Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 341b-350a - Ans 654-657

 Édition : A. Borgnet (1869) - Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2021)

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Ans 654-657

ROIS MÉROVINGIENS ET PRÉVÔTS - SAINT HUBERT - SAINT LAMBERT - ÉBROÏN - PÉPIN II - PLECTRUDE - DROGON ET GRIMOALD - ALPAÏDE - NAISSANCE DE CHARLES MARTEL

A. An 654 = Myreur, II, p. 341b-343a : Saint Hubert : sa généalogie, sa présentation, ses titres, son conflit avec Ébroïn, son bannissement de Francie en Austrasie à Metz, où Pépin lui fait fête et le garde à ses côtés

 

B. An 654 = Myreur, II, p. 343b-345a : Un épisode édifiant de la vie de saint Lambert à Stavelot : sa pénitence au cours d'une nuit glaciale

 

C. An 655 = Myreur, II, p. 345b-347a : Mort d'Ébroïn dont l'âme est emportée en enfer - Il est remplacé comme prévôt de Francie par Waratton, puis Berchaire - Grâce aux combats épiques de nombreux barons (mort d'Aper, père de saint Lambert, exploits de saint Hubert), Pépin II (ou le Gros ou de Herstal), déjà prévôt d'Austrasie, remporte la victoire sur le prévôt de Francie Berchaire et sur Thierry III - C'est la bataille de Tertry, dans la Somme - Pépin conquiert aussi la prévôté de Francie et Thierry est relégué sans pouvoirs dans son palais - Désormais, Pépin II contrôle et organise la Francie et l'Austrasie  - Il épouse Plectrude, qui lui donne deux fils, Drogon et Grimoald

 

D. Ans 655-657 = Myreur, II, p. 347b-350a : Pépin II rencontre à Avroy, tout près de Fragnée, Alpaïde, la soeur de Dodon, dont il tombe amoureux fou et qu'il installe à Jupille, laissant à saint Hubert la charge des affaires de Francie, comme prévôt - [Insertion des papes Vitalien et Dieudonné II] - Pépin tue Pharamond, évêque intrus de Maastricht, et réinstalle saint Lambert qu'il a ramené de Stavelot - Il emmène à Paris Alpaïde dans un char où est conçu leur fils, le futur Charles Martel - Naissance et éducation de l'enfant qui sera confié, par prudence, à sainte Begge, abbesse d'Andenne

 


 

 Quelques informations générales sur saint Hubert

Il existe au moins cinq textes antiques sur la vie de saint Hubert. Le plus ancien est un texte anonyme écrit par un de ses disciples dans les années 743-750 : Vita [sancti] Hugberti episcopi Traiectensis, ed. W. Lewison, dans Monumenta Germaniae historica. Scriptorum rerum merovingicarum, 6. Passiones vitaeque sanctorum aevi Merovingici, IV, Hanovre et Leipzig, 1913, p. 471-496 (MGH). Il en existe aujourd'hui une traduction française annotée par Régis de la Haye et accompagnant la traduction de la plus ancienne vie de saint Lambert : Saint Lambert, dernier évêque de Maastricht. Saint Hubert, premier évêque de Liège: leurs plus anciennes biographies, Liège, 2022, 87 p. (Leodium, publication périodique de la Société d'art et d'histoire du diocèse de Liège, 107) (Toile).

La Vita secunda sancti Huberti a été écrite entre 825-831 par Jonas d'Orléans (Ionas Aurelianensis) à la demande de l'évêque Walcaud de Liège. Le texte en est disponible dans Vicifons sur la Toile. Sur les relations entre les différentes Vitae de saint Hubert,  on pourra voir d'intéressants développements chez A. Dubreucq, La Vita secunda sancti Hucberti de Jonas d’Orléans et sa tradition manuscrite, dans Revue belge de Philologie et d'Histoire, t. 96, 2018, p. 365-386 (accessible sur la Toile).

Dans les Gesta episcoporum Leodiensium, les passages qui traitent de saint Hubert  et qui s'inspirent beaucoup de ces Vitae se trouvent chez Anselme,  ch. 16, p. 198, éd. Koepke et chez Gilles d’Orval, II, ch. 21-29, p. 42-44, éd. Heller.

Beaucoup d'études modernes ont été consacrées à saint Hubert. On en trouvera une bibliographie détaillée dans l'article de A. Dierkens, Chrodoara est-elle d’origine aquitaine ? Note sur le dossier hagiographique de sainte Ode d’Amay, publié dans Edina Bozóky, Saints d'Aquitaine. Missionnaires et pèlerins du haut Moyen Âge, Rennes, 2010, § 5, note 10 (Toile)

En ce qui concerne la présentation d'Hubert chez Jean d'Outremeuse, le lecteur sera peut-être frappé par l'absence de toute référence à l'épisode célèbre de la rencontre entre le futur saint Hubert et le cerf portant la croix, à l'origine de la vocation religieuse de l'intéressé. En fait, ce motif ne semble pas être présent dans la littérature hagiographique avant le XVe siècle (G. Minois, Charles Martel, 2020, p. 92). Les Vitae anciennes ne s'intéressent guère à l'enfance et à la jeunesse du saint.

Jean fait également état de très hautes fonctions politiques exercées par Hubert tant en Francie qu'en Austrasie. Il est peu vraisemblable qu'il s'agisse d'éléments  d'histoire authentique. Les récits du Liber historiae Francorum (ch. 45-46, p. 153-161, éd. Lebecq) et de la Continuatio de Frédégaire (ch. 2-4, p.  203-209, éd. Devillers-Meyers) font une large part à Ébroïn qui est un personnage historique d'importance, mais Hubert n'y apparaît à aucun moment. Appartiennent aussi à la fiction le motif de son origine aquitaine et celui de sa parenté avec Eudes. Saint Hubert n'est pas dans l'Histoire le frère d'Eudes.

Rappelons que de toute façon, pas plus que pour saint Lambert (cfr supra, II, p. 307), il n'est question pour nous de proposer ici une bibliographie détaillée du sujet, ni de commenter dans le détail la vision qu'en donne Jean d'Outremeuse dans son Myreur.

 


A. An 654 = Myreur, II, p. 341b-343a

Saint Hubert : sa généalogie, ses premiers titres, sa présentation - il est comte de Paris - son conflit avec Ébroïn, son bannissement de Francie en Austrasie à Metz, où Pépin lui fait fête et le garde à ses côtés - Andenne et sainte Begge

 

[II, p. 341b] [L’an VIc et LIIII - De sains Hubers qui fut fait chevalier] Item, l'an VIc et LIIII vient Hubers, li fis le duc Bertrain d'Acquitaine, à Paris où ly roy Thyris, à cuy ilh estoit cusiens, le fist chevalier. Et se vos voleis savoir que pres et en queile greit sains Hubers estoit prochain al roy Thyri, si le poreis chi aprendre.

[II, p. 341b] [L’an 654 - Saint Hubert fut fait chevalier] En l'an 654, Hubert, le fils de Bertrand d'Aquitaine, vint à Paris où le roi Thierry III, dont il était le cousin, le fit chevalier. Et si vous voulez savoir le degré exact de parenté entre saint Hubert et le roi Thierry, vous pourrez l'apprendre ici.

[De linage sains Hubers] Vos deveis savoir que Clotaire, le roy de Franche, le peire Dangobert, oit pluseurs enfans, et trovereis que ly uns de ses fis, qui oit nom Hildris, fut dus d'Acquitaine, et fut peire à Boggis le duc ; et Boggis fut peire à Bertran et ayons à sains Hubers ; et ly roy Dangobert fut fis al roy Clotaire et frere à Hildris d'Acquitaine ; et fut Dangoubers al roy Cloveis peire ; et ly roy Cloveis fut peire al roy Lohier, Hildrich et Thyris ; et enssi trovereis que ly roy Thyris et sains Hubers estoient en plaine quarte.

[Le lignage de saint Hubert] Vous devez savoir que le roi de Francie Clotaire II, père de Dagobert Ier, eut plusieurs enfants et que l'un de ses fils, nommé Charibert II, fut duc d'Aquitaine et père du duc Boggis (cfr II, p. 321. Ce Boggis était père de Bertrand et aïeul de saint Hubert. Le roi Dagobert Ier, lui, était fils du roi Clotaire II et frère de Charibert II d'Aquitaine  ; Dagobert Ier était père du roi Clovis II ; et Clovis II était père des rois Clotaire III, Childéric II et Thierry III. Vous trouverez ainsi que le roi Thierry et saint Hubert étaient parents au quatrième degré.

[Sains Hubers fut conte palatin de Paris] Chis sains Hubers fut fais chevalier et conte palatin de Paris, et estoit de [II, p. 342] teile poissance que nus ne poioit contre ly avoir poioir.

[Saint Hubert devint comte palatin de Paris] Ce saint Hubert fut fait chevalier et comte palatin de Paris. Il avait [II, p. 342] tellement de pouvoir que personne ne pouvait agir contre lui.

[Del stature sains Hubers] Si estoit clers mult souffisans en philosophie. Si avoit adont XVIII ans d'eiage, et estoit X piés de hault, et fut roseal de barbe, et estoit graiIe el bien fais de corps, de piet, de jambes et de bras.

[La stature de saint Hubert] C'était un clerc très compétent en philosophie. Il était alors âgé de dix-huit ans, mesurait dix pieds de haut, portait une barbe rousse, avait un corps mince et ses pieds, jambes et bras étaient bien faits.

[Andenne fut fondee par sainte Beghe] A cel temps fondat sainte Beghe, tantoiste que elle fut veve et que Ansegis son marit fut mort, une engliese sour Mouse entre Huy et Namur, en la vilhe que elle avoit devant fondeit, que elle apellat Andenne, el mist dedens des dammes et en fut la promier abbeste.

[Andenne fut fondée par sainte Begge] À cette époque, lorsque son mari, Anségisel, fut mort, sainte Begge fonda une église sur la Meuse, entre Huy et Namur, dans la ville qu'elle avait créée précédemment et appelée Andenne. Elle y installa des dames et en fut la première abbesse (reprise de II, p. 329).

[Sains Hubers fut fait gran conte de Paris] En cel an morut Baudalus, li gran conte de Paris ; si fut apres luy fais conte de Paris sains Hubers, et commenchat à regneir puissamment et tant, que tous les barons de Franche, qui mult l'amoient, dessent qu'ilh estoit bien digne d'estre prevoste de Franche, et, se ilh par sa forche voloit Ebroien encachier, ilh le rechiveroient sicom prinche et prevoste de palais royal ; mains ilh respondit que ilh ne priveroit jà personne de sa possession.

[Saint Hubert devint grand comte de Paris] Cette année-là, Badulus (cfr II, p. 337-338), le grand comte de Paris, mourut. Après lui, saint Hubert devint comte de Paris et commença à exercer de grands pouvoirs, au point que tous les barons de Francie, qui l'aimaient beaucoup, le dirent digne d'être prévôt de Francie. Ils ajoutaient que s'il voulait chasser par la force Ébroïn, ils l'accepteraient comme prince et prévôt du palais royal. Mais Hubert leur répondit que jamais il ne priverait quelqu'un de ce qu'il possédait.

[Ebroien infourmat le roy contre sains Hubers] Adont alat tant chist novelle, que Ebroien le soit comment les barons le voloient priveir de sa sangnorie, et que Hubers d'Acquitaine le fust. Si s'en vint al roy et li dest : « Sires, dest ly trahitre, honis et exilhiés esteis, se Dieu n’y met remeide, car vos aveis vostre cusins Hubers d'Acquitaine qui est orguleux et fourquidiés, si atrait vos gens por joweaux et promesses d'or et d'argent. Et oussi ilh est de gran linaige, et est une bonne espée de chevalerie, et est beaux et souffisans clers, et seit mult bien langagier. Que voleis que je vos die ? ilh est miés de vos gens que vos n'esteis, et sont tous d'acours qu'ilh le feront roy de Franche, et vos remetteront à Sains-Denis com moyne tondut. »

[Ébroïn communiqua au roi des informations hostiles à saint Hubert] Cette nouvelle se répandit si bien qu'Ébroïn apprit que les barons voulaient le priver de sa seigneurie, en faveur de saint Hubert. Il vint trouver le roi et lui dit : « Sire, dit le traître, si Dieu n'y apporte remède, vous êtes méprisé et banni, car votre cousin Hubert, qui est orgueilleux et fourbe, séduit vos sujets en leur offrant des joyaux et en leur promettant or et argent. Il est aussi de haut lignage et c'est une bonne épée en chevalerie ; il est beau, c'est un clerc compétent, et il est très bon orateur. Que voulez-vous que je vous dise ? Il est mieux vu de vos sujets que vous ne l'êtes et tous sont d'accord pour faire de lui le roi de Francie et vous renvoyer comme moine tondu à Saint-Denis. »

[Sains Hubers fut banis hors de Franche par le trahitre Ebroien] Quant ly roy entendit chu, à pou qu'ilh n'issit [corr. Bo] de ses sens, car ilh creit les trahites menchongnes que ly faux Ebroien li dest, dont ilh n'estoit riens. Si at li roy commandeit à Ebroien que tantoist soit Hubers forbanis fours de Franche, et oisteis de leur loy et compangnie ; et Ebroien le fist proclameir fours de Franche banis, en teile manere com dit est. Mains quant les hauls barons le sorent, ilh en furent mult corochiés, et vinrent à sains Hubers, et li dessent porquoy ilh ne soy defendoit de si mortel trahison, et si presist grant venganche de cheli qui le roy avoit teilement infourmeit si senestement.

[Saint Hubert fut banni de Francie par le traître Ébroïn] Quand le roi entendit cela, il fut près de perdre la raison, car il croyait les mensonges du traître Ébroïn, qui ne reposaient sur rien. Le roi ordonna alors à Ébroïn de bannir immédiatement saint Hubert de Francie, et de l'exclure de leurs institutions et de leur compagnie. Ébroïn fit proclamer saint Hubert banni de Francie, comme cela a été dit. Mais quand les hauts barons le surent, ils en furent très irrités et vinrent demander à saint Hubert pourquoi il ne se défendait pas contre une trahison si dangereuse pour lui. Ils lui dirent de se venger de celui qui avait aussi faussement informé le roi.

[De sains Hubers] Quant sains Hubers les entendit, si respondit : « Barons, bien ay le poioir del [II, p. 343] prendre venganche d'on teile garchon, et de plus grant ; ilh est malvais et a paour qu'ilh ne soit par moy suppediteit, car ilh voit que cascon moy ayme et cascon le heit ; si at informeit le roy contre moy, je ne say comment ne de quoy, car onques ne li meffis por unc donnier. Or welhe estre obedien al roy, c'este monsangnour, et vuideray son paiis de Franche, et m'en yray demoreir en Austrie deleis mon cusin Pipin, le soverain prinche d'Austrie ; awec li demoray et le serviray com son chevalier. Mains s'ilh avient par aventure que je truve Ebroien, mult crueux vengancbe mon corps en prenderat. »

[Saint Hubert] Quand saint Hubert les entendit, il répondit : « Barons, j'ai bien le pouvoir de [II, p. 343] me venger d'un tel homme, et même de quelqu'un de plus important que lui. Il est malveillant et a peur d'être supplanté par moi, car il voit que tous m'aiment et que tous le haïssent. Il a mal informé le roi contre moi, je ne sais ni comment ni de quoi, car jamais je n'ai fait le moindre tort au roi. Cela dit, je veux obéir à mon seigneur. Je quitterai la Francie, pour aller habiter en Austrasie, près de mon cousin Pépin, qui est le prince souverain de ce pays. Je resterai avec lui et le servirai comme son chevalier. Mais si par hasard il m'arrive de retrouver Ébroïn, ma vengeance sera très cruelle. »

[Sains Hubers s'en alat demoreir deleis Pipin en Austrie] Atant est-ihl partis de Francie, si en allat vers Mez, où ihl trovat Pipin qui li fist grant fieste, et le tient deleis ly et l'amat bien.

[Saint Hubert s’en alla demeurer près de Pépin en Austrasie] Alors saint Hubert quitta la Francie et s'en alla à Metz, où il retrouva Pépin. Ce dernier lui fit grande fête, le garda à ses côtés et l'aima beaucoup [suite d'Ébroïn, II, p. 345].


 

B. An 654 = Myreur, II, p. 343b-345a

Un épisode édifiant de la vie de saint Lambert à Stavelot : sa pénitence au cours d'une nuit glaciale

[II, p. 343b] [Sains Lambers fist grant penanche à Stavelo al crois] A cel temps estoit en grant religion et maintenoit vie angelique en l'abbie de Stavelo sains Lambers, qui là dedens estoit ly uns des moynes. Si avient une nuit, qui fut en mois de novembre le XXVI jour l'an meismes deseurdit, avoient les moynes matines à XII lechons celle nuit. Si s'astoient aleis chauffeir et puis cuchier plus tempre ; ains demorat en sa ceyle devant une ymage en orison une grant pieche, puis s'asist en sa chaiier, et avoit si froid qu'ilh ne poioit riens tenir en ses mains.

[II, p. 343b] [Saint Lambert accomplit une grande pénitence à Stavelot près de la croix] En ce temps-là, saint Lambert était très religieux et menait une vie angélique en l'abbaye de Stavelot, dont il était un des moines. Il arriva qu'une nuit, le 26 novembre de l'année mentionnée plus haut [654], les moines, qui avaient à réciter les douze lectures des matines, étaient allés se mettre au chaud et se coucher plus tôt ; mais saint Lambert était resté un long moment dans sa cellule, en prière devant une image sainte, puis il s'était assis sur sa chaise. Il avait si froid qu'il ne pouvait rien tenir en mains.

Et là li avient que, enssi qu'ilh descachoit son soleir ou sa botte, ilh ne le poit tenir, ains chaiit fours de ses mains sour le planchier, et la botte, qui pesoit, frappat si fortement sour le planchier, qu'ilh fist unc gran son ou bruit, sique ons l'oiit par toutes les ceyles des altres moynes.

Alors, en détachant sa chaussure ou sa botte, il ne put la retenir. Elle tomba de ses mains sur le plancher et, comme elle était lourde, elle frappa le sol avec tant de force qu'elle produisit un bruit puissant qui fut entendu dans toutes les cellules des autres moines.

Et quant ly abbeis entendit chu, si dest en hault : chi qui avoit fait teile sons ou bruit, si alast oreir à la crois, en nom de pascienche et de satisfaction, et penitanche de faire teile frinte en dortoire.

Et quand l'abbé entendit ce vacarme, il dit à haute voix que celui qui avait fait ce bruit aille prier devant la croix, afin d'expier, de réparer et de faire pénitence pour avoir causé un tel vacarme dans le dortoir.

Adont sains Lambers, qui estoit de chu culpable, soy partit de sa ceyle et s'en alat à la crois oreir, qui seioit fors de l'engliese ; là orat sains Lambers, jusque tant que ons sonnat matines et que ons les oit chanteit, et fut descauz et estuet tant là, que ilh dest cent et XI psalmes de psaltier. Et ilh nyvoit tant fort, qu'ilh chaiit de nyve plus de X piés de hault ; mais onques ne chaiit sus sains Lambers et ne li fist grevanche, ne si ne chaiit à V piés tout altour de la crois.

Alors saint Lambert, qui était le coupable, sortit de sa cellule et s'en alla prier devant la croix qui se dressait hors de l'église. Il resta là à prier jusqu'à ce que l'on sonne et que l'on entende chanter les matines. Il était déchaussé et resta sur place le temps de réciter cent et onze psaumes du psautier. Il neigeait si fort qu'il tomba plus de dix pieds de neige ; mais elle ne fit aucun mal à saint Lambert, elle ne tomba jamais sur lui, elle ne tomba pas non plus sur un espace de cinq pieds autour de la croix.

Et quant matines furent chanteez, les moynes vinrent entour le feu chauffeir, et li abbeit at regardeit, si ne voit mie sains Lambers l'evesque, si demandat tantoist apres luy. Et Gombers de Maienche, uns des moynes, at respondut : « Sire, je croie que chu [II, p. 344] fut chis qui fist à nuit le frinte qui fut envoiés à la crois. » Quant l'abbeis entendit chu, si corit à la crois awec ses confreres tous confus, qui estoit en preial de l'enclostre faite al manere d'on peiron ; si trovarent qu'il estoit tant cheut de nyve, qu'ilh sourmontoit les plus grans. Adont dessent ypluseurs des moines : « Nos avons le proidhomme livreit al mort. »

Une fois les matines chantées, les moines allèrent se chauffer autour du feu. L'abbé regarda autour de lui, ne vit pas l'évêque saint Lambert et demanda aussitôt où il était. Et Gombart de Mayence, un des moines, répondit : « Seigneur, je crois que c'est lui [II, p. 344] qui a fait du vacarme pendant la nuit et qui a été envoyé prier devant la croix. » Quand l'abbé entendit cela, il courut avec ses confrères, tout confus, vers la croix dressée sur un bloc de pierre, comme un perron, dans le petit pré du cloître. Ils découvrirent que la neige tombée était si épaisse qu'elle dépassait la taille des plus grands. Alors plusieurs moines dirent : « Nous avons livré le saint homme à la mort. »

Adont fisent-ilh tant de palettes et de truveaux, qu'ilh vinrent à la crois, si trovarent sains Lambers qui là oroit devoltement. Quant li abbeit le veit, se le prist par le main et le levat sus, et li priat merchi de chu qu'ilh avoit envers luy teilement mespris ; mains sains Lambers jondit ses mains, et soy enclinat devers luy com son disciple. Puis le ramynarent les moynes en chantant la letanie, por chesti victoire de myracle que sains Lambers oit encontre le tempeste de la nyve.

Alors, après avoir longtemps manié pelles et truelles pour dégager la neige, ils arrivèrent à la croix et y trouvèrent saint Lambert, qui priait là dévotement. Dès qu'il le vit, l'abbé le prit par la main et le redressa, en lui demandant pardon de s'être tellement mépris sur lui. Mais saint Lambert joignit les mains et s'inclina devant lui comme un disciple. Ensuite, les moines le ramenèrent en chantant les litanies, suite à cette victoire miraculeuse de saint Lambert contre la tempête de neige.

[De peron de l’enclostre] Affin qu'ilh fut en perpetuel memoire, fut-ilh ordineit puisedit, en l'engliese de Liege, à mettre emmy le preiel del encloistre une crois al manere que ceste estoit, et ons true en escript oussi que les englieses, qui temporels justiche ont desous eaux, les mettent en leurs enclostres des teiles crois.

[Le perron du cloître] Afin que ce miracle soit perpétuellement dans les mémoires, il fut ordonné par la suite que l'on érige dans l'église de Liège, dans la cour intérieure du cloître, une croix semblable. On trouve aussi dans des textes que les églises qui sont chargées de la justice temporelle dressent de telles croix dans leurs cloîtres.

[De status de Stavelo] Ors deveis savoir promirement que ilh estoit ordineit, en chesti abbie de Stavelo, quiquoncques feroit chouses, apres chu que les moynes seroient cuchiés, qui les destoublast ne envoilast, tantoist ilh devoit alleir oreir à la monition del abbeit à une crois de marbre, faite al manere de unc peron, qui estoit fours de l'engliese à nuit chiel dedens le preiel de l'enclostre, et demoroit là tant qu'ilh seroit depart l'abbeit rappelleis. Et estoit chu ordineit por le raison de chu que les moynes estoient si religieux, que ilh ne dormoient onques se pau non, ains aloient presque tout la nuit par le dorteur en disant leurs orisons ; si estoient mult travelhiés. Et adont estoit ly dortoir de Stavelo fait sour une planchier, sique pou de chouse menoit grant frinte al cheioir.

[Le règlement de Stavelot] Maintenant, en premier lieu, vous devez savoir que dans cette abbaye de Stavelot, la règle était que quiconque, après le coucher des moines, ferait des choses qui les troubleraient ou les éveilleraient, aille aussitôt, sur l'ordre de l'abbé, prier devant une croix de marbre, dressée en plein air hors de l'église, comme un perron, dans le petit pré du cloître. Le coupable devait rester là jusqu'à ce que l'abbé le rappelle. Cela avait été prescrit parce que les moines étaient si religieux qu'ils ne dormaient jamais ou très peu, mais marchaient presque toute la nuit dans le dortoir en faisant leurs oraisons ; ils étaient très éprouvés. À cette époque, le sol du dortoir de Stavelot était un plancher et la moindre chose qui y tombait faisait beaucoup de bruit.

Mains sachiés que ly abbeit ne soit mie, quant sains Lambers fist le frinte, enssi com dit est, liqueis moyne ch'estoit, car s'ilh sawist que chu fust ly evesque sains Lambers, ilh l'awist rapelleit plus tempre qu’ilh ne le rapellast, car portant que sains Lambers avoit esteit evesque et l'estoit encor, et oussi qu'ilh estoit desquendus de si grant sanc, ilh ne le vosissent nient mettre en la correction teile com les altres moynes ; car ilh avoit esteit leur dyocesien et encors estoit, car les [II, p. 345] septes ans qu'ilh fut à Stavelo furent oussi bien compteis en termes de sa regnation, com les altres termes de devant ou apres.

Sachez aussi que, lorsque saint Lambert fit le vacarme dont il a été question, l'abbé ne savait pas quel moine en était le responsable. S'il avait su que c'était saint Lambert, il l'aurait rappelé plus tôt qu'il ne le fit. En effet, comme saint Lambert avait été et était encore évêque, et descendait aussi de sang fort noble, l'abbé n'aurait pas voulu lui imposer la même correction qu'aux autres moines. En fait, saint Lambert avait été et était encore l'évêque de leur diocèse ; en effet les sept années de son séjour à Stavelot aussi furent bien comptées dans les [II, p. 345] années de son règne, comme les autres périodes d'avant et d'après Stavelot.


 

C. An 655 = Myreur, II, p. 345b-347a

Mort d'Ébroïn, tué par Ermanfred - Son âme est emportée en enfer - Il est remplacé comme prévôt de Francie par Waratton, puis Berchaire -  Grâce aux combats épiques de nombreux barons (mort d'Aper, père de saint Lambert, exploits de saint Hubert),  Pépin II (ou le Gros ou de Herstal), déjà prévôt d'Austrasie, remporte la victoire sur le prévôt de Francie Berchaire et sur Thierry III - C'est la bataille de Tertry dans la Somme - Pépin conquiert aussi la prévôté de Francie et Thierry est relégué sans pouvoirs dans son palais - Désormais, Pépin contrôle et organise la Francie et l'Austrasie (trois palais de chaque côté) - Il épouse Plectrude, qui lui donne deux fils, Drogon et Grimoald.

[II, p. 345b] [L’an VIc et LV - Ebroien ochist sains Garin] Item, l'an VIc et LV fist Ebroien mettre à mort sains Garin, le frere sains Ligiere, si en furent les Franchois mult corochiés.

[II, p. 345b] [L’an 655 - Ébroïn tua saint Garin] En l'an 655, Ébroïn fit mettre à mort saint Garin, le frère de saint Léger, et les Francs en furent très fâchés.

[Ebroien fust ochis de Ermefroy] En cel an meisme encontrat Ebroien, entre Paris et Soison, unc conte qui fut nommeis Ermefroy qui de lynaige d'Acquitaine estoit issus. Et quant Ebroien le veit, si dest qu'ilh estoit de linaige d'Acquitaine, et por faire despit à Hubers ilh y morroit. Chis Ermefroy soy defendit mult bien, car ilh estoit bon chevalier et tant qu'ilh ochist Ebroien, et awec li trois chevaliers et VIII escuwiers qui estoient awec luy ; puis vint à Paris. Et quant les Franchois entendirent chu, si en furent mult liies, et awissent fais de Ermefroy prevoste, mains ilh estoit si navreis qn'ilh morut anchois VIII jours ; si fut mult plains, portant qu'ilh avoit delivreit Franche d'on mal tyran.

[Ébroïn fut tué par Ermanfred] En cette même année, Ébroïn rencontra, entre Paris et Soissons, un comte nommé Ermanfred, qui était issu du lignage d'Aquitaine. Quand Ébroïn le vit, il dit que, Ermanfred étant du lignage d'Aquitaine, il le tuerait pour montrer son mépris à Hubert. Mais Ermanfred se défendit très bien, car il était si bon chevalier qu'il tua Ébroïn ainsi que les trois chevaliers et les huit écuyers qui l'accompagnaient. Après cela, il se rendit à Paris. Les Francs, quand ils entendirent raconter cela, furent enchantés ; ils auraient fait d'Ermanfred leur prévôt, mais celui-ci était si gravement blessé qu'il mourut dans les huit jours. Il fut très regretté, ayant délivré la Francie d'un mauvais tyran.

[Les dyables emportarent l’arme Ebroien] Et, enssi que ons true en une hystoire approvée, quant ly tyran Ebroien fut mors, les dyables prisent son arme et l'emportarent aux infers la nuit. Quant Ebroien fut ochis, le jour devant avoit unc proidhomme à Lyon sus le Royne, qui fut nommeis Gervaise cuy Ebroien avoit fait les yeux creveir ; si estoit alleis sour la riviere del Ronne, en unc lieu que ons dist Barbarine, qui rendoit grasce à Dieu et disoit ses orisons, sicom ilh avoit aconstummeit ; si oiit mult grant bruit, se li sembloit que chu fussent navies qui montassent amont le Ronne. Adont dest Gervaise : « A cuy est la navie et où wet-ilh alleir ? » Et une vois ly respondit que chu estoient les malignes espires, qui emportoient l'arme de tyrant Ebroien, que Ermefroy de Soison avoit ochis, et le conduroient où ilh comparoit chu qu'ilh avoit forfait, car ilh estoit condampneis aux infers. Et chis sains Gervaise le peubliat par tout le paiis.

[Les diables emportèrent l’âme d'Ébroïn] Et, selon ce qu'on trouve dans une histoire avérée, quand le tyran Ébroïn fut mort, les diables prirent son âme et l'emportèrent la nuit dans les enfers. Le jour précédant le moment où Ébroïn fut tué, il y avait à Lyon sur le Rhône, un saint homme appelé Genès, à qui Ébroïn avait fait crever les yeux. Ce sage était allé sur le Rhône, en un lieu dit 'Barbarine', où il avait l'habitude de rendre grâces à Dieu et de réciter ses prières. Il entendit un très grand bruit et il lui sembla que des navires remontaient le Rhône. Alors Genès demanda : « À qui appartient ce navire et où veut-il aller ? » Et une voix lui répondit que c'étaient des esprits malins, qui emportaient l'âme du tyran Ébroïn, tué par Ermanfred de Soissons, pour le conduire là où il expierait ses forfaits, car il était condamné aux enfers. Voilà ce que fit savoir saint Genès dans tout le pays.

Genès (Genesius, ou Genès, ou Génis, ou Genêt), évêque de Lyon, est l'aumônier de sainte Bathilde, l'épouse du roi Clovis II. Aveugle, il n'a pas pu voir les diables emporter l'âme d'Ébroïn, mais il a entendu l'événement. On songera à l'épisode de II, p. 301, où saint Amand avait pu voir le combat qui s'était livré autour de l'âme du roi Dagobert, finalement sauvée par saint Denis. Le commentaire évoquait l'existence d'un motif assez courant.

En cel an fut des Franchois esluit I prevoste qui oit nom Warto, et fut ly frere Ermefroy qui avoit ochis Ebroien. Mains anchois qu'ilh awist regneit VIII jours, l'ochist Bertars qui estoit son genres, portant que Ermefroy son frere avoit ochis son oncle Ebroien ; puis acceptat chis Bertars le prevosteit. Mains les Franchois ne le porent ameir, portant que Ebroien fut son oncle.

Cette année-là [655], les Francs élurent un prévôt, dénommé Waratton, frère de l'Ermanfred qui avait tué Ébroïn. Mais il n'avait pas régné huit jours quand il fut tué par Berchaire, son gendre, parce que son frère Ermanfred avait tué son oncle Ébroïn ; ensuite, ce Berchaire accepta la prévôté. Mais les Francs ne purent l'aimer, parce que Ébroïn avait été son oncle.

Waratton et Berchaire : sur ces prévôts qui succédèrent à Ébroïn en Neustrie (Wikipédia propose un article sur Waratton et un autre sur Berchaire), on pourra voir notamment le Liber Historiae Francorum, § 47-48, p. 161-165, éd. Lebecq, ainsi que Frédégaire, Continuations, § 5-6, p. 209-211, éd. Devillers-Meyers. Après la mort de Berchaire dans le combat décrit dans la notice suivante, c'est Pépin qui deviendra maire du palais de Neustrie. Il s'agit de la bataille de Tertry (Testri-sur-Omignon, dans la Somme), dont « le récit, quelque peu fantastique, a pour objet de mettre en relief saint Hubert, évêque de Liège» (note de Bo, ad locum)

Adont s'avisarent les Franchois et prisent leur messagiers, si les envoiarent en Austrie al duc Pipin, [II, p. 346] et li mandarent salut et amisteit et qu'ilh venist en Franche, si encachast le faux Bertars, car ilh le rechiveroient à prevoste et ly paieroient tout chu qu'ilh despanderoit en la voie et en la guere.

Alors les Francs décidèrent d'envoyer leurs messagers en Austrasie, chez le duc Pépin [II, p. 346]. Après lui avoir transmis leur salut et leur amitié, ils lui demandèrent de venir en Francie et d'en chasser le fourbe Berchaire. Ils l'accueilleraient comme prévôt et lui payeraient tout ce qu'il dépenserait pour la route et la guerre.

Quant Pipin entendit la novelle, si fut mult liies, et assemblat tout son linage, car la prevosteit convenoit conquerre par forche d'amis. Si avoit-ilh Hubert d'Acquitaine awec luy qui portoit son baniere, et se y fut Aper, ly conte de Osterne le peire sains Lambers, ly dus de Lotringe, li dus d'Arden, ly conte de Namur, li dus de Campangne et pluseurs altres à privée masnie ; ilh n'avoient que XXm hommes qui valoient asseis.

En entendant cela, Pépin fut très satisfait. Il rassembla tout son lignage, car il ne pouvait conquérir la prévôté qu'avec les forces de ses amis. Il avait avec lui Hubert d'Aquitaine, qui portait son étendard ; il y avait aussi Aper, comte d'Osterne et père de saint Lambert, le duc de Lotharingie, le duc d'Ardenne, le comte de Namur, le duc de Champagne et beaucoup d'autres encore avec leur suite privée. Ils n'avaient que vingt mille hommes, mais très vaillants.

Quant chu entendit Bertars, qui agaitoit sour le chemyen Pipin por ochire à grant gens jusqu'à milhe homme, si retournat à Paris et vient al roy Thyris et ly dest : « Sires, vous gens ont mandeit Pipin, le fis Ansegis, et Hubier d'Acquitaine, por osteir vos et moy de nos sengnories. Se vos n'y metteis conselhe, vos esteis perdus. »

Quand Berchaire, qui, avec quelque mille hommes, guettait Pépin sur la route pour le tuer, apprit cela, il retourna à Paris et vint dire au roi Thierry : « Sire, vos sujets ont envoyé Pépin, le fils d'Anségisel, et Hubert d'Aquitaine, pour nous priver, vous et moi, de nos seigneuries. Si vous ne prenez pas de décision, vous êtes perdu. »

[Grant batalhe entre Pipin et le roy franchois] Adont jurat ly roy qu'ilh yroit contre Pipin, et, s'ilh le true, ilh l'ochirat. Si at assembleit XLm hommes et soy mist à le voie, et Bertars les conduisoit jusqu'en la vals de Soison, où ilh encontront Pipin ; tantoist qu'ilh les veirent, ilh les corurent sus. Adont brochat sains Hubers vers Bertars, qui venoit devant, et se sont si biens asseneis, que Bertars fut passeis tout oultre le corps et morut. Puis trait Hubers l'espée et si entrat en l'estour, et tous les altres se sont là assembleis ; là oit tant d'abatus aux lanches et de tueis d'espées, que del sanc auz mors coroit unc grant ris.

[Grande bataille entre Pépin et le roi de Neustrie] Alors le roi jura de marcher contre Pépin et de le tuer s'il le trouvait. Il rassembla quarante mille hommes et se mit en route. Berchaire les conduisit jusque dans la vallée de Soissons, où ils rencontrèrent Pépin. Dès qu'ils virent ses troupes, ils les attaquèrent. Alors saint Hubert avec sa pique fonça sur Berchaire, qui marchait en tête. Ils se portèrent tellement de coups que Berchaire mourut, le corps complètement transpercé. Saint Hubert tira ensuite son épée et entra dans la mêlée où tous les autres s'étaient rassemblés. Là les hommes abattus et tués à coups de lances et d'épées furent si nombreux que le sang des morts formait une rivière.

[Aper, li peire sains Lambers, fut ochis eldit batalhe] Adont ly conte Aper ochist Sabelin de Mommure et Sorbrais de Cartres, et jure Dieu, s'ilh encontre le roy Thiri, ilh l'ochirat. Enssi com ilh disoit chu, si vint ly roy Thyri qui regart le grant assart que ly conte Aper faisoit ; si tournat le fier de sa lanche vers li et brochat, et le fert en descovert, si le tue, et li passat sa lanche tout parmy le cuer. Pipin et sains Hubers et li dus de Lotringe en orent grant duelhe, et l'ont leveit et faite porteir aux tentes, et puis fut raporteis à Treit, affin que sains Lambers, son fis, le voie.

[Aper, le père de saint Lambert, fut tué dans cette bataille] Alors le comte Aper tua Sabelin de Monmure et Sorbrais de Chartres, et jura par Dieu que s'il rencontrait le roi Thierry, il le tuerait. Et tandis qu'il disait cela, le roi Thierry arriva et vit le grand carnage accompli par Aper. Thierry tourna vers Aper le fer de sa lance, le frappa à découvert et le tua en lui transperçant le coeur. Pépin, saint Hubert et le duc de Lotharingie en furent très affligés. Ils le soulevèrent et le firent porter dans les tentes ; puis, Aper fut ramené à Maastricht afin que son fils, saint Lambert, puisse le voir.

[De sains Hubers, la grant proieche qu’ilh fist et desconfist les Franchois]] Sains Hubers soy fiert en l'estour, si at ochis Julien le conte de Savoie, et Henris de Sains-Amant, et at reculeis les Franchois jusqu'à roy Thyris qui ochioit les Allemans [II, p. 347] fortement. Sains Hubers vint à ly, et tout emmy ses gens l'aert par le coroie et le tires fours de la selle de cheval, se le met devant luy sour son cheval, et l'enporte enssi com une enfant. Quant Franchois veirent chu, si s'enfuirent tous, et là furent-ilh desconfis. Et Hubers li dest en halt : « Sires, vos esteis en ma puissanche, mains vos n'areis male de moy, car vos aveis esteit senestrement infourmeis contre moy par les trahitres, et moy banist de Franche à tort, car vraiement je ne meffis et ne cachay onques vers vos fours que loialteit. »

[Saint Hubert accomplit une belle prouesse et défit les Francs] Saint Hubert s'engagea dans le combat ; il tua Julien, le comte de Savoie, et Henri de Saint-Amand, puis fit reculer les Francs jusqu'au roi Thierry, qui tuait les Allemands [II, p. 347] en grand nombre. Saint Hubert vint vers le roi au milieu de ses gens, l'empoigna par la courroie de son cheval, l'arracha de sa selle, le plaça devant lui sur son propre cheval et l'emporta comme un enfant. Voyant cela, tous les Francs s'enfuirent, vaincus. Et Hubert lui dit à haute voix : « Sire, vous êtes en mon pouvoir, mais je ne vous ferai subir aucun mal. Des traîtres vous ont dit des mensonges contre moi et c'est à tort que vous m'avez banni, car en vérité je n'ai rien fait de mal et je n'ai jamais éprouvé pour vous que de la loyauté. »

[Pipin fut prevoste de Franche] Et enssi s'en alarent à Paris. Si fut fais Pipin prevoste, et regnat XXVIII ans. Enssi fut-ihl prevoste de Franche et prinche d'Austrie ; si estudiat del faire l'honour et le profit de ses dois rengne. Si fut ly roy mis en son palais, et fut ordineit que jamais ne monteroit à cheval, se chu n'estoit por alleir joweir aux champs ou aux bois. Et fut à Pipin chargiet toute la gubernation d'Austrie et de Neustrie ; si les governat mult bien et avoit jà esteit prinche d'Austrie dois ans.

[Pépin fut prévôt de Neustrie] Ils s'en allèrent ainsi à Paris. Pépin devint prévôt et gouverna durant vingt-huit ans. C'est ainsi qu'il fut prévôt de Neustrie et prince d'Austrasie ; et il s'appliqua à honorer et à développer ses deux domaines. Le roi fut installé dans son palais, et il ne fut plus autorisé à monter à cheval, sinon pour aller se divertir dans les champs et les bois. C'est Pépin qui fut chargé de tout le gouvernement de l'Austrasie et de la Neustrie. Et il les dirigea très bien, ayant déjà été prince d'Austrasie pendant deux ans.

[Des III palais de Franche] Adont ordinat Pipin trois palais en Franche, por tenir ses jugemens des besongnes de Franche, assavoir : Laon et Soison, et le thier por tenir le court de ses barons as sollempniteis, et chis fut à Paris.

[Les trois palais de Neutrie] Alors Pépin, pour gérer les affaires de Neustrie, y organisa trois palais : un à Laon, un autre à Soissons, et le troisième à Paris pour y tenir la cour de ses barons lors des solennités.

[Des III d’Austrie] Apres ilh en fist trois en le royalme d'Austrie, ly unc en la citeit de Mes pour sa court, et les dois altre, por jugier, à Jupilhe et en casteal de Chievremont. Apres, ilh fist mult de biens aux Franchois, et si amat sainte Engliese et fut vray cristien.

[Les trois palais d’Austrasie] Après il en organisa trois dans le royaume d'Austrasie, l'un dans la ville de Metz, pour y tenir sa cour, les deux autres à Jupille et au château de Chèvremont, pour y traiter les affaires judiciaires. Après, il fit beaucoup de bonnes choses pour les Francs, aima la Sainte-Église et vécut en vrai chrétien.

[Plectris, la femme Pipin] Chis Pipin oit à femme une valhant damme qui fut nommé Plectris, et fut la filhe Renier, le duc de Suaire ; si en oit II fis, Drogh et Grimoars, qui furent bons chevaliers.

[Plectrude, la femme de Pépin] Ce Pépin épousa une dame de grand mérite, nommée Plectrude. Elle était la fille de Renier, duc de Souabe ; il en eut deux fils, Drogon et Grimoald, qui furent de bons chevaliers.

Adont commenchat Pipin à regneir mult poissammen, et commenchat à regneir et à examineir toutes les defaultes des II rengnes, et chevalchoit partout.

Alors Pépin commença à exercer avec grande autorité le pouvoir d'un monarque et il chevaucha partout pour relever tout ce qui faisait défaut dans les deux royaumes.

[Plandris relevat le conteit d’Osterne] Si avient que, en chesti an meisme, relevat de Pipin la conteit d'Osterne Plandris, ly frere sains Lambers ; et fist-ons les exeques de conte Aper, si y fut sains Lambers.

[Plandris reçut le comté d’Osterne] Il se fit que cette même année [655], Plandris, le frère de saint Lambert, reçut de Pépin le comté d'Osterne, et qu'on célébra les obsèques du comte Aper, en présence de saint Lambert.

 

Plandris devient donc ainsi comte de Looz. C'est la première mention d'un personnage qui jouera un grand rôle dans la suite (II, p. 363, 371, 383, 391, 416-419, p. 436) et qui figure aussi dans la Geste de Liège (vers 10.226-10.250 ; 11.377-11.382 ; 11.683-11.687 ; 11.813-11.832 ; 12.474-12.483). Comme on ne le trouve mentionné nulle part ailleurs, il doit avoir été inventé par Jean d'Outremeuse.


 

D. Ans 655-657 = Myreur, II, p. 347b-350a

Pépin rencontre à Avroy, tout près de Fragnée, Alpaïde, la soeur de Dodon, dont il tombe amoureux fou et qu'il installe à Jupille, laissant à saint Hubert la charge des affaires de Francie, comme prévôt - [Insertion des papes Vitalien et Dieudonné II] - Pépin tue Pharamond, évêque intrus de Maastricht, et réinstalle saint Lambert qu'il a été rechercher à Stavelot - Il emmène à Paris Alpaïde dans un char où est conçu leur fils, le futur Charles Martel - Cet enfant sera confié, par prudence, à sainte Begge, abbesse d'Andenne

 

Pépin et Alpaïde

[II, p. 347b] [Pipin prist Alpais - De Frangnée] En cel an, en mois d'octembre, alloit chevalchant Pipin parmy le bois où Liege siiet ; et ly dyable le conduisoit, car ilh se prist à Iynaige Ebroien si fortement, que sains Lambers en fut murdris, sicom vos oreis.

[II p. 347b] [Pépin prit Alpaïde - Fragnée] Cette année-là [655], au mois d'octobre, Pépin chevauchait dans le bois où se trouve Liège ; c'est le diable qui le guidait, car il s'en prit si fort au lignage d'Ébroïn que saint Lambert en fut assassiné, comme vous l'entendrez (II, p. 367-371).

 Et tout promirs vos dis que Pipin estoit mariés, sicom je ay dit desus, et estoit li plus saige hons de monde ; si li bestournat son sens, car enssi qu'ilh ilh ilh [II, p. 348] passoit solonc la riviere de Mouse, por aleir à une vilhete que ons nommoit adont et encors le nom-ons Frangneez - et fut enssi nommée apres le prinche Frangnut de Hersterpe qui fut messeaz - si avoit là esluit son habitation, portant qu'ilh estoit pres de douche aighe riviere, et de bois, et de bon aire.

Je vous rappelle d'abord - je l'ai dit plus haut - que Pépin était marié. C'était l'homme le plus sage du monde mais il perdit son bon sens un jour qu'il [II, p. 348] longeait la Meuse pour se rendre dans un village qu'on appelait alors Fragnée et qui s'appelle encore ainsi. Ce village devait son nom au prince Frangnut de Hersteppe, qui était lépreux. Ce Frangnut avait choisi d'habiter là parce qu'il y trouvait une agréable rivière, des bois et du bon air.

Frangnut : « Toujours le système d'inventer un personnage pour expliquer le nom d'une localité. Ici c'est pour Fragnée, et quelques lignes plus loin pour Condroz et Avroy » (note de Bo, ad locum).

[De Condros] Chis Frangnut oit unc fis qui fut nommeis Condresien, qui fut sire de Herstepe et le nommat Condros, solonc son nom. El oit une filhe chis Frangnut qui oit nom Avrotine, laqueile Dodo, le frere Guyon le sire de Molins, oit à femme.

[Condroz] Ce Frangnut avait un fils, nommé Condrésien, qui fut seigneur de Hersteppe et appela le pays Condroz, d'après son nom à lui. Ce Frangnut avait une fille, nommée Avrotine, qui épousa Dodon, le frère de Guy, seigneur de Molin.

[De Avroit - De Alpais] Et edifiat asseis pres de Frangnée une vilhete que ilh nomma Avroit, solonc le nom de sa femme deseurdit. Mains al temps que je dis estoit morte Avroitine, le femme Dodo ; si avoit mis demoreir deleis ly sa soreur que ons nommoit Alpais, qui estoit la plus belle femme c'on sawist à cel temps troveir. Celle veit Pipin en passant parmy Avroit, et oussitoist qu'ilh le veit, ilh l'annamat si fort, par sa grant bealteit et par l'ennortement de dyable, que à poine que ilh ne forsennoit.

[Avroy - Alpaïde] Tout près de Fragnée, Frangnut construisit un village qu'il appela Avroy, du nom de sa femme mentionné ci-dessus. Mais au temps dont je parle, Avrotine, la femme de Dodon était morte et Dodon avait fait venir près de lui sa soeur, nommée Alpaïde. C'était la plus belle femme que l'on pouvait trouver à cette époque. Pépin, passant à Avroy, la vit et, aussitôt qu'il la vit, devant sa grande beauté et poussé par le diable, il en tomba amoureux au point d'en devenir presque fou.

[Coment Pipin vint à Alpays] Apres, retournat Pipin à chevalier Dodo et li dest que s'ilh ly voloit livreir sa soreur com sa sourgant - car ilh avoit femme esposée - ilh li donroit tant d'or et d'argent qu'ilh seroit riche hons, et li donroit le tregut des neis qui là passoient. Tant fist Pipin que Dodo, qui n'estoit mie riche, s'acordat à ly, et le laisat à la nuit entreir en la chambre sa soreur. Si soy cuchat Pipin awec lée ; mains je ne sçay se chu fut de son greit ou nom. Et demorat là Pipin V mois, et mandat tantoist à Hubers, conte de Paris, qu'ilh governast la privosteit por ly, car ilh estoit dehaitiés et gisoit à Avoit portant qu'ilh y avoit bonne aire.

[Pépin vint retrouver Alpaïde] Alors, Pépin revint chez le chevalier Dodon et lui dit que s'il acceptait de lui laisser sa soeur comme concubine - car il avait une épouse légitime -, il lui donnerait tant d'or et d'argent qu'il deviendrait un homme riche et qu'il lui donnerait aussi les redevances des bateaux qui passaient là. Pépin insista tellement que Dodon, qui n'était pas riche, se mit d'accord avec lui et le laissa entrer la nuit dans la chambre de sa soeur. Et Pépin coucha avec elle ; mais je ne sais pas si c'était ou non avec son accord. Pépin resta là durant cinq mois et chargea aussitôt Hubert, comte de Paris, de diriger la prévôté à sa place, car il était très bien accueilli et restait à Avroy, où l'air était bon.

[Sains Hubers governe Franche] Adont commenchat sains Hubers à governeir Franche, enssi com prevoste.

[Saint Hubert dirige la Neustrie] Alors saint Hubert commença à gouverner en Neustrie, comme prévôt.

[Alpays s’en alat à Jupilhe] Et quant Pipin oit tant demoreit deleis Alpays - qui l'avoit si fort ennameit que Pipin s'acordoit à tout chu que ilh voloit et Alpaiis à chu que Pipin voloit faire - adont, vint Pipin à Jupilhe, si fist apparelhier une nave et le fist emmeneir à Avroit, sy fist mettre dedens Alpaïs et mener à Jupilhe, sour l'an VIc (corr. de Vc) et LVI, en mois de may. Et là demorat Alpays, qui tenoit Pipin en sa corde plus fort loiiés [II, p. 349] que en une ceppe de piés et de mains. Pipin chevalchoit à Paris et en Austrie, quant ilh voloit ; mains plus sovent ilh est à Jupilhe deleis Alpaïs que altre part.

[Alpaïde alla à Jupille] Pépin resta longtemps auprès d'Alpaïde. ils s'aimaient tellement que Pépin était d'accord avec tout ce qu'elle voulait, et Alpaïde avec tout ce que lui voulait. Un jour, Pépin alla à Jupille, équipa un bateau, l'amena à Avroy, y fit monter Alpaïde et la conduisit à Jupille, en mai de l'an 656. Et Alpaïde resta là, tenant Pépin lié plus étroitement à elle [II, p. 349] que les doigts d'une main ou les orteils d'un pied. Pépin chevauchait entre Paris et l'Austrasie quand il le voulait, mais il était plus souvent à Jupille qu'ailleurs, auprès d'Alpaïde.

La Papauté : Vitalien (657-672 n.è.) et Dieudonné II (672-676 n.è.)

En cel an envoiat li pape Vitalien el citeit de Cantorbie, qui siet en Engleterre, unc grant clerc grigois, qui oit nom Theodolien por eistre evesque ; lyqueis evesque fist à son temps unc libre de penitanche, qui fut sy discretement distingueis par le maniere singuleir desqueis ilh faite mention en droit canon.

Cette année-là [656], le pape Vitalien envoya un grand clerc grec, nommé Théodore (de Tarse) dans la cité de Cantorbéry, en Angleterre, pour qu'il en soit l'évêque. En son temps, ce Théodore écrivit  un livre sur la pénitence, qui fut très remarqué, vu la manière singulière dont il en est fait mention dans le droit canon.

[Dieudonneit, li LXXXe pape] En cel an, le XIIIIe jour de septembre, morut ly pape Vitalien : si fut ensevelis en l'engliese Sains-Pire, et vacat li siege XI jours. Apres, fut consacreis à pape ly cardinal de Prenestre, qui fut nommeis Dieudonneit, li secon de chis nom ; et tient le siege II ans et III mois el XIIII jours. Et fut de la nation de Romme, fis d'on chevalier qui oit nom Juviniain. Et Martin dist que che fut li fis d'on moyne qui fut nommeis Juviniain, et qu'ilh tient le siege IIII ans II mois et V jours, et que li siege vacat, anchois qu'ilh fust esluys, IIII mois et XV jours.

[Dieudonné II, 80e pape] Cette année-là [656], le quatorze septembre, mourut le pape Vitalien, qui fut enseveli dans l'église Saint-Pierre. Le siège resta vacant onze jours. Ensuite fut consacré pape, le cardinal de Préneste, sous le nom de Dieudonné, le second de ce nom. Il occupa le siège deux ans, trois mois et quatorze jours. Il était Romain, fils d'un chevalier portant le nom de Jovinien. Martin dit qu'il était le fils d'un moine, nommé Jovinien, qu'il occupa le siège durant quatre ans, deux mois et cinq jours, et qu'avant son élection, le siège resta vacant quatre mois et quinze jours.

Pépin élimine l'intrus Pharamond et rétablit saint Lambert sur son siège

[L’an VIc et LVII] Item, l'an VIc et LVII, vinrent les canoynes et les nobles barons de Treit à Jupilhe, et priarent al duc Pipin qu'ilh les vosist delivreir d'on faux tyrant qui avoit VII ans tenut l'evesqueit de Tongre contre raison, et estoit cusins à Ebroien qui avoit priveit Lambers, leur drois evesque, qui estoit reclus à Stavelo, qui estoit fis à bon conte Aper d'Osterne, qui avoit esteit ochis à Soison awec Pipin et à son ocquison. Quant ly dus Pipin entendit chu, si dest que ly conte Aper l'avoit loialment servit et aidiet, et por l'amour de ly seroit son fis remis en son siege.

[L’an 657] En l'an 657, les chanoines et les nobles barons vinrent de Maastricht à Jupille et prièrent le duc Pépin d'accepter de les délivrer d'un faux tyran, qui avait occupé l'évêché de Tongres pendant sept ans contre toute raison. Il s'agissait du cousin d'Ébroïn qui avait privé de sa charge leur évêque légitime, Lambert, actuellement reclus à Stavelot. Ce Lambert était le fils du bon comte Aper d'Osterne, tué à Soissons lors du combat entre Pépin et Thierry III. Quand le duc Pépin entendit cela, il se dit que le comte Aper l'avait loyalement servi et aidé, et que pour l'amour de lui, son fils serait rétabli sur son siège.

[Pipin jettat Pharamont en Mouse] Adont vint Pipin à Treit et prist l'intruys evesque Pharamont : se ly dest que, por l'amour de Ebroien ilh le feroit sires de Mouse, car ilh le naieroit. Et enssi le fist-ilh, car ilh le jettat en Mouse jus de pont de Treit à ses propres mains.

[Pépin jeta Pharamond dans la Meuse] Alors, Pépin se rendit à Maastricht et saisit Pharamond l'évêque intrus. Il lui dit que, par amour pour Ébroïn, il ferait de lui le seigneur de Meuse, car il l'y noierait. Et c'est ce qu'il fit : du haut du pont de Maastricht, il le jeta de ses propres mains dans la Meuse.

[Pipin ramenat sains Lambers de Stavelo à Treit à XLIX cens chevals] Puis ralat quere sains Lambers à Stavelo, si le ramena à Treit à XLIX cens chevals ; por la grant bonteit que Pipin avoit troveit en conte Aper, avoit-ilh assembleit tous les hauls barons d'Austrie. Puis le remist en son siege, et fut corochiet de chu que ons ly avoit tant celleit, car ilh vosist que ons ly awist dit tant qu'il [II, p. 350] fut prinche d'Austrie, car ilh l'awist remis en son siege tantoist, por faire à Ebroien plus grant despit.

[Pépin ramena saint Lambert de Stavelot à Maastricht avec 4.900 chevaux] Ensuite, Pépin alla rechercher saint Lambert à Stavelot et le ramena à Maastricht avec 4.900 chevaux. Vu la grande bonté que Pépin avait trouvée chez le comte Aper, il avait rassemblé tous les hauts barons d'Austrasie. Pépin rétablit alors saint Lambert sur son siège. Il était irrité qu'on lui ait si longtemps caché cette affaire. Il aurait voulu en être averti quand [II, p. 350] il était devenu prince d'Austrasie, car il aurait alors immédiatement rétabli saint Lambert sur son siège, pour manifester plus de mépris envers Ébroïn.

Naissance et éducation de Charles Martel (né vers 688 n.è. - mort en 741 n.è.)

[Pipin emenat awec li Alpaiis à Paris] En cel an s'en alat Pipin à Paris, por tenir là court ovierte à la Pentochoste ; si emenat Alpaïs awec ly, car partout où ilh alloit le menoit-ilh awec li, se chu n'estoit en gueres, si fort l'amoit-ilh. Et en fut avoigliés ly roy Thyris awec sa royne, car ilhs ly fisent grant fieste, portant qu'elle estoit cusine à Ebroien jadit.

[Pépin emmena Alpaïde avec lui à Paris] Cette année-là [657], lorsque Pépin se rendit à Paris, pour y tenir cour ouverte à la Pentecôte, il emmena Alpaïde avec lui. Il l'aimait tellement qu'il l'emmenait partout avec lui. Le roi Thierry et la reine furent éblouis (par sa beauté) et lui firent grande fête, parce qu'elle était la cousine d'Ébroïn.

[Charle fut enssi nomeis portant qu’ilh fut engenreis en unc char] Apres la court, fist faire li dus Pipin unc gran chair si noble et si gran, que ons n'avoit onques veyut le parelhe en Franche ; en queile chair ilh alloit partout le royalme et awec ly Alpays, et por son amour estoit chu fait. Et, en allant par le paiis, cognut Pipin charnelement sa sorgante Alpaiis dedens chesti chair, si engenrat en lée unc enfant marle qui fut nommeis à sains fons Charle, portant qu'ilh avoit esteit engenreis en char.

[Charles fut nommé ainsi parce qu'il fut engendré dans un char] Après cette réunion, le duc Pépin fit construire un char très noble et très grand, comme on n'en avait jamais vu en Francie. Avec ce char, il allait partout dans le royaume accompagné d'Alpaïde, pour l'amour de qui il l'avait fait construire. Et, en parcourant le pays, Pépin connut charnellement sa concubine dans ce char et engendra en elle un enfant mâle, qui fut nommé sur les fonts Charles, parce qu'il avait été engendré dans un char (cfr G.L., vers 9497-9517)

Engendré dans un char : « La légende rapportée par Jean d'Outremeuse s'applique à Charles Martel : elle  fait partie, dans d'autres récits, de la tradition qui concerne Charlemagne et a pu, originairement, être attribuée au petit-fils aussi bien qu'au grand-père. » Cette citation est tirée de L. Michel, Les légendes épiques carolingiennes, Bruxelles, 1935, p. 141-142, dont on verra (p. 141-145) l'ensemble de la discussion sur les formules in carro natus et engenreis en char, traduisant l'une et l'autre la notion d'illégitimité.

[Sainte Beghe nurist à Andenne l’enfant Karle] Quant ly enfes fut neis et baptisiés, si l'envoiat Pipin en Andenne à sa meire sainte Beghe, qui estoit abbesse d'Andenne et l'avoit esteit depuis que son marit Ansegis fut trespasseis.

[Sainte Begge éleva l’enfant Charles à Andenne] Quand l'enfant fut né et baptisé, Pépin l'envoya à Andenne, à sa mère sainte Begge, qui y était abbesse depuis le décès de son mari Anségisel.

Et deveis savoir que Pipin mist son enfant à Andenne, por le dobtanche de sa femme Plectris et de ses II fis, auxqueis Alpays estoit accusée ; si ne wot mie que ilhs le metissent à mort secreement. Et ilh avoit droit, car Charle Marteile - enssi estoit son sournom - par unc myracle que Dieu demonstrat par ly à Andenne, enssi com vos oreis chi apres, chis Charle Marlel fut ly miedre bastars que fut onques en monde, dont ons sache parleir.

Vous devez savoir que Pépin envoya son enfant à Andenne, parce qu'il craignait sa femme Plectrude et ses deux fils, qui lui reprochaient Alpaïde. Pépin ne voulait pas qu'ils mettent secrètement cet enfant à mort. Et il avait raison, car ce Charles Martel - tel était son surnom - par un miracle que Dieu manifesta par son intermédiaire à Andenne, comme vous l'apprendrez ci-après (cfr II, p. 355), fut le meilleur bâtard au monde, dont on puisse parler.


[Texte précédent II, p. 331b-341a]   [Texte suivant II, p. 350b-356a]