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LUCIEN DE SAMOSATE

Alexandre ou le Faux Devin 

Une nouvelle traduction annotée (1998)

par

Joseph Longton


 Suite : chapitres 21 à 40

[Introduction] [Chapitres 1 à 20] [Chapitres 41 à 61] [Table des matières]


 

Vade-mecum du décacheteur de billets

21. Tu vas très certainement me relancer : « Quelles étaient donc les ficelles qu'il utilisait? » Suis attentivement mon exposé, et tu seras outillé si jamais tu devais tirer au clair des malversations de la même eau. Voici, mon excellent Celse, le premier des expédients d'Alexandre : avec une aiguille passée sur la flamme, il faisait fondre et détachait la partie de la masse cireuse située sous l'empreinte ; lorsqu'il avait survolé la bafouille, la même tige métallique lui servait à ramollir les deux fragments du bloc sigillaire, celui logé sous le ruban et l'autre, supportant l'estampille proprement dite ; il n'avait plus alors qu'à les recoller. Pour une autre recette, il utilisait du « collyre », un apprêt dans la composition duquel entraient de la poix du Bruttium, du bitume, de la pierre spéculaire [1] broyée, de la cire et du mastic. Une fois la préparation obtenue au départ de toutes ces substances, Alexandre la chauffait et l'étendait sur le sceau, qu'il avait au préalable humecté de salive et dont il démarquait ainsi le motif. L'enduit séchant instantanément, rien n'était plus aisé que de dérouler les papelards, de les parcourir et d'y appliquer de la cire, sur laquelle il pouvait tamponner, comme avec une intaille, une marque rappelant l'original à s'y méprendre. Alexandre s'appuyait de surcroît sur une tierce combine, que je désirerais te décrire : en mélangeant de la chaux à de la colle de relieur [2], il confectionnait une pâte qu'il déposait encore humide sur l'emblème ; il enlevait ensuite cet amalgame à prise rapide, devenu plus dur que la corne ou même le fer, et se servait du moulage comme d'un cachet. Il élabora au surplus des tas d'autres méthodes, mais nous nous dispenserons de les énoncer in extenso pour ne point verser dans la pédanterie, d'autant plus que tu en as toi-même développé bien d'autres encore dans les traités que tu as rédigés contre les magiciens, oeuvres tout aussi magistrales que salutaires et propres à dessiller leur lectorat [3].

 

Intuition et tonifiants

22. Alexandre se répandait donc en préceptes et vaticinations, non sans déployer beaucoup de clairvoyance dans ses oeuvres, par un savant dosage d'intuition et de calcul : ses réponses aux demandes que d'aucuns lui adressaient étaient soit emberlificotées et ambivalentes, soit d'une complète obscurité, car il trouvait qu'oraculairement parlant, ce style était tout à fait seyant. A certains de ses consultants, il assénait des mises en garde ou, à l'opposé, ne ménageait pas les encouragements, suivant le parti que son instinct lui dictait. D'autres, enfin, se voyaient prescrire des traitements et des régimes. Comme j'ai déjà pu l'indiquer d'entrée de jeu, il avait en effet dans son fonds de commerce toute une pharmacopée de médications de choc. Il faisait très ardemment l'article de ses « cytmides », un vocable qu'il avait sorti de son chapeau pour baptiser une crème tonique à base de graisse de chèvre [4]. Quant aux projets et perspectives de gains ou de successions, il se débrouillait toujours pour les repousser à plus tard, la divinité laissant tomber que « tout se réalisera, lorsque je le voudrai et qu'en ses implorations, mon suppléant Alexandre aura intercédé en votre faveur ».

 

Éléments d'économie oraculaire

23. Chaque semonce était par ailleurs facturée à raison d'une drachme deux oboles [5], et je te garantis qu'à ce tarif, les revenus d'Alexandre étaient rien moins que chiches et modiques : bon an mal an, il empochait ainsi jusqu'à septante mille, voire quatre-vingts mille drachmes, chacun de ses insatiables chalands pouvant le tarabuster sur plus de dix sujets, quand ce n'était pas quinze. Il n'affectait cependant pas ce pactole à son usage exclusif, ni ne le thésaurisait dans sa cassette mais le redistribuait, au prorata des services rendus, entre les cohortes de collaborateurs, subalternes, indicateurs, rédacteurs, garde-oracles, greffiers, cacheteurs et interprètes qu'il entretenait autour de lui.

 

Soigner sa publicité...

24. Il en était déjà à déléguer à l'étranger des missi dominici chargés de vanter urbi et orbi les mérites de sa fondation et de faire accroire qu'elle pouvait dire la bonne aventure, retrouver les esclaves fugitifs, confondre les voleurs et les gangsters, permettre d'exhumer des magots ou guérir les infirmités et qu'elle avait même déjà ressuscité quelques maccabées. Il s'ensuivit une ruée, une bousculade généralisées ; de partout, les sacrifices et les libéralités confluèrent à Abonotique ; Alexandre s'en enfila même de doubles cuillerées, le distique ci-dessous l'ayant nommé tout à la fois porte-voix et disciple du dieu :

« Honorez mon servant, je vous en donne l'ordre :
Je n'ai souci des biens, mais de mon interprète [6]. »

 

... et intimider le camp adverse

25. Toutefois, comme quelqu'un qui, émergeant d'une profonde ivresse, recouvrerait ses esprits, beaucoup de gens sensés (dont tous les - nombreux - inconditionnels d'Épicure) s'insurgeaient d'ores et déjà contre lui et les citadins commençaient peu à peu à pressentir toutes ses manigances et à démêler les fils de sa farce. Confronté à ces critiques, il s'essaya alors à manier l'épouvantail de l'intimidation : à l'en croire, le Pont était infecté d'athées et de Chrétiens, assez insolents pour dégoiser les pires insanités à son égard ; ses auditeurs désireux d'avoir la cote auprès du dieu étaient invités à les ensevelir sous les cailloux. Pour ce qui est d'Épicure, il arrêta même que :

« Chaînes de plomb aux pieds, dans la fange il croupit »,

quand on le questionna sur ce que le penseur pouvait bien fabriquer aux enfers. Étant donné le discernement et l'instruction dont témoignent les exigences des visiteurs d'Alexandre, tu ne t'étonneras pas du succès de son industrie. Le combat qu'il menait contre Épicure ne tolérait au reste ni trêve ni merci. Il n'y a là rien que très compréhensible : ce prestidigitateur d'Alexandre, aussi friand de merveilleux que rebelle à la véridicité, aurait-il pu croiser le fer avec un adversaire plus idoine qu'Épicure, le héros qui découvrit l'essence des choses et fut le seul à en discerner le fond? Si notre mystificateur faisait montre de dispositions amicales à l'endroit des adeptes de Platon, Chrysippe [7] et Pythagore et entretenait avec eux les relations les plus iréniques, il reportait à juste titre toute sa hargne sur cet « inflexible Épicure », ainsi qu'il l'avait lui-même surnommé, qui tournait en dérision et raillait toutes les bizarreries de cet acabit. C'est pour cette même raison qu'il détestait Amastris par dessus toutes les autres métropoles du Pont, car il la savait gorgée de partisans de Lépide [8] et des thèses de ce goût. Aussi n'officia-t-il jamais pour un Amastrien. S'étant hasardé à disserter pour un frère de sénateur, il se couvrit au demeurant de ridicule, en n'étant pas fichu de torcher un hexamètre [9] convenable, ni de mobiliser quelqu'un qui le fît en temps utile à sa place. En effet, comme le drôle se plaignait de maux d'estomac et qu'Alexandre voulait lui enjoindre d'ingurgiter une patte de cochon préparée à la mauve, il commit ce mirliton :

« À la mauve cumine un saint poêlon de porc. »

 

Les « autovocaux », oracles haut de gamme

26. Comme je l'ai déjà signalé, il montra fréquemment son boa à la demande. Il ne le déployait cependant pas dans son intégralité mais en produisait essentiellement l'appendice caudal et le corps et en maintenait le chef blotti dans le drapé de son habit. Pour mieux épater la galerie, il s'engagea à exhiber le dieu en train de deviser et de débiter soi-même des ordonnances sans truchement aucun : ce fut pour lui un jeu d'enfant que d'emboîter des trachées de grues, d'introduire cet assemblage au travers de la fausse tronche hyperréaliste qu'il avait fabriquée et de donner ainsi la réplique aux interrogateurs par le biais d'un de ses acolytes qui, de l'extérieur, criait dans le conduit de manière que le son retentît de la gueule de cet Asclépius de chiffon. Qualifiés d'« autovocaux », ces apophtegmes n'étaient prodigués ni au tout venant ni sans tralalas mais étaient émis en exclusivité pour les porteurs de toge prétexte, les nantis et les généreux donateurs.

 

Comment se tromper...

27. C'est dans cette rubrique des « autovocaux » que rentrait, par exemple, l'exhortation qui avait été dispensée à Sévérien [10] concernant son expédition en Arménie et l'encourageait en ces termes à passer à l'attaque :

« Le Parthe et l'Arménien matés de ton trait vif,
Tu regagneras Rome et les clairs flots du Tibre,
Avec le front paré des rais d'une couronne. »

Fort d'un tel blanc-seing, ce balourd de Gaulois déclencha l'assaut et se fit tailler en pièces, avec toute son armée, par Chosroès ; Alexandre expurgea alors son recueil de ce décret et lui en substitua un autre :

« Mieux vaut ne pas mener la troupe en Arménie :
Un archer travesti [11] pourrait te décocher
Un sinistre destin, t'ôtant vie et lumière. »

 

... et néanmoins retomber sur ses pattes

28. Cette très astucieuse trouvaille des suggestions post eventum lui octroyait la possibilité de rattraper ses pronostics erronés et ses prévisions ratées. Il annonça en effet plus d'une fois le rétablissement de malades encore en vie, tout en gardant sous le coude une autre version, à valeur de palinodie, qu'il diffusait s'ils se trouvaient avoir succombé à leur affection :

« Ne cherche plus remède à ton pénible mal :
Limpide est ton futur, tu ne peux t'y soustraire. »

 

Échange de bons procédés

29. Bien au fait de la réputation que Claros, Didymes et Mallos s'étaient bâtie dans cette mantique dont il tirait lui aussi sa subsistance, il se gagna leurs bonnes grâces en aiguillant auprès d'eux beaucoup de ses pèlerins, par des parénèses du style :

« Rends-toi donc à Claros, et entends-y mon père »,

ou encore :

« Va, consulte l'oracle au temple des Branchides [12] »,

sans compter les :

« Sollicite à Mallos l'augure d'Amphiloque. »

 

À la conquête de Rome

30. Tous ces développements avaient été circonscrits dans les limites de l'Ionie, de la Cilicie, de la Paphlagonie et de la Galatie, mais sitôt que le renom de la fumisterie toucha la Péninsule et déferla sur Rome, tous leurs habitants trépignèrent à qui mieux mieux, soit qu'ils accomplissent eux-mêmes le voyage, soit qu'ils détachassent des gens auprès d'Alexandre. Les Romains les plus puissants et les plus en vue se distinguèrent tout particulièrement à ce petit jeu, leur chef de file et coryphée étant Rutilien [13]. Cette sommité qui avait assumé une volée de fonctions officielles au niveau le plus élevé était l'honorabilité incarnée, n'eût été une religiosité maladive sous l'emprise de laquelle il avalait les bobards les plus extravagants colportés sur les immortels et tombait à genoux à la vue de la moindre borne enguirlandée ou frottée d'huile [14], pour se confondre en prosternations, la veiller assidûment et l'assaillir de voeux et supplications les plus variées. Lorsque les potins véhiculés à la gloire de l'escroquerie s'insinuèrent jusqu'à ses oreilles, notre gaillard fut à deux doigts de planter là le mandat qui lui avait été conféré et de débouler dare-dare à Abonotique. Du moins ne manqua-t-il pas de députer sur place une noria de messagers. Ces commissionnaires - qui n'étaient que d'ignares larbins - se laissaient benoîtement rouler dans la farine et, rentrés au bercail, y déballaient leurs témoignages oculaires - ou servaient pour tels certains ouï-dire -, non sans en remettre une bonne louche, afin de se faire mousser auprès de leur patron. Ils enflammèrent ainsi l'imaginaire du pauvre vieux et le laissèrent en proie à une furieuse obsession.

 

Le pigeon idéal

31. Notre patricien, qui avait partie liée avec le gratin du gotha, se fit un point d'honneur de sillonner l'agglomération et de ressasser toutes les salades propagées par ses émissaires, grossies derechef par des fictions de son propre tonneau. La capitale fut abreuvée de ses histoires jusqu'à plus soif ; il lui donna le tournis et déboussola la plupart des courtisans, qui se hâtèrent à leur tour de quémander des éclaircissements touchant à leurs préoccupations intimes. Alexandre recevait ces voyageurs avec beaucoup de civilité et les ralliait à sa cause par sa munificente hospitalité et les présents fastueux dont il les comblait, si bien que revenus dans leurs pénates, ils ne se cantonnaient pas à notifier les arbitrages souhaités mais se mettaient en devoir d'entonner les louanges du dieu et de répandre eux aussi des calembredaines sur la boutique d'Abonotique.

 

Menus chantages

32. Mais ne voilà-t-il pas que ce fieffé gredin mit en oeuvre un stratagème qui n'avait rien d'idiot ni n'était à la portée du premier malfrat venu : après avoir descellé les suppliques remises au dieu, il les déchiffrait et s'il relevait d'aventure quelque information sensible et compromettante dans les questions qui y étaient posées, il ne les restituait pas mais les retenait par-devers soi, afin d'avoir à sa botte, dans une quasi-servitude, leurs expéditeurs tout apeurés au souvenir de la nature de leurs interrogations - est-il besoin de te dépeindre le genre de renseignements que devaient glaner ces gros bonnets haut placés? Le manège le mit en état d'extorquer de coquettes sommes à ces gogos qui, ils le réalisaient parfaitement, s'étaient empêtrés dans ses rets.

 

La crédulité d'un aristocrate

33. Puis-je me permettre de t'instruire de quelques-unes des annonces faites à Rutilien ? Lorsqu'il se renseigna sur le précepteur à engager pour diriger les études de son rejeton du premier lit, qui était en âge de suivre une formation, il écopa de la recommandation que voici :

« Pythagore et l'altier poète des batailles [15]. »

L'enfant ayant rendu l'âme peu après, Alexandre fut bien embarrassé et ne sut que répliquer à ses critiques après le démenti si cinglant infligé à son expertise. Mais le mirobolant manitou, prenant les devants, amortit lui-même la balle, en avançant que le dieu avait expressément pronostiqué l'expiration du petit : n'avait-il pas donné pour instruction de ne point lui choisir un pédagogue en chair et en os mais de confier son éducation à Pythagore et Homère, trépassés depuis belle lurette et dont il était dès lors, à n'en pas douter, le commensal dans l'au-delà ? Dans ces conditions, peut-on décemment reprocher à Alexandre de s'être avisé de faire son beurre sur le dos de semblables lavettes ?

 

Longue vie...

34. Une autre fois, le mandarin se piqua de déterminer à qui son souffle vital avait appartenu autrefois ; et Alexandre de lui rétorquer :

« Jadis fils de Pélée et ensuite, Ménandre
Toi-même maintenant, demain, rayon solaire,
Un siècle tu vivras et quatre-vingts années [16]. »

Notre aristocrate devait toutefois clamser de mauvaise bile à l'orée de la septantaine, sans avoir eu la patience d'attendre la réalisation de la dive promesse.

 

... et noces divines

35. La prémonition en cause ressortissait pourtant elle aussi à la catégorie des « autovocaux ». Le ponte devait également s'enquérir de questions matrimoniales ; la repartie fut explicite :

« D'Alexandre et Sélène [17] épouse donc la fille. »

Depuis pas mal de temps, Alexandre avait en effet orchestré la diffusion d'un bruit voulant que sa fille fût le fruit d'une idylle avec Sélène, la lune s'étant amourachée de lui pour l'avoir zyeuté endormi : il est notoire, n'est-ce pas, qu'elle en pince pour les beaux gars assoupis [18]. Futée comme elle l'était, notre grosse légume ne se le fit pas redire : Rutilien envoya quérir la main de la donzelle, puis, en parfait fiancé sexagénaire, célébra le mariage dans les formes et le consomma, non sans avoir eu à coeur de séduire sa lunaire belle-maman à grand renfort d'hécatombes et tout en soutenant mordicus s'être ainsi ménagé une place au panthéon.

 

Incantations contre la peste

36. Du jour où il mit le nez dans les affaires italiennes, son imagination s'emballa et il dépêcha aux quatre coins de l'Imperium des estafettes porte-oracles, pour alerter les cités sur les risques d'épidémies, d'incendies ou de tremblements de terre mais aussi leur proposer un sérieux coup de main pour la prévention de toutes ces catastrophes. Lors de la peste [19], il fit d'ailleurs parvenir à toutes les nations une autre maxime de la classe « autovocale », sertie dans ce vers :

« Phébus [20] aux longs cheveux chasse la pestilence. »

On pouvait repérer la formule inscrite sur le portail de toutes les habitations [21], qu'elle devait théoriquement préserver du fléau à l'instar d'un gri-gri. Dans bien des cas, ce fut le contraire qui se produisit, le hasard décimant tout spécialement les demeures sur lesquelles elle avait été apposée. Je ne pose nullement, tiens-le-toi pour dit, que ce serait précisément à la présence de cette invocation qu'elles furent redevables de leur perte : il n'y eut là rien que de fortuit, si ce n'est peut-être qu'en se reposant sur les vertus de l'incantation en question, beaucoup baissaient leur garde, surveillaient moins leur hygiène de vie et, de ce fait, compliquaient singulièrement la besogne du mantra, sûrs comme ils l'étaient que ces syllabes nues leur seraient un rempart et qu'Apollon-aux-longs-cheveux monterait la garde pour abattre l'infection avec force flèches.

 

Le génie du renseignement

37. Alexandre alla jusqu'à mettre sur pied, dans la Ville même, tout un bataillon d'informateurs recrutés parmi ses affidés, qui lui mouchardaient les sentiments des uns et des autres et le prévenaient à l'avance des marottes et des visées les plus ardentes de ses clientèles, si bien qu'il était paré pour leur répondre avant même que leurs envoyés ne fussent rendus chez lui.

 

Les mystères d'Alexandre

38. Non content d'échafauder ces coups tordus pour ses campagnes péninsulaires, il peaufina son montage en instaurant des mystères, avec processions illuminées et saynètes sacrées, étalées en un triduum. Il s'ouvrait, comme à Athènes [22], sur une proclamation de cette teneur : « Que tout athée, Chrétien ou Épicurien venu espionner les rites décampe d'ici, et que l'initiation des dévots du dieu soit placée sous les meilleurs présages ! » Toujours en hors-d'oeuvre, cet avertissement était immédiatement prolongé par une cérémonie d'éviction, qu'il enclenchait au cri de : « Les Chrétiens, dehors ! », tandis que le troupeau faisait chorus en écho : « Les Épicuriens, dehors ! » On avait alors droit à la mise en scène de l'accouchement de Léto [23], enfantant Apollon, et des épousailles d'icelui avec Coronis, qui donnait le jour à Asclépius. Le lendemain était dévolu à la manifestation et à la nativité du dieu Glycon.

 

Le bouquet final

39. La troisième manche, alias « journée des torches », théâtralisait les noces de Podalire et de la maman d'Alexandre et on y recourait effectivement à ce mode d'éclairage. Le final consistait en un tableau des amours de Sélène et Alexandre et de la naissance de Madame Rutilien. Notre émule d'Endymion y jouait les dadouques et les hiérophantes. Allongé au vu de tous, il feignait de sommeiller, jusqu'à ce que d'un plafond, ersatz de firmament, dévalât à sa rencontre, non pas l'astre de la nuit, mais une prénommée Rutilie. Épouse d'un des intendants de l'empereur, cette beauté était sincèrement éprise d'Alexandre, qui l'aimait en retour. Sous le nez de son minable de mari, nos tourtereaux s'embarquaient publiquement dans des patins et des papouilles qui eussent assurément abouti sous la ceinture si la salle n'avait été baignée d'un jour aussi dru. Peu après, Alexandre faisait une réapparition en costume de maître initiateur, dans un silence imposant, puis clamait d'une voix de stentor : « Vive Glycon ! » « Vive Alexandre ! » lui bêlaient à l'unisson les « Harmonieux » et « Hérauts » [24] à la sauce paphlagonienne qui le talonnaient en gros sabots, l'haleine chargée de forts relents de saumures alliacées.

 

Une cuisse en or ?

40. Lors de ces retraites aux flambeaux et autres gambades mystiques, Alexandre s'arrangeait souvent pour découvrir sa cuisse, qui donnait l'impression d'être en or : il devait en effet avoir enfilé une gaine de cuir mordoré, qui étincelait sous les luminaires. Incidemment, deux docteurs mabouls en arrivèrent même à disputer si, avec ce membre précieux, le gourou n'avait pas décroché l'âme même de Pythagore [25] ou si, autre hypothèse, celle qu'il possédait ne présentait qu'une simple similitude avec celle du thaumaturge. Pour trancher leur controverse, ils s'en rapportèrent à Alexandre lui-même et le roi Glycon les tira de leur perplexité par un verdict de cette venue :

« L'âme pythagorique expire puis revit,
La prophétique sort de l'intellect de Zeus.
Le Père l'envoya porter secours aux braves
Puis, foudroyée par Zeus, elle retourne à lui. »

 

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 Notes 

[1] C'est-à-dire les feuilles de mica, que les Anciens utilisaient comme vitrage. [Retour]

[2] La colle qui servait à assembler bout à bout des feuillets en papyrus, afin de former des rouleaux (volumina). Les livres composés de feuilles pliées en cahiers et cousues ensemble étaient encore rares à l'époque de Lucien. [Retour]

[3] Ces oeuvres sont perdues, mais un passage de la Réfutation de toutes les hérésies d'Hippolyte rapporte des procédés analogues à ceux décrits par Lucien. [Retour]

[4] Ou d'« ours », selon certains manuscrits. Le mot « cytmide », dont l'étymologie est inconnue, n'est mentionné que dans l'Alexandre de Lucien. [Retour]

[5] L'obole vaut un sixième de drachme. [Retour]

[6] L'oracle le désignant à la fois comme le prophète et le dévot du dieu, Alexandre estime avoir droit à une gratification pour chacune de ces deux fonctions. [Retour]

[7] Un des chefs de file de l'école stoïcienne. [Retour]

[8] Notable d'Amastris, qui exerçait notamment des fonctions de grand-prêtre du culte impérial, ce qui ne l'empêchait pas, semble-t-il, de se distinguer par son scepticisme en matière religieuse. [Retour]

[9] Le mètre de l'épopée et des réponses oraculaires. [Retour]

[10] Général romain originaire du Nord de la Gaule ; après un début de carrière dans les Balkans, il devint chef des forces romaines en Cappadoce, où il vécut sur un grand pied. En 161, il tenta de s'opposer au candidat que les Parthes voulaient placer sur le trône de l'État-tampon qu'était alors l'Arménie. Défait à plate couture par le Perse Chosroès, il se suicida sur le champ de bataille. [Retour]

[11] Le costume perse traditionnel avait une allure féminine aux yeux des Anciens. [Retour]

[12] Les Branchides étaient la famille sacerdotale liée à l'oracle d'Apollon à Didymes. [Retour]

[13] L'aristocrate Rutilien et les postes qu'il a occupés sont connus par plusieurs sources épigraphiques et littéraires. [Retour]

[14] La vénération de pierres ointes et fleuries était une des principales manifestations de la piété populaire dans l'Antiquité. [Retour]

[15] La périphrase désigne Homère. [Retour]

[16] A en croire l'oracle, Rutilien a été autrefois Achille, le fils de Pélée et de Thétis, avant de se réincarner dans Ménandre, le fameux auteur de comédies du quatrième siècle av. J.-C. ; au terme de son existence présente, censée durer 180 ans, il doit devenir un rayon de soleil. [Retour]

[17] La déesse de la lune, célèbre pour ses aventures galantes avec Zeus, Pan et Endymion. [Retour]

[18] Le précédent fameux auquel Lucien fait malicieusement allusion est celui d'Endymion, jeune et berger que Sélène avait surpris dans son sommeil. [Retour]

[19] De 165 à 168, la peste ravagea l'Empire romain à partir de l'Est, s'ajoutant à toute une série de calamités naturelles et précédant de peu l'invasion de la Pannonie par les Quades et les Marcomans. [Retour]

[20] Dès l'Iliade, Apollon-Phébus est effectivement associé à la peste. [Retour]

[21] L'incantation est effectivement attestée par quelques vestiges archéologiques. [Retour]

[22] Pour les mystères les plus célèbres de toute l'Antiquité, ceux d'Éleusis, près d'Athènes. [Retour]

[23] La mère d'Apollon. [Retour]

[24] Nom de deux groupes d'intervenants des mystères d'Éleusis. [Retour]

[25] La tradition créditait en effet Pythagore d'une cuisse en or, qu'il n'aurait montré qu'à de rares privilégiés. [Retour]


Commentaires éventuels : Joseph Longton (<joseph.longton@eesc.europa.eu>)

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