Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 399a-406a - ans 697-700

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2023)

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Ans 697-700

Charles Martel - Ses guerres - La dîme sur les biens d'Église- Les fils d'Eudes et l'Aquitaine - Pépin le Bref - Saint Hubert - Hongrois, Danois, Frisons - Sarrasins - Empereurs byzantins (Justinien, Philippicos)

Myreur, II, p. 399b-406a

A. Ans 697-699 = Myreur, II, p. 399b-403 : Guerre entre Danois et Hongrois, alliés aux Frisons - Saint Hubert à Liège - Combats divers entre Eudes (qui est tué) et Charles Martel (qui reconquiert l'Aquitaine) - Pépin le Bref, sa taille et sa famille - Conflits entre Charles Martel d'une part, les fils bâtards d'Eudes, alliés au roi espagnol et aux Sarrasins d'Espagne - Charles impose  la dîme sur les biens de l'Église, ce qui lui vaut d'être considéré comme damné par certains mais apprécié par les chevaliers et réhabilité plus tard par Charlemagne.

B. Ans 699-700 = Myreur, II, p. 403b-406a : Combats épiques en Gascogne (près de Poitiers) de Charles Martel et de Pépin le Bref contre les Sarrasins et des géants - Alliance des bâtards d'Eudes avec l'empereur Justinien pour reprendre l'Aquitaine - Charles Martel l'emporte - Justinien, destitué, est remplacé par Philippicos - Odilon de Bavière envahit l'Austrasie - Charles Martel l'emporte sur lui mais le laisse aller parce qu'il avait épousé sa soeur - Saint Hubert, à la demande de Charles Martel, rétablit la paix en Aquitaine. Ainsi Amaury, le seul fils survivant d'Eudes, épouse Ermengarde, la fille de Charles, obtient la possession de toute l'Aquitaine et en devient le duc. Ils auront un fils, appelé Garin de Monglane.


 

 A. Ans 697-699 = Myreur II, p. 399b-403a

 

Guerre entre Danois et Hongrois, alliés aux Frisons

Saint Hubert à Liège assure la défense du territoire et organise la société (châteaux forts et échevins)

* Affrontement en Bourgogne entre Eudes et Charles Martel - Eudes est tué et Charles conquiert l'Aquitaine - Chilpéric II succède à Childebert comme roi de Francie

* La famille de Pépin le Bref - Sa mère Madane - Sa soeur Ermengarde - Sa taille

Geoffroy et Waldon, les bâtards d'Eudes, se réfugient en Espagne auprès du roi Juscalmont, qu'ils poussent à attaquer avec ses alliés Sarrasins l'Aquitaine et la Francie  -  Voyant cela, le roi Gaufroit  de Navarre demande à Chilpéric et à Charles d'assurer la protection de son pays

Charles Martel impose la dîme sur les biens de l'Église - Pour cette mesure, il fut considéré comme damné par certains mais apprécié par les chevaliers et réhabilité plus tard par Charlemagne

 

Guerre, pour des raisons matrimoniales, entre Danois et Hongrois, alliés aux Frisons

[II, p. 399b] [L’an VIc et XCVII - Guerre entre Danois et Hongrois] En cel an assemblat ly roy Julien de Dannemarche grans gens, si entrat en la terre de Hongrie, si le commenchat à destruire, portant que ly roy de Hongrie avoit refuseit à prendre à femme la filhe le roy de Dannemarche, Edayne, et voloit avoir Sysaine, la filhe de roy de Frise, portant qu'elle estoit mult belle. Et quant ly roy hongrois soit chu, si vint contre les Dannois et les corut sus ; mains les Hongrois furent desconfis, [II, p. 400] si s'enfuirent. Et mandat ly roy hongrois al roy de Frise qu'ilh le venist sourcorir, et ilh prenderoit sa filhe à femme. Quant ly roy Rongars de Frise oiit chu, si s'en allat en Hongrie à grant gens.

[II, p. 399b] [An 697 - Guerre entre Danois et Hongrois] En cette année 697, le roi Julien de Danemark rassembla de nombreuses troupes et pénétra en Hongrie qu'il se mit à dévaster, parce que le roi de Hongrie avait refusé de prendre pour épouse sa fille Édayne, lui préférant Sysaine, la fille du roi de Frise, qui était très belle. Quand le roi hongrois sut cela, il marcha contre les Danois et les attaqua ; mais les Hongrois furent défaits [II, p. 400] et s'enfuirent. Le roi hongrois demanda au roi de Frise de venir le secourir, disant qu'il prendrait sa fille comme épouse. Quand le roi Rongars de Frise entendit cela, il partit pour la Hongrie avec un grand nombre de gens.

[Hongrois ont victoire contre le Danois] Ly roy Rongars mandat al roy de Hongrie qu'ilh issist fours contre ses annemis. Et chis le fist et vient awec les Frisons ; puis corurent sus les Danois et les desconfirent. Adont fut ly roy danois mult dolens, car ilh veit bien que ly roy hongrois prenderoit à femme la filhe le roy de Frise, laqueile ly roy danois amoit mult, et le vousist luy-meisme avoir : por chu ilh voloit que li roy de Hongrie presist la siene.

[Les Hongrois remportent la victoire contre les Danois] Le roi Rongars demanda au roi de Hongrie de sortir contre ses ennemis. Ce qu'il fit. Il se joignit aux Frisons, et avec eux ils attaquèrent les Danois et l'emportèrent. Le roi danois fut alors très affecté, car il comprit que le roi hongrois épouserait la fille du roi de Frise, une personne que lui-même aimait beaucoup et qu'il voulait épouser : c'est d'ailleurs pour cela qu'il voulait que le roi de Hongrie épouse sa fille. 

 Apres la batalhe fut la filh de Frise enmenée en Hongrie por esposeir ; mains quant ly roy danois fut desconfis, si mandat al roy de Beawier Oudelon, et al roy de Osterich Agarache, qui estoient en oust devant la citeit de Warmaise et l'avoient assegiet, qu'ilh voloit faire alianche à eaux et eaux aidier, et ilh li vosissent aidier. Adont vinrent les dois roys à grant gens, si entrarent en Hongrie et commencharent à ardre et degasteir le paiis, et n'arestarent se vinrent en la citeit de Thic, où li roy estoit awec sa femme, et asseghont la citeit. Et de chu fut ly roy Julin mult enbahis, car ilh n'avoit por de tenir le siege, portant que la citeit n'estoit mie garnie.

Après la bataille, la fille de Frise fut emmenée en Hongrie pour devenir l'épouse du roi ; mais une fois défait, le roi danois demanda au roi Odilon de Bavière et au roi Agarache d'Autriche, occupés avec leurs armées à assiéger la cité de Worms, de bien vouloir s'allier à lui et de l'aider. Ce qu'ils firent. Les deux rois, avec des troupes nombreuses, entrèrent en Hongrie et se mirent à incendier et à dévaster le pays. Ils ne s'arrêtèrent qu'une fois arrivés devant la cité de Thic, où se trouvaient le roi Julien et sa femme, et l'assiégèrent. Le roi Julien en fut très inquiet, car il n'avait pas de quoi tenir un siège, la cité n'étant pas équipée pour cela.

[L'an VIc et XCVIII] Adont mandat-ilh par unc messagier al roy de Frise socour ; et chis y vint, se corurent sus les Danois l'an VIc et XCVIII, en mois de junne. Mains les Hongrois furent desconfis, si en fut mors des Hongrois et Frisons XIIIIm hommes, et les dois roys pris et navreis, et del altre part en fut IXm ochis. Adont fut la citeit conquestée, mains elle fut tost rendue al roy hongrois, parmy teile convenanche, que ly roy hongrois oit à femme la fille le roi de Dannemarche, et ly roy de Dannemarche oit à femme la filhe le roy de Frise, que li roy hongrois avoit esposeit. Enssi fut faite la pais.

[L'an 698] Alors il envoya un messager demander du secours au roi de Frise, qui arriva. Et en juin 698, Hongrois et Frisons attaquèrent les Danois. Mais les assaillants furent défaits, ils comptèrent quatorze mille morts, et leurs rois furent pris et blessés. De l'autre côté, il y eut neuf mille tués. La cité fut conquise, mais elle fut aussitôt rendue au roi hongrois, suite à un accord stipulant que le roi hongrois épouserait la fille du roi de Danemark et le roi de Danemark la fille du roi de Frise, celle que le Hongrois avait épousée. Ainsi fut conclue la paix.

 Saint Hubert à Liège assure la défense du territoire et organise la société (châteaux forts et échevins)

[II, p. 400] [De Cornulhon le castel] En cel an commenchat sains Hubers à redifier sour unc thier, deleis Liege, unc castel qui avoit esteit commenchiet longtemps devant par le XIe roy de Tongre qui oit à nom Cornele ; se le fist mult beal et fors, et le nommat Cornulhon apres ledit roy, et solonc la roche sour quoy ilh seioit. Et chu fist sains Hubers, por reforchier son paiis contre le paiis de Lotringe et d'Ardenne. Et dedit castel fut longtemps apres edifiet une monasteire, où furent ens mis [II, p. 401] des cartheroux l'an MCCCLX.

[II, p. 400] [Le château de Cornillon] Cette même année [698], saint Hubert se mit à reconstruire sur une colline, près de Liège, un château commencé longtemps auparavant par le onzième roi de Tongres, dénommé Cornulo (cfr I, p. 482) ; Hubert en fit un château beau et fort, qu'il nomma Cornillon, d'après le nom du roi et le nom du rocher sur lequel il se trouvait. Saint Hubert fit cela pour fortifier son pays contre la Lorraine et l'Ardenne. Et longtemps après, ce château fortifié fut transformé en un monastère, où furent installés [II, p. 401] des Chartreux, en l'an 1360 (cfr I, p. 482).

[Waleve le castel] Apres edifiat sains Hubers le castel de Waleve, por gardeir son paiis contre les Brabechons.

[Le château de Waleffe] Ensuite, saint Hubert construisit le château de Waleffe, pour protéger son pays contre les Brabançons.

[Des XIIII esquevins de Liege] En cel an meismes wot sains Hubers ordineir XIIII esquevins à Liege, et que cascon le fust tout sa vie, sique ons ne le posist oisteir, s'ilh ne le fourfesoit. Et ordinat que les nobles governassent la citeit tout entyrement, et que les commonnes gens ne soy mellassent de riens des besongnes de la citeit, se chu n'estoit de labureir et del faire leurs mestirs, enssi com povres gens qu'ilh estoient. Et, quant ilh covenoit gueroier, ilh ordinat que les esqueviens ottriassent l'oust ou ons n'en auroit pointe, et qu'ilh apartenist del tot as esquevins.

[Les quatorze échevins de Liège] Cette même année, saint Hubert voulut nommer quatorze échevins à Liège. Chacun était désigné à vie : il ne pouvait être démis s'il ne commettait pas de faute. Hubert ordonna aussi que la cité soit dirigée entièrement par les nobles, et que les gens du commun ne se mêlent en rien des affaires de la cité, si ce n'est pour labourer et exercer leur métier, en pauvres gens qu'ils étaient. Et il ordonna que, en cas de guerre, les échevins fournissent l'armée ‒ qui sinon n'existerait pas ‒ et que celle-ci soit complètement de leur ressort.

Affrontement en Bourgogne entre Eudes et Charles Martel - Eudes est tué et Charles conquiert l'Aquitaine - Chilpéric II succède à Chilbebert comme roi de Francie

[II, p. 401] [Batalhe entre Eudon et Charle] En cel an revint li dus Eudon en Franche, et commenchat le paiis à destruire. Et quant Char-Martel veit chu, si assemblat ses gens et alat encontre luy, et le trovat en Borgongne, si oit batalhe à ly qui fut mult dure, et y oit trop de gens mors d'ambdois pars ; et en orent les Franchois mult longement del piour, car Char-Martel ne soy maintenoit mie si valhanment qu’ilh soloit, car ilh regardoit toudis apres Eudon por combatre à ly ; mains quant ilh veit bien qu'ilh ne le poroit avoir, si est ferus en la batalhe, et commenchat teilement à depechier les rains de ses annemis, qu'ilh disoient que Char-Martel estoit unc dyable, et cascon l'esquiwoit.

[II, p. 401] [Bataille entre Eudes et Charles Martel] Cette année-là [698], le duc Eudes revint en Francie et se mit à dévaster le pays. Quand Charles Martel vit cela, il rassembla ses troupes et marcha contre lui ; il le rencontra en Bourgogne, où il mena contre lui  une bataille très dure, qui fit, dans les deux camps, un très grand nombre de morts. Les Francs éprouvèrent longtemps une grande peur, car Charles Martel ne se comportait pas aussi vaillamment que d'habitude, car il cherchait continuellement Eudes pour se battre contre lui. Mais ayant compris qu'il n'y réussirait pas, il se porta au coeur de la bataille et commença à mettre en pièces les rangs des ennemis avec tant de force qu'ils le considéraient comme un diable, et que chacun l'évitait.

[Char-Martel at ochis Eudon] En chesti batalhe soy provat mult valhanment ly roy Hildebers, mains li dus Eudon vient contre luy, se le ferit de son espée, si le trenchat son hayme et le navrat à mort en chief. Chu veit bien Char-Martel, se brochat à Eudon, se li donnat unc teile cop de son martel, qu'ilh li espatat son chief et fut là mors. Quant ses gens veirent chu, si soy misent al fuyr com desconfis.

[Charles Martel tua Eudes] Au cours de la bataille, le roi Childebert (III) se montra très vaillant, mais le duc Eudes arriva sur lui, le frappa de son épée, trancha son heaume et le blessa mortellement à la tête. Quand il vit cela, Charles Martel lança son cheval sur le duc et avec son marteau lui asséna un coup si fort qu'il le tua, lui écrasant la tête. Quand ses hommes le virent mort, ils se mirent à fuir, comme des vaincus.

[Char-Martel conquestat Aquitaine] Apres la batalhe revient Char-Martel à Paris ; et ly roy Hildebers revient apres sour unc bire chevalcheresse à petites journeez. Et tantoist Char-Martel s'en rallat en Acquitaine, et le reconquestat tout par forche ; puis retournat en Franche, où ilh trovat le roy mult malaide, et tant qu'ilh morut l'an VIc XCIX, et fut ensevelis à Sains-Denys.

[Charles Martel conquit l'Aquitaine] Après la bataille, Charles Martel rentra à Paris. Le roi Childebert y retourna lui aussi, mais par petites étapes et sur une litière portée par des chevaux (cfr II, p. 393). Charles Martel repartit aussitôt pour l'Aquitaine qu'il reconquit de force ; ensuite il revint en Francie, où il trouva le roi très malade au point qu'il mourut en l'an 699 et fut enseveli à Saint-Denis.

[L’an VIc et XCIX - Chilperis, li XXIIe roy de Franche] Et puis fut coroneis, portant qu'ilh n'avoit nulle heure, son oncle Chilperis, frere à Lotare son pere, lyqueis regnat II ans.

[An 699 - Chilpéric, le 22e roi de Francie] Après Childebert, qui n'avait pas d'héritier, son oncle Chilpéric, frère de son père Clotaire, fut couronné et régna deux ans.

La famille de Pépin le Bref - Sa mère Madane - Sa soeur Ermengarde - Sa taille

Sur Pépin le Bref chez Jean d'Outremeuse, l'article de G. Paris, sur La légende de Pépin le Bref, dans Mélanges Julien Havet, Paris, 1895, p. 603-632, accessible sur la Toile dans une version de 1910, reste « une étude encore excellente malgré son âge », pour reprendre les mots de L. Michel, Légendes épiques carolingiennes dans l'oeuvre de Jean d'Outremeuse, Bruxelles, 1935, p. 154, qui s'inspire très largement d'elle dans ses analyses sur Pépin (p. 153-163), qu'il s'agisse de la taille du personnage (ci-dessous) ou des événements de son existence. On songera notamment à l'épisode du lion (cfr II, p. 408 et p. 414), à celui du roi Juscalmont (cfr II, p. 402) ou à celui de la capture et de la mort supposée  de Pépin au cours d'une campagne contre les Frisons, les Saxons et les Danois (cfr II, p. 469-470).

[II, p. 401b] [De Pipin le nains, le fis Char-Martel] En cel an meismes morut Madane, la femme Char-Martel, de laqueile Char-Martel avoit uns fis et une filhe : assavoir que ly fis oit à nom Pipin, lyqueis fut uns nains, solonc la grandeche des [II, p. 402] gens qui adont rengnoient ; et se dient alcuns qu'ilh ne tenoit que trois piés et demy de long. Mains je ne say queis les piés estoient, mains aI jour d'huy ilh sembleroit gran par raison, car ilh tenroit bien V piés, solonc chu que ons trueve en une hystoir approvée. Et oussi ilh fut tant bons chevalier, que miedre de li ne fut à son temps.

[II, p. 401b] [Pépin le Bref, fils de Charles Martel] En cette même année [699] mourut Madane, l'épouse de Charles Martel (cfr II, p. 393), qui lui avait donné un fils et une fille. Il faut savoir que le fils, appelé Pépin, était très petit, par rapport à la taille des [II, p. 402] hommes alors au pouvoir. Certains disent qu'il ne mesurait que trois pieds et demi, mais je ne sais pas de quels pieds il s'agissait. En tout cas, aujourd'hui, il paraîtrait raisonnablement grand, car, selon ce qu'on lit dans une histoire digne de foi, il fut un excellent chevalier, et nul ne fut meilleur que lui à son époque.

[La droit grandeche Pipin] Et se vos voleis savoir la veriteit de sa grandeche, si aleis en l’engliese de Harsta, et regardeis le crucefis del engliese que Pipin fist faire de sa propre grandeche, pour avoir perpetuel memoire de chu.

[La taille exacte de Pépin] Et si vous voulez savoir la vérité sur sa taille, allez dans l'église de Herstal, et regardez le crucifix de l'église que Pépin fit faire à la mesure de sa propre taille, pour en conserver pour toujours le souvenir.

Item, la damoisel fut nommée Ermengar, qui puis fut la mere Garin de Monglenne, sicom vos oreis chi apres.

Quant à la demoiselle, elle s'appelait Ermengarde et devint plus tard la mère de Garin de Monglane, comme vous l'entendrez ci-après (cfr II, p. 406).

Ermengarde : Cette damoisel serait-elle l'Erebour de II, p. 448, citée et vantée par Jean d'Outremeuse comme la « merveille du monde » ? Il est question ici d'une épouse de Charles Martel nommée Madane, mais Charles en eut d'autres, comme Rotrude et Swanahilde. On reviendra sur cette question plus loin, en II, p. 450.

Geoffroy et Waldon, les bâtards d'Eudes, se réfugient en Espagne auprès du roi Juscalmont, qu'ils poussent à attaquer avec ses alliés Sarrasins l'Aquitaine et la Francie - Voyant cela, le roi Gaufroit de Navarre demande à Chilpéric et à Charles d'assurer la protection de son pays

[II, p. 402] Item, deveis savoir que, quant Eudon li dus fut mors, que ses dois fis natureis, Gaufiers et Waldon, s'enfuirent en Espangne - quant ilh veirent que Char-Martel conqueroit Acquitaine - al roy Juscalmont de Luserne, et fisent tant, si que ses povres parens, qu'ilh ramenarent en Franche, et awec ly tant de Sarasins que ons ne les poioit nombreir.

[II, p. 402] Vous devez savoir aussi qu'après la mort du duc Eudes, ses deux fils illégitimes, Geoffroy et Waldon (cfr II, p. 397), voyant que Charles Martel conquérait l'Aquitaine, s'enfuirent en Espagne, auprès du roi Juscalmont de Luserne, et firent tant, ainsi que ses pauvres parents, qu'ils ramenèrent le roi en Francie et, avec eux,  un nombre incalculable de Sarrasins.

Juscalmont : Selon Bo (ad locum II, p. 404), Juscalmont « cache l'émir Abderam ou Abd-el-Rahman ». Il est présenté comme un géant  et sera tué par Pépin dans la bataille (II, p. 403-404). Un nommé Juscalmont est tué par Charlemagne en III, p. 284.

Luserne : Le terme Luserne (déjà rencontré en I, p. 512) désigne peut-être la Cerdagne, cette région de l'est des Pyrénées partagée entre l'Espagne et la France (cfr 481-888. La France avant la France, Paris, 2019, p. 292ss pour un récit tentant de reconstituer les événements historiques). Les bâtards d'Eudes n'hésitent donc pas à attirer  en Francie, avec toute une armée de Sarrasins, le roi païen de Luserne.

Ses pauvres parents : On ne voit pas de qui il peut s'agir.

 Quant ly roy Gaufers de Navaire veit chu, si mandat à roy Cilpericle de Franche et à Char-Martel, son prevoste, qu'ilh fust sour la garde de son paiis, car les dois enfans natureil le duc Eudon avoient fait alianche al roy Juscalmont de Luserne en Espangne, qui devait aleir awec eauz en Franche, mains ilh avoient mis à chu une an de porveanche.

Quand le roi Gaufroit de Navarre vit cela, il demanda au roi de Francie Chilpéric et à son prévôt, Charles Martel, d'assurer la garde de leur pays, car les deux enfants illégitimes du duc Eudes avaient fait alliance avec le roi Juscalmont de Luserne, pour aller ensemble en Francie, et avaient prévu pour cela un an de préparation.

Charles Martel impose la dîme sur les biens de l'Église - Pour cette mesure, il fut considéré comme damné par certains mais apprécié par les chevaliers et réhabilité plus tard par Charlemagne

[II, p. 402] Quant Char-Martel entendit chu, si fut mult corochiés, car ilh avoit, tout le temps qu'ilh avoit esteit prevoste, oyut tant à faire de gueres par lesqueiles ilh avoit tous ses chevaliers si fort travelhiet et apovrit, que les plus riches ne poloient plus servir.

[II, p. 402] Quand Charles Martel entendit cela, il fut très irrité, parce que, pendant tout le temps où il avait été prévôt, il avait eu à faire tant de guerres qui avaient tellement éprouvé et appauvri tous ses chevaliers que même les plus riches ne pouvaient plus servir.

[Char-Martel fist paiier le dizeme des biens de l’engliese, por defendre cristinteit] Adont s'avisat Char-Martel de une chouse qui estoit teile qu'ilh Ieveroit une dizemme sour les biens de sainte Engliese, car chu estoit par cause de necessiteit : por defendre la loy cristine et sainte Engliese. Adont levat Char-Martel le dizemme de tous les biens de sainte Engliese, par toutes les dois rengne d'Austrie et de Neustrie, et par tout Acquitaine, Provenche, Gascongne et Borgongne ; et montat une mult grant summe. Et fut adont commenchiet chu, qui n'avoit onques devant esteit leveit.

[Charles Martel fit payer la dîme sur les biens de l’Église, pour défendre la chrétienté] Alors Charles Martel eut une idée, celle de lever un dixième sur les biens de la Sainte-Église, car c'était devenu nécessaire : il s'agissait de défendre la foi chrétienne et l'Église elle-même. Alors Charles Martel préleva la dîme sur tous les biens ecclésiastiques, dans les deux royaumes d'Austrasie et de Neustrie, ainsi que dans toute l'Aquitaine, la Provence, la Gascogne et la Bourgogne. Il récolta une somme très importante. C'est alors qu'on commença à lever un impôt qu'on n'avait jamais levé auparavant.

[Char-Martel fut damneis as infers] Et de chu qu'ilh le levat et que ilh l'aconstommat à leveir, jasoiche que chu fust por sainte Engliese al defendre, vuelent dire alcuns hystors que Char-MarteI en fut dampneis aux infers.

[Charles Martel fut damné en enfer] Et parce qu'il leva cette dîme et qu'il en fit une habitude, bien que ce fût pour défendre la Sainte-Église, certaines histoires prétendent que Charles Martel fut damné en enfer.

[Vision del dampnation Char-Martel] Et racomptat depuis li evesque de Orliens, Euchaires, que Char-Martel avoit à son temps envoiet en exilhe, sicom dit est par-desus, que ilh, ly evesque d'Orliens, veit puis par vision divine que Dieu ly monstrat, que ly arme de Char-Martel estoit en infer, par le [II, p. 403] raison de chu qu'ilh avoit leveit promier la dizemme sour l'engliese.

[Vision de la damnation de Charles Martel] Plus tard, l'évêque d'Orléans, Eucher, que Charles Martel avait précédemment envoyé en  exil, comme cela a été dit ci-dessus (cfr II, p. 396), raconta que lui, évêque d'Orléans, dans une vision envoyée par Dieu, avait vu que l'âme de Charles Martel était en enfer, parce [II, p. 403] qu'il avait été le premier à lever la dîme sur les biens ecclésiastiques.

Sur cette légende cléricale très répandue au Moyen Âge, cfr notamment L. Michel, Les légendes épiques carolingiennes, 1935, p. 164, n. 1. En ce qui concerne le motif plus large de la  vision que certains personnages pouvaient avoir sur le sort d'une âme après la mort, on se reportera (en II, p. 301) au récit de la lutte censée s'être déroulée autour de l'âme du roi Dagobert et que saint Amand avait aperçue. On se rappellera aussi qu'en II, p. 224, Justinien avait vu l'âme de Théodoric en enfer.

[Charle le Grant fist proier pour Char-Martel] Et enssi ilh fut troveis apres, depart Charle le Gran une altre chouse, et por le gran bien qu'ilh oiit racompteir de son ayon Char-Martel, le peire Pipin son peire, wot faire leveir de lieu où ilh avoit esteit ensevelis, et mettre plus noblement. Si avient que, quant ly tumbe fut overte, ons ne trovat en sa sepulture aultre chouse que unc grant serpent lais et hisdeux, de quoy cascon en fut mult esbahis. Et adont fist Charle le Gran proier, et faire chanteir des messes et dire des orisons por son arme, affin que Dieu vosist avoir merchi de li. Ors revenons à nostre mateire.

[Charlemagne fit prier pour Charles Martel] Plus tard, Charlemagne eut une autre idée. Vu tout le bien qu'il entendait raconter sur son aïeul Charles Martel, père de son père Pépin, il voulut le retirer de l'endroit où il avait été enseveli et l'honorer davantage. Mais quand la tombe fut ouverte, on ne trouva dans sa sépulture rien d'autre qu'un serpent laid et hideux, ce qui étonna tout le monde. Alors Charlemagne fit prier, chanter des messes et faire des oraisons pour son âme, afin que Dieu veuille la prendre en pitié. Mais revenons maintenant à notre matière.

[Char-Martel departit la dizemme à ses gens]  Apres chu que Char-Martel oit leveit la dizemme, sicom dit est, ilh le departit à ses chevaliers aux plus besongneux, et à ses esquewiers et à ses altres gens ; et en oit cascon à si grant planteit, que ilh furent tous plus riches que onques n'ovoient esteit ; si commencharent à achateir armes, chevals et harnois, si s'assemblarent tous à Paris.

[Charles Martel partagea la dîme entre ses gens]  Après avoir prélevé la dîme, comme on l'a dit, Charles Martel la distribua à ses chevaliers qui en avaient le plus besoin, à ses écuyers et à ses autres gens. Chacun en reçut tellement qu'ils devinrent tous plus riches qu'ils ne l'avaient jamais été. Ils se mirent à acheter armes, chevaux et équipements, puis se rassemblèrent tous à Paris.


 

B. Ans 699-700 = Myreur II, p. 403b-406a

 

Combats épiques  en Gascogne (près de Poitiers) de Charles Martel et de son fils Pépin le Bref (fait chevalier) contre le roi Juscalmont d'Espagne, les Sarrasins et des géants

* Digression sur une famille de géants

Alliance des fils bâtards d'Eudes avec l'empereur Justinien pour reprendre l'Aquitaine - Les Romains sont vaincus par Charles Martel

Destitution de l'empereur Justinien remplacé par Philippicos

Mort de roi Chilpéric II, roi de Francie, remplacé par son fils Thierry IV

Le roi Odilon de Bavière, dont Charles Martel avait épousé la soeur Griffaine, envahit l'Austrasie - Il est défait par Charles Martel, qui s'empare de lui mais le laisse aller compte tenu de leurs liens familiaux

Saint Hubert, à la demande de Charles Martel, rétablit la paix en Aquitaine, notamment par une série de mariages -  Ainsi Amaury, le seul fils survivant d’Eudes, épouse Ermengarde, la fille de Charles, et devient ainsi le duc d'Aquitaine - De cette union naîtra un fils, appelé Garin de Monglane

 

Combats épiques en Gascogne (près de Poitiers) de Charles Martel et de son fils Pépin le Bref (fait chevalier) contre le roi Juscalmont d'Espagne, les Sarrasins et des géants

[II, p. 403b] [Li petit Pipin fut fait chevalier] Et là fist Char-Martel son fis Pipin estre chevalier. Et puis movirent leur oust, si n'arestarent si vinrent al entrée d'Espangne en Gascongne, si encontrarent là les Sarasins à mult belle grant compangnie.

[II, p. 403b] [Pépin le Bref fut fait chevalier] Et là Charles Martel fit de son fils un chevalier. Après cela, ils mirent leur armée en route et ne s'arrêtèrent qu'à l'entrée de Espagne, en Gascogne, où ils rencontrèrent les Sarrasins en très belle et très nombreuse compagnie.

[L’an VIc et XCIX - Char-Martel oit grant batalhe as Sarasins] Sour l'an VIc XCIX, en mois de junne, s'encontrarent les dois oust droit en Gascongne, asseis pres d'Aquitaine et de Potier, et quant ilh soy veirent ilh soy corurent sus ; et là oit terrible batalhe et mult de gens ochis d'ambdois pars, car ilh ayoit fleur de chevalerie de l'une part et de l'autre. Et Char-Martel ochioit de son martel tant de Sarasins, que chu estoit grant mervelhe ; et oussi faisoit ly roy Cilperis et ly jovene Pipin qui n'avoit que XVIII ans d'eiage, mains ilh estoit sour tous les altres preux et hardis combateur, et abatoit tant de gens que les Sarasins le fuoient. Et d'altre part estoient les dois batars le duc Eudon d'Aquitaine mult preux.

[An 699 - Charles Martel livra une grande bataille contre les Sarrasins] En juin 699, les deux armées se rencontrèrent précisément en Gascogne, très près de l'Aquitaine et de Poitiers. Dès qu'elles se virent, elles foncèrent l'une sur l'autre ; une terrible bataille eut lieu et beaucoup d'hommes furent tués dans les deux camps, car de part et d'autre se trouvait la fleur de la chevalerie. Avec son marteau, Charles Martel tua un nombre prodigieux de Sarrasins ; le roi Chilpéric se comportait de même, ainsi que le jeune Pépin. Il n'avait que dix-huit ans, mais, combattant preux et hardi, il surpassait tout le monde et abattait tant de gens que les Sarrasins prenaient la fuite. Dans l'autre camp, on trouvait les deux bâtards, très valeureux, du duc Eudes d'Aquitaine.

[Pipin li pitis ochist l’ajoiant de XV piés de hault]  Et ly roy Juscalmont qui estoit XV piés de grant, lyqueis estoit tous enragiés de chu qu'ilh veit que Pipin, qui entres les aulres estoit si petis, faisoit enssi les Sarasins fuyr. Atant vint unc Sarasins qui de son espée wot ferir Pipin par derir, mains ly coup esquipat, si qu'ilh ne fist à Pipin pointe de grevanche ;  mains quant Pipin veit chu, ilh soy tournat vers le Sarasin ; et chil se fuit, mains Pipin le suyt por luy vengier, si le racusut entre dois thier, si l'ochist. Et puis retournat vers la batalhe, [II, p. 404] si encontrat le agoiant Juscalmont, qui avoit Pipin veyut issir de l’estour, se le suyt ; mains quant Pipin le veit, se le corit sus mult valhanment, et estoit Juscalmont trois fois plus grant que Pipin. Et là commenchat grant estour entre eaux dois, si oit Pipin mult assouffrir ; mains Dieu ly aidat, car al dierain ferit Pipin Juscalmont de son espée teilement, qu’ilh li copat son diestre bras, si chaiit à terre atout son espée ; et puis le ferit de stoque en ventre, si l’ochist, et puis ilh li copat le chief et le fichat sour sa lanche, et revint enssi vers l’estour.

[Pépin le Bref tua le géant, haut de quinze pieds] Le roi Juscalmont, qui mesurait quinze pieds de haut, était enragé de voir que Pépin, si petit parmi les autres, faisait fuir les Sarrasins. Alors survint un Sarrasin, qui de son épée voulut frapper Pépin par derrière, mais le coup dévia sans le blesser. Quand Pépin vit cela, il se tourna vers le Sarrasin qui prit la fuite. Pépin le suivit pour se venger, le rattrapa entre deux talus et le tua. Puis il retourna au coeur de la bataille [II, p. 404] et rencontra le géant Juscalmont, qui avait vu Pépin quitter le combat et qui l'avait suivi. Quand Pépin le vit, il l'attaqua avec beaucoup d'audace, Juscalmont étant trois fois plus grand que lui. Et là s'engagea entre eux un violent combat, qui éprouva beaucoup Pépin. Mais Dieu vint à son aide, car finalement de son épée il blessa si fort Juscalmont qu'il lui coupa le bras droit. Pépin tomba à terre avec son épée et frappa d'estoc le géant au ventre. Il lui coupa ensuite la tête qu'il ficha sur sa lance et revint ainsi dans la mêlée.

[Pipin li petis desconfit les Sarasins] Quant les Sarasins veirent le chief de leur maistre, que Pipin portoit sour sa lanche, si furent com desconfis, si soy mettirent tous al fuyr ; et là fut ochis des Sarasins XXIm. Après chu revint Char-Martel et les aultres en Franche, là il fist grant fieste de son fis Pipin qui avoit ochis l’agoiant Juscalmont, le roy de Luserne en Espangne.

[Pépin le Bref défit les Sarrasins] Quand les Sarrasins virent la tête de leur maître, fichée sur la lance de Pépin, ils se sentirent vaincus, et se mirent tous à fuir ; là, vingt-et-un mille Sarrasins furent tués. Après quoi Charles Martel et les autres retournèrent en Francie, où fut organisée une grande fête en l'honneur de son fils Pépin, qui avait tué le géant Juscalmont, le roi de Luserne en Espagne.

On rappellera ici la note de Bo (ad locum, II, p. 404) :  « Ce récit doit s'appliquer à la célèbre bataille de Poitiers, et Juscalmont cache l'émir Abderam ou Abd-el-Rahman. » Mais cette interprétation est-elle partagée par les historiens modernes ?

Digression sur une famille de géants

[II, p. 404] [Bramont l’agoiant] Chis roy Juscalmont avoit unc fis qui avoit à nom Bramont, qui estoit encor jovenes et fut puis bon chevalier, et le conquist Charle le Gran, le fis Pipin le Nain, sicom chi-apres vos oreis.

[II, p. 404] Le géant Braimont] Ce roi Juscalmont avait un fils, dénommé Braimont, qui était encore jeune et devint un bon chevalier. Comme vous l'entendrez ci-après, Charlemagne, fils de Pépin le Bref, le vainquit (cfr II, p. 497 et III, p. 146).

[Del royne de XIII piés grande, et avoit X fis, cascon de XIIII pies, et unc de XIX pies grant – De Brehier] Apres sachiés que chis Bramont oit une femme qui oit nom Sebel, qui fut grant de XIII piés et estoit mult belle femme. Celle dame oit unc marit apres Bramont, que ons apellat le roy Piramus d’Egypte, unc grant agoiant ; si en oit X fis tous agoians, qui puis fisent à cristiniteit mult de mals, car ils furent tous X roys ; et en fut ly plus petis de XIIII piés grans, et li aultre tenoit XIX piés : chis oit nom Brehier, qui fut peire à Ysoret le grant agoian ; et tos ches X freres furent ochis par Ogier le Danois.

[La reine, haute de treize pieds, avait dix fils, hauts chacun de quatorze pieds, sauf un de dix-neuf pieds - Bréhier] Après, sachez que ce Braimont avait une femme, nommée Sebel, qui mesurait treize pieds et était très belle. Cette dame eut, après Braimont, un mari, le roi Pyrame d'Égypte, un grand géant. Ils eurent dix fils, tous des géants, qui firent beaucoup de mal à la chrétienté, car tous les dix furent rois. Le plus petit mesurait quatorze pieds, et le plus grand dix-neuf. Il s'appelait Bréhier et fut le père d'Ysoret, le grand géant. Ces dix frères furent tous tués par Ogier le Danois.

On notera ici, sans commenter aucun nom, que Jean d'Outremeuse s'intéresse beaucoup dans son Myreur aux géants, ainsi qu'aux nains d'ailleurs, cfr l'index Bormans, s.v° Géants et nains.

Alliance des fils bâtards d'Eudes avec l'empereur Justinien pour reprendre l'Aquitaine - Les Romains sont vaincus par Charles Martel

[II, p. 404] [L’an VIIc] Apres deveis savoir que les dois fis bastars Eudon d’Aquitaine, apres ceste batalhe, s’enfuirent à Romme, et trovarent là tant de parchons, qu’ilh s’aloiarent à l’emperere Justiniain : se l’amenarent à grant gens en Acquitaine, et por reconquesteir et ardre Franche. Mains Char-Martel vient à grans gens contre eaux, si les trovat en Acquitaine logant, sour l’an VIIc en mois d’octembre.

[II, p. 404] [An 700] Vous devez aussi savoir qu'après cette bataille, les deux bâtards d'Eudes d'Aquitaine (Geoffroy et Waldon ; cfr II, p.  397) se réfugièrent à Rome et trouvèrent là tant d'appuis qu'ils s'allièrent à l'empereur Justinien II. Ils l'amenèrent avec de nombreuses troupes en Aquitaine, pour reconquérir ce pays et mettre le feu en Francie. Mais Charles Martel avec un grand nombre de gens marcha contre eux. Il les trouva installés en Aquitaine, en octobre de l'an 700.

[Char-Martel envoiat à Romme] Et quant Char-Martel veit l’ensengne de l’emperere de Romme, si fut corochiet, car ilh n’avoit rien meffait aux Romans, anchois avoit à eaux certains alianches par lesqueiles ne devoit rien meffair ly uns sour l’autre ; et portant fist Char-Martel lettres qu’ilh envoiat à Romme, por savoir se chu estoit li fais et le consentement des senateurs. [II, p. 405] Mains por chu n'astargat mie qu'ilh n'alast corir sus ses annemis qu'ilh trovat en son paiis, car ilh savoit bien et avoit si grant fianche en Dieu que ilh auroit victoir, et apres la victoir ilh destruroit Romme, se les Romans congnissoient le fait.

[Charles Martel envoia un message à Rome] Quand Charles Martel vit l'enseigne de l'empereur de Rome, il se fâcha, car il n'avait en rien mal agi à l'égard des Romains ; certains accords antérieurs précisaient d'ailleurs que ni l'un ni l'autre ne devaient se nuire. C'est pourquoi Charles Martel envoya des lettres à Rome, pour savoir si ces mouvements de troupes se faisaient avec le consentement des sénateurs. [II, p. 405] Cela ne l'empêcha toutefois pas d'attaquer les ennemis qu'il trouva dans son pays, car il savait, vu sa grande confiance en Dieu, qu'il remporterait la victoire, puis détruirait Rome, si les Romains reconnaissaient leur responsabilité.

[Romans sont desconfis] Et atant rengat ses gens et corit sur ses annemis, qui mult bien soy defendirent ; mains en la fien furent les Romans desconfis, et fut Waldons, li uns des bastars, ochis de la main Pipin, et mors XVm Romans.

[Les Romains sont vaincus]  Et alors il rangea ses hommes et courut sus à ses ennemis, qui se défendirent très bien ; mais finalement, les Romains furent défaits, Waldon, l'un des bâtards, fut tué de la main de Pépin, et quinze mille Romains moururent.

Destitution de l'empereur Justinien remplacé par Philippicos - Thierry IV succède à Chilpéric II comme roi de Francie

[II, p. 405] Adont s'enfuit li emperere vers Romme ; mains ilh ne savoit mie la pensée que les Romans avoient contre luy, car li messagier Char-Martel vient à Romme anchois que ly emperere, qui, por repoiseir, avoit targiet en Gothie deleis le roy Pipion : si avoit à ly faite alianche par teile manere, qu'ilh assembleroient leurs oust et destruroient Franche. Enssi soy partit ly emperere de roy de Gothie Pipion, et s'en ralat vers Romme ; mains ilh oiit des altres novelles bien tempre, car les Romans dessent al messagier Char-Martel que chu que ly emperere avoit [add. fait], ilh l'avoit faite por son orguelhe et l'avarische de son cuer, et nient par le consentement d'eaux, ne por leur profit ne utiliteit, et avoit les alianches brisiés, dont ilh aurat deservit d'iestre priveis.

[II, p. 405] Alors l'empereur s'enfuit vers Rome. Mais il ignorait le mal que les Romains pensaient de lui, car le messager de Charles Martel était arrivé à Rome avant l'empereur. Celui-ci s'était attardé, pour se reposer, en pays goth, auprès du roi Pipion : il avait fait alliance avec lui, stipulant qu'ils rassembleraient leurs armées et détruiraient la Francie. C'est dans cet état d'esprit que l'empereur quitta le roi Pipion de Gothie et retourna à Rome. Mais là il apprit bien vite d'autres nouvelles, car les Romains avaient dit au messager de Charles Martel que ce qu'avait fait l'empereur, il l'avait fait par orgueil et à cause de sa grande avidité, et absolument pas avec leur consentement, ni pour leur profit ni pour leur être utile. En fait, Il avait rompu les alliances et pour cela méritait la destitution.

[L’emperere fut priveis par les Romans - Philippe ly LXXIe emperere] Et adont les Romans le privarent de la coronne devant le messagier meisme, et coronarent à emperere uns valhans hons qui fut appelleis Philippe, li secon de cel nom, et regnat IIII ans IIII mois et X jours, qui estoit cusins à l'emperere Justiniain. Chis oit II fis : Eracle et Florentin, qui furent bons chevaliers, desqueis ilh fait chi apres mention.

[L’empereur Justinien II fut destitué par les Romains - Philippicos, 71e empereur] Alors les Romains le privèrent de sa couronne en présence même du messager, et couronnèrent empereur un homme de valeur, appelé Philippicos, le second de ce nom, qui régna quatre ans, quatre mois et dix jours. Il était cousin de l'empereur Justinien II. Il eut deux fils : Héraclée et Florentin, qui furent de bons chevaliers et seront mentionnés ci-après.

Item, quant Philippe fut coroneis, ilh envoiat lettres à Char-Martel par son messagier meismes de tout chu que dit est, par le vertu desqueiles Char-Martel, qui en devoit aleir à Romme, retournat en Franche. Apres assemblat ly emperere Philippe ses gens, et s'envient contre l'emperere Justiniain qui revenoit vers Romme ; mains Philippe le prist par forche et li copat le neis, si l'envoiat en exilhe en l'isle de Crisonne, et puis retournat ly emperere Philippe à Romme.

Quand Philippicos eut été couronné, il envoya par son messager des lettres à Charles Martel, concernant ce qui vient d'être dit ; elles poussèrent celui-ci, qui devait aller à Rome, à retourner en Francie. Quant à l'empereur Philippicos, il rassembla ses gens et marcha contre Justinien II qui revenait vers Rome ; Philippicos s'empara de lui par la force, lui coupa le nez et l'envoya en exil dans l'île de Cherson (cfr II, p. 397 pour la même notice). Puis il retourna à Rome.

[II, p. 405] En cel an meismes morut ly roy Cilperis de Franche ; si fut apres ly roy son fis Theodorich, liqueis regnat V ans.

[II, p. 405] Cette même année [700], le roi Chilpéric (II) de Francie mourut ; son fils Théodoric (Thierry IV) lui succéda et régna cinq ans.

Charles Martel défait le frère de son épouse Griffaine, Odilon de Bavière, qui avait envahi l'Austrasie, mais le laisse libre compte tenu de leurs liens familiaux

[Char-Martel at desconfit le roy Udelon]  En cel an meismes, entrat ly roy Udelon de Bealwier à grant gens de ses Sarasins el royalme d'Austrie, que Char-Martel avoit à governeir. Mains quant Char-Martel le soit, si vient contre luy à grant [II, p. 406] gens, et le corit sus et le desconfist, si prist par forche le roy Udelon ;

[Charles Martel a défait le roi Odilon] En cette même année [700], le roi Odilon de Bavière avec de nombreuses troupes de Sarrasins envahit le royaume d'Austrasie, que Charles Martel devait gouverner. Quand il l'apprit, Charles Martel marcha contre lui avec un grand nombre [II, p. 406] de gens, l'attaqua et le défit. Il  s'empara par la force du roi Odilon.

[Griffaine, la seconde femme Char-Martel] mains ilh le laisat aleir, portant qu'ilh donnat à Char-Martel sa soreur Griffaine, qui estoit mult belle damoiselle. Celle damme amenat Char-Martel en la citeit de Liege, où ilh le fist baptizier par le main sains Hubers ; mains elle ne wot onques changier son nom. Puis l'esposat Char-Martel, si en oit Il fis, Griffons et Charlemaine : chis Charlemaine ne fut mie cheluy de quoy ons parolle tant, ains fut son oncle, frere à Pipin son peire.

[Griffaine, la seconde femme de Charles Martel] Mais il le laissa s'en aller, parce qu'Odilon avait donné (en mariage) à Charles Martel sa soeur Griffaine, une très belle demoiselle. Charles Martel amena cette dame à Liège, où il la fit baptiser par saint Hubert ; mais elle ne voulut jamais changer son nom. Ensuite Charles Martel l'épousa et en eut deux fils, Griffon et Charlemagne : ce Charlemagne n'est pas celui dont on parle tant, mais son oncle, frère de son père Pépin (II).

Charlemagne : en fait le nom de l'enfant était Carloman, ce qui rend l'explication de Jean d'Outremeuse inutile. Il semble qu'en ce qui concerne la Hongrie aussi, Jean se soit éloigné de l'Histoire. Charles Martel n'a pas épousé la soeur d'Odilon de Hongrie; c'est une de ses filles, nommée Hiltrude, qui a épousé Odilon de Bavière. Si l'on voulait résumer avec le plus de vraisemblance la question des épouses et des enfants de Charles Martel, on pourrait dire ceci. De Rotrude, Charles aurait eu Hiltrude, Carloman et Pépin III ; de Swanahilde, il aurait eu Griffon (Grifon, Griphon) et d'une troisième épouse (au nom inconnu), il aurait eu un certain Bernard et un Remi, devenu évêque de Rouen (cfr 481-888. La France avant la France, Paris, 2019, p. 673). Les deux épouses citées par Jean (Madane et Griffaine) ne semblent manifestement pas relever de l'histoire. On réservera la question du mariage évoqué dans la notice suivante d'une fille de Charles Martel, nommée Ermengarde, avec Amaury, le seul fils survivant d'Eudes, mariage qui aurait donné à Amaury la possession de toute l'Aquitaine et l'en aurait fait duc. On réservera aussi la question d'Erebourg (cfr la présentation de II, p. 448).

Saint Hubert, à la demande de Charles Martel, rétablit la paix en Aquitaine, notamment par une série de mariages - Ainsi Amaury, le seul fils survivant d’Eudes, épouse Ermengarde, la fille de Charles Martel, et devient le duc d'Aquitaine -  De cette union naîtra un fils, appelé Garin de Monglane

[II, p. 406] [Char-Martel soy plaindit à sains Hubers de son frere] Apres soy deplaindit Char-Martel à sains Hubers, l'evesque, de son frere le duc Eudon, qui tant l'avoit travelhiet et estoit mors par son outraige ; et li dest comment ly unc de ses dois bastars estoit mors, et ly aultre voloit avoir la terre d'Aquitaine par forche, et avoit ameneit les Sarasins en Franche, qui l'avoient mult travelhiet. Adont dest sains Hubers que la terre d'Aquitaine apartinoit aux enfans legitimes le duc Eudon, son frere, dont ilh en avoit II, Aymeir et Johan Asculphin, qui habitoient deleis ly. Quant Char-Martel entendit chu, si dest à sains Hubers que, se ly anneis voloit prendre sa filhe Ermegar à femme, ilh ly renderoit la terre d'Aquitaine, et ly altre fis Asculphin venroit à Paris awec ly, et ilh ly donroit à brief temps femme solonc ly.

[II, p. 406] [Charles Martel se plaignit à saint Hubert de son frère] Ensuite, Charles Martel se plaignit à l'évêque saint Hubert du duc Eudes, son frère, qui lui avait causé tant de tracas et était mort victime de ses outrances. Il lui dit aussi qu'un des bâtards d'Eudes était mort et que l'autre voulait s'emparer par la force de l'Aquitaine et avait amené en Francie les Sarrasins qui l'avaient fort malmenée. Alors saint Hubert déclara que la terre d'Aquitaine appartenait aux enfants légitimes du duc Eudes, son frère, dont les deux fils, Amaury et Jean Asculphin, vivaient près de lui, saint Hubert. Entendant cela, Charles Martel dit à l'évêque que si l'aîné voulait épouser sa fille Ermengarde (cfr II, p. 402), il lui rendrait la terre d'Aquitaine ; l'autre fils, Asculphin, pourrait venir à Paris avec lui et épouserait très rapidement une femme de son choix (la Florentine de II, p. 414).

[Sains Hubers mariat Aymeir, le fis Eudon, à Ermegar, la filhe Char-Martel - Garin de Monglenne, le fis del filhe Char-Martel] De chu fut sains Hubers mult liies, si l'otriat et fut enssi fait. Et fut mis Aymeir en la possession de tout Acquitaine, si en fut dus, et esposat sa filhe, de laqueile ilh oit unc fis qui fut nommeis Garin de Monglenne, car ilh le conquist. Mains elle remanit longtemps anchois qu'elle posist avoir enfant, et disoit-ons que la damme estoit brehangne ; mains elle fist tant de proier à Dieu, qu'elle oit I fis qui oit à nom Garin deseurdit, et fut neis enssi com vos oreis chi-apres.

[Saint Hubert maria Amaury, le fils d'Eudes, à Ermengarde, la fille de Charles Martel - Garin de Monglane, fils d'Ermengarde] Saint Hubert, très satisfait de cette proposition, donna son accord, et c'est ce qui se passa. Amaury obtint la possession de toute l'Aquitaine, en devint le duc et épousa la fille de Charles, qui lui donna un fils, appelé Garin de Monglane, car il avait conquis cette ville. Ermengarde resta longtemps sans pouvoir avoir d'enfant. On disait qu'elle était stérile, mais elle adressa à Dieu tant de prières qu'elle eut un fils, le Garin ci-dessus mentionné, qui naquit dans les conditions que vous entendrez ci-après (cfr II, p. 434).


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