui a envoyé Ulysse et ses compagnons aux enfers puis les en a fait revenir, constate qu'ils sont « Morts deux fois, au lieu d'une, à l'instar des humains ». [Retour]

[34] Fille du roi thessalien Phlégyas, Coronis fut aimée d'Apollon, à qui elle se montra cependant infidèle alors qu'elle était enceinte du futur Asclépius. Apollon la fit mourir mais retira l'enfant de son ventre et le confia au centaure Chiron. [Retour]

[35] En grec, korônê, jeu de mots avec le nom de Coronis. L'oiseau intervient d'ailleurs dans la légende de la naissance d'Asclépius. [Retour]

[36] Emploi plaisant d'une épithète homérique. [Retour]

[37] Démocrite, précurseur de l'épicurisme par sa théorie de l'atomisme, Épicure lui-même et Métrodore de Lampsaque, autre représentant de son école, se montraient très critiques envers la religion traditionnelle et soucieux d'expliquer rationnellement la marche de l'univers. [Retour]

[38] Dérivé de glukus, « doux ». [Retour]

[39] Fils d'Amphiaraüs, le devin Amphiloque participa à la guerre de Troie avant d'aller fonder en Cilicie, en compagnie de son confrère Mopsos un oracle qui, à l'époque romaine, était réputé pour la clarté de ses réponses [Retour]

[40] Amphiraüs, qui avait lui aussi des dons divinatoires, combattit dans l'expédition des Sept contre Thèbes ; sur le point d'être tué, il fut englouti dans une faille que Zeus ouvrit dans le sol. [Retour]

[41] Alexandre a transposé à Abonotique la procédure de divination par billets utilisée à Mallos. [Retour]


Commentaires éventuels : Joseph Longton (<joseph.longton@eesc.europa.eu>)

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