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Traduction Nisard du Livre I de Tite-Live

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TITE-LIVE

Histoire de Rome depuis sa fondation

Livre I

Traduction nouvelle de Danielle De Clercq, Bruxelles, 2001

 Tullus Hostilius (XXII - XXXI 8)

[XXII] [XXIII] [XXIV] [XXV] [XXVI] [XXVII] [XVIII] [XXIX] [XXX] [XXXI]


          Un nouveau roi va-t-en-guerre

XXII. 1. Au cours du nouvel interrègne qui suivit le décès de Numa, le peuple se choisit comme roi Tullus Hostilius, un petit-fils d'Hostilius qui avait livré, au pied de la citadelle, un combat mémorable contre les Sabins. Les sénateurs entérinèrent ce choix. 2. Encore plus belliqueux que Romulus, Tullus ne rappelait pas du tout le feu roi. La force qu'il tirait de sa jeunesse, la gloire aussi de son aïeul l'excitaient. Jugeant que Rome perdait ses forces vives dans l'inactivité, il cherchait de tout côté matière à déclencher une guerre.

Comment engager des hostilités avec Albe ?

3. Le hasard voulut que des paysans romains se livrèrent au pillage en territoire albain et que des Albains ripostèrent en terre romaine. 4. Ces faits eurent lieu au moment où Caius Cluilius gouvernait Albe. Presque en même temps, les deux États envoyèrent une délégation pour récupérer leurs biens respectifs. Tullus avait recommandé à la sienne de donner priorité à l'objet de cette mission. Il s'attendait de la part d'Albe à un refus. Ainsi pourrait -il de plein droit ouvrir les hostilités.

5. De leur côté, les délégués albains s'acquittèrent de leur mission avec nonchalance. Tullus leur réserva un accueil charmant et généreux et les fit banqueter à sa table dans la bonne humeur. Au même moment, les Romains venaient d'exiger, les premiers, la restitution de leurs avoirs. Le chef albain refusa. Ils lui répondirent par une déclaration de guerre dans les trente jours et revinrent avec cette nouvelle auprès de Tullus, 6. qui pria alors les ambassadeurs de présenter leur requête. Ceux-ci, ignorant tout, commencèrent par se confondre en excuses : "Ils avaient, disaient-ils, mais tout à fait contre leur gré, quelque chose à dire à Tullus, et cela risquait de lui déplaire... Ils étaient hélas soumis aux ordres qu'ils avaient reçus : s'ils étaient là, c'était pour reprendre leurs avoirs ; mais, s'ils ne pouvaient rentrer en leur possession, ils avaient pour mission de déclarer la guerre."

7. Tullus répondit : "Allez donc dire ceci à votre roi : le roi de Rome prend les dieux à témoins et leur demande que tous les malheurs de cette guerre accablent le premier de nos deux peuples qui a refusé la restitution du butin à l'ambassade venue le réclamer." XXIII. 1. Tel fut le message qu'Albe reçut. 

Pourquoi une guerre entre peuples frères quand l'Étrusque est leur ennemi commun ?

 Les deux États s'empressèrent de préparer ce qui ressemblait fort à une guerre civile, car c'était en quelque sorte des pères et des fils qui allaient s'entre-tuer. Les belligérants en présence étaient en effet d'origine troyenne puisque Lauinium avait été fondée par les Troyens et Albe par les Lavinates, et que les Romains étaient issus de la famille royale albaine. 2. Heureusement l'issue de ce conflit le rendit moins affligeant, car on ne livra aucune bataille et, les destructions se limitant aux maisons de l'autre ville, les deux peuples n'en formèrent plus qu'un seul.

3. Prenant l'offensive, les Albains entrèrent en territoire romain avec une armée énorme. Ils établirent à moins de cinq milles de Rome un camp entouré d'un fossé, qui pendant plusieurs siècles fut appelé Cluilius, comme le maître d'Albe. Le temps a eu raison de ce vestige et de son nom. 4. C'est dans ce camp que mourut le roi Cluilius. Les Albains élurent alors Mettius Fufétius dictateur.

Entre-temps, Tullus, à qui la mort du roi insufflait une particulière agressivité, répétait sans cesse : "La toute-puissance des dieux s'en est d'abord prise à la tête même des Albains et va s'acharner sur le peuple tout entier pour avoir déclenché une guerre impie." Il contourna de nuit le camp ennemi et mena avec son armée une redoutable attaque en territoire albain. 5. Alors Mettius quitta ses positions pour se rapprocher le plus possible de son ennemi. Il chargea un ambassadeur d'annoncer à Tullus : "Nous devons absolument nous rencontrer avant d'engager le combat. Si tu y consens, je sais fort bien que mes propositions seront au moins aussi intéressantes pour Rome que pour Albe." 6. Tullus ne traita pas cette invitation par le mépris. Il rangea pourtant ses troupes en bataille pour réagir au cas où il ne recevrait que de vaines propositions. En face, les troupes albaines sortirent aussi. Les deux armées se tinrent rangées de part et d'autre, tandis que leurs chefs s'avançaient escortés de quelques notables.

7. Mettius prit la parole : "Oui, il y a eu des sévices. Des biens aussi, qui avaient pourtant été réclamés, n'ont pas été restitués en vertu du traité. C'est tout cela, comme je crois le savoir, que notre roi Cluilius a donné comme motif de cette guerre. Je ne doute pas, Tullus, que, toi aussi, tu invoques les mêmes raisons. Mais tenons-nous en à la vérité plutôt qu'à de fallacieux prétextes : c'est leur soif de puissance qui porte nos deux peuples apparentés et voisins à se faire la guerre ! 8. Est-ce à tort ou à raison ? Je n'ai pas à trancher : celui qui a entrepris cette guerre aurait pu réfléchir à cette question. Quant à moi, les Albains ne m'ont choisi que comme chef de guerre.

Je voudrais seulement, Tullus, te mettre en garde contre ceci : As-tu pensé combien la puissance étrusque s'étend largement dans les parages d'Albe et de Rome ? Dans la mesure où vous en êtes plus proches, tu le sais encore mieux. L'Étrurie s'impose à l'intérieur des terres et bien plus encore sur la mer. 9. Souviens-toi, que quand tu donneras le signal du combat, nos deux armées s'offriront au regard des Étrusques. Une fois au comble de l'épuisement, vainqueurs aussi bien que vaincus, nous serons à leur merci.

Puisque la liberté dont nous jouissons ne fait plus notre bonheur et que nous préférons courir le risque aléatoire de dominer ou d'être esclaves, prenons, s'il plait aux dieux, un moyen de déterminer lequel de nous deux dominera l'autre, sans causer ni pertes ni grande effusion de sang pour chacun de nos deux peuples."

10. Cette proposition ne déplut pas à Tullus, tout belliqueux qu'il était  non seulement de tempérament mais aussi par l'espoir de vaincre.

Un très singulier combat de "trumeaux" (Boris Vian : L'arrache-coeur)

Les Horaces et les Curiaces

On chercha des deux côtés et on avança une solution que la chance elle-même permit de réaliser. XXIV. 1. Il y avait justement dans les deux armées des triplés dont l'âge et la force physique étaient comparables. C'était, on le sait bien, les Horaces et les Curiaces, les héros de l'épisode le plus célèbre de notre histoire ancienne ! Pourtant au coeur d'un fait si glorieux, une incertitude persiste : auquel des deux peuples appartenaient respectivement les Horaces et les Curiaces ? Les historiens sont partagés, mais j'en trouve quand même davantage qui considèrent les Horaces comme Romains et je préfère suivre cette voie-là.

2. Les rois convinrent avec les triplés de représenter leur patrie respective dans un combat à l'arme blanche. "La domination sur l'autre peuple s'exercera du côté des vainqueurs" proposèrent-ils. Ne rencontrant aucune réticence, ils s'accordèrent sur l'heure et l'endroit.

Le traité de paix

3. Avant l'engagement, Romains et Albains conclurent un traité stipulant que le peuple dont les citoyens sortiraient vainqueurs exercerait sur l'autre son pouvoir dans le cadre d'une paix équitable.

Tous les traités stipulent des modalités différentes, mais on procède toujours de la même façon. 4. Nous avons appris comment se serait accompli à ce moment-là le rituel alors que des traités plus anciens n'ont pas laissé de traces.

Le fécial s'adressa au roi Tullus : "M'enjoins-tu, mon roi, de conclure un traité avec le père patrat du peuple albain ?" Le roi acquiesça. "Ce sont les herbes sacrées, mon roi, reprit le prêtre, que je te réclame" . "Va cueillir l'herbe pure", fit le roi. 5. Le fécial rapporta de la citadelle des pousses pures de gazon, puis demanda à Tullus : "Mon roi, fais-tu de moi le messager royal du peuple romain des Quirites, et associes-tu à cette mission mes instruments et mes compagnons ?" - "Je fais, répondit le roi, tout ce qui ne peut causer préjudice ni à moi-même ni au peuple romain des Quirites".

6. Ce fécial s'appelait Marcus Valérius. Il consacra Spurius Fusius père patrat en lui touchant la tête et les cheveux avec des tiges de verveine. Le père patrat est là pour accomplir le serment (ad ius iurandum patrandum), en d'autres termes pour sacraliser le traité. Tout au long de la cérémonie, il égrène de nombreuses formules en une longue incantation qu'il n'est pas utile de reproduire ici.

7. Marcus Valérius donna lecture des clauses, puis il ajouta : "Écoute, Jupiter, écoute, père patrat du peuple albain, écoute, toi peuple albain : Le peuple romain ne dérogera  pas le premier à ces clauses gravées dans la cire de ces tablettes telles qu'ont été lues d'un bout à l'autre sans mauvaise foi et telles qu'elles ont été correctement comprises ici et aujourd'hui. 8. S'il y déroge le premier par une décision officielle de mauvaise foi, alors ce jour-là, Jupiter, frappe le peuple romain, comme moi-même je frapperai ce porc ici et aujourd'hui. Que la vigueur de tes coups soient à la mesure de ta force et de ta puissance !" 9. Il se tut et frappa le porc avec un silex. De même les Albains, avec leur propres formules incantatoires, s'engagèrent à leur tour, par l'entremise de leur dictateur et de leurs prêtres, à respecter ce serment.

Aux armes, citoyens  !

XXV. 1. Le traité était conclu et les triplés, comme convenu, revêtirent leurs armes. De part et d'autre, leurs compagnons leur remontaient le moral en répétant : "Nos dieux et nous tous qui sommes votre patrie et votre famille, tous nos concitoyens restés en ville et tous ceux qui sont dans l'armée, nous ne quittons pas des yeux vos armes et vos mains !" L'agressivité naturelle de ces combattants, qui s'avançaient au milieu des deux fronts, se renforçait encore aux cris d'encouragement qui leur montaient à la tête. 2. Les deux armées s'étaient installées face à face, chacune devant son camp. Tout en étant à l'abri du danger, elles ne l'étaient pas de l'inquiétude, car l'enjeu était la suprématie de leur peuple, suspendue à la bravoure de quelques hommes à peine et aussi à la chance. Tendus, les soldats retenaient leur souffle et brûlaient de voir ce spectacle plutôt insoutenable.

Le combat

3. Au signal, les triplés, tels deux fronts de combattants, brandirent leurs armes et s'élancèrent. Ils portaient en eux l'ardeur des deux grandes armées. Indifférents, les uns comme les autres, à leur propre péril, ils ne pensaient qu'à la suprématie de leur peuple et à la menace de l'asservissement, car leur patrie connaîtrait le sort qu'eux mêmes allaient lui ménager.

4. Immédiatement dès l'attaque, les armes s'entrechoquèrent, les glaives en mouvement lancèrent des éclairs et un immense frisson d'effroi crispa les assistants. L'espoir ne penchait encore ni d'un côté ni de l'autre. Tous étaient muets, incapables de réagir. 5. Les combattants en vinrent au corps-à-corps. On ne voyait plus seulement le va-et-vient des corps et l'agitation sans issue prévisible de glaives et de boucliers, mais bien des blessures et du sang. Les trois Albains étaient blessés et deux Romains s'écroulèrent l'un sur l'autre, frappés à mort. 6. En voyant leur chute, toute l'armée albaine poussa des cris de joie. Tout espoir avait abandonné les troupes romaines en proie à l'inquiétude et à l'angoisse pour ce seul homme que les trois Curiaces avaient encerclé.

7. Or Horace était indemne et, si seul contre trois il était impuissant, il se savait redoutable en combat singulier. Ainsi pour pouvoir rencontrer un à un ses adversaires, il prit la fuite à toutes jambes. Il escomptait que les Curiaces ne le pourchasseraient que pour autant que leurs blessures le permettraient à chacun. 8. Sa fuite l'avait porté bien loin déjà de l'endroit où il s'était battu. Il se retourna et vit ses adversaires le poursuivre à grande distance les uns des autres. Le premier n'était plus très éloigné : il se lança avec violence contre lui. 9. L'armée albaine criait aux deux autres Curiaces de secourir leur frère, mais déjà  victorieux, Horace avait massacré son adversaire et était prêt à courir la chance d'un deuxième corps-à-corps. Alors en hurlant comme tous ceux qui, après avoir cru leur cause perdue, reprennent espoir, les Romains soutinrent leur homme, qui se hâta d'en découdre. 10. C'est pourquoi, sans même que le dernier frère, pourtant pas très loin, pût intervenir, il tua le deuxième Curiace.

 Victoire romaine

11. Maintenant l'équilibre se rétablissait en opposant les deux survivants, mais ceux-ci  n'avaient ni même moral ni même résistance : le premier, indemne et enflammé par sa double victoire, sollicitait un troisième combat ; l'autre, accablé par sa blessure, traînait un corps épuisé par la course et, déjà vaincu par le seul spectacle de ses frères massacrés sous ses yeux, il se trouvait à la merci d'un ennemi victorieux.

Il n'y eut pas de combat.

12. Le Romain exultait. "J'ai donné, dit-il, tes deux frères aux Mânes des miens. Toi, le troisième, je te donnerai à la cause de cette guerre, pour que Rome domine Albe !" L'Albain pouvait à peine encore porter ses armes. Brandissant son glaive, Horace l'enfonça dans le cou de son adversaire, qui tomba et se fit dépouiller.

13. Les Romains ovationnèrent Horace pour lui exprimer leur reconnaissance. Leur joie était d'autant plus intense qu'ils avaient eu bien peur. Les deux armées allèrent enterrer leurs morts avec un état d'esprit bien différent : Rome étendait son pouvoir, mais Albe passait sous la coupe d'autrui. 14. Les tombes existent encore à l'endroit où chaque combattant est tombé : celles des deux Romains se trouvent au même endroit, assez près d'Albe. Celles des trois Albains regardent vers Rome, mais à la même distance l'une de l'autre que celle des combats singuliers.

Albe passe sous souveraineté romaine

XXVI. 1.Avant le départ des deux armées, Mettius, conformément au traité s'enquit de la volonté de Tullus. Celui-ci lui enjoignit de garder les jeunes sous les armes car, disait-il, "J'aurai besoin d'eux, si la guerre éclate contre Véies."

Les soldats regagnèrent leurs foyers.

Retour d'Horace
Mort à l'infâme !

2. En tête de l'armée romaine marchait Horace qui brandissait les dépouilles de ses trois adversaires. Or sa soeur, une jeune fille promise à l'un des Curiaces, vint à sa rencontre à hauteur de la porte Capène. Elle reconnut sur les épaules de son frère le manteau de guerre qu'elle avait confectionné de ses mains pour son fiancé. Elle défit ses cheveux et se mit à sangloter en appelant son fiancé mort.

3. La douleur de sa soeur, au milieu d'un peuple que la victoire transportait de joie, courrouça le belliqueux garçon. Il dégaina alors son glaive et transperça la jeune fille, en l'accablant de sarcasmes : 4. "Va-t-en donc d'ici rejoindre ton fiancé ! Quel scandale de l'aimer ! Que fais-tu de tes frères morts ? Et de moi qui vis encore ? Et de ta patrie ? Qu'on se débarrasse ainsi de toute Romaine qui pleurera un ennemi !"

5. Ce meurtre écoeura sénateurs et plébeiens, mais l'exploit tout neuf d'Horace mitigeait les réactions. On se saisit pourtant de lui pour le soumettre au verdict du roi.

Un crime d'État

Tullus répugnait à endosser la responsabilité d'un jugement si funeste et impopulaire, et de l'exécution aussi qui devait s'ensuivre. Il convoqua le peuple et lui annonça : "Je nomme, en vertu de la loi, des duumvirs pour déclarer Horace coupable d'un crime d'État". 6. L'énoncé de cette loi donnait le frisson : "Que les duumvirs déclarent l'accusé coupable de crime d'État ; si l'accusé fait appel du jugement des duumvirs, que cet appel ouvre un débat ; si les duumvirs l'emportent, que le bourreau voile la tête de l'accusé ; qu'il le suspende à l'arbre d'infamie ; qu'il le flagelle à l'intérieur de l'enceinte ou à l'extérieur de l'enceinte."

7. Désignés dans ces conditions, les duumvirs jugeaient que cette loi ne leur permettait même pas d'absoudre un innocent. Ils condamnèrent Horace et l'un d'eux dit alors : "Publius Horatius, je te déclare coupable de crime d'État. Licteur, viens lui attacher les mains". 8. Un licteur s'était approché qui le garrottait. Alors, sur un signe de Tullus, qui interprétait la loi avec clémence, Horace déclara : "Je fais appel !". Ainsi son appel introduisit un débat devant le peuple.

La douleur d'un père

9. L'émotion au cours de ce procès atteignit son comble quand le père d'Horace se fit entendre : "Je juge, disait-il, que ma fille a été abattue à bon droit ; s'il n'en était pas ainsi, c'est moi qui, en vertu de mon droit paternel, aurais sévi contre mon fils."

Après quoi, il se mit à supplier : "Il n'y a pas si longtemps, vous m'avez vu entouré de la plus belle des descendances. Ne me faites donc pas pleurer tous mes enfants !" 10. Tout en parlant, le vieil homme étreignait son fils et attirait sans cesse les regards sur les dépouilles des Curiaces attachées à ce qu'aujourd'hui on appelle le Trophée horatien.

Il disait aussi : "Ce garçon, vous venez de le voir arriver auréolé par sa victoire. Comme vous l'avez ovationné ! Mais supporterez-vous, Quirites, de le voir lié, la fourche au cou ? Doit-il endurer les affres du fouet ? Les yeux des Albains pourraient à peine soutenir spectacle si hideux ! 11. Vas-y, licteur ! Attache ces mains, qui avec leurs armes viennent de donner la suprématie au peuple romain ! Vas-y ! Voile la tête du libérateur de notre ville ! Oui, flagelle-le à l'intérieur de l'enceinte... mais devant les armes dont il a dépouillé ses adversaires ! Ou à l'extérieur de l'enceinte... mais devant les tombes des Curiaces ! Pourriez-vous donc mener quelque part ce garçon sans que sa gloire ne le gracie d'une exécution si abjecte  ?"

Acquittement et expiation d'Horace

12. Le peuple céda aux larmes de ce père et à la force d'âme d'Horace qui restait égal à lui-même au milieu de tous les périls. On prononça son acquittement plus pour sa bravoure qui forçait l'admiration que par respect du droit. Pour effacer ce forfait flagrant malgré tout par une forme d'expiation, on ordonna au père de purifier son fils aux frais de l'État.

13. Après avoir accompli quelques sacrifices expiatoires, qui par la suite se sont perpétués dans la famille Horatia, le père fit surplomber la rue d'une poutre sous laquelle il fit passer, comme sous le joug, le jeune homme, la tête couverte. Cette pièce de bois existe encore aujourd'hui et on la restaure toujours aux frais de l'État : on l'appelle Poutre de la Soeur. 14. On construisit pour Horatia un tombeau en pierres de taille, à l'endroit où elle s'écroula frappée à mort.

Guerre contre Fidènes et Véies

 Trahison de Mettius

XXVII. 1. La paix conclue avec Albe ne dura guère. Le ressentiment de la foule, qui reprochait à Mettius d'avoir fait dépendre de trois combattants le sort de leur collectivité, exerça son impact sur ce dictateur sans conscience. S'apercevant que son parti pris de droiture ne lui avait pas réussi, Mettius entreprit de regagner la faveur populaire par des moyens moins avouables. 2. Ainsi, de même qu'autrefois il avait voulu la paix en pleine guerre, il chercha à susciter la guerre dans la paix.

Conscient de ce que son État manifestait plus d'agressivité qu'il n'avait de moyens de se battre, Mettius excita sans vergogne par des déclarations publiques les autres peuples à faire la guerre. Il comptait sur ses propres effectifs pour trahir l'alliance sous couleur de la respecter. 3. Fidènes, colonie romaine et Véies, qui accepta d'entrer dans ce jeu, furent poussées à passer à l'offensive, en recevant l'assurance que les Albains changeraient de camp.

4. Comme Fidènes avait clairement fait défection, Tullus fit venir d'Albe Mettius et son armée. Après le passagre de l'Anio, il établit son camp au Confluent. C'est entre cet endroit et Fidènes que les troupes de Véies avaient traversé le Tibre. 5. Elles occupèrent dans le front l'aile droite en s'appuyant encore au fleuve ; à gauche, les Fidénates prirent position plus près de la montagne. Tullus aligna ses propres troupes face à ses ennemis de Véies et fit se placer les Albains devant l'armée de Fidènes.

Guère plus courageux que loyal, Mettius n'osait ni rester sur place ni passer ouvertement à l'ennemi. Aussi gagna-t-il insensiblement les hauteurs. 6. Quand il jugea sa position assez élevée, il fit monter toute son armée. Toujours dans l'expectative, il étira le front pour gagner du temps. Son intention était de diriger ses troupes là où le lui indiquerait la tournure des événements. 7. Sur le moment, les Romains les plus proches furent pour le moins surpris de voir leurs propres flancs laissés à découvert par le départ de leurs alliés. Puis un cavalier vint à brides abattues annoncer au roi que les Albains s'en allaient.

Présence d'esprit de Tullus et victoire romaine

Tullus, au vu de la situation alarmante, fit le voeu de consacrer douze Saliens et des sanctuaires à Pallor et à Pavor. 8. Il cria au cavalier, assez fort pour se faire entendre des ennemis, qu'il fallait reprendre l'attaque  : "Il ne faut pas vous alarmer. C'est Mettius qui a fait faire à l'armée albaine un mouvement giratoire pour tomber sur les arrières des Fidénates à découvert." Tullus enjoignit toujours au même homme de donner l'ordre à la cavalerie de dresser les lances. 9. Ce subterfuge empêcha une grande partie de l'infanterie romaine de voir s'éloigner l'armée albaine. Quant à ceux qui avaient tout vu, ils crurent les paroles du roi qu'ils avaient perçues et se battirent avec d'autant plus d'acharnement.

La panique gagnait les ennemis : ils avaient eux aussi entendu ces paroles proférées à haute voix et les Fidénates pour la plupart, adjoints comme colons à des Romains, comprenaient le latin. 10. C'est pourquoi, pour ne pas se voir barrer la route vers leur ville par une descente subite des Albains, ils abandonnèrent le combat. Tullus talonna et mit en déroute l'aile des Fidénates. Avec plus d'agressivité encore, il bondit sur les Véiens, ébranlés par la panique des autres. Ils ne résistèrent pas au choc, mais derrière eux la barrière du fleuve entravait leur débandade. 11. Quand la fuite les y accula, les uns se délestèrent honteusement de leurs armes et, sans réfléchir, se jetèrent à l'eau. D'autres qui se demandaient s'ils allaient fuir ou se battre se firent surprendre sur les rives. Jamais bataille livrée auparavant par les Romains ne fut si cruelle.

Châtiment exemplaire de Mettius

XXVIII. 1. Alors, on fit descendre dans la plaine l'armée albaine qui n'avait fait que regarder le combat. Mettius félicita Tullus pour la défaite infligée aux ennemis. Tullus lui répondit aimablement : "Puisse cela nous réussir, mais je demande que les Albains établissent leur camp juste à côté du nôtre." Il s'occupa du sacrifice purificatoire du lendemain.

2. Dès l'aube, les préparatifs habituels étaient terminés et Tullus fit convoquer les deux armées en assemblée. Les hérauts entamèrent leur mission au bout du camp pour mobiliser d'abord les Albains. Ceux-ci, attirés aussi par le caractère insolite de l'événement et désireux d'entendre le roi de Rome s'adresser à l'assemblée, occupèrent les tout premiers rangs. 3. C'est intentionnellement qu'on les fit entourer par l'armée romaine où les centurions avaient pour consigne d'exécuter sur-le-champ les ordres donnés.

4. Tullus prit alors la parole : "Romains, si jamais vous avez déjà eu l'occasion de rendre au cours d'une guerre hommage aux dieux immortels d'abord, à votre propre valeur ensuite, ce fut sans conteste lors du combat d'hier. Sachez donc qu'il a moins fallu combattre des ennemis, que livrer un combat plus dur et plus périlleux contre la traîtrise et la perfidie de nos alliés. 5. Allons, ne vous faites pas d'idées fausses ! Ce n'est pas sur mon ordre que les Albains ont gagné les hauteurs ! Non, cet ordre ne venait pas de moi ! Mais j'ai fait semblant de l'avoir donné ! Comme ça, vous-mêmes, vous ne vous doutiez pas d'être abandonnés et vous n'avez pas perdu le courage de vous battre. Mais nos ennemis, eux, se sont crus pris par derrière, ils ont paniqué et fui !

6. Oui, je dénonce cette faute, mais je ne la fais pas retomber sur tous les Albains : ils n'ont fait que suivre leur chef. Tout comme vous ! Si j'avais voulu vous faire effectuer une manoeuvre à partir de là, vous l'auriez fait. Mais c'est ce bon Mettius qui a commandé ce mouvement  ! C'est aussi Mettius qui a ourdi cette guerre ! C'est Mettius qui a rompu le pacte entre Romains et Albains ! Un autre oserait bien un jour en faire autant, si je ne donne pas aux hommes l'image du châtiment exemplaire que cet individu mérite" !

7. Des centurions en armes encerclèrent Mettius. Le roi poursuivit sur sa lancée : "Prospérité et bonheur pour le peuple romain, pour moi et pour vous, Albains ! J'ai l'intention de faire s'installer tout votre peuple à Rome, de donner le droit de cité à votre plèbe, de conférer à vos notables la dignité de sénateurs, de créer une seule ville sous un seul gouvernement. Tout comme autrefois l'entité albaine s'est divisée en deux peuples, je veux que, de la même façon, elle retrouve maintenant son unité." 8. Ces mots faisaient réagir en sens divers les jeunes Albains, mais tous étaient sous l'emprise de la crainte. Sans armes, entourés d'hommes armés, ils gardaient le silence.

9. Tullus reprit : "Mettius Fufétius, si tu pouvais par toi-même apprendre à respecter la parole donnée et les pactes, tu resterais en vie pour que je te l'inculque. Mais voilà, tu es né incurable. Alors, c'est par ta mise à mort que tu apprendras toi-même aux hommes à considérer comme sacré ce que tu as violé. Donc, tout comme, il n'y a pas si longtemps, tu as partagé ton esprit indécis entre Fidènes et Rome, tu donneras ton corps à écarteler." 10. Alors, Tullus fit approcher deux quadriges. On lia Mettius à leurs caisses en lui étirant les membres en sens opposés. On fouetta les attelages, chacun dans une direction. Le corps se déchira et chaque char entraîna les membres que les liens y maintenaient. 11. Tous détournèrent les yeux d'un spectacle tellement hideux.

Ce fut la première et aussi la dernière fois que les Romains firent de ce supplice un châtiment exemplaire, qui n'oubliait que trop les lois humaines. Partout ailleurs, ils peuvent se glorifier parmi tous les peuples de la plus grande modération dans la répression.

Destruction d'Albe

XXIX. 1. Entre-temps, des cavaliers avaient déjà été dépêchés à Albe pour transférer la population à Rome. Ensuite des troupes y furent menées pour démolir la ville. 2. Lorsqu'elles y entrèrent, il n'y eut guère de désordre et d'épouvante comme dans une ville prise d'assaut, quand les portes sont fracturées ou que les murs sont abattus par le bélier ou que la citadelle est prise par la force et que les cris des ennemis et l'incursion d'hommes armés à travers la ville noient tout dans le carnage et le feu. 3. Un silence lugubre et une affliction muette avaient figé toute réaction. Apeurés et sans pouvoir décider de ce qu'ils abandonneraient, de ce qu'ils emporteraient, les Albains s'interrogeaient sans cesse les uns les autres. Certains se tenaient sur leurs seuils, d'autres désemparés erraient dans leurs maisons pour les voir une dernière fois. 4. Mais les vociférations des cavaliers pressaient les Albains de quitter les lieux. Déjà retentissait le fracas de maisons qui s'écroulaient aux confins de la ville et le nuage de poussière qui s'était élevé au loin noyait tout.

Ils partaient tous, avec ce qu'il avait pu emporter en hâte, abandonnant leur foyer, leurs pénates et les demeures qui les avaient vus naître et grandir. 5. Des files interminables de réfugiés remplissaient les rues. En se croisant les regards ranimaient des pleurs qu'inspirait une pitié mutuelle. Des cris déchirants, de femmes surtout, s'élevaient, quand les exilés passaient devant les temples vénérables occupés par la force armée. Ils avaient l'impression d'abandonner leurs dieux  emprisonnés. 6. Quand les Albains eurent quitté la ville, les Romains démolirent tous les édifices publics et privés jusqu'au sol et une seule heure voua à la destruction et à l'anéantissement une ville de quatre cents ans. Une ordonnance royale épargna toutefois les temples.

Accroissement de la puissance romaine

XXX. 1. La destruction d'Albe accrut la puissance de Rome, dont le nombre de citoyens doubla. La colline du Caelius fit partie intégrante de la ville et, pour y attirer de nouveaux occupants, Tullus y fit construire un palais où il résida. 2. Il choisit des notables albains qu'il éleva au rang de sénateurs pour renforcer aussi cette partie de l'État. Parmi ceux-ci, les Iulii, les Servilii, les Quinctii, les Géganii, les Curiatii et autres Cloelii. Pour ce corps constitué, dont il avait accru les membres, il inaugura la curie que la génération de nos parents appelait encore Hostilia. 3. Et pour que le nouveau peuple renforce quelque peu la force armée à tous les échelons, il créa dix bataillons de cavalerie avec des effectifs albains, compléta les anciennes légions dans la même proportion et en leva de nouvelles.

Guerre contre les Sabins

4. Plein de confiance dans ses forces, Tullus déclara la guerre aux Sabins. Or c'était, de ce temps-là et après les Étrusques, le peuple le mieux pourvu en hommes et en armes. De part et d'autre, on émettait des doléances concernant des traitements injustes dont les demandes de réparation demeuraient vaines. 5. Tullus se plaignait de l'arrestation de commerçants romains en plein marché près du sanctuaire de Féronia tandis que les Sabins dénonçaient la détention de ressortissants qui s'étaient réfugiés dans le bois sacré. Tout cela donnait de bonnes raisons d'entrer en guerre.

6. Les Sabins étaient bien conscients de ce qu'une partie de leurs forces avait été transférée à Rome par Tatius et que l'entité romaine venait encore de s'agrandir par l'annexion du peuple albain. Ils se mirent donc eux aussi à solliciter aux alentours des appuis extérieurs. 7. Dans l'Étrurie voisine, Véies était le territoire le plus proche. Or le ressentiment consécutif aux guerres y était vivace et engageait vivement des esprits à trahir Rome. Ainsi les Sabins enrôlèrent des volontaires et recrutèrent auprès d'une plèbe miséreuse des vagabonds dont la perspective d'une solde emporta l'adhésion. Aucune aide officielle ne soutint ces ressortissants et, chose qui étonnerait moins de la part de tous les autres peuples, ce fut le respect de la trêve conclue avec Romulus qui l'emporta à Véies.

8. De part et d'autre, Romains et Sabins préparaient la guerre avec la dernière énergie. La situation semblait évoluer vers la seule question de savoir lequel des deux  peuples allait lancer l'offensive. Mais Tullus n'attendit plus et entra en territoire sabin. 9. Il livra un combat sans merci aux abords de la forêt Malitiosa. La solidité de son infanterie sans doute, mais aussi le récent renforcement de sa cavalerie, permirent à l'armée romaine d'affirmer une nette supériorité. 10. La cavalerie chargea brutalement semant le désarroi dans les rangs des Sabins. Ils ne purent plus ni défendre leurs positions en combattant ni se disperser en fuyant, sans s'exposer à un grand massacre. XXXI. 1. La défaite des Sabins couvrit de gloire le règne de Tullus et l'État romain tout entier, tous deux au comble de leur puissance.

Une pluie de pierres

Or le roi et le sénat apprirent qu'une pluie de pierres venait de s'abattre sur le Mont Albain. 2. Sans trop y croire, ils firent examiner le phénomène sur place. Les émissaires virent tomber du ciel une pluie drue de pierres, telle une masse de grêlons que des rafales de vent chassent vers le sol. 3. Ils crurent aussi entendre une grosse voix venant du bois sacré qui coiffe le sommet. Elle clamait que les Albains devaient accomplir les sacrifices suivant les rites ancestraux. Mais, comme ils avaient aussi en quelque sorte abandonné leurs dieux avec leur patrie, les Albains avaient laissé tomber en désuétude ces rituels et avaient adopté ceux des Romains. Peut-être étaient-ils aussi, et c'est naturel, en colère contre leur destin et avaient abandonné le culte de leurs dieux. 4. À Rome aussi, en raison du même phénomène on organisa une célébration de neuf jours aux frais de l'État, soit parce qu'une voix céleste se serait fait entendre du haut du Mont Albain - on donne aussi cette version des faits -, soit sur l'injonction des haruspices. En tout cas, ce rituel s'installa et, chaque fois que le même phénomène était annoncé, neuf jours étaient déclarés fériés.

Fin de Tullus

5. Mais, peu après, Rome subit les assauts d'une épidémie. On rechigna alors à faire campagne. Le belliqueux monarque n'accorda pourtant aucun répit à la pratique des armes : il croyait les jeunes gens plus à l'abri de la contagion dans les camps que chez eux. Or il se trouva lui-même aussi aux prises avec une longue maladie. 6. Alors se brisèrent, en même temps que son corps, son ardeur et son agressivité, et lui, qui auparavant jugeait indigne d'un roi de s'intéresser à des cérémonies religieuses, se laissa tout à coup dominer par toutes les pratiques superstitieuses, si importantes ou insignifiantes fussent-elles, et il emplit aussi son peuple de scrupules religieux. 7. D'une manière générale à ce moment-là, les gens aspiraient à revenir à la politique du roi Numa et croyaient que le seul recours des malades était d'attirer sur eux la bienveillance et la faveur des dieux.

8. On rapporte que le roi en lisant les notes de Numa, y découvrit des sacrifices solennels à offrir en secret à Jupiter Élicius et qu'il y vaqua lui-même en cachette. Mais cette cérémonie ne fut ni préparée ni accomplie dans le respect du rituel. Non seulement aucune apparition céleste ne s'offrit au roi, mais cette pratique irrégulière déchaîna la colère de Jupiter. Foudroyé, Tullus brûla avec sa maison. Long de trente-deux ans, son règne tira de la guerre sa plus grande gloire.


Avant-Propos - Ante Vrbem conditam - Romulus - Interrègne et Numa - Tullus Hostilius - Ancus Marcius - Tarquin l'Ancien - Servius Tullius - Tarquin l'Outrancier


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Traduction Nisard du Livre I de Tite-Live


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