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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS
LUCIEN DE SAMOSATE
- Épigrammes -
Traduction
par
Philippe Renault, qui a publié en 2000 une Anthologie de la poésie grecque antique aux éditions des Belles Lettres, est aussi l'auteur de plusieurs autres volumes (poèmes personnels et traductions de textes antiques), disponibles en version électronique auprès des Éditions de l'Arbre d'Or.
Sur le site de Philippe Remacle, il a publié également quelques traductions de Pindare et une riche anthologie des trois Tragiques, Eschyle, Sophocle et Euripide.
Les FEC proposent de lui plusieurs articles consacrés aux fabulistes antiques.
Philippe Renault s'intéresse également à Lucien. Après avoir publié dans les FEC 8 (2004), sous le titre Lucien de Samosate, ou le rhéteur magnifique, une introduction générale à la vie et à l'œuvre de celui qu'il appelle « un satiriste flamboyant », il a confié aux FEC cinq traductions de cet auteur.
La BCS lui doit aussi une traduction nouvelle en vers du Livre V et du Livre XII de l'Anthologie Grecque, respectivement consacrés aux épigrammes amoureuses et aux épigrammes garçonnières.
Introduction
On a conservé dans l'Anthologie Palatine sous le nom de Lucien quelques cinquante–trois épigrammes. On sait que le Syrien pratiqua le vers avec la même gourmandise que la prose, et il est fort probable que, de son vivant, il ait fait éditer un recueil d'épigrammes, comme le confirme le poème introductif de ce livre, aujourd'hui disparu, et que cite Photius dans sa précieuse Bibliothèque. Autre témoignage de ses dons poétiques, La Tragédie de la Goutte, une œuvre spirituelle en vers qu'il publia pour se moquer de sa vieillesse douloureuse, et qui est indiscutablement de sa main.
En revanche, on a beaucoup glosé à propos de l'authenticité des épigrammes, et le débat en la matière est loin d'être clos. Au XIXe siècle, on crut que ces poèmes étaient le fait d'un auteur du IVe siècle appelé, lui aussi, Lucien. Cette thèse a fait long feu. Toutefois, même de nos jours, Jacques Bompaire les croit apocryphes dans leur intégralité. Cette opinion est excessive. Macleod, l'éditeur anglais de Lucien chez Loeb (1987) est beaucoup moins catégorique : pour lui, non seulement une grande partie des poèmes est de Lucien mais il ajoute au corpus officiel dix épigrammes supplémentaires. En outre, une licence poétique permet entre toutes de reconnaître une épigramme de Lucien : il s'agit de la mention d'une brève à l'hémistiche du pentamètre.
Il est plus que vraisemblable que sur les cinquante–trois épigrammes attribuées, trente-neuf portent la marque indélébile de notre auteur : ce sont celles–ci que j'ai traduites ci–dessous : certaines, on le remarquera, révèlent une ironie et un aspect sarcastique proprement lucianiens, et sont une garantie d'authenticité. Ainsi, La truie et la vertu, d'un mauvais esprit et d'une étourdissante drôlerie, paraît tout droit sortie du Banquet ou les Lapithes.
Les épigrammes de Lucien
Sur son livre
Lucien a composé ceci, lui l'homme de culture,
Mais aussi pourfendeur de la bêtise impure.
Car souvent pour vertu on prend une ineptie.
L'homme a une pensée incertaine et mobile :
Ce que tu loues, d'aucuns le trouveront débile !
Cité par Photius, Bibliothèque, 128
Épitaphe du petit Callimaque
Quand Hadès me ravit,
Je n’avais que cinq ans et j’étais sans souci,
Moi Callimaque. Surtout, ne verse pas de larmes :
J'ai vraiment peu connu la véritable vie
Et n’en ai point subi les maux et les alarmes.
Anth. Pal. VII, 308
Le seul maître [1]
Au temps jadis, j'étais le champ d'Achéménide.
Mais aujourd'hui, Ménippe est mon propriétaire.
Achéménide crut m'avoir, dur comme fer ;
Ménippe y croit aussi. Mais la vérité, enfin,
C'est celle-ci : je suis serviteur du destin.
Anth. Pal. IX, 74
Sur les méchants
Un homme vicieux est un tonneau sans fond :
Tu le remplis en vain de tes attentions.
Anth. Pal. IX, 120
L'homme prodigue
Théron, fils de Ménippe, un fêtard absolu,
Épuisa tous les biens qu'il avait hérités
En plaisirs sans limite. Or Euctémon s'émut,
Lui l'ami de son père, en le voyant mendier.
Notre homme l'accueillit et lui donna sa fille,
Lui confiant, en outre, une dot bien garnie.
Très vite, sa fureur dépensière revint,
Se vautrant dans l'orgie et les plaisirs malsains.
Et de nouveau, Théron n'eut plus un sou à lui :
Et Euctémon pleura, non plus sur ce garçon,
Mais sur la dot perdue et ce mariage honni.
Il comprit qu'on ne peut offrir sa confiance
À un homme prodigue et lui donner créance
Pour gérer comme il faut la fortune d'autrui [2].
Anth. Pal. IX, 367
La modération
Profite de ton bien comme si tu devais
Mourir demain. Mais songe aussi à l'épargner
Comme si tu devais avoir longue existence.
L'homme usant de ces deux pratiques est un sage,
Prudent quand il s'agit d'épargne et de dépense.
Anth. Pal. X, 26
Vision de la vie
Brève est la vie pour l'homme bienheureux,
Trop longue aussi pour l'homme douloureux.
Anth. Pal. X, 28
Sur l'amour
Le gamin de Cypris ne nous pervertit guère !
Éros n'est rien de moins qu'un souverain prétexte
Pour chez l'homme assouvir les fureurs de son sexe.
Anth. Pal. X, 29
Les bienfaits
Les bienfaits les plus prompts sont souvent les plus doux.
Un bienfait en retard n'est plus « bienfait » du tout !
Anth. Pal. X, 30
Tout passe !
Les objets, les couleurs et la chose sonore,
Tout passe, excepté nous qui connaissons la mort.
Anth. Pal. X, 31
La chance qui tourne
Si la chance t'étreint, hommes et dieux t'aimeront
Et tes prières seront une à une exaucées.
Que le malheur survienne, et tout aura cessé :
Et la Fortune ira vers d'autres horizons.
Anth. Pal. X, 35
L'hypocrisie
Chez un homme le pire est une amitié
Habilement trompeuse : il n'est point l'ennemi
Qu'on voit et qu'on combat ; et sans nous méfier,
Nous nous livrons à lui et l'aimons follement :
Aussi notre malheur n'en est–il que plus grand.
Anth. Pal. X, 36
La prudence
Prenons notre temps pour une décision :
Allons à la va–vite et nous le regrettons.
Anth. Pal. X, 37
La richesse
La richesse de l'âme est la seule valable :
Tout autre bien conduit à un mal exécrable.
Qui jouit des vertus est riche assurément.
Mais l'homme qui s'aigrit à compter sans arrêt,
Qui passe ses journées à accroître avec peine
Son argent est pareil à l'abeille faisant
Son miel en attendant qu'un autre le lui prenne.
Anth. Pal. X, 41
La vie
Six heures de travaux suffisent amplement :
D'ailleurs, l'heure d'après trace les mots suivants :
« Profitez de la vie ! »
Anth. Pal. X, 43
La Fortune
La fortune peut tout, dût-elle nous surprendre,
Élevant le petit et abaissant le grand.
Ton luxe ostentatoire, elle en fera du vent,
Même si quelques eaux te charrient des trésors.
Car le souffle n'abat jamais l'herbe et les joncs :
En revanche, il pourfend les chênes les plus forts [3].
Anth. Pal. X, 122
Les nouvelles lois de l'hospitalité [4]
Il faut savoir par cœur mon code des banquets,
Cher Aulus, que j'invite aujourd'hui : en effet,
Rien que pour toi, j'ai fait des lois supplémentaires :
Pas de poète en train de massacrer des vers.
Ainsi, tu n'auras pas à parler de grammaire !
Anth. Pal. XI, 10
Contre les jeux [5]
Dans tous les concours grecs, pugiliste complet,
Moi Androléos, j'ai lutté avec orgueil ;
À Pise, j'ai perdu une oreille ; à Platée
Je me suis crevé l'œil !
J'ai fini assommé aux joutes de Pytho ;
Mais mon père a dit à tous les citoyens
Qu'il me fallait sortir de là, soit en lambeaux,
Soit clamsé bel et bien !
Anth. Pal. XI, 81
Vinaigre
Ces jarres de vin, cesse de m’en envoyer !
Ne t’ai–je pas suffisamment remercié
De ce nectar si doux qui flatte mon palais ?
Plus de ce vin, veux–tu,
En ce moment, je n’ai plus de laitues... [6]
Anth. Pal. XI, 396
L'avare et la mule
Artémidoros est toujours dans ses calculs
Et ne dépense rien.
C'est pour cela qu'il est comparable à la mule
Qui porte sur son dos les plus riches des biens
Mais qu'on nourrit de foin !
Anth. Pal. XI, 397
Des grammairiens prolifiques
Salut, gente Grammaire, ô toi, dispensatrice
De vie, toi grâce à qui toute faim a cessé :
« Muse, dis–moi la colère ! » [7] Il faudrait te dresser
Un temple d'or et te donner des sacrifices,
Car tout est plein de toi [8] : les rues, les ports, les mers
Grouillent de tes vertus ; bon, bref, tu prolifères
Et tu nous es propice !
Anth. Pal. XI, 400
Des leçons superflues
Un médecin voulut me confier son fils
Afin de l'éclairer sur la littérature.
Quand ce gamin sut dire avec beaucoup d'allure :
« Que chante la colère » et « Cruels sacrifices »
Et le vers qui les suit : « Il tomba aux Enfers
De si vaillants esprits », il advint que son père
Mit fin à ses leçons et m'en dit la raison :
« Merci pour tout, mon cher, mais mon jeune garçon
Peut s'instruire chez moi car je livre à foison
Des âmes chez Hadès... Et pour un tel labeur,
Je n'ai jamais suivi les cours d'un professeur. »
Anth. Pal. XI, 401
Le pire des cuisiniers
Ah ! que jamais nulle divinité
Ne m'ordonne de goûter à ces mets
Dont tu parais si fort te délecter ;
Car ils sont pour l'estomac plus malsains
Que la plus monstrueuse de nos faims.
Que les enfants de mon pire ennemi
Se prennent à savourer de tels plats !
Et moi, je préfère, comme autrefois
Mourir de faim que de manger chez toi !
Anth. Pal. XI, 402
La goutte[9]
Ô déesse qui hais les hommes sans le sou,
Qui dompte l'opulent, tu connais à merveille
La vie des bons vivants. Tu adores marcher
Avec les pieds d'autrui, et investir la jambe
Avec subtilité. Tu fais aussi grand cas
Des bons crus d'Ausonie, de tout cet attirail
Qu'un pauvre ne verra, ce pauvre que tu railles.
Et d'ailleurs, ton bonheur le plus jubilatoire,
C'est de te faufiler dans l'antre des richards.
Anth. Pal. XI, 403
La vieille belle
Peuh ! Tu peux colorer ta tignasse à l'excès :
Tu ne coloreras jamais ta vieillerie !
Rien ne pourra gonfler cette peau desséchée.
Et cette tronche, enfin, que tu nous peinturlures !
Non, je ne vois qu'un masque et non une figure.
Tu es maboule ou quoi ? Des fards, même de choix,
Ne changeront Hécube en Hélène de Troie.
Anth. Pal. XI, 408
La truie et la vertu
Ce cynique barbu et tenant un bâton
Fit une impression monstre au cours du banquet :
D'abord, il se lança dans des digressions,
En refusant tout net les mets qu'on lui offrait.
« Le ventre ne doit pas tout absoudre d'un trait ! »
Dit–il. Or, dans l'instant arriva une truie
Si bien accommodée que sa vertu s'enfuit.
Il s'en régala fort et en redemanda
Au point que l'on peut dire avec discernement
Qu'une modeste truie absout tous les serments !
Anth. Pal. XI, 410
Les cheveux et la sagesse
Muet, on croit en ta sagesse
Grâce à tes longs cheveux ;
Mais dès l'instant où tu digresses
Il ne reste plus qu'eux !
Anth. Pal. XI, 420
Contre ceux qui puent !
I
Un sorcier exorciste à l'haleine odorante
A fait fuir un démon,
Non point par la vigueur d'une incantation :
Il a juste suffi qu'il ne sente pas bon.
Anth. Pal. XI, 427
II
Jamais, ni la Chimère, ni les taureaux soufflant
Du feu – on le prétend –, ni Lemnos tout entière,
Ni la merde laissée par les folles Harpies,
Ni le pied infecté de Philoctète, non,
Rien n'égale en odeur ton corps nauséabond.
Bravo Télésilla, tu as vaincu Chimères,
Plaies gangrenées, taureaux, Harpies, oiseaux, démons.
Anth. Pal. XI, 239
Impossible !
Pourquoi lessives–tu la peau de cet Indien ?
C'est proprement crétin ! Car comment la lumière
Pourrait–elle émerger dans cette nuit austère ?
Anth. Pal. XI, 428
Ivrogne malgré lui !
Acyndine, égaré parmi les siroteurs
Se voulait de garder et raison et rigueur.
En fait, c'est lui qu'on prit pour un parfait buveur…
Anth. Pal. XI, 429
Le barbe ne fait pas le sage
Pour toi, la barbe fait le parfait philosophe :
Alors, un bouc barbu a de Platon l'étoffe.
Anth. Pal. XI, 430
Contre un boulimique
Tu manges vite mais tu cours sans te presser :
Cours donc avec ta bouche et bouffe avec les pieds !
Anth. Pal. XI, 431
Un crétin
Un idiot dévoré par des puces grouillantes
Éteint sa lampe et dit : « J'ai disparu, méchantes ! »
Anth. Pal. XI, 432
La voix humaine
Ô peintre, tu saisis, certes, les traits humains,
Mais tu ne peux jamais reproduire sa voix
Qui ne se fixe pas sur l'objet que tu peins.
Anth. Pal. XI, 433
Le portrait du cynique
Vois–tu un crâne d'œuf, une poitrine nue,
Des épaules à l'air ? Ne cherche pas longtemps !
C'est un chauve, un cynique, un sacré farfelu !
Anth. Pal. XI, 434
L'homme sans qualité
Mais comment se fait–il que Bytos soit enfin
Devenu orateur ? Car il parle plus mal
Que le commun des gens et raisonne moins bien
Qu'un homme très banal.
Anth. Pal. XI, 435
De mauvais rhéteurs
Sans même qu'on se force,
On trouvera davantage de corbeaux blancs
Et des tortues ailées qu'un rhéteur compétent
Venu de Cappadoce.
Anth. Pal. XI, 436
Sur une statue de Priape
En guise de gardien pour ces cèpes livides,
Il y a moi, Priape.
On me voit tout dressé devant un fossé vide :
C'est le vœu d'Eutychide.
Et si tu veux sauter par–dessus le grand trou,
Tu n'auras pour butin que moi, et voilà tout !
Anth. Planude. XVI, 238
Notes
[1] Ce vers rappelle Horace, Satires II, 2, 133.
[2] Les trois derniers vers semblent imiter une phrase du poète Euphron que nous rapporte Stobée.
[3] Cette pièce rappelle la fable ésopique du Chêne et du Roseau.
[4] Épigramme attribuée également à Lucillius.
[5] Épigramme attribuée également à Lucillius.
[6] Pour en faire du vinaigre !
[7] Le texte d'Homère servait d'exercices aux grammairiens.
[8] C'est une parodie du début des Phénomènes du poète Aratos.
[9] On sait que Lucien soufrait à la fin de sa vie de la goutte, maladie dont il se moqua dans la Tragédie de la Goutte.
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