Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 314b-323a

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2023)

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LES MÉROVINGIENS - L'ÉVÊCHÉ DE TONGRES - STAVELOT - LES PERSES ET LA VRAIE CROIX - LA PAPAUTÉ

Ans 626-632

 

A. Ans 626-628 = Myreur II, p. 314b-319a : Sigebert III d'Austrasie, sur le conseil de saint Remacle, fonde abbayes et paroisses - Saint Remacle fonde Malmédy et Stavelot - Il laisse son évêché à saint Théodard, pour se retirer à Stavelot - Grande prospérité de Stavelot, à la mort de saint Remacle en 690

 

B. Ans 628-631 = Myreur II, p. 319b-321a : Héraclius et Chrosoès - La Vraie Croix

 

C. An 632 = Myreur II, p. 321b-323a : Événements divers : Clovis II, devenu fou, dépouille l'église Saint-Denis - Des liens généalogiques plutôt compliqués  (notamment Blitilde, Ansbert, Arnould, Anségisel, Boggis duc d'Aquitaine et Boggis prince d'Aquitaine, sainte Ode, sainte Begge, Pépin II, etc.) - Des papes : le généreux Honorius - Séverin I - Jean IV - etc.

 


A. Ans 626-628 = Myreur II, p. 314b-319

Désirant un enfant, Sigebert III d'Austrasie, sur le conseil de saint Remacle, fonde de nombreuses abbayes et paroisses - Saint Remacle fonde Malmédy (expulsion des diables, apparition de sources minérales, fondation d'un oratoire) - Saint Remacle fonde l'abbaye de Stavelot - Saint Remacle, très regretté par son peuple, laisse son évêché à saint Théodard, pour se retirer à Stavelot - Grande prospérité de Stavelot, à la mort de saint Remacle en 690 - Papolenus, maître de l'ordre de Saint-Benoît, devient moine à Stavelot - Mort de saint Remacle - Translation de ses restes

Désirant un enfant, Sigebert III d'Austrasie, sur le conseil de saint Remacle, fonde de nombreuses abbayes et paroisses

[II, p. 314b] [Par sains Remacle furent fondée IX paroches et XII abbies] De chu nos tairons, si revenrons à nostre matere. En l'an meisme deseurdit commenchat ly roy Sygibert d'Austrie, par le conselhe sains Remacle, à fondeir englieses parochials IX en son royalme et XII abbies, et les doyat de grandes possessions heretaibles. Et chu faisoit-il, affin que Dieu li vosist envoier fruit de son corps, car ilh ne poioit avoir enfant. Adont fut annunchiet al roy Sigibert, par le Sains-Esperit, que ilh auroit I fis, quant ilh seroient passeit ortant de mois, com d'englieses parochials et d'abbie qu'ilh avait faire fondeit, assavoir XXI mois, liqueis enfés auroit asseis assofrir et à faire por les trahitres. Et deveis savoir que des XII abbies fut la promier en la vilhe de Ventreshoven de noires moynes, et là-meismes unc de gris moynes et II de nonnains. Item, en la vilhe de Cassecongide IIII, dois de noires moynes et II de gries nonnains.

[II, p. 314b] [Onze paroisses et douze abbayes furent fondées par saint Remacle] Nous ne dirons plus rien au sujet de Saint-Trond et reviendrons à notre matière. En l'année signalée ci-dessus [626], le roi Sigebert d'Austrasie, sur le conseil de saint Remacle, se mit à fonder dans son royaume neuf églises paroissiales et douze abbayes, qu'il dota de grandes propriétés héréditaires. Et il faisait cela pour que Dieu veuille bien lui envoyer 'un fruit de son corps', car il ne pouvait pas avoir d'enfant. Alors le Saint-Esprit fit annoncer au roi Sigebert qu'il aurait un fils quand se seraient écoulés autant de mois que le nombre d'églises paroissiales et d'abbayes qu'il aurait fondées, à savoir vingt-et-un mois. L'enfant aurait beaucoup à souffrir et à agir à cause de traîtres. Et sachez que des douze abbayes, la première, de moines noirs, fut fondée à Wintershoven, ainsi qu'une abbaye de moines gris et deux abbayes de nonnes. De même, dans la ville de Cugnon, il y eut quatre abbayes, deux de moines noirs et deux de nonnes grises.

Moines noirsnom donné aux bénédictins de Cluny dont l'habit était de couleur noire. Les Cisterciens furent appelés « moines gris » au commencement de leur institution, puis « moines blancs ». Les premiers apparaissent au début du Xe siècle, les seconds à la fin du XIe.

[L’an VIc et XXVI] Item, les altres quattres à Colongne, dois de noires moynes et II de nonains, et [II, p. 315] toutes en l'honneur de Dieu, de la benoite Virge Marie et de sains Pire et sains Poul, apostles, et de sains Johans ewangeliste.

[L’an 626] Les quatre autres abbayes furent fondées à Cologne, deux de moines noirs, et deux de nonnes, [II, p. 315] toutes en l'honneur de la bienheureuse Vierge Marie, des apôtres saint Pierre et saint Paul, et de saint Jean, l'évangéliste.

Item, des IX englieses parochials en oit trois à Collongne, trois à Mes en Loheraine et trois à Trive, et toutes en l'honneur de sains Pire, sains Poul et sains Andrier, assavoir de cascon trois et en cascon citeit dez III noms. Item, en cel an meismes, assavoir Vc et XXVI, ly evesque sains Remacle impetrat al roy Sygibert auctoriteit del fondeir encors des altres abbies, et ly roy ly abandonnat son pays et sa terre en tous lieu où mies li plaisoit del faire, et li abandonat son tresour por ses englieses à édifiier et doier.

 Des neuf églises paroissiales, il y en eut trois à Cologne, trois à Metz en Lorraine, et trois à Trèves, toutes en l'honneur de saint Pierre, de saint Paul et de saint André, les trois noms étant honorés dans chaque cité. Et cette même année, c'est-à-dire en 626, l'évêque saint Remacle obtint du roi Sigebert l'autorisation de fonder encore d'autres abbayes. Le roi lui offrit, dans son pays et sa terre, tous les endroits où il lui plaisait de construire, et il lui permit de puiser dans son trésor pour édifier et doter ses églises.

Saint Remacle fonde Malmédy (expulsion des diables, apparition de sources minérales, fondation d'un oratoire)

[Sains Remacle fondat Mamedie] Quant sains Remacle entendit chu, si fut mult lies et n'arestat se vient en Ardenne, en unc desert lieu où ilh avoit unc waste lieu plains de palus, croliches et aultres chouses diverses, et plains de montangnes mervelheux. Et avoient en chis lieu jadit habiteit des Sarasins ydolatres ; si avoit là mult de leurs ydolles et de leurs ymagenes, sicom Dyanes et altres ydolles dyaboliques qui estoient faites de pires pollies noblement, qui portoient diverses signes et rendoient encors response aux gens, quant sains Remacle vient là.

[Saint Remacle fonda Malmédy] Quand saint Remacle entendit cela, il fut très content et, sans tarder, vint en Ardenne, dans un lieu désert où se trouvait une vaste plaine faite de marécages, de marais et de diverses autres choses, un endroit qui comptait beaucoup de collines fort belles. En ce lieu avaient vécu jadis des païens idolâtres ; il y avait là beaucoup de leurs idoles et de leurs images, telles Diane et autres figures diaboliques, faites de pierres soigneusement polies, qui portaient divers signes et répondaient encore aux gens.

[Sains Remacle encachat les dyables] Adont s'avisat sains Remacle et fist à Dieu son orison de cuer et de volenteit teilement, que, oussitoist qu'ilh oit aconjureit ches dyables et que ilh oit fait le signe de la crois sus la terre, tous les dyables s'enfuirent et relenquirent le lieu. Adont prist sains Remacle del aighe qu'ilh consecrat, et se l'espandit parmy le lieu ; et tantoist, par le myracle de Dieu, li lieu soy netiat et mondat par li meismes de toutes ordures.

[Saint Remacle chassa les diables] Alors saint Remacle réfléchit et pria Dieu avec tellement de coeur et d'insistance que, dès qu'il eut maudit ces diables et fait le signe de la croix sur le sol, tous abandonnèrent les lieux et s'enfuirent. Alors saint Remacle prit de l'eau, la bénit, et la répandit par terre : aussitôt, par un miracle de Dieu, le lieu de lui-même se nettoya et se purifia de toutes ordures.

[Des poisons] Et quant sains Remacle veit le lieu enssi mondiiet beal et plaisant, et bien profitable por proidhommes useir leur vie competemment, ilh fist dedens les pires sculpteir le signe de la crois, affin que les malignes esperis ne revenissent mie illuc, et emplit les crois de plonc, affin que les malignes esperis ne revenissent plus et que ilh ne remplissent de ordures. Et adont apparurent iIIuc mult de bonnes fontaines, qui grant medecines font et portent aux malaides de diverses malaidies. Et s'en apparut à cel jour meismes en pluseurs altres lieu teiles virtueux fontaines, si les nome-t-ons puysons.

[Des sources minérales] Quand saint Remacle vit cette zone ainsi purifiée, belle, plaisante et bien utile pour permettre à des hommes sages d'y passer leur vie convenablement, il fit sculpter sur les pierres le signe de la croix pour empêcher les esprits malins d'y revenir et il remplit ces croix de plomb pour empêcher d'y déverser des ordures. Alors apparurent à cet endroit de nombreuses fontaines très salutaires, produisant de grands remèdes à l'intention des gens atteints de diverses maladies. Et ce même jour apparurent ailleurs, en plusieurs autres lieux, des fontaines miraculeuses, nommées pouhons.

Un pouhon (en liégeois) est une source minérale ferrugineuse naturellement gazeuse. Ceux de la ville de Spa ont fait la réputation de la ville (Wikipédia).

Puis edifiat sains Remacle iIIuc unc oratour de noires moynes, et portant que ilh l'avoit mondiet de maul et de ordure qui là estoit, sicom [II, p. 316] dit est, ilh le nommat Malmondie, chu est à dire de mal mondie c'est nettie. Pluseurs gens le nomment Mamedie mains ilh est appellée Malmondie. Enssi fut Malmondie edifiiet depart sains Remacle, qui y fist mult de belles officines, et des aultres chouses necessaires et appartinantes à teile engliese.

Ensuite saint Remacle édifia à cet endroit un oratoire de moines noirs, et parce qu'il avait purifié la zone des maux et des ordures qui s'y trouvaient, comme [II, p. 316] on l'a dit, il la nomma, Malmondie, c'est-à-dire purifiée du mal, nettoyée. Beaucoup de gens l'appellent Malmédy, mais son nom est Malmondie. Ainsi Malmondie a été fondée par saint Remacle, qui y ajouta beaucoup de belles dépendances et d'autres choses nécessaires et liées à une telle église.

Saint Remacle fonde l'abbaye de Stavelot

[Sains Remacle fondat Stavelo] Mains quant sains Remacle oit tout chu fait, si s'aperchut qu'ilh avoit ceste engliese fondeit fours de sa dyoceise, car li lieu si estoit dyoceise de Colongne, si dest qu'ilh en estoit decheus ; et portant ilh commenchat à querir une altre lieu, si trovat asseis pres unc lieu qui estoit de sa dyoceise, où ilh sembloit que jà y avoit eyut habitation de gens, et estoit bien competens por saintement habiteir en temps future, jasoiche que mult de ordes biestes y habitassent, car tout manere de biestes et de oyseas habitoient là. Et portant nommat-ilh le lieu Stavelot, qu’ilh estoit estauble à tout biestes.

[Saint Remacle fonda Stavelot] Mais quand saint Remacle eut fait tout cela, il se rendit compte qu'il avait fondé cette église en dehors de son diocèse, car la zone appartenait au diocèse de Cologne. Il se dit déçu et se mit à la recherche d'un autre endroit. Il en trouva un très proche, qui faisait partie de son diocèse et qui apparemment avait déjà été habité. Il convenait fort bien pour des gens qui voudraient mener dans le futur une vie sainte, et cela malgré la présence de nombreux animaux, car on y trouvait des bêtes et des oiseaux de toutes espèces. Il nomma l'endroit Stavelot parce qu'il servait d'étable à toute sorte d'animaux.

Et fondat là une engliese mult belle et gracieux, et se y fondat une petit vilhe qu'ilh appellat Stavelot, enssi qu'ilh avoit fait à Malmondie, où ilh avoit oussi fondeit une vilhete, et les consecrat tous les dois englieses en l'honneur de sains Pire ; mains apres longtemps Malmondie refut consecrée en nom de sains Pire et sains Querin ou Quelien, et Stavelo en nom de sains Pire et sains Remacle, et fut la promiere des dois dites englieses l'an VIc et XXVII, le Ve jour de mois de jule.

Il fonda à cet endroit une église très belle et plaisante, et une petite ville qu'il nomma Stavelot, comme il avait fait à Malmondie, où il avait aussi fondé un village. Il consacra ces deux églises en l'honneur de saint Pierre. Mais longtemps après, l'église de Malmondie fut à nouveau consacrée sous les noms de saint Pierre et de saint Quirin, et celle de Stavelot sous les noms de saint Pierre et de saint Remacle. La première des deux églises fut consacrée en l'an 627, le cinq juillet.

Puis mist sains Remacle des noires moynes dedens Stavelo, mains ilh venoient là habiteir toutes manires de biestes com devant ; si demynoient teile tempeste que les moynes ne le poioient endurcir, si priarent à sains Remacle que ilh les quesist une altre lieu altrepart, car ilh avoient grant doubtanche et grant hisdeur de ches biestes.

Ensuite, saint Remacle installa des moines noirs à Stavelot. Mais comme elles le faisaient précédemment, toutes sortes de bêtes venaient vivre là et menaient un tel vacarme que les moines ne pouvaient le supporter. Ils prièrent saint Remacle de leur trouver un autre endroit, car ils avaient grande horreur de ces bêtes qui leur faisaient très peur.

[Sains Remacle reconfortat ses confreres des mauls biestes] Adont les dest sains Remacle, por eaux à reconforteir et affin qu'ilh ne soy partissent mie de lieu : « Ters-chieres freres, ayés fianche en Dieu le Tout-Puissant, et si l'apelleis songneusement de bon cuer son aiide contre toutes chouses qui vos puelent faire grevanche, et faites les commandement de Dieu en tous cas et en tous lieu ; toutes mauls et immondaines penseez et cogitations ostées de vos ; gardeis vos armes castement, et faites le serviche de Dieu et de sa mere purement ; si faite en vous [II, p. 317] frons le signe de la crois, elle ramenbranche de vertu de la sainte crois, de cuer entier, et je vos promey que Dieu vos aiderat teilement, que li resistenche de vous encacherat ceste ordure ; de quoy vos esteis en doubtanche, et s'en yrat tout à nyent. » Tout enssi les castiat sains Remacle, et enssi le fisent les moynes ; et Dieu en la fin enchachat lesdites biestes et oyseals vinemeux : si alerent tout à nient et lasserent le lieu en pais.

[Saint Remacle réconforta ses confrères à propos des bêtes] Alors saint Remacle leur dit, pour les réconforter et les empêcher de partir : « Très chers frères, ayez confiance en Dieu Tout-Puissant ; appelez-le à l'aide, avec insistance et du fond du coeur, contre tout ce qui peut vous faire tort ; accomplissez ses commandements partout et dans toutes les circonstances ; chassez toutes les pensées et cogitations mauvaises et impures ; gardez vos âmes dans la chasteté ; servez Dieu et sa mère dans la pureté ; de tout votre coeur faites sur votre [II, p. 317] front le signe de la croix, en souvenir de la puissance de la Sainte Croix, et je vous promets que Dieu vous aidera tellement que votre force de résistance éloignera de vous cette saleté ; tout ce qui vous fait peur se réduira à rien. » Ainsi saint Remacle leur donna des conseils, que les moines suivirent. Finalement Dieu chassa ces bêtes et ces oiseaux venimeux, qui disparurent et laissèrent l'endroit en paix.

Saint Remacle, très regretté par son peuple, laisse son évêché à saint Théodard, pour se retirer à Stavelot

[Saint Remacle renunchat l’evesqueit en le main sains Thyart li XXVIIIe - Sains Thyars li XXVIIIe evesque de Tongres] Apres ordinat sains Remacle teilement ses besongnes qu'ilh vient à Treit, et par le consentement de roy Sigibert ilh resignat son evesqueit, et fut ordineis evesque de Tongre le XXVIIIe sains Theodars, que ons nom commonnement sains Thyars, qui fut uns hons de tres-sainte vie, liqueis tient le siege VI ans. IIh fut de Franche, fis d'on simple chevalier que ons nommoit Theodars, le saingnour temporeis de Gransi ; et sa mere avoit nom Cristiene, et fut la filhe monsangnour Savaris, conte de Namur.

[Saint Remacle remit son évêché dans les mains de saint Théodard - Saint Théodard, 28e évêque de Tongres] Après cela, saint Remacle s'organisa pour se rendre à Maastricht et, avec l'accord de Sigebert (III), il renonça à son évêché. Alors saint Théodard, communément appelé saint Thyars, fut ordonné comme vingt-huitième évêque de Tongres. C'était un homme à la vie très sainte, qui occupa le siège durant six ans. Il était originaire de Francie, fils d'un simple chevalier, nommé Théodard, seigneur temporel de Gransi. Sa mère, appelée Christine, était la fille de sire Savaris, comte de Namur.

[La grant doul de peuple al departir sains Remacle de l’evesqueit, quant ilh alat à Stavelo] Item, vos deveis savoir que sains Remacle laisat son evesqueit, enssi com dit est, portant qu'ilh avoit tousjours desireis à remanoir en plus petite estat : si avoit edifiiet II oratours où ilh voloit useir sa vie, portant que là seroit plus remus et eslongiés des gens et des songnes seculiers, et qu'ilh auroit mies espause de servir Dieu. Mains nuls ne poroit dire le duelhe, le regrete, le complente et la tristeur de ses gens, comment ilh soy dolosoient et ploroient, petis et grans, et le sewirent jusques à Stavelo en plorant et disant : « Hey Dieu ! doul paistre et vray catholique et pitieux, de vostre absenche est ly siege plains de viduiteit. Hée ! sires, comment aveis oyut teile cuer del relenquir le povre desconforteit peuple, entre lequeile vos aviés semmeit la tres-noble semenche de la vie permanable, par vostre douche predication ? Hée ! sires, comment puet li vostre chaitif peuple veioir de leurs yeux la grant disconfiture de perdre I teile pastour ? Hée ! sires, por vos summes desrobeis de tous biens, quant nos vos perdons. » Et puis commencharent tous à ploreir de la grant doleur qu'ilh sentoient, et faisoient si grant clameur que tout li paiis en tentissoit fortement.

[La grande douleur du peuple quand saint Remacle quitta l’évêché pour aller à Stavelot] Vous devez aussi savoir que saint Remacle abandonna son évêché, comme on l'a dit, parce qu'il avait toujours désiré occuper un poste plus modeste. Il avait édifié deux oratoires où il voulait finir sa vie, et où il serait plus à l'écart, davantage éloigné des personnes et des soucis séculiers, et où il aurait ainsi plus de possibilités de servir Dieu. Cependant personne ne pourrait dire la douleur, le regret, les plaintes et la tristesse de ses administrés, la façon dont petits et grands se désolaient et pleuraient ; ils le suivirent jusqu'à Stavelot, en disant : « Par Dieu, hélas ! doux pasteur, catholique sincère et miséricordieux, votre absence rend le siège totalement vide. Hélas ! Seigneur, comment avez-vous le coeur d'abandonner et de décourager le pauvre peuple, dans lequel votre douce prédication a semé la très noble semence de la vie éternelle ? Hélas ! Seigneur, comment les gens de votre faible peuple peuvent-ils voir de leurs yeux quel grand malheur c'est de perdre un tel pasteur ? Hélas ! Seigneur, en vous perdant nous sommes dépouillés de tout. » Alors ils se mirent à pleurer tant leur douleur était grande et ils poussaient de telles clameurs qu'elles retentissaient très fort à travers tout le pays.

Adont les dest sains Remacle mult douchement : « Ma douche gens, je vos prie que vos vo conforteis : vos aveis I pastre qui bien vos [II, p. 318] govrenerat, se Dieu plaist. » Quant cheaux l'entendirent, se li escrient en hault, mult tenrement plorant : « Sires, vos nos desconforteis, quant nos laissiés enssi ; et chu est contre les institutions et status del evesqueit de Tongre, car quicunques est evesques, ilh le doit tenir le siege tout son viscant. Et regardeis à sains Amans, qui tient le siege tant qu'ilh viscat, et Landoaldus, com archepriestre, tient le siege le viscant de Sains-Amans ; et oussi ne deveis lassier le siege, se chu n'est por plus grant digniteit. » A chu respondit sains Remacle, affin qu'ilh ne fust encoupeis des institutions à embrisier : si leur dest que mult envis embrisereit leurs institutions, car ilh laissoit le siege por plus grant digniteit rechivoir ; car chu li estoit plus grant digniteit de estre en lieu, où ilh poioit avoir plus grant vacation de Dieu servir, enssi com Sains-Johans-Baptiste, qui mult de grans digniteis refusat et dedens unc heremitaige entrat, et Moyses qui lassat les grant riceches d'Egypte, si s'en alat par le parolle de Dieu en desert. « Et tout chu m'at inciteit à faire chu que je ay fait, quant je ay remireit la vie d'eaux et enssi de Abraham, nostre peire, et Helias et Helizeus et tous les altres prophetes, qui, por Dieu servir, usarent leur vie mult simplement regnant. Et Dieu moy laiste faire teile serviche que vos en soiiés aidiés, car je vos donne parchon à tout chu que je poray jamais faire. »

Alors saint Remacle leur dit avec grande douceur : « Braves gens, je vous prie de reprendre courage. Vous avez un pasteur qui vous [II, p. 318] gouvernera bien, s'il plaît à Dieu. » Quand ils l'entendirent, ils s'écrièrent à voix haute, en pleurant avec beaucoup d'affection : « Seigneur, vous nous découragez en nous abandonnant ainsi ; et c'est contraire aux institutions et aux statuts de l'évêché de Tongres, car quiconque est évêque doit occuper le siège sa vie durant. Regardez saint Amand, qui fut évêque aussi longtemps qu'il vécut, et Landoald qui occupa le siège comme archiprêtre durant la vie de saint Amand ; vous non plus vous ne devez pas le quitter, si ce n'est pour accéder à une plus grande dignité. » À cela saint Remacle répondit qu'il n'avait absolument pas envie d'enfreindre les institutions, car il renonçait au siège pour accéder à une plus grande dignité. Selon lui, il est en effet plus digne d'occuper une place où on dispose de plus de liberté pour servir Dieu, comme le fit saint Jean-Baptiste, qui refusa beaucoup de grandes charges honorifiques et entra dans un ermitage, et comme Moïse qui abandonna les grandes richesses de l'Égypte et s'en alla dans le désert sur l'ordre de Dieu. « J'ai été incité à faire ce que j'ai fait quand j'ai regardé avec admiration leur vie, ainsi que celle d'Abraham, notre père, et celles d'Élie, d'Élisée et de tous les autres prophètes : pour servir Dieu ils vécurent très simplement. Et puisse Dieu me permettre de remplir un service propre à vous aider, car je vous donne l'occasion de participer à tout ce que je ne pourrai jamais faire. »

On songera aux manifestations de tristesse des gens de Tongres lorsqu'ils apprirent que saint Servais, leur évêque, devait les quitter pour Maastricht (II, p. 93-94)

Adont les donnat sains Remacle son benichon et soy partit d'eaux, et enssi demorat en pais sains Remacle à Stavelo ; si en fut abbeis, et viscat puis à Stavelo LXIII ans, en menant mult sainte vie. Et deveis savoir que ilh estoit, quant ilh lassat le siege, de grant jovente, car il n'avoit d'eaige que XXXV ans. Et vos dis que de toutes parties de paiis venoient mult de gens, qui par vowe habitoient à Stavelo et à Malmondie, por l'amour de sains Remacle ; et par enssi fut li paiis mult peupleis et mansonneis enssi riquement.

Alors saint Remacle leur donna sa bénédiction et les quitta. Il demeura ainsi en paix à Stavelot ; il en fut l'abbé et y mena une vie très sainte. Vous devez aussi savoir que, quand il quitta le siège épiscopal, il était en pleine jeunesse, car il n'avait que trente-cinq ans. Je vous dis aussi que de tous les coins du pays venaient  en grand nombre des gens qui avaient fait voeu d'habiter à Stavelot et à Malmédy, pour l'amour de saint Remacle. C'est ainsi que le pays fut très peuplé et compta d'aussi riches maisons.

 Grande prospérité de Stavelot, à la mort de saint Remacle en 690

[Les desmes de X liwes furent donnees à Stavelo - Stavelo fut afranqui de tous toulnis et winaiges] Les hals barons de paiis donnarent adont à Stavelo tant de rentes hiretables, por l'amour de sains Remacle, qu'ilh furent tantost riques : li dus d'Ardenne et li dus de Lotringe, les donnarent toutes les desmes de X liwes tout altour de Stavelo ; et ly roy Sygibert d'Austrie, qui mult amoit sains Remacle, les confirmat tout chu, et les donnat encors tous toulnis et winaiges que li roy avoit lezdites X liwies, et qu'ilh fussent frans [II, p. 319] del riens à paiier cheaux qui estoient deldite abbie. Et de chu les donnat lettres saieleez de son seial royals. Si alat la renommée partout que sains Remlcle avoit resigneit son evesqueit, et estoit devenus abbés d'on abbie que fondée avoit en Ardenne, qui tant estoit riches que ch'estoit mervelhe.

[Les dîmes de dix lieues furent données à Stavelot - Stavelot fut exemptée de tout tonlieu et de redevances sur le vin] Les hauts barons du pays, par amour pour saint Remacle, donnèrent alors à Stavelot tant de rentes héréditaires que les habitants devinrent riches aussitôt. Le duc d'Ardenne et le duc de Lorraine leur donnèrent toutes les dîmes sur dix lieues autour de Stavelot et le roi Sigebert (III) d'Austrasie, qui aimait beaucoup saint Remacle, confirma tout cela. Sigebert leur donna aussi tous les tonlieux et les redevances sur le vin qu'il avait sur les lieues en question et permit le passage gratuit [II, p. 319] à ceux qui appartenaient à la dite abbaye. Pour cela, il leur donna des lettres scellées de son sceau royal. La nouvelle se répandit partout que saint Remacle avait renoncé à son épiscopat et était devenu abbé d'une abbaye qu'il avait fondée en Ardenne et qui était d'une richesse prodigieuse.

Papolenus, maître de l'ordre de Saint-Benoît, devient moine à Stavelot

[Ly maistre de l’orde devient moyne à Stavelo] Tant que li maistre de l’orde Sains-Benoit, dont ilh estoient les dois englieses Stavelot et Malmondie, qui fut nommeis Papolomeus, vient à Stavelo por le maison visenteir sicom soverains ; mains tantost ilh soy submist en la subjection sains Remacle, et devient unc de ses moynes, et l'ordinat sains Remacle soverains de Malmondie.

[Le maître de l’ordre devient moine à Stavelot] (L'abbaye était si riche) que le nommé Papolenus, maître de l'ordre de Saint-Benoît, dont relevaient les deux églises de Stavelot et de Malmondie, vint visiter Stavelot en tant que son seigneur. Mais immédiatement, il fit sa soumission à saint Remacle et devint un de ses moines ; et saint Remacle l'ordonna comme seigneur de Malmondie.

Mort de saint Remacle - Translation de ses restes

Et enssi regnat sains Remacle mult saintement, et puis ilh morut l'an VIc et XC, qui fut ly an de son eaige XCVIII, et morut par fievres qui mult le travelharent ; et fut ensevelis dedens le capitle en le orateur Sains-Martin qu'ilh avoit là fondeit, où ilh fut longtemps gisant. Et fut après luy abbeis Papolomeus, de cuy ilh fait chi-deseur mension, qui fut uns hons de sainte vie.

Saint Remacle vécut très saintement. Il mourut à l'âge de 98 ans, en l'an 690, suite à des fièvres qui l'éprouvèrent beaucoup. Il fut enseveli dans le chapitre de l'oratoire Saint-Martin qu'il avait fondé là et où il reposa longtemps. Après lui, Papolenus, mentionné ci-dessus, devint l'abbé et fut un homme de sainte vie (cfr II, p. 323).

[Sains Remacle fut translateit] Apres le fut Sygolomeus et puis Grandonyus, qui, por les grans myracles que sains Remacle faisoit, le fist leveir de là ilh gisoit, et le fist remettre dedens l'engliese Sains-Pire en une fietre d'or et d'argent, où Dieu at depuis monstreit mult de myracles por l'amour de ly. Mains de chu nos tairons, si revenrons à nostre mateire droit où nos l'aviens lassiet.

[Translation de saint Remacle] Les abbés suivants furent Sigolinus (?), puis Goduinus (?), lequel, au vu des grands miracles faits par saint Remacle, le fit enlever de l'endroit où il se trouvait et placer dans un cercueil d'or et d'argent dans l'église Saint-Pierre, où Dieu s'est depuis manifesté par de nombreux miracles, par amour pour lui. Mais sur ce sujet nous ne dirons rien pour revenir à notre matière, à l'endroit précis où nous l'avions laissée.


B. Ans 628-631 = Myreur II, p. 319b-321a

En Orient, Chosroès II le Perse détruit Jérusalem et dérobe la Sainte-Croix - Pape Honorius - Héraclius défait le roi de Perse et ramène la Sainte-Croix à Jérusalem (miracle) - Fête de l'Exaltation de la Sainte-Croix - Mort de saint Bavon

 

 En Orient, Chosroès II le Perse détruit Jérusalem et dérobe la Sainte-Croix

 [II, p. 319 b] [L’an VIc et XXVIII - Cosdre desruit Jherusalem et emportat la sainte crois] Item, l'an VIc et XXVIII, en mois de marche le XXVIIIe jours, s'envient ly roy Cosdre de Persie en Jherusalem, la sainte citeit, et le conquestat et le degastat vilainnement, et ardit tous les precieux lieux de la citeit, puis s'en partit ; si emmynat awec li en prison mult de peuple de la citeit, et awec le patriarche Zacharias, et fist enporteir la precieux crois Nostre-Saingnour Jhesu-Crist awec li en Persie.

[II, p. 319b] [L’an 628 - Chosroès II détruisit Jérusalem et emporta la Sainte-Croix] En l'an 628, le 28 mars, le roi Chosroès de Perse (cfr II, p. 307) vint de Perse à Jérusalem, la cité sainte, la conquit et la dévasta gravement. Après avoir mis le feu à tous les endroits importants de la cité, il s'en alla, emmenant avec lui beaucoup de prisonniers, dont le patriarche Zacharias, et emportant aussi, en Perse, la précieuse Croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Note historique : Khosrô II, empereur sassanide d'Iran, a régné de 590 à 628 de notre ère. La prise de Jérusalem (614/615 de notre ère) avec le vol de la Sainte Croix est un épisode de la guerre perso-byzantine de 602-628 de notre ère. Fin 627 de notre ère, Héraclius (empereur romain d'Orient de 610 à 641) remportera la victoire sur Khosro II, qui, défait au combat, ira se réfugier dans sa résidence royale de Dastagerd où il mourra assassiné par ses soldats, au début de 628. C'est en septembre de cette même année qu'Héraclius récupérera la Sainte Croix des mains des Perses. Comme c'est souvent le cas, les dates proposées par Jean ne correspondent pas à celles de notre chronologie. Son récit non plus ne correspond pas aux données historiques, beaucoup plus complexes. Cfr, parmi beaucoup d'autres études, celle de A. Frolow, La Vraie Croix et les expéditions d'Héraclius en Perse, dans Revue des études byzantines, t. 11, 1953, p. 88-105 (disponible sur la Toile).

Pape Honorius Ier (625-638 n.è.)

En cel an ordinat ly pape Honorius que, dedont en avant, fust faite une procession tous les semedis à l'engliese Sains-Pire à Romme, en chantant le letanie.

Cette année-là [628], le pape Honorius ordonna qu'on fasse dorénavant une procession chaque samedi dans l'église Saint-Pierre à Rome, en chantant les litanies.

Héraclius défait le roi de Perse et ramène la Sainte-Croix à Jérusalem (miracle)

[L’an VIc et XXIX - Comment Eracle reconquestat la sainte crois et desconfist Cosdre] ltem, l'an VIc et XXIX, vient la novelle à Romme comment ly roy Cosdre de Persie avoit la sainte citeit de Jherusalem gastée. Adont fut mult dolans li emperere Eracle, et mandat ses gens par tout son paiis ; et montat sour mere et n'arestat se vient en Jherusalem, que ilh trovat tout desert. Adont ilh fist faire une grant crois, et le faisoit porteir devant ly, et soy mist al chemyen ; si s'en allat droit devers Persie, [II, p. 320] en destruant les paiis le roy Cosdre. Et deveis savoir que Dieu ly avoit mandeit par son angele qu'ilh fesist devant li porteir le signe de la crois.

[L’an 629 - Héraclius reprit la Sainte-Croix et défit Chosroès] En l'an 629 parvint à Rome la nouvelle que le roi Chosroès de Perse avait dévasté la cité sainte de Jérusalem. Alors l'empereur Héraclius, très affligé, leva des troupes dans tout son pays. Il prit la mer et, sans s'arrêter, arriva à Jérusalem qu'il trouva complètement déserte. Alors, il fit faire une grande croix, la fit porter devant lui et se mit en route. Il se dirigea directement en Perse, [II, p. 320] et dévasta le pays du roi Chosroès. Et vous devez savoir que c'est Dieu qui, par un ange, lui avait ordonné de faire porter devant lui le signe de la croix.

Quant ly roy Cosdre entendit que les Romans estoient en son paiis, si alat encontre eaux à grant gens, et orent batalhe ensemble qui fut grant et orible ; mains oussitoist que les Persiens veirent la crois que ons portoit devant l'emperere, awec le confanon pendant à la crois, en laqueile confanon avoit figureit le veronicques, chu est la fache Nostre-Sangnour, ilh perdirent manere et coraige, si furent tous desconfis, et là en fut ochis XXVIIm. Et li roy s'enfuit en la citeit de Formasayne où la sainte crois et les prisonniers estoient, laqueile citeit ly roy Cosdre fist fermeir. Mains l'emperere l'assegat teilement, que ilh le conquestat dedens IIII mois ; si ochist le roy dedens son palais et li coupat le chief, puis lassat fours le patriarche et tous les aultres prisonniers, et reconquestat la sainte vray crois sour l'an Vc et XXX le XIIIIe jour de mois de septembre, et puis buttat le feu en la citeit et Ie destruite toute.

Quand le roi Chosroès apprit que les Romains étaient dans son pays, il alla à leur rencontre avec des forces nombreuses. Une grande et horrible bataille se déroula. Mais dès que les Perses virent la croix que l'on portait devant l'empereur, avec l'étendard qui y était suspendu et sur lequel figurait la Véronique, c'est-à-dire le visage de Notre-Seigneur, ils perdirent leurs moyens et leur courage, et furent tous défaits. Vingt-sept mille hommes furent tués. Le roi Chosroès s'enfuit dans la cité de Formasayne, qu'il fit fermer. C'est là que se trouvaient la Sainte-Croix et les prisonniers. L'empereur l'assiégea et réussit à s'en emparer en quatre mois ; il tua le roi dans son palais et lui coupa la tête, puis il libéra le patriarche et tous les autres prisonniers. Il reprit la Sainte Croix en l'an 630, le 14 septembre, puis mit le feu à la cité et la détruisit entièrement.

Note de Borgnet ad locum : « C'est dans sa résidence royale de Dastagerd que se réfugia Chosroès, défait par Héraclius. Formasayne indiquerait-il Madain, l'une des principales villes des Perses Sassanides ? »

[L'emperere raportoit meisme la sainte crois jusques en Jherusalem] Apres, ilh commenchat le regne del toute à destruire ; mains les Persiens vinrent à merchis, et ly rendirent le tressour qu'ilh avoient roubeit en Jherusalem, et awec chu IIII sumieres chargiés d'argent por reedifier la citeit de Jherusalem ; puis s'en partit l'emperreur et les Romans, et portoit l'emperere meisme la crois Nostre-Saingnour : si estoit armeis, et vestis de draps de soy mult noblement com unc roy. Atant vient en Judée et devant Jherusalem, et droit parmy le porte entrat en Jherusalem, par laqueile li Salveur de tout le monde en estoit issus, portant cel crois meismes en allant vers le mont Calvaire où ihl fut crucifiés.

[L'empereur rapporta lui-même la Sainte-Croix jusqu'à Jérusalem] Il se mit alors à dévaster complètement le royaume, mais les Perses se rendirent et lui remirent le trésor qu'ils avaient volé à Jérusalem et, en plus de cela, quatre bêtes de somme chargées d'argent, pour la reconstruction de Jérusalem. Ensuite l'empereur et les Romains s'en allèrent. L'empereur en personne portait la croix de Notre-Seigneur. Il était armé et vêtu de soie, très noblement, comme un roi. Il arriva en Judée, devant Jérusalem et, pour entrer dans la ville, il choisit précisément la porte par laquelle le Sauveur du monde entier était sorti, portant cette même croix pour aller vers le mont Calvaire où il fut crucifié.

[La porte de Jherusalem soy cloiit, quant la sainte crois y duit entreir por Eracle] Si avient par divine oevre que la porte cloiit tout seule et li murs soy ferit ensemble. Et adont vint une vois qui dest : « Roy, quant Jhesus issit de cest porte portant la crois que tu porte, ilh en issit à piet en poevre habit, et nient en orguelhe ne en vaine glore, sicom tu vues dedens entreir à cheval ourneis de riches draps et à orguelhe. » Et l'emperere, tantoist quant chu entendit, ilh desquendit à piet, si devestit tous ses nobles vestimens, et vestit une seul cotte et tous descauz, et prist [II, p. 321] la sainte crois à ses espalles par grant humiliteit, et vient à la porte qui tout seul ovrit, et ly roy et ses gens entrarent ens.

[La porte de Jérusalem se ferma à cause d'Héraclius quand la Sainte-Croix dut entrer avec lui] Suite à une intervention divine, la porte se ferma toute seule et les deux morceaux du mur se rejoignirent. Alors une voix se fit entendre disant : « Roi, quand Jésus passa par là avec la croix que tu portes, il sortit à pied, vêtu de pauvres habits, et sans ostentation ni vaine gloire, tandis que toi tu veux y entrer, à cheval, paré de riches vêtements et plein d'orgueil. » Dès qu'il entendit cela, l'empereur descendit de sa monture, se dévêtit de ses nobles habits qu'il remplaça par une seule tunique. Et nu-pied, il prit [II, p. 321] la Sainte-Croix sur ses épaules, avec grande humilité. Alors quand il arriva devant la porte, elle s'ouvrit toute seule. Le roi et sa suite pénétrèrent à l'intérieur.

Fête de l'Exaltation de la Sainte-Croix

[L’an VIc XXXI - La fieste de l’exaltation Sainte-Cros fut instablie] Enssi fut la sainte crois raportée en Jherusalem l'an VIc XXXI, le XXVIe jour de may. Et adont fut instablie la sollempniteit del Exaltation Sainte-Crois, le XIIIIe jour de mois de septembre, portant que à cel jour elle fut reconquestée en la citeit de Sormasayne.

[An 631 - Institution de la fête de l’Exaltation de la Sainte-Croix] Ainsi la Sainte-Croix fut ramenée à Jérusalem en l'an 631, le vingt-huit mai. Alors fut instituée la solennité de l'Exaltation de la Sainte- Croix, le quatorze septembre, parce que c'est ce jour-là qu'elle fut récupérée dans la cité de Formasayne.

Mort de saint Bavon

[De sains Bawon] Item, en cel an morut sains Bawon, qui longement avoit esteit reclus à Gant ; et fut chis qui fut convertis par sains Amans, evesque de Tongre, sicom dit est deseur.

[Saint Bavon] Cette année-là mourut saint Bavon, qui avait longtemps vécu reclus à Gand. C'est lui qui fut converti par saint Amand, évêque de Tongres, comme cela est dit ci-dessus (cfr II, p. 299-300).


 C. An 632 = Myreur II, p. 321b-324a

La folie du roi (de Neustrie) Clovis II et l'argent de l'église Saint-Denis - Les abbayes de Chelles et de Corbie fondées par la reine - Des liens généalogiques plutôt compliqués (notamment Blitilde, Ansbert, Arnould, Anségisel, Boggis duc d'Aquitaine et Boggis prince d'Aquitaine, sainte Ode, sainte Begge, Pépin II, etc.) - Mort du généreux pape Honorius (625-638 n.è.) - Les papes Séverin I (640 n.è.) et Jean IV (640-642 n.è.) - Miracle du moine Anastase

 

La folie du roi (de Neustrie) Clovis II et l'argent de l'église Saint-Denis

[II, p. 321b] [L’an VIc et XXXII - Ly roy Cloveis forsennat, portant qu'ilh descovrit l'englise Saint-Denis qui estoit d'argent] Item, l'an VIc et XXXII s'avisat li roy Cloveis de Franche, si fist descovrir l'engliese de Sains-Denis en Franche que Dangobert, ly roy son peire, avoit fondeit et faite covrir dargent, en lieu où sains Denis estoit mis ; se le fist descovrir por une famyne qui estoit en Franche, si donnat l'argent aux poevres por Dieu, et chu dist ly hystoire sains Denis en Franche. Mains une aultre hystoire dist que ilh le fist descovrir por malvaiseteit et par convoitiese. Et dist li croniques sains Denis que, apres chu que Cloveis oit fait descovrir le mostier, ilh entrat dedens l'engliese et brisat le propre fietre où li corps de martyr sains Denis gisoit, et brisat les osses de diestre bras vilainement, et les wot enporteir à forche fours del engliese ; mains oussitoist qu'ilh oit chu faite, ilh asotiste et fut tous forsenneis, et awist mangniés ses mains se ons ne l'ewist tenuit. Et demorat enssi fours de ses sens jusqu'à sa mort, jasoiche que li bras de sains martyr refust mis en unc vasseal de fin or et remis en son fietre.

[II, p. 321b] [L’an 632 - Le roi Clovis agit comme un fou, en dépouillant l'église Saint-Denis couverte d'argent] En l'an 632, le roi Clovis de Francie prit la décision de dépouiller l'église Saint-Denis en Francie. Dagobert, le roi son père, l'avait fondée et couverte d'argent, à l'endroit où gisait le corps de saint Denis. Suite à une famine, qui sévissait en Francie, il fit enlever l'argent (de l'église) et le donna aux pauvres, au nom de Dieu. Mais selon une autre histoire, il fit cela par méchanceté et convoitise. Les Chroniques de Saint-Denis disent que, lorsque Clovis eut fait dépouiller le monastère, il entra dans l'église, brisa la châsse même où gisait le corps du martyr saint Denis et fracassa vilainement les os de son bras droit, voulant les emporter de force hors de l'église. Mais, aussitôt après avoir fait cela, il devint fou et tout-à-fait enragé. Il aurait mangé ses mains si on ne l'avait pas retenu. Il resta ainsi, hors de ses sens, jusqu'à sa mort, tandis que le bras du saint martyr fut remis dans un vase d'or fin et replacé dans sa châsse.

Sur cet épisode de la folie de Clovis II, cfr Grandes Chroniques de France, t. 2, livre V, § 22, p. 193-194, éd. Viard.

Les abbayes de Chelles et de Corbie fondées par la reine

[Corbie l’abbie fut fondeit] La royne fut de chu mult dolante et fondat por chu II abbies, assavoir celle de Crelle et de sains Pire de Corbie, affin que Dieu awist merchi de roy son marit, et li pardonnast le grant orguelhe qu'il avait faite.

[Fondation de l'abbaye de Corbie] La reine en fut très affligée, et c'est pourquoi elle fonda deux abbayes, celle de Chelles et celle de Saint-Pierre de Corbie, afin que Dieu ait pitié du roi son mari et lui pardonne la grande violence qu'il avait commise.

La reine en question est sainte Bathilde, la femme de Clovis II (cfr II, p. 308).

Des liens généalogiques plutôt compliqués (notamment Blitilde, Ansbert, Arnould, Anségisel, Boggis duc d'Aquitaine et Boggis prince d'Aquitaine, Sainte Ode, sainte Begge, Pépin II...)

[II, p. 321] [Ly promier duc d’Aquitaine] En cel an morut Yldris, li promier duc d'Acquitaine, qui fist unc ducheit de la royalme, et fut ly frere Dangobert le roy de Franche. Apres fut duc d'Acquitaine Boggis, son fis, liqueis regnat VIII ans.

[II, p. 321] [Le premier duc d’Aquitaine] Cette année-là [632] mourut Yldris, le premier duc d'Aquitaine, qui fit du royaume un duché. Il était le frère de Dagobert, le roi de Francie. Après lui, son fils, Boggis, fut duc d'Aquitaine et régna huit ans.

Ce frère de Dagobert Ier, appelé ici Yldris et, plus loin (en II, p 341b) Hildris, est probablement le Charibert II de la dynastie mérovingienne. Son fils Boggis, premier duc d'Aquitaine, sera le père de Bertrand et le grand-père d'Eudes d'Aquitaine, un personnage historique important dont on reparlera beaucoup. Saint Hubert est apparenté à cette famille. Le Boggis de la notice suivante, le mari de sainte Ode, est un prince d'Aquitaine. Il est présenté comme le cousin du précédent, le duc Boggis.

Jean d'Outremeuse est un passionné de généalogie et un esprit inventif. Il n'hésite jamais à insérer dans ses récits des personnages fictifs et des liens, tout aussi fictifs, entre eux ou avec des gens qui ont, eux, une réalité historique. Il faut dire qu'il n'est pas le seul ni le premier à avoir agi ainsi. Au cours du Moyen Âge et au début des Temps modernes, les lettrés ne se sont pas satisfaits de l'aridité des informations généalogiques contenues dans les premiers textes. À ce besoin de précision s'ajoutaient des préoccupations idéologiques :les lettrés étaient poussés par les grandes familles et les rois à la recherche d'ancêtres illustres auxquels se rattacher.  Aussi ont-ils commencé à inventer des personnages qu'ils ajoutaient dans leurs récits, parfois sans souci de vraisemblance. Ce n'est pas sans raison qu'un site intitulé « Faux Mérovingiens » apparaît en bonne place sur la Toile (le cas de Blitilde et celui d'Ansbert y sont abordés). En général, nous ne discuterons toutefois pas le statut exact (historique, inventé, douteux) de tous les personnages que le chroniqueur fera défiler dans ses notices généalogiques. Sur ces problèmes de fausses généalogies, cfr notamment L. Theis, Dagobert, Paris, 1982, p. 74-82.

En tout cas, pour en revenir aux six fils que Jean attribue à Clotaire II (II, p. 286), l'histoire ne confirme pas cette affirmation.

[De prinche d’Acquitaine] Chis dus Boggis ne fut mie Boggis li prinche d'Acquitaine, maris à sainte Oude, mains Boggis li maris sainte Oude, fut cusiens al duc Boggis. Si vos dirons comment ly roy Clotaire, li peire Dangobert, oit VI fis, lesqueis sont [II, p. 322] deseur nommeis, et si oit une filhe qui oit nom Blicilde, qui oit à marit Ansebert, le sires de Poitiers, c’on nommoit adont prinche de Acquitaine. Et chis Ansebert oit de sa femme Blicilde dois fis : Arnaldiens et Boggis ; et chis fut maris à sainte Oude, et enssi estoient cusiens germains Boggis li duc et Boggis li prinche de Acquitaine, assavoir de frere et de soreure.

[Le prince d’Aquitaine] Ce duc Boggis n'était pas le Boggis, prince d'Aquitaine, mari de sainte Ode : le prince Boggis, mari de sainte Ode, était le cousin du duc Boggis. Nous vous dirons comment. Le roi Clotaire II, le père de Dagobert Ier, eut six fils, qui ont [II, p. 322] été nommés ci-dessus (?), et une fille, Blitilde (cfr II, p. 306 et II, p. 450), qui eut pour mari Ansbert, seigneur de Poitiers, nommé alors prince d'Aquitaine. Cet Ansbert et sa femme Blitilde eurent deux fils : Arnould et Boggis. Ce dernier fut le mari de sainte Ode. Ainsi le  Boggis, duc d'Aquitaine, et Boggis, prince d'Aquitaine, étaient cousins germains, nés d'un frère et d'une soeur.

[De sainte Oude - De sainte Begge] Apres deveis savoir, et nos en avons fait mension deseur, que chis Boggis oit de sa femme Oude I fis assavoir sains Arnuls qui puis fut evesque de Mes. Et l'estoit à cel temps, quant ilh oit oyut une femme qui fut nommee Doda, filhe al roy Eswardiens de la petite Bretangne et soreure à sains Josse, de laqueile ilh oit I fis qui fut nommeis Ansegis, qui oit à femme sainte Begge, de laqueile ilh oit Pipin le Gros, peire à Carle Martel.

[Sainte Ode - Sainte Begge] Après vous devrez savoir, et nous l'avons mentionné ci-dessus (II, p. 306), que ce Boggis eut de sa femme Ode un fils, saint Arnould, qui fut plus tard évêque de Metz. Et il l'était à ce moment-là, après avoir épousé Doda, fille du roi Eswald de la Petite-Bretagne, et soeur de saint Josse, de laquelle il eut un fils, nommé Anségisel. Ce dernier eut pour femme sainte Begge, qui donna naissance à Pépin II le Gros, le père de Charles Martel.

Anségisel : sur ce personnage, cfr aussi II, p. 306, p. 324, p. 329, p. 340 et p. 451.

Mort du généreux pape Honorius Ier (625-638)

En cel an, le XXVe jour d'avrilh, morut li pape de Romme Honorius, si fut ensevelis. dedens l'engliese Sains-Pire, à Romme : chis fut unc caritaible hons et donnoit volentiers aux poeves, et si n'avoit mie tant de tressoire qu'ilh poisist acomplir sa volenteit, si descrostat l’or et l'argent del englise Sains-Pire et des altres, si edifiat une engliese en l'honneur sainte Agnes, en lieu où li corps avoit esteit ensevelis, et edifiat l'engliese Sains-Patrisiiens en la voie Aurelie, et celles des IIII coronateurs, et par toutes les englieses, où ilh avoit osteit or et argent, ilh y fit taubles de erain doreez.

Cette année-là [632], le vingt-cinq avril, le pape Honorius mourut et fut enseveli dans l'église Saint-Pierre à Rome. Ce fut un homme charitable, qui faisait volontiers des dons aux pauvres, et lorsqu'il n'avait pas assez dans son trésor personnel pour faire ce qu'il voulait, il utilisait l'or et l'argent de l'église Saint-Pierre et des autres églises. Il édifia une église en l'honneur de sainte Agnès, à l'endroit où son corps avait été enseveli, l'église Saint-Pancrace (?), sur la voie Aurélienne, et celle des Quatre-Saints-Couronnés, et, dans toutes les églises où il avait enlevé de l'or et de l'argent, il fit installer des tables d'airain doré.

Miracle du moine Anastase

[De Anestaise le moyne, mervelhe] A son temps fut Anastaise le moyne, qui neis estoit de Persie, qui l'art magique quant chu fut unc enfes, avoit apris à son peire qui estoit sarasiens. Et chis soy fist baptisier en Jherusalem et devient moyne ; mains à cel temps fut-ilh pris des Sarasiens et martirisiet, et quant ilh fut mors ons prist sa cotte, se le vestit I hons qui avoit le dyable en cors, si fut tantoist garis. Et ly emperere Eracle, quant ilh alat reconquesteir la sainte crois en Persie, si trovat que ons l'avoit novellement martyrisiiés et oiit racompteir les myracles que Dieu faisoit por ly ; si fist le corps de ly aporteir awec luy à Romme, et l' ensevelit en l’engliese Sains-Poul az aighes saleez.

[Anastase le moine - miracle] À l'époque d'Honorius vécut le moine Anastase, qui était né en Perse et qui, lorsqu'il était enfant, avait appris l'art de la magie par son père, un Sarrasin. Il se fit baptiser à Jérusalem et devint moine. Il fut ensuite fait prisonnier par les Sarrasins et martyrisé. Après sa mort, on prit sa robe que revêtit un homme possédé du diable. Il fut aussitôt guéri. Lorsque l'empereur Héraclius alla reconquérir la Sainte Croix en Perse, il apprit que ce moine avait été récemment martyrisé et entendit raconter les miracles que Dieu accomplissait par son intermédiaire. Il fit ramener le corps du martyr avec lui à Rome et l'ensevelit dans l'église Saint-Paul-aux-eaux-salées (?).

Les papes Séverin (640 n.è.) et Jean IV (640-642 n.è.)

[Severinus, ly LXXIIIIe pape] Apres la mort le pape Honoriien, vacat ly siege III jours, puis fut consacreis à pape Severinus, li promier de cel nom, qui fut de la nation de Romme, fis d'on noble hons qui oit nom Abiene. Et tient le siege I an et III jours et puis morut, si fut ensevelis en l'engliese Sains-Pire à Romme : [II, p. 323] chis fut I vray proidhons et benigne, qui mult augumentat sainte engliese et amat sa clergerie. Et apres son deches vacat ly siege I mois et XIII jours.

[Séverin, 74e pape] Après la mort du pape Honorius, le siège resta vacant trois jours, puis fut consacré pape, Séverin, le premier de ce nom, qui était de la région de Rome, fils d'un homme noble, dénommé Abiene. Il occupa le siège pendant un an et trois jours, puis mourut et fut enseveli dans l'église Saint-Pierre, à Rome. [II, p. 323] Ce fut un homme sage et bienveillant, qui développa beaucoup la Sainte Église et aima son clergé. Après son décès, le siège resta vacant un mois et treize jours.

[Johans, ly LXXVe pape] Et puis fut consacreis Johans, ly quars de cel nom et tient le siege IIII ans, IIII mois et XIII jours ; et fut de la nation Dalmase, le fis Veneratien qui estoit canoyne et scolaste de l'engliese Sains-Pire à Dalmase.

[Jean, 75e pape] Puis fut consacré pape, Jean, le quatrième de ce nom, qui occupa le siège trois ans, quatre mois et treize jours ; il était originaire de Dalmatie, fils de Vénératien, chanoine et écolâtre de l'église Saint-Pierre en Dalmatie.


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