Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 484b-489a -  ans 746-752

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2023)

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AUTOUR DE DOON - LES FRANCS

Ans 746-752 - Myreur, II, p. 484b-489a

Résumé des trois parties

 

A. Le retour de Charles et ses épouses : Un clerc féru de magie découvre que Charles est en Espagne - Mandaté par Pépin, ce clerc retrouve Charles à la cour du roi Galaffre et le ramène à Paris, avec Gloriande la fille du roi, qu'il épouse, après l'avoir fait baptiser - Digression : les épouses de Charles (Myreur, II, p. 484b-485a - ans 746-747)

 B La prise de Monglane : Garin d'Aquitaine, Doon, Charles, Griffon et Turpin vont attaquer Monglane, une cité de Sarrasins dont le commandant militaire avait refusé de donner sa fille Mabilette à Garin - Après un long siège et des combats féroces, au cours desquels se distingue un jeune héros sarrasin, Robastre, cousin de Mabilette, les Sarrasins sont vaincus et doivent se faire baptiser - Garin épouse Mabilette et, sur l'insistance de cette dernière, Robastre accepte le baptême (Myreur, II, p. 485b-487a - ans 747-748 )

C. Événements divers : Diocèse de Liège : les évêques Floribert et Fulcaire - Mortalité et miracle en Sicile et en Calabre - Pépin revient en Francie : il nomme son fils Charles 25e roi de Francie et fait des conquêtes en Auvergne - Les huit enfants de Doon de Mayence et de sa femme Plaisance - L'empereur Constantin - Le pape Paul Ier (757-767 n.è.) succède au pape Étienne - Sainte Pétronille - La mort de Pépin et le rôle exemplaire de sa veuve Berthe auprès de l'épouse et des filles de Charles (Myreur, II, p. 487b-489a - ans 748-752)

 


 

A. le retour de Charles ET SES ÉPOUSES

Myreur, II, p. 484b-485a - an 746-747

Un clerc féru de magie découvre que Charles est en Espagne - Mandaté par Pépin, ce clerc retrouve Charles à la cour du roi Galaffre et le ramène à Paris, avec Gloriande la fille du roi, qu'il épouse, après l'avoir fait baptiser - Digression : les épouses de Charles

[L’an VIIc et XLVI] Item, l'an Vllc et XLVI, s'avisat Pipin qu'ilh avoit fait querir Charle son fis par tous les paiis de dechà mere, fours que là ilh estoit : c'estoit en Espangne ; mains [II, p. 485] portant que chu estoient Sarasins, se ne ly avoit fait nyent querir.

[An 746] En l'an 746, Pépin se rendit compte qu'il avait fait rechercher son fils Charles dans tous les pays de ce côté de la mer, sauf là où il se trouvait, en l'occurrence en Espagne ; mais [II, p. 485] comme les Espagnols étaient Sarrasins, il ne l'avait pas cherché dans cet endroit.

[Pipin par nygromanche retrovat son fis Charle en Espangne] Si avient al derain que Guichar de Satalie, uns clers plains de halte clergerie, subtilizat parmy geometrie et puis parmy nygromanche tant qu'ilh at troveit, et dit à Pipin que Charle son fis estoit en la royalme d'Espangne, mains ilh ne savoit en queile lieu. « Amis, dest Pipin, tu as bin la cognisanche de Charle mon fis, vas en Espangne et ly dis pasieblement que je suy revenus ; et se tu reviens awec luy, je toy donne l'evesqueit de Triwangne, qui vaque. » Et chis s'envat, et fist tant qu'ilh trovat Charle en la court le roy Galaffre, et ly racomptat tout la veriteit de roy Pipin et chu qu'ilh ly mandat.

[Pépin retrouva son fils Charles en Espagne en recourant à la magie] Finalement, Guichar de Satalie [appelé Richard de Sathalie, en II, p. 499], un clerc très instruit en haute clergie, fit des recherches subtiles en géométrie, puis en magie, et finit par découvrir - et dire à Pépin - que son fils Charles se trouvait dans le royaume d'Espagne, mais qu'il ignorait en quel lieu précis. « Ami, dit Pépin, tu connais bien mon fils Charles, rends-toi en Espagne et dis-lui calmement que je suis revenu. Si tu rentres avec lui, je te donne l'évêché de Thérouanne, qui est vacant. » Guichar se mit en route et réussit à trouver Charles à la cour du roi Galaffre ; il lui raconta toute la vérité concernant Pépin et ce qu'il lui avait ordonné.

[Charle ramenat Gloriande] Quant Charle entendit chu, si fut mult liies, si le alat tout racompteir à Gloriande, la filhe le roy Galaffre, qui mult amoit Charle, et Charle oussi l'amoit ; si alerent faire leurs chouse teilement, qu'ilh soy partirent le promier jour de junne l'an deseurdit, à heure de meenuyt ; si aportarent awec eaux mult de nobles joweals et grant tressoir, et l'espée qui fut nommée Durendal, et soy misent al chemien ; si ont tant aleit, qu'ilh vinrent à Paris. Et entront en palais : là oit grant joie, et le baisat Pipin et sa mere Bertaine. Et Gloriande oussi fut mul festoiet à la bonne manere, quant ilh sorent cuy elle estoit ; et l'espousat Charle quant elle fut baptisié, si en oit Charle pluseurs enfans fis et filhes, car ilh en oit II fis qui furent nommeis Pipin et Charle, qui morurent jovenes.

[Charles ramena Gloriande] Quand Charles entendit cela, il en fut très heureux et alla tout raconter à Gloriande, la fille du roi Galaffre, qui aimait beaucoup Charles et que Charles aimait aussi. lls allèrent rapidement faire leurs préparatifs et partirent le premier jour de juin de l'an 746, à minuit, emportant avec eux quantité de magnifiques joyaux, un grand trésor et l'épée appelée Durandal. Ils se mirent en route et marchèrent longtemps jusqu'à leur arrivée à Paris. Ils entrèrent dans le palais, où la joie fut grande. Pépin ainsi que Berthe sa mère l'embrassèrent. Gloriande aussi fut chaleureusement accueillie, comme il convenait, quand ils surent qui elle était. Charles l'épousa quand elle fut baptisée ; il eut avec elle plusieurs enfants, fils et filles, entre autres deux fils, nommés Pépin et Charles, qui moururent jeunes.

Digression : les épouses de Charles

[II, p. 485] [Des femmes Charle] Apres cel femme oit Charle une altre femme qui oit à nom Gloriande, sicom la promier, qui fut filhe al roy Gaudis de Morinde ; si en oit de cel pluseurs enfans, entre lesqueis ilh oit Charlot, qui ochit le fis Ogier le danois et que Huon de Bordeal ochist puis. Et apres ilh oit Sibilhe, la filhe l'emperreur Richier de Constantinoble, dont oit Loys et Lohier et pluseurs altres, sicom vos oreis chi-apres.

[II, p. 485] [Les épouses de Charles] Après cette femme, Charles en eut une autre qui portait le même nom que la première, Gloriande ; elle était la fille du roi Gaudis de Morinde. Elle lui donna plusieurs enfants parmi lesquels Charlot (cfr II, p. 530), qui tua le fils d'Ogier le Danois et fut ensuite tué par Hugues de Bordeaux. Après il épousa Sibylle, la fille de l'empereur Richard de Constantinople, qui lui donna Louis et Lothaire et plusieurs autres, comme vous l'entendrez ci-après (II, p. 529).


 

B. la prise de Monglane

Myreur, II, p. 485b-487a - ans 747-748

 

Garin d'Aquitaine, Doon, Charles, Griffon et Turpin s'emparent de la ville de Monglane, dont les habitants doivent se faire baptiser - Mabilette, la fille du commandant de Monglane, épouse Garin - Robastre, cousin de cette dernière et jeune héros sarrasin, se fait baptiser

[II, p. 485] Ors deveis savoir que Garin de Acquitaine, Charle et Doon estoient unc jour parlant d'aventure ensemble, si qu'ilh n'y avoit nuls aultre que eaux. Et là dest Garin, portant qu'ilh avoient esteit neis à I jour et à une heure, et prioit et requeroit sour fraterniteit qu'ilh vowissent, en l'an apres, venir awec luy aidier conquere la citeit de Monglaine. Et ilhs ly otriarent volentiers. Ilh estoient adont fors, hardis et apiers, car ilh estoient en l'eiage de XXXI.

[II, p. 485] Maintenant, vous devez savoir qu'un jour Garin d'Aquitaine, Charles et Doon parlèrent par hasard ensemble, sans aucun témoin. Là, Garin déclara que, puisqu'ils étaient nés le même jour et à la même heure, il les priait et leur demandait, au nom de la fraternité, d'accepter de venir, l'année suivante, l'aider à conquérir la cité de Monglane. Ce qu'ils acceptèrent volontiers. Âgés alors de trente-et-un ans, ils étaient forts, hardis et braves.

[L’an VIIc et XLVII] Atant s'en ralerent en leurs paiis faire leur proveanches, et tant que l'an VIIc et XLVII [II, p. 486] assemblerent leurs gens et en alerent en Acquitaine, Charle à XXXm hommes et Doon à XXm, et Griffon à XXm et Turpin d'Arden à XXm ; si troverent Aymeir, le duc d'Aquitaine, et Garin son fis à XXXm hommes, si soy misent à la voie vers Monglainne.

[L’an 747] Alors ils retournèrent en leurs pays pour se préparer et, en l'an 747, [II, p. 486] ils assemblèrent leurs forces et partirent pour l'Aquitaine. Charles amenait avec lui trente mille hommes, Doon vingt mille, Griffon vingt mille, et Turpin d'Ardenne vingt mille. Ils y trouvèrent Amaury, le duc d'Aquitaine, et son fils Garin, avec trente mille hommes, et se mirent en route pour Monglane.

[Les Franchois ont assegiet Monglaine] Et sont venus à Monglanne, et ont assegiet la citeit qui estoit belle et noble. Et y avoit I amyralt, qui tenoit la citeit del roy de stroite Gothie, qui avait une mult belle filhe, qui estoit nommée Mabilete, que Garin li avoit faite robeir, et ilh ly avoit escondit, et de chu venoit la guere.

[Les Francs assiégèrent Monglane] Ils arrivèrent à Monglane et assiégèrent la cité, qui était belle et illustre. Le commandant militaire de cette cité qui appartenait au roi de la Petite Gothie avait une fille très belle, appelée Mabilette. Garin l'avait fait demander en mariage, mais avait été éconduit, ce qui fut l'origine de la guerre.

[Chi commenchat grant batalhe] Si orent bien tempre batalhe, car ilh issirent fours, sicom bonnes et hardies gens ; jasoiche que ilh fussent Sarasins, si estoient ilhs loials en leurs loys. Et, par ma foid, ilh fisent soneir leurs trompes et leur naquaires II heurs sus les mures, anchois qu'ilh issirent fours de la vilhe, si que les Franchois soy porent bien armeir por loisir ; puis issirent fours mult noblement et se sont combatus, et aux lanches abassier furent mult de gens et de chevals abatus.

[Ici commença une grande bataille] Très peu de temps après, une bataille les opposa, car les habitants, en gens braves et hardis, sortirent de la ville ; bien que Sarrasins, ils étaient fidèles à leurs lois. Et, croyez-moi, ils firent sonner leurs trompes et leurs tambourins pendant deux heures sur les murs, avant de sortir de la ville, si bien que les Francs purent s'armer à l'aise. Puis ils sortirent et combattirent très noblement, lances baissées, et un grand nombre d'hommes et de chevaux furent abattus.

[Franchois ont la victoir] Là Charle, Doon, Griffon, Turpin, Aymeir et Garin abatent tant de Sarasins qu'a mervelhe, et les Sarasins soy defendent mult gentiment. Et que valroit li longe faible ? Les Sarasins furent desconfis, et en fut mors XXm et des cristiens IXm.

[Les Francs sont victorieux] Là Charles, Doon, Griffon, Turpin, Amaury et Garin abattent un nombre prodigieux de Sarrasins, qui se défendent très courageusement. Mais à quoi bon un long récit ? Les Sarrasins, défaits, eurent vingt mille tués, et les chrétiens neuf mille.

[Robaste] Ilh y avoit I jovenencel qui estoit cusin à la belle Mabilete, et estoit bien XIII pies de gran, qui estoit encors lours et simple asseis, car ilh n'avoit que XVIII ans d'eage ; si estoit nommeis Robaste, si avoit une hache qui estoit grant et pessante, se le menoit en la batalhe le plus rubiestement de monde ; et jasoche que chu fut li plus hardis que ons powist troveir, nonporquant ilh feroit trop lourdement, et estoit de bonne conscienche, car ilh soy enclinoit del tout à nostre loy. Chis Robaste dest que les cristiens estoient mult fortes gens, « encordont je moy voroy combatre à plus fors d'eaux por ma cusine Mabilete. » Mains chu demorat enssi tant com adont, et orent mult de batalhes ; mains toudis furent les Sarasins desconfis, si longement qu'ilh seirent bien IX mois, car ilh y vinrent le XIIe jour de mois de julle, et la citeit fut conquestée le XIIIe jour de mois d'avrilhe l'an VIIc et XLVIII.

[Robastre] Il y avait un jouvenceau, un cousin de la belle Mabilette. Il avait au moins treize pieds de haut. Il était encore maladroit et très simple, n'ayant que dix-huit ans. Il s'appelait Robastre et possédait une hache grande et lourde, qu'il utilisait dans la bataille le plus rudement du monde ; et même s'il était le plus audacieux qu'on puisse trouver, et même s'il frappait très lourdement, c'était un homme loyal qui était vraiment attiré par notre loi. Ce Robastre dit que les chrétiens étaient des gens très forts, « mais, pour ma cousine Mabilette je voudrais me battre avec des gens encore plus forts qu'eux. » En fait, pendant longtemps, rien ne changea vraiment. Il y eut de nombreux combats et les Sarrasins furent toujours vaincus aussi longtemps que dura le siège. Cela dura au moins neuf mois, car les Francs ne pénétrèrent dans la cité que le douze avril. Elle fut conquise le lendemain, le treize avril de l'an 748.

[L’an VIIc et XLVIII - Coment les Franchois prisent la citeit de Monglanne] Et vos diray comment elle fut prise : ilh avoit grant gens en la citeit et estoit mal garnie de vitalhes, car ilh n'y avoit que la vitalhe de peuple de la citeit, et ilh y estoit dedens entreis tout le peuple del rengne, si que ilh [II, p. 487] les convenoit faire pais à mechief. Une triwe fut prise de VIII jours, sour teile condition que nuls n'ysteroit fours de la citeit por eaux à porveioir de vitalhe ; et là fuit tant traitiet que les Sarasins ne le porent avoir altre qu'ilh soy feroient tous baptisier, et demoroit la citeit al amirant, et Garin auroit la filhe à femme. Et si ly amirant ne soy voloit baptisier, dont le convenoit vuydier la citeit, et toutes les gens awec, qui ne soy voroient baptisier, et s'auroit Garin la citeit awec la filhe.

[L’an 748 - Comment les Francs prirent la cité de Monglane] Et je vais vous dire comment Monglane fut prise. Il y avait beaucoup de monde dans cette ville et elle était mal pourvue en ressources vitales. Elle n'avait en effet des réserves suffisantes que pour ses habitants, alors que toute la population du royaume s'y était installée. Dès lors, ils [II, p. 487] furent contraints de faire la paix contre leur gré. Une trêve de huit jours fut conclue, à la condition que personne ne sorte de la ville pour se procurer des vivres. Et, malgré de nombreuses discussions,  les Sarrasins ne purent rien obtenir, s'ils n'acceptaient pas tous le baptême ; la cité conserverait son chef militaire dont Garin épouserait la fille. Si le chef refusait d'être baptisé, il devrait quitter la cité, ainsi que tous ceux qui refuseraient le baptême. Garin obtiendrait pour lui la ville et la fille.

[Garin oit à femme Mabilete de Monglanne] Ilh passat que ly amiralt ne soy wot mie baptisier, si en alat demoreir en Espangne ; et Garin oit Monglanne, et oit la belle Mabilette cuy ilh fist baptisier et l'esposat. Enssi fut-ilh de Garin de Monglaine et de sa conqueste et altrement nient, jasoiche que altrement le devise sa gieste.

[Garin épousa Mabilette de Monglane] Il se fit que le chef militaire refusa le baptême et s'en alla vivre en Espagne. Garin eut Monglane et la belle Mabilette qu'il fit baptiser et épousa. C'est cela, et rien d'autre, qui se passa pour Garin de Monglane et sa conquête, même si sa geste en parle autrement.

[Mabilete fiste baptisier Robaste] Garin alourdoit tousjours Robastre qu'ilh presiste baptemme, et ilh le refusoit. Et Mabilete li disoit dont l'en convenroit-ilh aleir, s'ilh ne creioit en Dieu. Tant fist Mabilete qu'elle le fist baptisier ; si en oit depuis bon mestier Garin, al conquerir le remanant de son paiis. Tant fist Garin qu'ilh fist de Robastre I bons chevalier, et fut I de melheur de monde quant ilh vient al eage de XXX ans.

[Mabilette fit baptiser Robastre] Garin poussait toujours Robastre à recevoir le baptême, ce qu'il refusait. Et Mabilette lui disait où il devrait alors aller, s'il ne croyait pas en Dieu. Finalement Mabilette réussit à le faire baptiser. Par la suite, Garin eut grand besoin de lui, pour conquérir le reste de son pays. Il finit par faire de Robastre un bon chevalier, qui fut l'un des meilleurs du monde, quand il atteignit l'âge de trente ans.

Garin de Monglane ou Garin d'Aquitaine, fils d'Amaury d'Aquitaine, petit-fils de Charles Martel, a déjà été évoqué par Jean plus haut (cfr II, p. 402 ; p. 406 ; p. 434). Le chroniqueur avait même annoncé en II, p. 334, qu'il avait conquis Monglane. Un peu avant la présente notice (en II, p. 477), il avait aussi signalé que ce Garin avait aidé Charlemagne contre Hondris et Rainfroi. Dans la suite du Tome II, il fera encore intervenir son personnage dans beaucoup d'épisodes (II, p. 490, p. 491, p. 498, p. 499, p. 502, p. 504, p. 508, p. 517, p. 518).

* Le passage de II, p. 434 est important parce que Jean rapproche très étroitement les trois personnages (Charlemagne, Doon de Mayence et Garin de Monglane), nés selon lui en même temps ; il les voit à l'origine de chansons de geste et de lignages illustres. Dans le Myreur, il va d'ailleurs mêler sans aucune distanciation les personnages de l'histoire et les personnages de la légende.

* Il a déjà été question à plusieurs reprises de la Geste de Doon de Mayence, que Jean a longuement utilisée dans son récit. Il s'inspire maintenant de la Geste de Garin de Monglane, dont la « première rédaction » date du XIIIe siècle (Arlima) et dont Jean d'Outremeuse n'a évidemment pas connu les deux versions en prose du début du XVIe siècle (Arlima). De la Geste du XIIIe, il n'existe pas encore de traduction française globale, mais on dispose d'une édition critique récente : Garin de Monglane, chanson de geste du XIIIe siècle. Édition critique par Bernard Guidot, Paris (Classiques français du Moyen âge, 194), 2021, 2 t., 1218 p.

* Mabilette apparaîtra encore en II, p. 512.

* Robastre [Roboastre] est un personnage littéraire lié surtout (je crois) à Garin de Monglane et qui intervient dans différentes chansons de geste. Il apparaît ici comme cousin de Mabilette et jouera un grand rôle dans la suite du récit.


 

C. événements divers

Myreur, II, p. 487b-489a - ans 748-752

 

 

* Diocèse de Liège : les évêques Floribert et Fulcaire

* Mortalité et miracle en Sicile et en Calabre

* Pépin revient en Francie : il nomme son fils Charles 25e roi de Francie et fait des conquêtes en Auvergne

* Les huit enfants de Doon de Mayence et de sa femme Plaisance

* L'empereur Constantin - Le pape Paul Ier (757-767 n.è.) succède au pape Étienne (752-757 n.è.) - Sainte Pétronille

* La mort de Pépin et le rôle exemplaire de sa veuve Berthe auprès de l'épouse et des filles de Charlemagne

 

Diocèse de Liège : mort de l'évêque Floribert et élection de l'évêque Fulcaire

[II, p. 487b] [Sains Floribert morit - Fulchars, ly IIIe evesque de Liege] En cel an le XXVe jour de may trespasat sains Floribert, li secon evesque de Liege, et fut ensevelis en l'engliese de Liege. Et apres chu li capitle eslisit le prevoste del engliese de Liege, qui fut nommeis Fulcars, le fis le conte de Lovay, del filhe le conte de Flandre. Et Pipin le confirmat sicom roy d'Allemangne, car adont apartenoit as roys de donneir et del confirmeir dedens leurs royalmes les evesques. Et regnat chis Fulchars XXV ans.

[II, p. 487b] [Saint Floribert mourut - Fulcaire, troisième évêque de Liège] Cette année-là [748], le vingt-cinq mai, saint Floribert, le deuxième évêque de Liège, trépassa et fut enseveli dans l'église de Liège. Après lui, le chapitre élut comme évêque le prévôt de l'église de Liège, nommé Fulcaire, fils du comte de Louvain et de la fille du comte de Flandre. En tant que roi d'Allemagne, Pépin confirma cette élection, car il appartenait alors aux rois de donner et de confirmer les évêques dans leurs royaumes. Ce Fulcaire régna vingt-cinq ans.

[Sains Floribert fait mult de myracles - Fulchars relevat le corps sains Floribert] Et à son temps fist Dieu tant de myracles par sains Floribers, partout Allemangne jusqu'en Ostriche, et tout parmy Franche venoient pelerins à Liege à le noble engliese, et tant que Fulchars l'evesque relevat le corps sains Floribers et le mist en I fitreal de bois, et mist ledit fitreal en fietre de sains Lambers quant ilh l'oit faite canonisier, car sains Floribers estoit li fis del antain Fulchars.

[Saint Floribert fait beaucoup de miracles - Fulcaire releva le corps de saint Floribert] Du temps de Fulcaire, Dieu fit beaucoup de miracles par l'intermédiaire de saint Floribert, partout en Allemagne jusqu'en Autriche et, de toute la Francie, des pèlerins venaient à Liège, dans la célèbre église. Ils étaient si nombreux que l'évêque Fulcaire releva le corps de saint Floribert, le mit dans un coffre de bois, qu'il plaça dans la châsse de saint Lambert, quand il l'eut fait canoniser, saint Floribert étant le fils de la tante de Fulcaire.

Mortalité et miracle en Sicile et en Calabre

[II, p. 487] [L’an VIIc et XLIX - Grant mortaliteit] Item, l'an VIIc et XLIX, oit grant pestilenche et mortaliteit en la royalme de Sezilhe et en Calabre, et s’aparurent es vestimens dos hommes et es draps de sainte Engliese croisete faite enssi que d'oyle.

[II, p. 487] [L’an 749 - Grande mortalité] En l'an 749, il y eut dans le royaume de Sicile et en Calabre une grande épidémie de peste et beaucoup de morts. Sur les vêtements des hommes et sur les linges de la Sainte-Église apparaissait une petite croix qu'on aurait dit faite avec de l'huile.

Pépin revient en Francie : il nomme son fils Charles 25e roi des Francs et fait des conquêtes en Auvergne

[Charle le Gran fut fait roy de Franche par Pipin, li XXVe] En cel an rellarent les Sarasins de Sayne contre Pipin de son tregut à payer ; si alat cel part et al departir ilh fist [II, p. 488] Charle roy de Franche et d'Allemangne, en aventure s'ilh ne revenoit mie.

[Charles le Grand fut fait 25e roi de Francie par Pépin] Cette année-là [749], les Sarrasins de Saxe cessèrent de payer le tribut à Pépin. Celui-ci se rendit sur place et, au moment du départ, il fit  [II, p. 488] Charles roi de Francie et d'Allemagne, au cas où d'aventure il ne reviendrait pas.

[Ly roy Pipin conquist mervelhe en Avergne] Apres ilh revient en Franche, si s'en alat en Avergne et gastat Cleremont et pluseurs aultres vilhes, et prist le conte de Blandien et destruite sa citeit, et Burges en Beiri et Piragore et Engolesme ; et prist Remiscant, le frere del mere Gaufroit, le bastars Eudon d'Acquitaine, et le pendit à unc gibet ; et quant ilh oit tout chu fait, se revient-ilh en Franche.

[Le roi Pépin fit de merveilleuses conquêtes en Auvergne] Après cela, Pépin revint en Francie, puis se rendit en Auvergne. Il dévasta Clermont et plusieurs autres villes, s'empara du comte de Blandien et détruisit sa ville, ainsi que Bourges en Berry et Bigorre (?) et Angoulème. Il arrêta aussi Remiscant, le frère de la mère de Geoffroy, le bâtard d'Eudes d'Aquitaine ; il le pendit à un gibet, puis revint en Francie.

Et deveis savoir qu'ilh avoit chu fait, portant qu'ilh estoit enformeis, en la voie de Saxongne, que tous ches prinches avoient sourtenut oultre sa volenteit ses dois bastars, quant ilh les faisoit cachier por mettre à mort. Adont envoiat ly roy Armirymone d'Espangne al roy Pipin salus et amisteit, et qu'il voloit estre son amis et demorant en sa loy.

Et vous devez savoir qu'il agit ainsi parce qu'il avait été informé, sur la route de Saxe, que tous ces princes avaient soutenu contre lui ses deux bâtards, alors qu'il les faisait pourchasser pour les mettre à mort. Alors, le roi Armirymone d'Espagne envoya au roi Pépin ses salutations et son amitié, disant qu'il voulait être son ami, soumis à sa loi.

Les huit enfants de Doon de Mayence et de sa femme Plaisance

[II, p. 488] [L’an VIIc et L - Plaisanche, la femme de Doon, morut d’enfant] Item, l'an VIIc et L, en mois de junne, morut damme Plaisanche, la contes de Maienche, la femme Doon, d'on enfan marle qui tantoist qu'ilh oit baptemme morut oussi. De cel mort fut Doon tout despereis, et priat à Dieu qu'ilh ne viscast plus avant, ains powist tantost morir ; mains Dieu n'oiiet mie sa priier.

[II, p. 488] [An 750 - Plaisance, la femme de Doon, mourut en mettant au monde un enfant] En l'an 750, au mois de juin, dame Plaisance, la comtesse de Mayence, l'épouse de Doon, mourut en accouchant d'un enfant mâle, qui lui aussi mourut, aussitôt après avoir été baptisé. Suite à cette mort, Doon fut complètement désespéré. Il demanda à Dieu de ne plus vivre, mais de pouvoir mourir de suite ; mais Dieu n'entendit pas sa prière.

[Les enfans Doon deldit damme] Doon oit del dit damme IIII filhe : ly année qui oit à nom Guibour oit à marit Guilhaume, le noble vavassour de Gueldre ; si fut sires de tout le pays que ons dit maintenant la ducheit de Gueldre, et en issirent II fis qui furent nommeis Guys et Guilhaume.

[Les enfants de Doon et de cette dame] Doon avait de cette dame quatre filles. L'aînée, nommée Guibour, épousa Guillaume, le noble vassal de Gueldre, qui fut le seigneur de tout le pays, appelé maintenant duché de Gueldre. De ce couple naquirent deux fils nommés Guy et Guillaume.

[L’archevesque Turpin et Gerbaus de Liege] La seconde filhe oit à nom Turpine : cel oit Thiri, fis al duc de Bohemme ; si orent II enfans : Turpin qui fut archevesque de Rains, et Gerbaus qui fut evesque de Liege, et Thiri qui fut duc d’Ardenne. La tirche filhe oit à nom Berte, apres la royne de Franche qui le levat : cel oit le roy Asculpin de Pavie, si en issit Desier de Pavie. La quarte filhe oit à nom Doyeline, qui oit Rollant, le comte d'Angleir ; si en issit Milon d'Angleir, qui oit Berte la filhe Pipin, dont ilh issit Rollans ly preux. Mult grant duelhe demenoit Doon par sa femme, car ilh en avoit oyut VIII enfans moitié marles et à moitié femelIes, desqueiles ilh n'avoit en vie que les femelles deseurdit.

[L’archevêque Turpin et Gerbald de Liège] La deuxième fille s'appelait Turpine et épousa Thierry, fils du duc de Bohême. Ils eurent deux enfants : Turpin, qui fut archevêque de Reims, et Gerbald, qui fut évêque de Liège ; quant à Thierry, il était duc d'Ardenne. La troisième fille était appelée Berthe, du nom de la reine de Francie qui la tint sur les fonts baptismaux ; cette Berthe épousa le roi Aistulf de Pavie, de qui naquit Didier de Pavie [le dernier roi des Lombards]. La quatrième fille, Doyeline, épousa Roland, le comte d'Angleir ; ils eurent pour fils Milon d'Angleir, qui épousa Berthe, la fille de Pépin, de qui descend Roland le preux. Doon manifestait une grande douleur, à cause de la mort de sa femme, qui lui avait donné huit enfants, quatre garçons et les quatre filles susdites, les seules restées en vie.

Aistulf : sur ce roi lombard, cfr II, p. 263 ; p. 484 ; p. 488 ; p. 513.

Didier : (757-774 n.è.), qui a succédé à Aistulf (749-756 n.è.), est le dernier roi des Lombards. Détrôné par Charlemagne, il mourra cloîtré dans un monastère.

Roland d'Angleir : mentionné aussi en II, p. 520 ; p. 523-524 ; p. 528.

L'empereur Constantin [V Copronyme] (741-775 n.è.) - Le pape Paul Ier (757-767 n.è.) succède au pape Étienne (752-757 n.è.) - Sainte Pétronille

[II, p. 488] [L’emperere soy pervertit] Item, Constantin l'emperere soy pervertit en chi temps si fortement, qu'ilh fist pies que Lyon Sanson, son peire, des ymaiges de Dieu al destruire.

[II, p. 488] [L’empereur devint pervers] L'empereur Constantin [V], en ce temps-là [750] changea tellement qu'il se montra pire que son père Léon Samson [Léon III l'Isaurien, 717-741 n.è.] pour détruire les images de Dieu.

[Paulus li XCVIIe pape] En cel an morit li pape Estienne, si fut ensevelis en l'engliese Sains-Pire. Et quant ly siege oit vaqueit XV jours, si fut consacreis à pape Paulus, qui estoit de la nation de Romme li fis Constantin, de la Large Voie, qui tient le siege XII ans Il mois et III jours.

[Paul, 97e pape] Cette année-là [750], le pape Étienne mourut et fut enseveli dans l'église Saint-Pierre. Et après quinze jours de vacance du siège, Paul fut consacré pape ; il était de la région de Rome, fils de Constantin de la Large Voie et il occupa le siège durant douze ans, deux mois et trois jours.

[II, p. 489] [L’an VIIc et LI - De sainte Petronelle] Item, l'an VIIc et LI translatat ly pape Paulus le corps sainte Petronelle, le filhe sains Pire l'apostle, et se le remettit en I precieux sarcus. Chis pape fut mult debonnaire et misericors, et rendoit à cascon bien por mal, et si aloit par nuit à privée masnie par les ceyles des malaides povres et anx prisonnieres, et si les visentoit et leur donnoit argent por faire leurs necessiteit, et si aidoit les povres veves et les orpheniens à avoir leur vivre.

[II, p. 489] [An 751 - Sainte Pétronille] En l'an 751, le pape Paul transféra le corps de sainte Pétronille, la fille de l'apôtre saint Pierre, et le replaça dans un cercueil précieux. Ce pape fut très bon et miséricordieux ; il rendait à chacun le bien pour le mal. Pendant la nuit, avec seulement quelques personnes, il visitait les cabanes des malades pauvres et des prisonniers, et leur donnait l'argent dont ils avaient besoin. Il aidait aussi les veuves et les orphelins pauvres à se procurer de quoi vivre.

 La mort de Pépin et le rôle exemplaire de sa veuve Berthe auprès de l'épouse et des filles de Charlemagne

[II, p. 489] [L’an VIIc et LII - Le mors Pipin le roy] Item, l'an VIIc et LII, li VIIIe kalende d'octembre, morut Pipin ly roy de Franche, en son palais à Paris, et fut ensevelis en l'engliese de Sains-Denis deleis Paris. Et sa femme Bertaine remanit veve, et viscat apres luy XV ans, et puis morut le XIIIe jour de jule. Et adont furent faites leurs exeques honorablement, si com ilh apertenoit.

[II, p. 489] [An 752 - Mort du roi Pépin] En l'an 752, le huitième jour après les calendes d'octobre, mourut en son palais de Paris, le roi de Francie, Pépin, qui fut enseveli en l'église Saint-Denis, près de Paris. Sa femme Berthe resta veuve et vécut quinze ans après lui, puis elle mourut le treize juillet. Leurs obsèques furent célébrées avec honneur, comme cela convenait à leurs personnalités.

[Bone exemple del royne] Et tant que Bertaine viscat, elle demorat awec la royne et les filhes Charle le Gran, son fis, si les aprendoit à lyre et à escrire, et à fileir l'unc l'autre, et à coisdre les lindras, et l'autre ovreir de soie et de tous laburs as femmes apartinant. Et estoient enssi songneux de chu faire, que dont qu'elle n'ewissent que mangier, s'ilh ne le prendoient là ; et chu estoit de commandement Charle leur peire. Et s'ilh avenoit que Charle s'enbatiste entres elles en leur palais, et trovast par aventure alcunne useuse (paresseuse) de faire son labure, el estoit batue et delaidengié.

[Bon exemple de reine] Aussi lontemps qu'elle vécut, Berthe resta avec la reine et les filles de son fils, Charles le Grand. Elle leur apprit à lire et à écrire, à filer et à coudre les pièces de linge, à travailler la soie et à faire les travaux propres aux femmes. Et elles étaient ainsi appliquées parce que, si elles ne le méritaient par leur travail, elles n'auraient pas de quoi manger. Tel était l'ordre de Charles, leur père. Et s'il arrivait à Charles de les rencontrer dans le palais et d'en trouver par hasard une qui paressait, elle était battue et injuriée.

L'épouse de Pépin le Bref s'appelle Bertrade ou Bertrade de Laon, traditionnellement Berthe au Grand Pied. C'est la mère de Charlemagne. Nous avons traduit par le prénom Berthe la Bertaine du texte de Jean d'Outremeuse. On notera que le chroniqueur avait utilisé précédemment à deux reprises le terme Berte pour désigner deux autres personnages.


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