Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 70b-79aN

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2021)

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LES TROIS FILS DE CONSTANTIN LE GRAND (338-362) et JULIEN L’APOSTAT (362-365)

 

 

Notes de lecture - II, p. 70b-79a - Ans 338 à 365 de l'Incarnation

 


[Vers le texte et la traduction]

 


 

 

Plan des notes de lecture

 

 

A. Les fils de Constantin (Constantin II, Constant et Constance) et Julien l'Apostat

1. Chez Jean d'Outremeuse et dans l'histoire

2. Chez Martin d'Opava

 

B. L'arianisme et les formes de son évolution - Le cas de saint Athanase

1. Sous Constant et Constance

2. Sous Constance seul

3. Dans la suite, en particulier sous Julien

 

C. Figures de papes, de patriarches et d'évêques

1. Le pape Jules

2. Le pape Libère et Félix l'Intrus chez Jean

3. Difficultés d'identifier les sources de Jean

4. Libère et Félix l'Intrus dans l'histoire : quelques observations

5. Eusèbe, évêque de Verceil (Piémont)

6. Saint Hilaire, évêque de Poitiers

7. « La Fable du Coq et du Lion » ou l'histoire de saint Hilaire et du pape Libère, de l’orthodoxe et de l’hérétique

8. Saint Servais, fondateur à Tongres d'une église en l'honneur de Côme et Damien (II, p. 75)

 

D. Divers

1. Le système de numérotation des empereurs

2. Saint Augustin

3. Quelques autres saints

4. Des événements naturels positifs ou négatifs

 

 


 

A. Les fils de Constantin (Constantin II, Constant et Constance) et Julien l'Apostat

 

 

1. Chez Jean d'Outremeuse et dans l'histoire

Rappelons que Constantin est mort en l'an 337 de notre ère [an 338 de l’Incarnation pour Myreur, II, p. 69]. À sa mort, écrit P. Petit (Empire romain, 1974, p. 599-600), « l’Empire fut privé d’Auguste pendant plusieurs mois. Constantin avait partagé le monde entre ses trois fils et deux neveux. Des intrigues de palais aboutissant à un massacre familial ne laissent comme survivants que les trois fils qui se répartissent les diocèses en 337 de notre ère : Constance II conserva l’Orient qu’il gouvernait déjà, en y joignant le diocèse de Thrace ; en Occident, Constantin II reçut tout le reste de l’Empire jusqu’à la Macédoine. La situation de Constant le plus jeune des frères est discutée : il est probable qu’il resta sans terre, sous la tutelle de l’aîné et privé de pouvoir effectif, en raison de son jeune âge (14 ans). Mais trois ans plus tard, dès 340, il dut se révolter et réclamer sa part, car Constantin II marcha contre lui, gagna l’Italie du Nord et tomba dans une embuscade près d’Aquilée. Constant recueillit tout son domaine et l’Empire n’eut plus que deux maîtres, sans que Constance ait reçu de compensation ».

  

a. Constantin II en guerre contre ses deux frères

Jean explique uniquement par des oppositions religieuses la guerre entre Constantin II et ses frères. Selon le Myreur (II, p. 71), Constantin II, qui estoit baptiziet, creioit en Jhesu-Crist et faisoit tout chu que ly pape Julius ly disoit, entendez « était un parfait nicéen », aurait attaqué ses deux frères parce qu'ils envoyaient les sains evesques en exilhe, et qu'ilhs sourtenoient les heresies Arriain. En ne voyant que des raisons religieuses dans la lutte armée entre Constantin II et ses frères, Jean n'est donc pas fiable, même si, dans la réalité de l'histoire, les trois fils de Constantin le Grand n'avaient pas les mêmes conceptions religieuses.

 

b. Constant, ses guerres entre Romains et Gaulois/Sicambres, sa mort

Jean n'est pas fiable non plus dans son évocation des opérations militaires de Constant en Aquitaine et en Gaule. Si l'on en croit le chroniqueur liégeois (II, p. 72-73), ces deux régions semblent avoir refusé le tribut et Constant aurait dû les ramener à la raison. En Gaule, le duc Anténor aurait même été tué et remplacé par ses deux fils, Hector, puis Priam.

Cela ne correspond en rien à la réalité historique. Les campagnes effectivement menées et réussies en Occident par l'empereur romain concernent les Francs Saliens sur le Rhin inférieur ; quant aux Francs installés dans l’Empire (Germanie, Brabant du Nord, Limbourg), il les contrôlait fort bien. Et, en ce qui concerne précisément la Gaule, « sous son règne, note P. Maraval (Fils de Constantin, 2013, p. 47), [elle] connut une grande paix ».

Et puisque qu'il est question de la Gaule, il faut d'abord faire remarquer que Jean utilise ici (II, p. 72) le terme Sicambres pour parler des Gaulois. Il a déjà été question plus haut de cette appellation alternative (Gaulois/Sicambres) qu'on retrouvera encore. Il faut aussi une fois de plus relever l'aberration historique qui consiste à envisager pour le IVe siècle de notre ère des ducs de Gaule portant des noms comme Anténor, Hector, Priam, et luttant contre Rome pour se libérer du tribut qu'elle exigeait. Depuis César, la Gaule était province romaine mais Jean reste accroché à un motif qui lui est cher, celui de guerres incessantes entre les Romains et les Gaulois/Sicambres. Il l'a très largement utilisé dans ses récits antérieurs et y a encore recours régulièrement dans ses biographies d'empereurs. Il y ajoute ici une fantaisie supplémentaire en imaginant (II, p. 72) le duc de Gaule, Hector, partir en Grande-Bretagne faire la guerre aux chrétiens et se les soumettre ! Jean aurait-il trouvé dans une de ses sources le souvenir du bref séjour (d’inspection ?) que fit historiquement dans ce pays un Constant, qui passe pour un empereur itinérant (P. Maraval, (Fils de Constantin, 2013, p. 46-50) ?

Jean n’est pas davantage fiable sur la mort de Constant. Ce dernier succomba à une conspiration d’état-major qui réussit : il fut tué en 350 de notre ère en s’enfuyant vers l’Espagne (P. Petit, Empire romain, 1974, p. 600). Rien à voir donc avec le récit de Jean qui le fait mourir lors d’une guerre contre les Perses (II, p. 74-75).

  

c. Constance, seul empereur, et l'usurpateur Magnence

La mort de Constant fait de Constance, dès l’an 350, de notre ère, le seul empereur légitime. Il aura d'abord « la lourde tâche de réprimer l’usurpation de Magnence ».

Nous n'avons pas encore parlé de cet usurpateur. Il avait été « reconnu sans difficulté [comme empereur] en Gaule, en Afrique et même en Cyrénaïque » et il avait aussi des sympathies à Rome et en Italie (P. Petit, Empire romain, 1974, p. 599-601). Il faudra trois ans à Constance pour en venir à bout. Magnence finira par se tuer en 353 de notre ère. Jean ignore tout de lui. Il donne d'ailleurs l’impression de se sentir plutôt « mal à l’aise » avec les usurpateurs !

À la chute de Magnence, Constance avait environ 25 ans. Il « n’eut guère d’idées politiques et suivit les traces de son père. […] Tout en étant comme lui conscient de sa dignité et des avantages de l’unité du pouvoir, qu’il avait à grand-peine préservée, il sentit que la tâche parfois le dépassait et lui aussi nomma des Césars. Il n’avait pas de fils, et choisit pour ce poste des cousins, « seuls rescapés du massacre familial de 337 » (P. Petit, Empire romain, 1974, p. 603). L’un, Gallus, nommé César en 351, sera décapité en 353 ; l’autre est Julien, le demi-frère de Gallus, qui sera nommé César en novembre 355, avec la charge de défendre les Gaules (notamment contre la menace des Alamans). Ce Julien est Julien dit l’Apostat qu’on retrouvera dans un instant.

Constance n’avait pas que la Gaule comme terrain d’opérations. « Il avait hérité de son père [dès 337] une guerre contre les Perses qui allait empoisonner son règne » (P. Petit, p. 621) et, dans ses préoccupations, cette guerre, va, comme d'ailleurs les affaires religieuses, que nous retrouverons plus loin, « passer au premier plan » (P. Petit, p. 604)

  

d. La mort de Constance et l'accession au pouvoir de Julien

Constance ne mourut pas, comme l’écrit Jean (II, p. 77), « tué à Rome, dans son palais, en même temps qu’Arius, son maître, par les chrétiens, qu’ils malmenaient trop ». En réalité, la mort d’Arius remonte à l’an 336 de notre ère  : elle est donc antérieure de plusieurs dizaines d'années à celle de Constance II (361 de notre ère), alors que Jean les considère comme contemporaines. Ici, comme pour la mort de beaucoup d’autres empereurs, on ne peut pas se fier au chroniqueur liégeois.

Mais attardons-nous quelque peu sur les circonstances de la mort de Constance, car elle a un lien avec l’accession au pouvoir suprême de Julien.

À cette époque, les rapports entre les deux hommes s’étaient fort tendus. Julien qui avait été proclamé empereur par ses troupes pour ses succès militaires en Gaule, voulait même renverser son cousin. À la tête de ses armées, il marcha vers Sirmium (en Pannonie), une des capitales de l'Empire romain. Constance quitta la Mésopotamie supérieure où il se trouvait alors pour marcher au-devant des forces de son rival. En juillet, Sirmium tombe entre les mains de Julien qui se prépare à affronter les armées de son cousin.

Mais l'affrontement n'eut pas lieu. Tombé malade à Tarse en octobre, Constance, épuisé par la fièvre, meurt le 3 novembre 361, en Cilicie, dans sa quarante-quatrième année. En fait, avant d’expirer, Constance, qui voulait éviter une nouvelle guerre civile et souhaitait la continuation de la dynastie constantinienne, avait désigné un successeur, et… c’était Julien.

Tout se termine donc bien pour Julien. « Aux alentours du 20 novembre [361], [il]  apprend […] que son rival est mort et qu'il est désormais Auguste incontesté de tout le monde romain. Décrétant un deuil national, le nouvel empereur se rend à Constantinople où il accueille la dépouille impériale qu'il conduit, en grande pompe, en l'église des Saints-Apôtres où Constance va reposer aux côtés de son père. Présidant le Sénat de Constantinople, Julien rend finalement au défunt les honneurs de l'apothéose. » (Wikipédia, Constance II).

 On est donc très loin, on le voit, du récit de Jean présentant un Constance tué par les chrétiens dans son palais romain.

 

e. Julien l'Apostat

La version que donne Jean de la mort de Julien (II, p. 79) est elle aussi totalement fantaisiste. Julien n’a jamais été capturé par le Perse Shapur et les tortures que celui-ci est censé lui avoir fait subir sortent entièrement de l’imagination de notre chroniqueur. C’est un type particulier de supplice : la victime se voit arracher des lanières de peau sur lesquelles on verse du sel. Jean semble éprouver un intérêt morbide pour ce supplice. Il l'utilise dans la description des tortures raffinées que César inflige au roi Hanigos, coupable d’avoir décapité le roi Théodogus de Barbastre, oncle de César (cf I, p. 217-218), ainsi que dans le châtiment infligé par Attila au chevalier Abafis, le traître qui lui avait vendu la cité de Cologne : ly coupoient cascon jour une coroie sour son dos, de chief jusqu'à piés desous, et puis le saloient de seil (II, p. 114). Abafis mettra neuf jours à mourir.

Pour en revenir au cas de Julien, le chroniqueur liégeois est bien dans la ligne du de mortibus persecutorum, un ouvrage historico-théologique terminé entre 316 et 321 où Lactance affirme que les morts affreuses qui frappent les empereurs persécuteurs sont des châtiments divins. On songera à Valérien, dont la captivité et la mort ont été présentées plus haut. Mais dans le cas de Valérien, l’écorchement a eu lieu après la mort et la peau a été teinte en rouge. Ici, en ce qui concerne Julien, le supplice aurait été imposé non pas post mortem, mais ante mortem.

*

Dans la version de Jean, Il n’y a pas que le récit de la mort de Julien qui puisse faire l’objet de critique. Rien dans le texte du Myreur ne pourrait laisser penser que, en tant que César de Constance, Julien avait eu d’importantes fonctions militaires à remplir, notamment dans une Gaule malmenée par les envahisseurs barbares, et qu’il les avait remplies très bien. Il avait en effet montré en Gaule « des qualités militaires surprenantes pour un intellectuel » (Petit, Empire romain, 1974, p. 620) et les succès qu’il y avait remportés avaient même amené ses soldats à l’acclamer Auguste à Lutèce en 360, avant même la mort de Constance qui eut lieu en 361. « Julien put quitter la Gaule la tête haute après y avoir assuré plusieurs années de paix et reconstruit un grand nombre de cités » (P. Petit, p. 620-621). Pour rester sur les qualités militaires du personnage, on ajoutera qu'au moment de sa mort, Julien se trouvait en opérations en Perse à la tête d’une armée romaine de 65.000 hommes bien préparée (P. Petit, p. 623). C'est lors de cette expédition qu'il trouva la mort le 26 juin 363, « tué dans un combat d’arrière-garde » (P. Petit, p. 623), « après des succès suivis d'une harassante retraite » (M. Bordet, Précis d'histoire romaine, 1969, p. 278). Julien est donc effectivement mort dans une guerre contre les Perses, mais il n'a jamais été capturé par les Perses et n'est pas mort sous la torture dans les mains de Shapur.

  Jean n’a donc rien dit de correct sur la mort de Julien, ni sur les modalités de son accession au trône, ni sur les qualités militaires du personnage.

*

Que dire encore si on compare le Julien de Jean au Julien de l'histoire ?

Le long séjour de Julien dans une abbaye (II, p. 77-78), où il se serait réfugié pour échapper à une mort qu’aurait voulue Constance, semble une invention. On sait par contre qu’il passe « une enfance très triste, sous la surveillance d’évêques, d’ailleurs ariens » et que « sous l’influence d’amis néoplatoniciens païens, [...] il se détache du christianisme dans lequel il avait été baptisé » (J. Leclant, Dictionnaire Antiquité, p. 1195, s.v° Julien).

Le détail du « maître inspiré par le diable » vient peut-être de ce que Julien, très crédule, était tombé « sous la coupe des thaumaturges et des théurges, de Maxime d’Éphèse en particulier, un des grands charlatans de l’époque, qui lui apprit l’extase et la façon de communiquer avec les dieux : Julien entendait des voix et voyait en rêve le Génie de l’Empire » (P. Petit, Empire romain, 1974, p. 614).

Parmi les mesures que l’empereur prend pour « affaiblir le christianisme et, corrélativement, renforcer le paganisme », on notera, avec J. Leclant (ibidem), qu’il « rétablit les cultes païens, relève les temples, quitte à déplacer les tombeaux des saints et à provoquer des émeutes […], interdit aux chrétiens d’enseigner […], réorganisa sa propre église, païenne, avec des ‘ prêtres ‘ et des ‘ archiprêtres ‘. […] Puis les expulsions d’évêques se multiplièrent, en même temps que les sanctions contre les villes trop chrétiennes ».

Dans la vision de Jean, ce qui se rapporte au temple de Jérusalem (II, p. 78) correspond en partie à l’Histoire. Julien protégeait les Juifs, dont la religion lui plaisait, parce qu’il « tenait le christianisme pour une déformation maligne du culte de Jahvé. Le temple de Jérusalem fut rebâti aux frais de l’État mais un tremblement de terre le détruisit aussitôt, à la jubilation des chrétiens » (P. Petit, p. 615).

On notera chez Jean la mention selon laquelle les Juifs de Jérusalem auraient rappelé les Huns à l’époque où Julien les autorisait à rebâtir le Temple. Il ne semble pas que l’on retrouve ailleurs ce détail précis. Cela dit, Jean n’est pas le seul à considérer les Huns comme des Juifs qui, chassés de leur pays sous par les empereurs romains, seraient allés se réfugier (ou auraient été chassés et parqués) en Chine, près des monts de Gog et de Magog, avant de revenir en Occident sous le nom de Huns (II, p. 17-18). Mais pour tout ce qui concerne les Huns, on verra le gros article, intitulé Jean d'Outremeuse et les Huns que nous avons publié dans les FEC (t. 41-2021).

 

2. Chez Martin d'Opava (Chronique, p. 452, éd. Weiland)

À titre indicatif, nous donnons ci-dessous, en traduction française, les notices où Martin d'Opava, dans sa Chronique (p. 452, éd. Weiland), présente les fils de Constantin le Grand et Julien. Le lecteur pourra constater que l'influence de Martin sur Jean n'a été que très partielle (peut-être II, p. 71 ?) :

 

Constantin II et ses frères, Constance et Constant, régnèrent pendant 24 ans. C'étaient les fils de Constantin le Grand. D’abord les luttes des trois frères absorbèrent les forces de Rome. Ensuite Constantin II l’emporta et fut seul à occuper le pouvoir. Il était catholique et fut tué par des généraux de son frère Constance. Constance, s’étant finalement emparé du pouvoir, devient arien et persécute les chrétiens dans tout l’empire, accordant ses faveurs à Arius. Un jour, cet Arius, qui se rendait dans une église de Constantinople pour combattre contre nous sur des questions de doctrine, dut traverser le forum de Constance pour satisfaire un besoin naturel : il mourut en répandant sur le sol tous ses intestins. [Sur la mort d'Arius, cfr aussi Voragine, Légende dorée, ch. 104, Saint Eusèbe, p. 565, éd. A. Boureau : Arius « mourut […] d’une mort misérable, puisqu’il se vida dans les latrines de tous ses viscères et intestins »]

À cet époque-là s’illustrait Donat, auteur d’une grammaire et précepteur de saint Jérôme (Donatus artis gramatice scriptor ac preceptor Iheronimi illustris habetur). C’est aussi celle de la mort du moine Antoine. Les os du bienheureux André l’apôtre et du bienheureux Luc l’évangéliste sont transférés à Constantinople.

Constance exila les défenseurs de la foi, à savoir Athanase d’Alexandrie, Eusèbe de Verceil, qui furent ensuite rappelés, ainsi qu'Hilaire. Denys de Milan et Paulin de Trèves moururent en exil.

Par crainte de Constance, de peur d’être tué par lui, Julien l’apostat se fit moine. C’était un descendant (nepos) de Constantin le Grand, né du frère de celui-ci. Comme Constance avait déjà tué le frère de Julien, ce dernier, craignant un sort semblable, se fit d’abord moine, puis s’enfuit dans diverses provinces, demandant à des mages et à des devins s’il pourrait devenir empereur. Il rencontra un jour un démon prenant l’apparence d’un mage qui, moyennant sa renonciation à la foi chrétienne, lui prédit qu’il serait empereur.

 

Julien régna deux ans et huit mois. Ce Julien devint apostat. À cette époque vivait le bienheureux Martin, qui avait abandonné la vie militaire. Julien était un descendant (nepos) de Constantin, qui désira tellement régner qu’il abandonna même la religion chrétienne. Il était instruit dans les livres profanes et religieux. Il se sépara de la foi et de la vie monastique. Nommé César par Constance, il fut envoyé contre les Gaulois et les Alamans qu’il soumit.

Exalté par ces victoires, il se dressa contre l’empereur Constance. Devenu auguste après la mort de ce dernier, il commença à poursuivre les chrétiens, les amenant d’abord à l’idolâtrie plus par les honneurs que par les tourments, ensuite portant plusieurs édits contre eux. Beaucoup de gens reçurent la couronne du martyre. Furent ainsi tués Paul et Jean, valets de chambre de Constantia, la fille de Constantin le Grand, de même que le diacre Cyrille, et beaucoup d’autres personnes, sur terre et sur mer.

Il donna également aux Juifs l’autorisation de reconstruire le temple de Jérusalem. Il en vint de tous les côtés, qui avaient déjà beaucoup travaillé lorsqu’un tremblement de terre jeta tout à terre et qu’ils abandonnèrent l’endroit et le travail.

En route pour attaquer les Perses, comme il passait par Césarée de Cappadoce, il lança des imprécations contre l’évêque de la ville, le bienheureux Basile, et les chrétiens, portant des menaces pour l’avenir. Le bienheureux Basile, priant et jeûnant avec les chrétiens, vit la bienheureuse Vierge Marie ordonnant au soldat Mercurius qui venait d’être enterré dans un monastère de la venger, elle et son fils en tuant Julien. Ce qui fut fait. Et Julien, expirant dans un blasphème, cria : « Tu as vaincu, Galiléen ».

 

[Plan]

 


 

B. L'arianisme et Les formes de son évolution - LE CAS DE SAINT ATHANASE

 

Les paragraphes qui précèdent ont a peine abordé les questions religieuses. Celles-ci eurent pourtant beaucoup d'importance sous les successeurs de Constantin, comme elles en avaient eu d'ailleurs, sous le règne de ce dernier, dans les décennies qui suivirent le Concile de Nicée de 325. On en a très largement traité dans les dossiers consacrés aux questions religieuses sous Constantin.

Le dossier sur l'Arianisme notamment avait déjà fait intervenir Athanase à l'époque de Constantin. C'est en effet une « figure majeure du christianisme antique, défenseur des positions nicéennes et adversaire acharné d’Arius et de l’arianisme ». Né vers 296-298, il avait en 328, sous Constantin, succédé à son maître Alexandre comme évêque (= patriarche) d'Alexandrie, une charge qu'il occupera pendant 45 ans jusqu'à sa mort en 373, non sans avoir connu cinq exils. « Son parcours tumultueux illustre à sa manière le statut très incertain de l'orthodoxie nicéenne ». On a notamment évoqué supra comment Constantin lui-même, dans sa conduite et son gouvernement, avait hésité entre les nicéens et les ariens. Athanase lui-même avait eu des difficultés avec l'empereur qui, « de plus en plus désireux de ‘dédouaner’ la doctrine d’Arius », lui avait proposé certaines adaptations doctrinales que le patriarche avait refusées. Ce nicéen farouche avait finalement été exilé à Trèves par Constantin en 335.

Le patriarche est toujours actif sous les successeurs de Constantin (notamment II, p. 71 et II, p. 73). À leur époque, le pouvoir politique oscillera de manière cahotique entre l'orthodoxie et l'arianisme. Le parcours de saint Athanase, que nous suivrons en filigrane, s'en ressentira.

 

1. Sous Constant et Constance

À la mort de son père en 337, Constantin II, en charge de l'Occident, libère le patriarche Athanase qui vient reprendre sa charge à Alexandrie, mais le climat pour lui est très difficile. Le préfet d’Égypte Philagrios lui est hostile et Constance, nouvel empereur d’Orient, a des sympathies ariennes. Athanase est chassé en 339 par l'installation d'un évêque arien et obligé de fuir. Réfugié en Occident, on le retrouve à Rome où il est venu chercher, dans un milieu plus nicéen, l’appui du pape Jules l et de l'empereur Constant. Un concile romain le réhabilite et le rétablit dans ses fonctions, mais un synode réuni à Antioche en 341 conteste le droit de l’évêque de Rome d'intervenir et casse la décision.

Après la mort de Constantin le Jeune, c'est Constant, très nicéen, qui a l'Occident en charge. Il impose à son frère Constance de réunir un nouveau concile, ce qui se fait en 343, mais non sans difficultés : « l’entente fut impossible entre les évêques, les nicéens se réunirent à Sardique [ancienne Sofia, en Bulgarie], les ariens à Nicopolis [ancienne Nikopol, en Ukraine] et ils s’excommuniaient mutuellement, chaque concile étant soutenu par l’un des empereurs. Le pape [Jules], qui avait envoyé présider à Sardique le vieil Ossius, voyait sa primauté violemment attaquée par les Orientaux et paradoxalement défendue par Athanase. Le schisme semblait conduire à la guerre civile entre les deux frères, mais Constance céda : Athanase revint en triomphe à Alexandrie en 346. » (P. Petit, Empire romain, 1974, p. 610).

Il faut dire que, face aux nicéens qui estimaient le Fils « consubstantiel » au Père, c'est-à-dire « de même substance » que lui (d'où leur nom de homoousiens), l'arianisme, depuis la mort d'Arius, en 336, avait assez nettement évolué sur le plan doctrinal. Suite aux efforts des théologiens pour rapprocher les points de vue à la recherche d'une formule conciliatrice, le mouvement en fait s'était divisé. À côté des ariens extrêmes qui niaient toute ressemblance entre le Fils et le Père (les anoméens ou encore eunomiens du nom d’un des leurs), on trouvait des ariens plus modérés des semi-ariens en quelque sorte, qui acceptaient que le Père et le Fils fussent de substance, non pas identique, mais semblable, d’où leur nom d’homéousiens. Plus tard apparaîtront des ariens plus souples encore, les homéens, qui éviteront de parler de « substance » et se contenteront d’une « ressemblance » entre le Père et le Fils.  (d'après P. Petit, Empire romain, p. 610, n. 24 et p. 612)

Ce bref résumé suffit à montrer la complexité du sujet. Il s'agissait de discussions très subtiles, dans lesquelles évoluaient à l'aise des esprits imprégnés de philosophie grecque. Elles passionnaient les Orientaux et laissaient fort indifférents beaucoup d'Occidentaux.

Mais revenons à l'histoire de l'arianisme, où nous retrouverons Athanase.

 

2. Sous Constance seul

En matière religieuse, la mort de Constant (tué en 350 dans une conspiration d’état-major) libère Constance qui, hostile aux positions nicéennes (homoousiennes), reprend la lutte contre ses représentants. Athanase est à nouveau déposé en 350. Il fait de la résistance mais doit finalement quitter son église investie par l'armée dans la nuit du 8 au 9 février 356. Il se tiendra caché jusqu'à la mort de l'empereur en 361.

Mais venons-en aux positions de Constance, qui « devait consacrer désormais aux affaires religieuses une bonne partie du temps que lui laissait la guerre perse » (P. Petit, p. 611).

« La doctrine arienne qui exaltait la supériorité du Père plaisait davantage [que la nicéenne] à un souverain et à des fonctionnaires légistes, imbus d’un esprit d’absolutisme. La querelle prit des proportions énormes, en Orient surtout, car la population y prenait part avec délectation, Arius ayant mis sa doctrine en chansons que fredonnaient les marins d’Alexandrie, tandis que les Nicéens, en minorité [...], recevaient l’appui des moines qui commençaient à se multiplier dans le désert égyptien » (P. Petit, p. 611). Néanmoins les choses évoluaient.

« À Rome, le pape Jules, énergique partisan d’Athanase, avait été remplacé par Libère, plus souple et enclin à accepter certains compromis. Ossius de Cordoue lui-même, qui atteignit sa centième année en 356, se montrait moins intransigeant. Mais apparut alors en Occident un nouvel Athanase, l’évêque de Poitiers, saint Hilaire [né vers 315 et mort en 367]. Ce vaillant combattant, dont la dialectique s’aiguisa au contact de l’Orient où il fut exilé durant quelques années, sut préserver la Gaule de l’infection arienne et s’éleva avec violence contre la politique de Constance. De nombreux conciles furent convoqués [...]. Enfin un arianisme relativement modéré s’était développé dans les provinces occidentales proches de l’Orient [la Mésie supérieure et la Pannonie) sous la direction de Valens de Mursa et d’Ursace de Singidunum. » (P. Petit, p. 611) Ce mouvement avait influencé Constance, qui recherchait un accord.

Plusieurs synodes et conciles furent réunis à Sirmium (aujourd’hui Sremska Mitrovica, dans la province de Voïvodine, en Serbie) en 357-358. Ils obtinrent l’accord plus ou moins extorqué de Libère pratiquement séquestré et définirent enfin ce qu'on appella le Credo daté (22 mai 359) : la notion de substance était abandonnée au profit de celle de la ressemblance, le Fils était seulement considéré comme « semblable au Père sous tous les rapports », ce qui créait une quatrième nuance, celle des homéens, pour laquelle Constance se prononça. La même année, le concile de Rimini [359] imposa la doctrine homéenne, malgré l’opposition des nicéens (homoousiens), des semi-ariens (homéousiens) et des ariens extrémistes (anoméens ou Eunomiens). Constance fit emprisonner, exiler ou déposer les récalcitrants et laissa à sa mort l’Église très divisée (d'après P. Petit, p. 611-612).

« Ses interventions répétées dans le domaine spirituel, l’emploi de la force publique et le mépris [qu’il avait pour] l’évêque de Rome [= le pape Jules], devaient faire de lui, bien avant Justinien, le premier tenant du "césaropapisme" : il prétendait être "l’évêque des évêques" alors que Constantin n’avait voulu être que l’évêque de ceux du dehors. » (P. Petit, p. 611)

 

3. Dans la suite, en particulier sous Julien (Fr. Lenoir, Comment Jésus est devenu Dieu, Paris, 2010, p. 243-245)

« On ignore ce qu'il serait advenu du dogme chrétien si Constance n'était pas décédé quelques mois plus tard. Très tôt orphelin, son successeur, Julien, surnommé l'Apostat par les chrétiens, dit aussi Julien le Philosophe, a été élevé dans le christianisme arien par Eusèbe de Nicomédie auquel il a été confié dès son plus jeune âge. Mais il se laisse surtout séduire par la philosophie et par les classiques de la culture grecque auxquels l'initie Mardonios, l'eunuque dévoué à son service. Assigné à résidence durant plusieurs années par Constance, alors empereur, chez l'évêque Georges de Cappadoce, dans des conditions non élucidées, Julien dévore la bibliothèque de l'évêque où, à côté des ouvrages chrétiens, figurent les œuvres des philosophes de l'Antiquité. C'est durant cette période qu'il est baptisé, mais Julien n'est pas pour autant chrétien. Quand Constance le rappelle de son exil forcé pour lui décerner le titre de César, c'est-à-dire de vice-empereur, et l'envoie en Gaule à la tête des armées, Julien laisse une lettre déchirante : "J'ai prié Athéna [la déesse grecque] de sauver son suppliant, de ne pas l'abandonner. Beaucoup d'entre vous m'ont vu et en sont témoins […]. Et la déesse n'a pas trahi ni abandonné son suppliant ; elle l'a montré par des faits. Car partout elle m'a guidé, et de [p. 244] tous côtés elle m'a entouré d'anges gardiens que le Soleil et la Lune lui avaient accordés (Julien, Lettre aux Athéniens, 274d-275b]" ».

« Julien règne à peine plus de deux ans, au cours desquels il règle essentiellement ses comptes avec son prédécesseur [...]. L'influence prise par le clan arien sous le règne de Constance lui déplaît fort. Son objectif est-il aussi, comme l'affirment certains historiens, d'affaiblir le christianisme en ravivant les divisions dans les rangs chrétiens ? Le fait est que, prenant le contre-pied de Constance, Julien [...] réhabilite la foi nicéenne. Dès son accession au pouvoir, il promulgue en effet un édit de tolérance et annule les mesures prises par son prédécesseur contre les païens, les juifs et les chrétiens nicéens. Il prend par contre une mesure plus générale interdisant aux chrétiens d'enseigner la grammaire et la philosophie [...]. Enfin, écrivain fécond, il multiplie les pamphlets s'attaquant aux croyances chrétiennes, notamment son célèbre Contre les Galiléens dans lequel il qualifie le christianisme de religion "nouvelle" et "sans racines" ».

« Quand Julien meurt au cours d'une expédition militaire, l'empire est à nouveau divisé. Je ne m'étendrai pas ici sur les multiples synodes, contre-synodes et autres disputes qui émaillèrent les relations interchrétiennes sous les règnes des divers empereurs d'Orient et d'Occident qui se succédèrent jusqu'à Théodose, chaque faction cherchant à tirer tout le bénéfice possible de ses courtes périodes de grâce, excluant et bannissant les évêques de la [p. 245] faction opposée qui, à leur tour, une fois réhabilités et rétablis sur leurs sièges, excluaient et bannissaient ceux qui les avaient châtiés peu auparavant. Dans les églises, la teneur des sermons change selon la couleur dogmatique de l'évêque en place, un jour nicéen, un autre arien. Dans les cités, et jusque dans les paroisses, les esprits s'échauffent : la divinité du Christ, ou plus exactement son degré de divinité (est-il Dieu, ou dieu en second ?) donne lieu à des empoignades, des altercations nécessitant souvent l'intervention des troupes impériales pour rétablir l'ordre ».

« Quant aux empereurs, beaucoup plus occupés par les guerres contre les Perses ou les Barbares et par la défense de leurs frontières extérieures, ils sont loin de s'impliquer, comme le firent Constantin ou Constance, dans les affaires d'Église, et aucun d'eux ne songea par exemple à convoquer un nouveau concile œcuménique pour tenter de rétablir l'unité dans le camp chrétien ».

Quant à Athanase ‒ que nous ne devons pas oublier ‒  un édit de Julien du 21 février 362 lui permet de rentrer à Alexandrie, mais, le 24 octobre de la même année, un second édit du même Julien le renvoie en exil. La mort de Julien (363) le rend pour quelque temps à ses fidèles, mais, sous l'arien Valens (cfr infra) en 365, il entre à nouveau dans la clandestinité. Il sera toutefois autorisé à rentrer en 366 et retrouvera à Alexandrie un peu de calme pour y terminer sa vie en 373. (d'après A. Martin, Athanase d'Alexandrie, dans Dictionnaire de l'Antiquité de J. Leclant, p. 263-264)

[Plan]

 


 

C. figures de papes, de patriarches et d'évêques

  

Dans l'aperçu général des querelles religieuses sous les successeurs de Constantin le Grand, nous avons mis l'accent, pour les illustrer, sur le sort particulier de saint Athanase, patriarche d'Alexandrie, au moins en titre de 328 à 373. Nous ne reviendrons donc plus ici sur lui en présentant quelques autres figures de religieux, papes, patriarches et évêques qui marquèrent cette période difficile. Nous commencerons par le pape Jules Ier.

 

1. Le pape Jules Ier

La première mention du pape Jules Ier dans le Myreur figure en II, p. 69 à la fin du règne de Constantin, lorsqu'il succède au pape Marc. Dans l'Histoire, son règne durera du 6 février 337 au 12 avril 352 de notre ère et il jouera un rôle important auprès des successeurs de Constantin dans le conflit entre l'arianisme et l'orthodoxie. En fait, il est simplement cité ici, dans le Myreur, à deux reprises (II, p. 71 et II, p. 74), sans que Jean d'Outremeuse ne mette son rôle en évidence.

À propos de la mention de la p. 71 et de l'influence qu'aurait exercée le pape Jules sur Constantin II, on a dit plus haut ce qu'il fallait penser, historiquement parlant, des mobiles religieux que Jean prête à cet empereur pour justifier ses opérations militaires contre ses deux frères. Ils ne correspondent pas à l'histoire.

En II, 74, lorsque Jean annonce la mort du pape le 12 avril de l'an 349 de l'Incarnation, il mentionne « son long exil », son rappel « qui lui valut une grande gloire », ses constructions d'églises (l’une sur le Marché et l’autre dédiée à Saint-Valentin, sur la voie Flaminia » et son ensevelissement « dans le cimetière de Calépode, situé à trois milles de la cité de Rome ». Il rapporte encore que, pendant l'exil de ce pape, s'était tenu à Viterbe un important concile de 328 évêques condamnant l'arianisme.

Le Liber pontificalis (p. 75-76, éd. Mommsen) et la Chronique de Martin d'Opava (p. 416, éd. Weiland) mentionnent les constructions et l'enterrement, ainsi que l'exil de ce pape et son glorieux retour (cum gloria reversus), mais le Liber évoque un exil de dix mois, Martin un exil de dix ans, exil dont les historiens modernes ne retrouvent d'ailleurs pas la trace. Mais on dispose sur ce pape de peu d'éléments biographiques sûrs. Quant à l'important concile condamnant l'arianisme dont Jean fait état, il ne s'agit pas d'un Concile de Viterbe mais du Concile de Nicée. Jean a mal lu Martin, pourtant très clair : Tempore huius celebrata est secunda synodus Nycena 318 episcoporum, in qua dampnata est heresis Arrii, qui asserebat Filium minorem.

Le successeur de Jules sera le pape Libère, étroitement lié dans l'histoire à un autre personnage, Félix, que Jean appelle « l'intrus ».

 

2. Le pape Libère et Félix l’Intrus chez Jean

Ce sont là deux personnalités dont l'histoire, étroitement liée à l'arianisme, est longue, complexe et dont le rôle est controversé. On a même pu parler à leur propos de schisme (P. Maraval, Christianisme de Constantin à la conquête arabe, 1997, p. 118). Jean leur consacre plusieurs notices dans le Myreur (II, p. 74-78 passim ; II, p. 80). Essayons d'abord de comprendre la version du chroniqueur liégeois.

Le pape Jules, mort selon Jean en l’an 349 de l’Incarnation [en fait 352 de notre ère], est remplacé la même année par Libère, lequel entre très vite en conflit avec l’empereur Constance ouvertement favorable aux ariens. Libère refusant de céder, Constance l’exile en Thrace (fin 355 ou début 356 de notre ère), et c’est Félix, l’archidiacre de Libère, censé plutôt favorable à Arius, qui le remplace à Rome. Mais celui que Jean appelle le « pape intrus » va en réalité se révéler moins souple que prévu et critiquer nettement l’arianisme manifesté par l’empereur dans ses décisions et ses positions. Félix ne se considère pas comme le vrai pape, mais comme le remplaçant temporaire de Libère, et, malgré les menaces de Constance, prêche toujours la foid catholique (« la vraie foi ») avec zèle. La réaction impériale ne se fait pas attendre. En l’an 356 de l’Incarnation, l’empereur enlève son siège à Félix, lequel aussitôt l’excommunie et le déclare hérétique (II, p. 74-75). Félix est à son tour exilé.

Cette année-là, le pape Libère est rappelé et reinstallé sur son siège, à condition d’accorder ses idées à celles de l’empereur et d’Arius, ce qu’il accepte. Mais cela ne fut pas apprécié par le clergé romain. Libère, vivement contesté, s’en plaignit à l’empereur qui fist martyrisiier mult des clercs le pape Liberius qui estoient contraires à luy. Libère resta à son poste.

Toujours selon Jean, en l’an 360 de l’Incarnation, « Félix, alors en exil, rassembla un concile de quarante-trois évêques, parmi lesquels se trouvaient deux prêtres contaminés par les hérésies d’Arius. Ils s’appelaient Ursicien et Valens et étaient familiers de l’empereur. Il les chassa de l’assemblée après avoir solennellement déclaré hérétiques le pape Libère, l’empereur Constance et Arius. » (II, p. 76-77)

Libère, à Rome, et Félix, en exil, survivront à Constance (mort en 361 de notre ère), à Julien (empereur de 361 à 363 de notre ère), à Jovien (empereur en 363-364 de notre ère) et mourront au début du règne de Valentinien et Valens. En II, p. 80, Jean fait mourir Libère en 366 de l’Incarnation et Félix un an plus tard.

[II, p. 80] [Le pape Libère mourut et Félix redevint le trente-neuvième pape] Cette année-là [366], au mois de mai, le pape Libère mourut. Félix fut rappelé d’Alexandrie, où il se trouvait, et fut nommé pape le 8 juillet, car le siège était resté vacant jusqu’à ce moment. Félix régna jusqu’au 4 août 367, date à laquelle Valens le fit martyriser.

Ainsi, si on comprend bien la pensée du chroniqueur liégeois, Libère est resté pape à Rome jusqu’à sa mort. C’est seulement après sa mort qu’on rappelle Félix et qu’on le nomme pape. Jean veille manifestement à éviter toute incohérence avec sa notice de II, p. 75, où il décrivait un Félix se présentant comme le simple remplaçant de Libère et non comme le pape en titre. Toujours si on comprend bien le texte du Myreur, ce Félix serait resté en poste du 8 juillet 366 de l’Incarnation au 4 août de l’année suivante.

C’est pendant ce bref règne qu’il aurait pris l’ordonnance évoquée par Jean (II, p. 80) : « Ce pape Félix ordonna que tous les évêques, cités ou appelés à la cour de Rome, s’y présentent sous peine d’être privés de leur siège. » Mais Jean (II, p. 78) lui attribue encore une autre ordonnance qu'il date de 363 de l’Incarnation : « Cette année-là, le pape Félix ordonna que tout évêque, quel qu’il soit, qui serait appelé au concile, devait y venir ». À cette date-là, si l'on comprend bien Jean, Félix était en exil !

 

3. Difficultés d'identifier les sources de Jean

Pour montrer combien il est difficile d’identifier les sources de Jean d’Outremeuse, nous donnerons ci-dessous, en traduction, la notice que Martin d'Opava (Chronique, p. 416, dans la section des Pontifices), une des sources habituelles de notre chroniqueur, consacre à ces deux personnages :

Libère, un Romain dont le père s’appelait Liguste, occupa le siège pendant 16 ans, 7 mois et 3 jours, avec 25 jours d’interrègne. Il venait de la Via lata et  fut exilé par l’empereur Constance parce qu’il n’avait pas voulu être d’accord avec l’hérésie arienne. Il resta trois ans en exil. Pendant ce temps, le clergé romain, sur le conseil de Libère, consacra comme pape le prêtre Félix, un homme respectable. Ce Félix, organisant un concile, découvrit qu’y participaient deux prêtres infectés par l’hérésie arienne et qui étaient des familiers de l’empereur Constance, à savoir Ursace et Valens ; il les chassa du concile des 48 évêques. Quelques jours plus tard, ces deux personnages, montés contre Félix, demandèrent à Constance de rappeler d’exil Libère, sous prétexte que celui-ci leur était davantage favorable. Libère, dès qu’il eut marqué son accord sur les positions de l’empereur hérétique, fut ramené d’exil.

L’empereur, ayant convoqué un concile avec les hérétiques ariens et avec Ursace et Valens, chassa du trône pontifical Félix, considéré comme catholique, et y réinstalla Libère parce que ce dernier s’était mis d’accord avec lui-même et les ariens. Pour sa part, le malheureux Félix occupa pendant six ans la basilique des Saints-Pierre-et-Paul et de Saint-Laurent martyr. Il y eut alors une grande persécution dans la ville, au cours de laquelle les clercs contraires à Libère reçurent la couronne du martyre. C’est alors que mourut également à Rome le prêtre Eusebius, parce qu’il déclarait que Libère était hérétique.

Félix II siégea une année ; c’était un Romain, dont le père s’appelait Anastase. Il fut catholique (catholicus) et décida qu’un évêque, appelé à un concile, devait venir y assister. Il déclara que Constance, fils de Constantin le Grand, était hérétique, car baptisé une seconde fois par l’évêque Eusèbe de Nicomédie. À cause de cette déclaration, il fut déposé du siège pontifical par ce même Constance et décapité, recevant ainsi la couronne du martyre le 4 août.

 

4. Libère et Félix l’Intrus dans l’histoire : quelques observations

Sans vouloir reconstituer l’histoire de ces deux personnages et porter sur leur rôle un jugement fondé, nous nous bornerons à quelques observations.

Celui que Jean appelle Félix l’Intrus – Félix II, note d'ailleurs Martin, car il y a eu un Félix I (269-274 de notre ère, à l’époque d’Aurélien ; cfr II, p. 31 et p. 33) – n’est pas repris aujourd’hui dans la liste officielle des papes, qui passe de saint Jules I (337-352 de notre ère), à Libère, qui n’est pas saint (352-366 de notre ère), puis à saint Damase I (366-384, toujours de notre ère). En d’autres termes, ce Félix est considéré comme un antipape, ce qui n’a pas toujours été le cas. Il figure en effet comme pape dans le Liber pontificalis (p. 80-81, éd. Mommsen), après Libère (p. 77-79, éd. Mommsen) et avant Damase (p. 82-84, éd. Mommsen). Le Liber ne lui attribue qu’un bref pontificat (un an, trois mois, deux jours) et fait mention de son martyre par décapitation, mais sous Constance, et non sous Valens (comme chez Jean, II, p. 80). Il faut ajouter que ce même Liber, cette fois dans sa notice sur Libère, cite plusieurs fois le nom de Félix et lui fait jouer un assez grand rôle dans les événements. Il y est notamment question du concile convoqué par Félix et des deux arianisants, familiers de l’empereur, que sont Ursace et Valens.

Ces deux personnages, Ursace de Singidunum (en Mésie supérieure) et Valens de Mursa (en Pannonie), ont une existence historique. Nous les avons déjà cités plus haut dans notre brève synthèse sur l'évolution de l'arianisme après la mort de Constantin le Grand. Dans ces provinces occidentales proches de l’Orient, ils avaient développé un arianisme relativement modéré.

Pour en venir au pape Libère, il est difficile aujourd’hui de juger correctement ses activités et en particulier son attitude, fort ambiguë envers Constance et l’arianisme. Jean ne fait pas allusion à la chose, mais il semble bien que l’exil auquel Constance l’avait condamné ait provoqué chez lui un net revirement et qu’il ait finalement cédé aux exigences de l’empereur, un geste qui s’inscrit dans ce qui a été appelé « le climat général de soumission à l’empereur de la plus grande partie de l’épiscopat ». Il sera dès lors autorisé à reprendre son poste à Rome.

La synthèse assez détaillée d'E. Paoli (Libère, dans Dictionnaire de l'Antiquité de J. Leclant, Paris, 2005, p. 1259-1260) aborde le sujet de la position doctrinale de Libère et de ses rapports avec les empereurs. On y apprend notamment que lors d’une réunion d’évêques à Sirmium au printemps 358 de notre ère, les participants, actant le ralliement de Libère et agissant sur ordre de Constance, se mettent d’accord pour que « les deux évêques occupent le Siège apostolique ». « Libère regagne Rome dans l’été 358, sous les acclamations, ‘presque en vainqueur’, selon Jérôme, présent à Rome en 358 », mais Félix, désavoué par le peuple, est chassé de la Ville. « Jusqu’à la mort de Constance (361), Libère se tient à l’écart de querelles théologiques […] et, pendant le règne de Julien (361-363), il œuvre à la réconciliation » entre les ariens et les nicéens. Cette synthèse conclut : « Le jugement porté sur le pontificat de [ce] pape qui a suscité une longue controverse, est aujourd’hui nuancé, reconsidéré dans le contexte d’une période troublée ».

La présentation suivante de P. Maraval (Christianisme de Constantin à la conquête arabe, 1997, p. 118) est très (trop !) brève :

« Plusieurs schismes divisèrent l’église romaine au IVe siècle. […] Le premier est une des retombées de la crise arienne. En 356, le pape Libère, pour avoir refusé de s’accorder avec la politique doctrinale de Constance II, fut arrêté et exilé. Il lui fut donné un remplaçant, Félix, mais celui-ci ne fut pas accepté par tous les chrétiens de la ville. D’où un schisme qui subsista jusqu’en 358, date à laquelle Libère revint dans sa ville, après avoir cédé en partie à l’empereur. Celui-ci avait prévu que Libère gouvernerait avec Félix ; en fait, ce dernier fut assez rapidement évincé. »

Nous n'en dirons pas davantage.

 

5. Eusèbe, évêque de Verceil (Piémont) (né vers 283-290 de notre ère - mort en 371)

Jean d'Outremeuse (II, 71) mentionne également un autre personnage, très actif dans la lutte contre l'arianisme, lié à Athanase et envoyé comme lui en exil sur décision de Constance, fils de Constantin, en l'an 340 de l'Incarnation. Il ne faut le confondre ni avec Eusèbe de Nicomédie, dont on a beaucoup parlé déjà et qui baptisa Constantin le Grand à Nicomédie, ni avec un autre Eusèbe, cité par Jean (II, p. 76), qualifié simplement de « prêtre »  et qui sera mis à mort en 356, sous Constance, lors des problèmes qui surgirent à propos de Libère et de Félix. Eusèbe est un nom assez courant.

Pour en revenir à l'évêque Eusèbe, exilé par Constance en même temps qu'Athanase d'Alexandrie, on sait qu'il fut gracié par Julien et qu'il retrouva sa région de Verceil, où il mourut en 371, tué à coups de pierres par des ariens, ce qui lui vaudra d'être vénéré comme martyr de l'orthodoxie. Le chapitre 104 de La légende dorée de Jacques de Voragine (Saint Eusèbe, p. 564-567 et p. 1317-1318) lui est entièrement consacré. On y trouve la phrase suivante : « Eusèbe purgea de la peste des ariens toute l’Église d’Occident et Athanase fit de même pour toute l’Église d’Orient » (p. 565). Leurs deux noms sont liés.

 

6. Saint Hilaire, évêque de Poitiers (né vers 315 de notre ère - mort vers 367)

Un autre évêque, cité par Jean dans le présent fichier (II, p. 76-77 ; II, p. 83), est Hilaire, évêque de Poitiers vers 350, et dont la réputation attira saint Martin dans cette ville. Cet Hilaire joua un rôle important dans la lutte contre l’hérésie arienne, favorisée par l’empereur Constance, ce qui lui valut en 356 une sentence impériale de déportation à Éphèse en Asie Mineure. Quoiqu'exilé, il conserva toutefois son siège, qu’il administra à distance, restant en relations épistolaires avec l’épiscopat gaulois. Il y termina notamment le De Trinitate qu'il avait commencé en Gaule. Rentré en Occident au début de 360 (on ne connaît pas avec précision les conditions légales de son retour), il est accueilli triomphalement en Gaule où il entame une croisade radicale contre l'arianisme, déposant même des évêques farouchement ariens (comme Saturnin d’Arles et Paterne de Périgueux) et s'efforçant de ramener les autres à l'orthodoxie. La mort de Constance, en 361, porta un coup décisif à l’arianisme en Occident. En 364, avec Eusèbe de Verceil, Hilaire s’opposa à l’évêque de Milan Auxence, qu’ils amenèrent à rejeter l’hérésie au moins en apparence. Puis Hilaire rentra définitivement dans son diocèse, où il mourut en 367 ou 368 de notre ère (en l'an 372 de l'Incarnation, pour Jean, II, p. 83). Il avait beaucoup écrit, la plupart de ses œuvres s’inscrivant dans la polémique contre l’arianisme (Constance, Auxence et les ariens en général).

Le ch. 17 de La légende dorée de Jacques de Voragine lui est entièrement consacré (Saint Hilaire, p. 120-123, p. 115-118, éd. A. Boureau). Cfr aussi Y.-M. Duval, Hilaire de Poitiers, dans Dictionnaire de l'Antiquité de J. Leclant, 2005, p. 1061-1062.

Cet Hilaire intervient aussi dans la « Fable du Coq et du Lion », rapportée par le chroniqueur liégeois (II, p. 76) et dont il va maintenant être question.

 

7. « La Fable du Coq et du Lion » ou l'histoire de saint Hilaire et du pape Libère, de l’orthodoxe et de l’hérétique (II, p. 76)

En II, p. 76, Jean livre une anecdote, selon laquelle Hilaire aurait traité le pape Libère de « coq et de lion ». Il ne donne toutefois aucun détail sur les circonstances qui auraient motivé ou entouré ces paroles et, qui plus est, il avoue même son incapacité à les interpréter.

[II, p. 76] et apellat le pape Lyberius lyon et cos, en disant : « Tu es un cos, mains nom fis de geline ; et sy es lyon, mains chu n'est mie de la lignie Juda. » Ons ne pot oncques savoir porquoy sains Hylaire avoit chu dit, car Liberius n'avoit mie à nom Lyon, se ilh ne interpretoit lyon, portant que ilh savoit le pape.

[Hilaire] traita aussi le pape Libère de lion et de coq, disant : « Tu es un coq, mais qui n’est pas né d’une poule ; et si tu es un lion, ce n’est pas de la lignée de Judas. » On ne put jamais savoir pourquoi saint Hilaire avait dit cela, car Libère ne s’appelait pas Léon, et il ne pouvait songer à un lion, parce qu'il connaissait le pape.

En fait il s'agit d'une anecdote « assez répandue au Moyen Âge » où elle « circulait sous forme d'exemplum » et « qui ne repose sur aucune base historique » (A. Boureau, Légende dorée, p. 1117, n. 10). On la rencontre notamment chez Jacques de Voragine (Légende dorée, ch. 17, Saint Hilaire, p. 121-123 et p. 1115-1118, pour les notes), dans la Chronique de Martin d’Opava (p. 416, éd. Weiland, dans la notice traitant du pape Jules), chez Vincent de Beauvais (Speculum Historiale, V, 14, 23), lequel la présentait comme un extrait d'un ouvrage intitulé  « Faits et gestes de saint Hilaire » (Ex gestis eius). Elle a été étudiée d'une manière approfondie par H. Fuhrmann, Die Fabel von Papst Leo und Bischof Hilarius. Vom Ursprung und der Erscheinungsform einer historischen Legende, dans Archiv für Kulturgeschichte, t. 43, 1961, p. 125-162. Ces diverses attestations permettent de la reconstituer.

Il semble bien que, dans sa forme initiale, elle mette en scène Hilaire et un pape du nom de Léon. L'évêque de Poitiers y est présenté en champion de l'orthodoxie ; il veut participer à un concile réuni par Léon, pape acquis à l'hérésie qui lui en interdit l'accès. S'ensuit entre ce Léon et saint Hilaire un dialogue assez vif. Le pape, qui a dû quitter le concile un instant pour satisfaire un besoin naturel, va trouver la mort, ce qui permettra le triomphe d'Hilaire.

Nous transcrivons ci-dessous, dans la traduction d'A. Boureau, la version de Jacques de Voragine (p. 121-122), selon laquelle le pape hérétique meurt d'une mort misérable, « en répandant toutes ses entrailles », comme Judas et Arius :

À cette époque, le pape Léon, perverti par l'erreur des hérétiques, convoqua un concile général des évêques, et Hilaire se joignit à eux sans avoir été invité. À cette nouvelle, le pape interdit à quiconque de se lever pour lui faire une place. Quand il fut entré, le pape lui dit : « C'est toi, Hilaire le Gaulois ? » Et lui de répondre : « Je ne suis pas gaulois, mais de Gaule ; je veux dire que je ne suis pas natif de Gaule, mais un évêque de Gaule ‒ Si toi, tu es Hilaire de Gaule, moi je suis Léon, évêque du siège de Rome, et juge », dit le pape. Et Hilaire rétorqua : « Si tu es Léon, tu n'es pas le lion de la tribu de Juda, et si tu sièges comme juge, ce n'est pas sur le siège de majesté. »

Alors le pape se leva, indigné, et dit : « Attends un peu que je revienne, et que je te fasse la réponse que tu mérites. » À quoi Hilaire rétorqua : « Si tu ne reviens pas, qui me répondra à ta place ? » Et lui : « Je vais revenir tout de suite, pour rabaisser ton orgueil. » Parti au lieu retiré où l'appelait la nature, il périt de dysenterie, et c'est en répandant là toutes ses entrailles qu'il finit misérablement sa vie.

Cependant, Hilaire, voyant que personne ne lui faisait place, s'arma de patience et s'installa par terre, en disant : « La terre appartient au Seigneur. » Et aussitôt, sur décision divine, le sol sur lequel il s'était assis se souleva et l'exhaussa au niveau des autres évêques. Comme on annonçait la mort misérable du pape, Hilaire se leva et confirma tous les évêques dans la foi catholique, et quand ils furent confirmés, il les renvoya chez eux.

Le commentaire qui suit immédiatement montre bien les interrogations que se faisait déjà l'archevêque de Gênes :

Il y a un doute sur le miracle concernant la mort du pape Léon, d'une part parce que l'Histoire ecclésiastique [d'Eusèbe] ou la Tripartite [de Cassiodore] n'en parlent pas, d'autre part parce que l'existence d'un pape de ce nom à cette date n'est attestée par aucune chronique [...]. On pourrait avancer néanmoins qu'il y eut à cette date un pape ainsi nommé, non pas élu canoniquement, certes, mais imposé tyranniquement. Ou bien peut-être le pape Libère, partisan de l'hérétique Constantin, fut-il aussi appelé Léon.

La version relativement récente que fournit Voragine a pu être remaniée. On fera par exemple remarquer que ni Vincent (avec repentino interitu) ni Martin d'Opava (avec subito expiraverit) ne signalent les circonstances misérabilistes du décès du pape. Le parallèle avec la mort de Judas et d'Arius a probablement été introduit par Voragine ou une de ses sources. Par contre Vincent de Beauvais déjà se posait des questions sur l'identité du pape et songeait à Libère.

La source précise de Jean n'est pas connue, mais on a l'impression très nette qu'il ne l'a pas bien comprise ou qu'elle était déjà caviardée. Le chroniqueur n'a même pas réalisé qu'il s'agissait d'un échange de propos : pour lui, c'est Hilaire qui traite le pape de coq et de lion. Le « coq » (cos) est probablement une mauvaise traduction du mot latin présent dans la source et qui, pouvant désigner aussi bien un coq (gallus) qu'un Gaulois (Gallus), devait s'appliquer dans l'original à Hilaire de Poitiers.

À propos de ce texte, l'éditeur Ad. Borgnet note (II, p. 76, n. 7) : « Je ne comprends pas l'explication que donne Jean d'Outremeuse du propos attribué à saint Hilaire », et il continue par la phrase suivante : « mais il est probable que ce propos contient une allusion à la conduite du pape Liberius qui, après avoir été un fervent adversaire des Ariens, au point d'être envoyé en exil, fit ensuite sa paix avec l'empereur et fut replacé sur son siège ».

De son côté, A. Boureau (Légende dorée, p. 1117-1118, note 13), fait observer : « Libère n’est pas censé avoir connu la mort honteuse ici décrite. Il a néanmoins souffert d’une mauvaise réputation : à partir du VIe siècle s’est formée une tradition hostile qui conflua finalement dans le Liber Pontificalis. Au Ve siècle, il était encore rappelé dans le martyrologe hiéronymien à la date du 23 septembre. »

 

8. Saint Servais, fondateur à Tongres d'une église en l'honneur de Côme et Damien (II, p. 75)

En ce qui concerne la fondation par saint Servais d'une église à Tongres en l'honneur de Côme et de Damien, on se reportera aux notes du D06, traitant des fondations attribuées par la tradition à de saint évêque.

[Plan]

 


 

D. Divers

 

1. Le système de numérotation des empereurs

 

Le lecteur ne s'étonnera pas de la numérotation des empereurs adoptée par le chroniqueur, lequel éprouve d'ailleurs le besoin de se justifier dans une notice particulière (II, p. 70b : Trois emperere qui sont le XXXIXe) où il est dit en substance que les trois fils de Constantin régnèrent ensemble avec le titre d'empereur mais qu'ils ne comptent que pour une unité. Ils constituent à eux trois « le trente-neuvième empereur de Rome ». La Chronique de Jérôme, à l'origine de ce système de numérotation, présente les fils de Constantin comme suit : Romanorum XXXV regnavit Constantinus, Constantius et Constans annis XXIV, mensibus V, diebus XIII. Le singulier regnavit montre bien qu'ils n'occupaient qu'une seule place dans la liste des empereurs. Dans la « comptabilité » de Jérôme, cette place était la trente-cinquième place ; dans celle de Jean, toujours fort libre vis-à-vis de ses prédécesseurs, c'était la trente-neuvième. Mais peu importe ici.

Nous avons déjà rencontré cette manière de numéroter les empereurs, en II, p. 5, dans le cas des successeurs de Septime Sévère, à propos notamment de Dédius, que nous avons appelé « l'empereur fantôme ». Nous avons alors consacré à ce système un long développement intitulé Les fantaisies de Jean d’Outremeuse en matière de successions impériales. On le retrouvera  encore dans le Myreur, en II, p. 79-86, dans la présentation des successeurs de Julien l'Apostat. Là encore, des notes de lecture appropriées tenteront d'illustrer et de démonter le système.

  

2. Saint Augustin 

 

* Il est présenté ici comme ayant d'abord été un païen et un persécuteur (comme Paul de Tarse ? non évoqué toutefois ici)

* Mais est-il bien exact que « saint Augustin persécutait tellement les chrétiens que beaucoup d’entre eux furent martyrisés sur son ordre et ses encouragements, notamment  [II, p. 79] le 26 juin de l’an 365, saint Paul, saint Jean, et Cyrille » ? Question à voir. N'y a-t-il pas une confusion entre Augustin d'Hippone et Augustin de Cantorbery ?

* Il sera aussi question de saint Augustin plus loin, notamment en II, p. 101 et en II, p. 138-139.

 

3. Quelques autres saints

* L’index de Bormans, signale un « Saint Paul de Narbonne, évêque, III, 153 ; martyrisé, II, 79 » (ici donc).

* Ibidem, « un Saint Cyrille, évêque de Moraine ; il retrouve le corps de saint Clément et l’apporte à Rome, I, 500 ; IV, 82 ; martyrisé, II, 3, 79 ; église qui porte son nom à Rome, I, 81. »

* Le « saint Jean » est identifié dans l'index de Bormans avec « saint Jean Damascène, cité par JOM II, 6, 16, 17 ; martyrisé à cause de saint Augustin, 79 ; ses écrits traduits en latin, IV, 402 ».

 

4. Des événements naturels positifs ou négatifs

Que faire des notices climatiques rapportant des catastrophes (présages défavorables ?) ? En guise d'exemple, on relèvera en particulier dans ce fichier la notice (assez longue et assez précise quant à leurs effets) de II, p. 73-74 (not. crues et inondations en Allemagne). Le fichier précédent mentionnait, en II, p. 67b, une importante période de gel en l'an 333 de l'Incarnation. Mais peut-être faudrait-il faire un relevé plus précis. L'index de Bormans contient une entrée Inondations.

Il faut ici citer Pierre Alexandre que ses travaux sur l'histoire du climat « au Moyen Âge, en Belgique et dans les régions voisines (Rhénanie, Nord de la France) » ont amené à s'intéresser de près aux observations climatiques qui sont assez nombreuses dans les oeuvres de Jean d'Outremeuse (62 notices, rien que dans les livres conservés du Myreur des Histors) : P. Alexandre, Le climat au Moyen Age en Belgique et dans les régions voisines (Rhénanie, Nord de la France) : recherches critiques d'après les sources narratives et essai d'interprétation, Louvain, 1976, 130 p. (Centre belge d'histoire rurale. Publication, 50 - Belgisch centrum voor landelijke geschiedenis. Publicatie, 50), ainsi que P. Alexandre, Le climat en Europe au Moyen Age : contribution à l'histoire des variations climatiques de 1000 à 1425, d'après les sources narratives de l'Europe occidentale, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1987, 827 p. (Recherches d'histoire et de sciences sociales, 24), avec le compte rendu de E. Poulle, dans Bibliothèque de l'école des chartes, t. 146, 1, 1988, p. 208-210 (accessible sur Persée). Les recherches de ce chercheur ne portent évidemment pas sur l'antiquité et le Haut Moyen Âge, mais, pour les périodes qu'il a prises en compte, son jugement sur la valeur des informations fournies par le chroniqueur est très sévère : « Jean d'Outremeuse a inventé la plus grande partie des données météorologiques du Xe au XIIIe siècle » (p. 39 de son ouvrage de 1976).

Il faut toutefois distinguer ces observations climatiques d'autres événements fort différents, comme les tremblements de terre.

En général, Jean d'Outremeuse n'interprète pas ces événements extraordinaires comme des présages (favorables ou défavorables). Mais il y a quand même le cas du grand tremblement de terre et de la pluie de sang du 13 décembre 341 de l'Incarnation (en II, p. 71), lié à la crise arienne :

[Grand tremblement de terre et pluie de sang] Cette année-là [341], en décembre, il y eut un grand tremblement de terre et une pluie de sang le 13 du mois. Voyant cela, les clercs se dirent entre eux que la chrétienté aurait beaucoup à souffrir des hérésies d’Arius.

Orose, quant à lui, semble expliquer par l’arianisme les meurtres familiaux qui se produisirent en 326 (éd. Arnaud-Lindet, VII, p. 78, n. 21) et par l’arianisme de Constance II les malheurs qui s’abattirent à cette époque sur l’empire (ibidem, p. 79, n. n. 1). Dans les chapitres précédents, Orose avait parlé des dix plaies d’Égypte en en comparant les effets aux drames des dix persécutions infligées par les païens aux Chrétiens.

[Plan]

 


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