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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


Historiographie gréco-romaine

 TITE-LIVE (59 a.C. ? - 17 p.C.)

 

Textes rassemblés et présentés ar Jean-Marie HANNICK

Professeur émérite de l'Université de Louvain


"T. Live de Padouë en Lombardie, Capitaine en Chef et General des Historiens Latins : veu la grandeur et majesté de son oeuvre, est pour vivre à jamais"

(La Popelinière, L'histoire des Histoires, 1599)

 

Vie

Tite-Live serait né, d'après St Jérôme, en 59 a.C., l'année du consulat de César, ou quelques années plus tôt, en 64, à Padoue. Sa famille était aisée, ce qui lui a permis de faire de solides études, en particulier de philosophie et de rhétorique : selon Sénèque (Lettres à Lucilius, 100, 9), il avait même composé des traités de philosophie. Tite-Live aurait eu deux fils et une fille ; il a probablement séjourné longtemps à Rome où il n'a cependant exercé aucune charge publique ; il semble qu'il n'ait guère voyagé. Et c'est à peu près tout ce que nous savons d'une vie entièrement consacrée à la composition de l'histoire de Rome. Selon St Jérôme, Tite-Live serait mort à Padoue, en 17 de notre ère, c'est-à-dire au début du règne de Tibère.

Œuvre

L'Histoire de Rome, qui s'intitulait sans doute Ab urbe condita libri, comptait 142 livres et couvrait la longue période allant de l'arrivée d'Énée en Italie à l'an 9 a.C., date de la mort de Drusus, le frère de Tibère. Il est vraisemblable que, s'il avait vécu plus longtemps, Tite-Live aurait poursuivi son travail jusqu'à un événement plus marquant : on songe à la mort d'Auguste, en 14 de notre ère. De cette œuvre énorme ne subsiste qu'environ le quart, les livres I-X et XXI-XLV, c'est-à-dire un récit allant des origines à la fin des guerres Samnites (293 a.C.), puis de la seconde guerre Punique à la troisième guerre de Macédoine et à la défaite de Persée ; il faut y ajouter les periochae, des tables des matières assez développées des 142 livres, plus quelques fragments.

Si l'œuvre de Tite-Live appartient au genre historique, elle relève tout autant de la littérature. C'est que notre auteur a assimilé l'enseignement de Cicéron : l'historien ne doit pas se contenter de rapporter les événements, ce que faisaient les annalistes, il doit maîtriser l'art de la composition et user d'un style de qualité, d'où cette idée cicéronienne d'une parenté étroite entre l'histoire et la rhétorique (De legibus, I, 5). Et l'on sait que, pour H. Taine (Essai sur Tite-Live, 1856), la "faculté maîtresse" de Tite-Live est précisément son génie oratoire.

Talent oratoire, souci de la vérité, Cremutius Cordus, cité par Tacite, soulignait déjà ces deux qualités de notre historien : Titus Livius, eloquentiae ac fidei praeclarus in primis (Annales, IV, 34). Celui-ci va les mettre l'une et l'autre au service d'un vaste projet, célébrer la grandeur de Rome, "rappeler les hauts faits du premier peuple du monde" (T1). Hauts faits qui sont surtout les guerres menées par les Romains : "Quelle tâche gigantesque ! Que de fois a-t-il fallu courir les derniers des périls pour élever l'empire à sa grandeur présente" (T9).

Œuvre patriotique, l'histoire de Tite-Live est aussi moralisatrice. Comme Cicéron, notre auteur croit que "ce que l'histoire offre surtout de salutaire et de fécond, ce sont les exemples instructifs de toute espèce qu'on [y] découvre" (T1), des exemples positifs, à imiter, qu'on trouve surtout dans les premiers siècles de Rome, et d'autres, négatifs, qui abondent à partir du moment où les mœurs se sont relâchés, que le luxe a envahi la ville (T17), que la religion ancestrale s'est corrompue sous l'influence des rites étrangers (T16).

Méthode

Avant d'aborder ce sujet, il convient de se rappeler que les livres Ab urbe condita qui ont survécu concernent deux époques bien distinctes : 1. les lointaines origines de Rome jusqu'au début du IIIe siècle ; 2. le demi-siècle à peu près s'étendant de la guerre d'Hannibal à la disparition du royaume de Macédoine. Les sources relatives à ces deux périodes étaient bien différentes et la méthode de Tite-Live a donc dû évoluer en conséquence. D'un autre côté, et indépendamment des sources disponibles, la conception de l'histoire que se faisait l'auteur a pu changer au fil de ses longues années de travail, environ quarante-cinq ans, de 30 a.C. (?) à 17 p.C. Il faut donc être très prudent et user de beaucoup de nuances quand on prétend décrire "la" méthode historique de Tite-Live.

Se pose d'abord la question des sources utilisées. Tite-Live les cite plus fréquemment que la plupart des historiens anciens : son information est généralement de seconde main mais il a l'honnêteté de le reconnaître. Pour la période ancienne, c'est évidemment chez les annalistes qu'il a puisé ses informations, Licinius Macer, Valerius Antias, Aelius Tubero (T6), et bien d'autres encore, mais il serait vain de vouloir  identifier à tout moment la source que suit notre auteur. La Quellenforschung a ses limites.

Un nouvel informateur important se manifeste quand Tite-Live aborde les guerres contre Carthage et la Macédoine, le Grec Polybe, historien très sérieux, tout proche des événements, mais qui n'a pas pour autant le statut de source unique : Tite-Live va puiser aussi chez les Romains, notamment chez Cincius Alimentus (T13) ou Fabius Pictor (T15).

Dans son introduction au livre VI (T7), Tite-Live signale un fait important : la prise de Rome par les Gaulois en 390 et l'incendie de la ville ont fait disparaître la plus grande partie des archives mais, ajoute-t-il, "il y aura plus de clarté désormais et plus de certitude dans l'histoire intérieure et extérieure de la ville". On n'en déduira pas que l'historien s'engage à étendre sa recherche documentaire jusqu'aux sources primaires. S'il lui arrive d'évoquer les "livres de toile" (T5, 6) ou le traité avec Ardée (T5), c'est parce que ces documents sont cités par ses prédécesseurs.

Le second problème à envisager est celui de la critique des sources. Comment l'historien se comporte-t-il vis-à-vis de ses informateurs ? Ce que le lecteur aperçoit d'emblée, c'est que Tite-Live ne se contente pas de témoignages isolés, il n'écrit pas en ayant sous les yeux une "source unique", il s'informe ici et là  et confronte les témoignages. Ceci dit, ses choix sont assez rapides et ses critères plutôt sommaires. Il suit l'avis de la majorité (T2), des témoins les plus anciens (T4, et T8) ou des auteurs qui sont proches de l'événement (T15), à moins qu'il ne refuse de se prononcer (T6), notamment dans les questions de chronologie, particulièrement embarrassantes (T3). Mais il faut reconnaître que Tite-Live peut faire preuve de perspicacité. Y eut-il des consuls en 444/3 ? Les anciennes annales et les listes officielles n'en mentionnent pas alors qu'ils sont cités dans le traité avec Ardée. Il est probable, conclut-il, qu'on n'a pas vu que les tribuns militaires, nommés au début de l'année, avaient été remplacés par des consuls (T5). Est-ce le consul Licinius qui, en 361, a pris la décision de nommer un dictateur comitiorum habendorum causa ? C'est Licinius Macer qui l'affirme mais sans doute veut-il ainsi glorifier un de ses ancêtres (T8). L'historien Tite-Live ne manque donc pas de qualités mais ce n'est pas le dénigrer que de dire qu'il commet des erreurs sur les dates, qu'il lui arrive de confondre les personnages ou que ses connaissances en géographie sont limitées.

La synthèse, chez Tite-Live, se présente sous une forme qui n'a rien d'original : l'auteur rapporte les faits année après année, en citant d'abord les consuls et, pour clôturer chaque séquence, les prodiges qui sont apparus ainsi que les mesures prises par les autorités pour y répondre. Une présentation qui n'engendre toutefois pas de monotonie : Tite-Live maîtrise suffisamment l'art du conteur pour tenir le lecteur en haleine.

Survie

Il serait exagéré de dire que Tite-Live a connu une éclipse au moyen-âge. Son œuvre est connue et appréciée de Cassiodore ; on la retrouve, plus rarement certes que celle de Quinte-Curce ou de Trogue Pompée/Justin, dans des bibliothèques de l'époque carolingienne. Mais il est vrai qu'il faut attendre les années 1300 pour voir l'Histoire de Rome connaître le grand succès : désormais, elle est non seulement connue et admirée, mais traduite et commentée. Dante tient en grande estime ce "Titus Livius, gestorum romanorum scriba egregius" (De Monarchia, II, III, 6), un auteur "che non erra" (L'Enfer, 28, 12). Vers 1320, un dominicain d'origine anglaise, N. Trevet, rédige en latin un commentaire de Tite-Live. Puis vient Pétrarque qui réunit en un volume les trois décades de l'Histoire de Rome connues à l'époque (1-10 ; 21-40), un texte qu'il annote et corrige de sa propre main ; ce volume passera ensuite dans la bibliothèque de L. Valla qui l'utilisera, dans les années 1446-7, pour rédiger ses Emendationes sex librorum Titi Livi (livres 21-26). On trouve aussi des traductions de notre auteur, de Pierre Bersuire (vers 1350), en français ; de Boccace, en italien puis, peu avant 1520, paraissent les célèbres Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio de Machiavel dont s'inspirera Montesquieu, grand lecteur lui aussi de Tite-Live, dans ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734). Mais, en ces temps modernes, l'Histoire romaine ne fait pas que nourrir la réflexion politique, elle est étudiée de près par les historiens qui engagent un débat portant, non pas tant sur les qualités et défauts de l'auteur que sur sa capacité à reconstruire l'histoire des premiers siècles, les sources disponibles - et sérieuses - étant quasiment inexistantes. C'est donc la première décade qui est visée et s'affrontent ici deux camps. Les uns, développant des idées exprimées par Tite-Live lui-même (T7), en tirent des conclusions radicales : si les premiers siècles de Rome n'ont pas laissé de documents écrits suffisants du fait, notamment, de la prise et de l'incendie de la ville par les Gaulois (390), les premiers historiens qui se sont occupés du passé de leur ville (Fabius Pictor e.a.), bien tardifs par rapport aux événements, ne sont pas des sources fiables et ceux qui en dépendent, Tite-Live ou Denys d'Halicarnasse, encore moins. C'est la thèse défendue en 1738 par L. de Beaufort dans sa Dissertation sur l'incertitude des cinq premiers siècles de l'histoire romaine, puis, à peu près dans les mêmes termes, un siècle plus tard, par G. C. Lewis, An Inquiry into the Credibility of the Early Roman History (1855). Les représentants du camp fidéiste sont sans doute moins connus, ils sont pourtant nombreux mais on se contentera d'un seul titre, particulièrement révélateur : Fides Livii defenditur adversus Ioecherii [Chr.G. Jœcher] aliorumque obiectiones de J. Fr. Eschenbach, 1773. Le débat ne se présente plus aujourd'hui dans les mêmes termes en raison, d'abord, des progrès de l'archéologie, de l'épigraphie, de la numismatique. On peut désormais confronter le récit livien à des documents "primaires", un récit qu'on peut interpréter aussi en recourant à une linguistique plus fine et à d'autres méthodes d'approche (la mythologie comparée, par exemple). L'Histoire romaine ne sort évidemment pas indemne de tous ces examens qu'on lui fait subir : plus personne ne soutiendrait, comme Dante, que Tite-Live "ne se trompe pas". Il n'empêche que son témoignage demeure indispensable.

 

 

Bibliographie

 

Texte et/ou traduction

- Tite-Live, Histoire romaine, éd. trad. J. Bayet, G. Baillet, R. Bloch e.a., en cours de publication, Paris, 1947- (C.U.F.).

- Tite-Live, Histoire romaine, [texte et] traduction nouvelle par E. Lasserre, 7 vol., Paris, s.d. (Classiques Garnier).

- Tite-Live, Histoire romaine, traduction nouvelle, introduction et notes par A. Flobert, 7 vol., Paris, 1993-1999 (GF - Flammarion).

Texte et commentaire

- Chr. Sh. Kraus, Livy Ab Urbe Condita. Book VI, Cambridge, 1994.

- P. G. Walsh, Livy. Book XXXVI ; XXXVII (191 B.-C.) ; XXXVIII (189-187 B.C.) ; XXXIX-XL,  Warminster, 1990-1996 [avec traduction].

Commentaires

- R.M. Ogilvie, A Commentary on Livy Books 1-5, Oxford, 1965.

- S. P. Oakley, A Commentary on Livy Books VI-X, 3 vol. parus, Oxford, 1997-2005.

- J. Briscoe, A Commentary on Livy Books XXXI-XXXIII ; Books XXXIV-XXXVII, 2 vol., Oxford, 1973-1981.

Études

- H. Bornecque, Tite-Live, Paris, 1933.

- P. Jal, Lire Tite-Live aujourd'hui, dans Fr. Chamoux (dir.), Colloque Histoire et historiographie dans l'antiquité, p.113-121.

- T.J. Luce, Livy. The Composition of His History, Princeton, 1977.

- G.B. Miles, Livy. Reconstructing Early Rome, Ithaca-Londres, 1995.

- B. Mineo, Tite-Live et l'histoire de Rome, Paris, 2006 (Études et commentaires, 107).

- P.G. Walsh, Livy. His Historical Aims and Methods, Cambridge, 1970.

 

Pour la survie

- H. J. Erasmus, The Origins of Rome in Historiography from Petrarch to Perizonius, Assen, 1962.

- M. Raskolnikoff, Histoire romaine et critique historique dans l'Europe des Lumières : la naissance de l'hypercritique dans l'historiographie de la Rome antique, Rome, 1992 (Coll. de l'École française de Rome, 163).

 

Textes choisis

 

T.1 - Préface (trad. G. BAILLET) Vaut-il la peine de raconter depuis les origines de Rome l'ensemble de l'histoire romaine ? Je n'en suis pas très sûr, et si je l'étais, je n'oserais le prétendre. C'est que mon sujet me semble vieux et surtout rebattu : car il survient sans cesse de nouveaux historiens qui se flattent les uns d'apporter dans le domaine des faits une documentation plus sûre, les autres de surpasser par leur talent littéraire la maladresse des anciens. Quoi qu'il en soit, je serai cependant heureux d'avoir, moi aussi, contribué de mon mieux à rappeler les hauts faits du premier peuple du monde ; et, si, au milieu de cette foule d'historiens, mon nom demeurait dans l'obscurité, la célébrité et la grandeur de ceux qui porteront ombrage à ma renommée seraient pour moi une consolation. Mon sujet demande en outre un immense travail, puisqu'il remonte à plus de sept siècles et qu'après un début fort modeste l'État romain s'est accru au point de plier aujourd'hui sous sa propre grandeur. De plus, la grande majorité des lecteurs goûteront peu, j'en suis sûr, le récit de nos toutes premières origines et des événements qui viennent immédiatement après, et auront hâte d'arriver à ces derniers temps où, après une longue supériorité, la puissance romaine se détruit elle-même. Tandis que moi, l'un des avantages que je compte retirer de mon travail, ce sera de trouver, du moins tant que mon esprit s'appliquera tout entier à retrouver ces antiquités, une diversion aux spectacles funestes dont notre siècle a été si souvent le témoin, et de ne pas connaître tous les soucis qui, sans aller jusqu'à détourner l'historien de la vérité, pourraient être en tout cas une gêne pour lui.

 

Quant aux événements qui ont précédé immédiatement la fondation de Rome ou ont devancé la pensée même de sa fondation, à ces traditions embellies par des légendes poétiques plutôt que fondées sur des documents authentiques, je n'ai l'intention ni de les garantir ni de les démentir. On accorde aux anciens la permission de mêler le merveilleux aux actions humaines pour rendre l'origine des villes plus vénérable ; et d'ailleurs, si jamais on doit reconnaître à une nation le droit de sanctifier son origine et de la rattacher à une intervention des dieux, la gloire militaire de Rome est assez grande pour que, quand elle attribue sa naissance et celle de son fondateur au dieu Mars de préférence à tout autre, le genre humain accepte cette prétention sans difficulté, tout comme il accepte son autorité.

 

Mais ces faits et ceux du même ordre, de quelque façon qu'on les envisage ou qu'on les juge, n'ont pas, à mes yeux, une grande importance. Ce qu'il faut, selon moi, étudier avec tout l'ardeur et l'attention dont on est capable, c'est la vie et les mœurs d'autrefois, ce sont les grands hommes et la politique, intérieure et extérieure, qui ont créé et agrandi l'empire. Puis, avec le relâchement insensible de la discipline, on suivra par la pensée d'abord une sorte de fléchissement des mœurs, puis un affaissement progressif et enfin un mouvement d'effondrement rapide, jusqu'à nos jours, où la corruption et ses remèdes nous sont également intolérables. Ce que l'histoire offre surtout de salutaire et de fécond, ce sont les exemples instructifs de toute espèce qu'on découvre à la lumière de l'ouvrage : on y trouve pour son bien et celui de son pays des modèles à suivre ; on y trouve des actions honteuses tant par leurs causes que par leurs conséquences, et qu'il fait éviter. Au reste, si ma passion pour mon entreprise ne m'abuse, jamais État ne fut plus grand, plus pur, plus riche en bons exemples ; jamais peuple ne fut aussi longtemps inaccessible à la cupidité et au luxe et ne garda aussi profondément ni aussi longtemps le culte de la pauvreté et de l'économie : tant il est vrai que moins on avait de richesses, moins on les désirait ; au lieu que de nos jours avec les richesses est venue la cupidité, et avec l'affluence des plaisirs le désir de perdre tout et de se perdre soi-même dans les excès du luxe et de la débauche.

Mais trêve de plaintes : déplaisantes dans les endroits mêmes où elles seront peut-être nécessaires, je n'en veux pas tout au moins dans le début du grand ouvrage que je vais commencer. Si les souhaits, les vœux, les prières aux dieux et aux déesses étaient de mode pour nous [historiens] comme pour les poètes, j'aimerais mieux débuter en leur demandant pour ma grande entreprise un heureux succès.

 

T.2 - I, 24, 1 C'était les Horaces et les Curiaces : sur ce point on est bien d'accord, et il n'y a guère dans l'antiquité de fait plus connu. Pourtant dans un fait si célèbre, il reste un doute sur les noms. De quelle nation étaient les Horaces ? De laquelle étaient les Curiaces ? De bons historiens sollicitent en l'un et l'autre sens. Je vois, toutefois, que la majorité donne aux Romains le nom d'Horaces, et j'incline à suivre cet avis.

 

T.3 - II, 21, 1-4  Pendant les trois années suivantes [499-496], on ne fut nettement ni en paix ni en guerre. Ce fut le consulat de Quintus Clélius et Titus Larcius, puis celui d'Aulus Sempronius et Marcus Minucius, pendant lequel le temple de Saturne fut consacré et la fête des Saturnales instituée. Ensuite Aulus Postumius et Titus Verginius devinrent consuls. Ce serait à cette date seulement qu'aurait eu lieu la bataille du lac Régille, suivant certains historiens. Aulus Postumius, n'ayant pas confiance en son collègue, aurait donné sa démission, puis aurait été fait dictateur. Il y a une telle incertitude dans la chronologie et dans la liste des magistrats d'un historien à l'autre que l'ordre de succession des consuls et la date des événements sont impossibles à restituer à une pareille distance des faits et de leurs historiens eux-mêmes.

 

T.4 - III, 23, 7 Cette même année [459], Antium serait passée à l'ennemi, d'après la plupart de mes sources ; c'est le consul Lucius Cornélius qui aurait fait cette campagne et pris la ville. Donner comme certain un fait qu'aucun des plus anciens chroniqueurs ne mentionne, je n'oserais le faire.

 

T.5 - IV, 7, 7-12 Cependant l'État n'avait plus de magistrature curule. Les patriciens s'assemblèrent donc et créèrent un interroi. Faute de s'entendre pour élire des consuls ou des tribuns militaires, on resta en interrègne plusieurs jours. L'interroi et le sénat inclinent vers une élection consulaire, les tribuns de la plèbe et la plèbe vers une élection de tribuns militaires. Les Pères l'emportèrent; car, d'une part, la plèbe, sachant qu'elle donnerait à des patriciens l'une ou l'autre charge, mit fin à un conflit inutile, et, de leur côté, les chefs de la plèbe préféraient l'élection où ils ne seraient pas en jeu à celle où ils seraient dédaignés et battus. Les tribuns de la plèbe eux-mêmes renoncèrent à la lutte sans même l'engager, de façon à s'en prévaloir devant les principaux Pères. Titus Quinctius Barbatus, interroi, proclame consuls Lucius Papirius Mugillanus et Lucius Sempronius Atratinus. Sous leur consulat [444/443], le traité avec Ardée fut renouvelé: ce document fait la preuve qu'il y eut des consuls cette année-là, bien qu'ils ne figurent ni dans les anciennes annales ni dans les listes spéciales des magistrats. Il est probable que, comme il y eut des tribuns militaires au début de l'année, on a cru qu'ils avaient été toute l'année au pouvoir et qu'on a oublié d'inscrire les noms des consuls nommés à leur place. Licinius Macer affirme les avoir trouvés dans le traité avec Ardée et dans les Livres de toile du temple de Junon Monéta.

 

T.6 - IV, 23, 1-3 Les mêmes consuls furent réélus l'année suivante [434], [Gaius] Julius pour la troisième fois, [Lucius] Verginius pour la deuxième, lit-on dans Macer Licinius. Valérius Antias et Tubéro donnent Marcus Manlius et Quintus Sulpicius comme consuls à cette date. D'ailleurs, malgré une telle contradiction, Tubéro et Macer se réclament l'un comme l'autre des Livres de toile, et ni l'un ni l'autre ne nous cache qu'à en croire les auteurs anciens, il y aurait eu des tribuns militaires cette année-là. Licinius n'hésite pas à suivre les Livres de toile ; Tubéro ne sait où est la vérité. Entre tant de problèmes insolubles par leur antiquité, laissons celui-là aussi dans l'incertitude.

 

T.7 - VI, 1, 1-3 (trad. J. BAYET) Depuis la fondation de la ville de Rome jusqu'à sa prise [387 a.C.], l'histoire des Romains, sous les rois d'abord, sous les consuls ensuite et les dictateurs, les décemvirs et les tribuns consulaires, guerres extérieures, séditions intestines, m'a demandé cinq livres : événements qu'obscurcit moins encore l'excessive antiquité, comparable à la distance qui efface presque les lointains, que la rareté pendant toute cette période des témoignages écrits, seuls gardiens fidèles des faits historiques, et la destruction dans l'incendie de la ville de la plupart de ceux qu'avaient pu contenir les registres des pontifes et autres documents publics et privés. Il y aura plus de clarté désormais et plus de certitude dans l'histoire intérieure et extérieure de la Ville qui, d'une seconde création comme de la souche l'arbre coupé, renaissait avec plus de luxuriance et pour mieux fructifier.

 

T.8 - VII, 9, 3-5 (trad. R. BLOCH) Il est bien établi que cette année-là [361 a.C.], Titus Quinctius Poenus a été dictateur avec Servius Cornelius Maluginensis comme maître de la cavalerie. Licinius Macer écrit que sa nomination eut pour but la tenue des comices et qu'elle fut faite par le consul Licinius, parce que l'autre consul avait hâte de faire voter les comices avant la guerre pour être réélu et qu'il fallut s'opposer à son ambition coupable. Mais le désir de glorifier ainsi sa propre famille fait de Licinius un garant peu sûr. Je ne trouve aucune mention du fait dans les annales les plus anciennes et suis enclin à penser que la création du dictateur eut pour but la guerre contre les Gaulois.

 

T.9 - VII, 29, 1-2 À partir d'ici vont être narrées des guerres auxquelles la force des ennemis, l'éloignement des pays où se déroulèrent les hostilités, enfin leur longue durée donnent plus d'importance. Car cette année [343] on prit les armes contre les Samnites, peuple économiquement et militairement puissant. Après la guerre contre les Samnites, qui ne fut pas décisive, on eut pour ennemi Pyrrhus; après Pyrrhus, les Carthaginois. Quelle tâche gigantesque ! Que de fois a-t-il fallu courir les derniers des périls pour élever l'empire à sa grandeur présente, dont on a peine à soutenir le poids !

 

T.10 - VIII, 10, 11 - 11, 1 (trad. E. LASSERRE) Je crois devoir ajouter [au récit de la devotio de P. Decius Mus, 340 a.C.] qu'il est permis à un consul, à un dictateur et à un préteur, quand il voue aux dieux les légions ennemies, de vouer, au lieu de lui-même le citoyen qu'il veut, pris dans une légion romaine. Si cet homme voué meurt, on croit le sacrifice parfait ; s'il ne meurt pas, on enterre une statue haute de sept pieds ou plus, et l'on immole une victime en expiation ; sur le tertre où est enterrée cette statue, la religion défend à un magistrat romain de monter. Si le chef veut se vouer lui-même, comme se voua Decius, s'il ne meurt pas, aucun acte religieux, ni personnel, ni public, fait par lui, ne sera pur, qu'il s'agisse du sacrifice d'une victime ou de tout autre. Celui qui se voue a le droit de vouer son armure à Vulcain ou à quelque autre dieu ; quant au javelot sur lequel le consul a mis les pieds pour prier, la religion interdit qu'on le laisse prendre à l'ennemi ; s'il le prend, on offre à Mars un suovetaurile en expiation. 11. Voilà les traditions que - quoique tout souvenir des usages concernant les dieux et les hommes ait été aboli par la préférence donnée à toute coutume nouvelle et étrangère sur les vieilles institutions ancestrales - j'ai jugé qu'il n'était pas hors de mon sujet de rapporter, et dans les termes mêmes où on nous les a transmises et nommées.

 

T.11 - IX, 16, 19 - 17, 1-2  Sans aucun doute, à cette époque [fin du IVe s.], plus fertile qu'aucune autre en vertus, pas un homme ne contribua davantage [que Papirius Cursor], par son appui, à maintenir l'état romain. Bien plus, certains imaginent qu'il eût résisté en égal, comme général, à Alexandre le Grand, si celui-ci, ayant dompté toute l'Asie, avait tourné ses armes contre l'Europe. 17. Je n'ai rien moins cherché, on peut le voir, depuis le début de cet ouvrage, qu'à m'écarter plus que de raison de l'ordre des faits, qu'à rechercher, en coupant cette œuvre de digressions, pour les lecteurs une sorte de distraction agréable, et un repos pour mon esprit ; mais, en parlant d'un si grand roi, d'un si grand général, les réflexions muettes que j'ai souvent roulées en moi-même se trouvent évoquées au grand jour, et je juge bon d'examiner quelle aurait été, pour l'État romain, l'issue d'une guerre avec Alexandre.

 

T.12 - XXI, 1, 1-2 Au début de cette partie de mon œuvre, il m'est permis de dire ce que la plupart des historiens proclament au commencement de leur ouvrage entier : que je vais raconter la plus mémorable de toutes les guerres qui aient jamais été faites, celle que, sous le commandement d'Hannibal, les Carthaginois firent au peuple romain. Ni, en effet, on n'a vu ailleurs de ressources plus puissantes chez deux États, deux races luttant ensemble par les armes ; ni, en ces États eux-mêmes, il n'y eut jamais autant de force et de résistance ; et ce n'est pas non plus en ignorant leurs moyens militaires, mais après les avoir éprouvés pendant la première guerre punique qu'ils se mesuraient ; enfin il y eut de tels changements dans la fortune de la guerre et chez Mars, dieu à double face, que l'adversaire le plus près du désastre fut finalement le vainqueur.

 

T. 13 - XXI, 38, 1-5 Voilà, décrite dans ses grandes lignes, la façon dont les Carthaginois arrivèrent en Italie, au cours du cinquième mois après leur départ de Carthagène, d'après certains auteurs, et en mettant quinze jours à franchir les Alpes. Sur l'importance des troupes qu'avait Hannibal en passant en Italie, les auteurs ne sont pas d'accord. Ceux qui donnent les nombres les plus forts écrivent cent mille fantassins, vingt mille cavaliers ; ceux qui donnent les plus faibles, vingt mille fantassins, six mille cavaliers. Lucius Cincius Alimentus, qui fut, écrit-il, prisonnier d'Hannibal, me porterait plus qu'un autre à la croire, s'il ne mêlait les chiffres, en ajoutant à l'armée d'Hannibal les Gaulois et les Ligures. Eux compris, Hannibal, d'après lui, amena en Italie quatre-vingt mille fantassins, dix mille cavaliers (il est plus vraisemblable que ces Gaulois et ces Ligures n'affluèrent à l'armée que quand elle fut en Italie, et c'est ce que disent certains auteurs) ; il tient, d'autre part, d'Hannibal lui-même, qu'après le passage du Rhône, le Carthaginois perdit trente-six mille hommes, et un nombre énorme de chevaux et d'autres bêtes de somme.

 

T.14 - XXI, 47, 4-6 Cœlius rapporte que Magon, avec la cavalerie et les fantassins espagnols, passa aussitôt le fleuve [Pô] à la nage et qu'Hannibal lui-même le fit traverser à son armée par des gués en amont, après avoir disposé ses éléphants en ligne pour couper le courant. Ceux qui connaissent le Pô le croiront avec peine ; car, pour les cavaliers, il n'est pas vraisemblable qu'en sauvant leurs armes et leurs chevaux, ils aient triomphé de la violence si considérable de ce fleuve, en admettant déjà que tous les Espagnols aient pu le franchir sur des outres gonflées d'air ; et il aurait fallu un détour de plusieurs jours pour gagner, sur le Pô, des gués accessibles à une armée alourdie de bagages. Je préfère les auteurs qui rapportent qu'on eut peine, en deux jours, à trouver un endroit où jeter, sur le fleuve, un pont de radeaux par où l'on envoya en avant, avec Magon, les cavaliers et des Espagnols.

 

T.15 - XXII, 7, 1-4 Telle fut la fameuse bataille de Trasimène [217] et l'une des rares défaites mémorables du peuple romain. Quinze mille Romains furent tués dans le combat ; dix mille, dispersés par la fuite à travers toute l'Étrurie, gagnèrent Rome par les chemins les plus divers ; deux mille cinq cents ennemis périrent dans la bataille, beaucoup, par la suite, de leurs blessures. Il y eut un grand carnage de part et d'autre, à ce que rapportent certains ; pour moi, outre mon désir de ne rien grossir sans raison, défaut auquel n'inclinent que trop, en général, les historiens, j'ai considéré que c'était à Fabius [Pictor], contemporain de cette guerre, que je devais me fier de préférence.

 

T.16 - XXV, 1, 6-12 À mesure que la guerre traînait en longueur, et que succès et revers faisaient varier non seulement le sort, mais l'âme des gens de Rome, de telles pratiques religieuses, - en grande partie étrangères - envahirent la cité, qu'il sembla que, soudain, ou les hommes, ou les dieux avaient changé. Ce n'était plus seulement en secret, entre les murs des maisons, qu'on abolissait les rites romains : en public au forum, au Capitole, on voyait une foule de femmes n'observer, ni dans leurs sacrifices, ni dans leurs prières aux dieux, la coutume de leurs pères. Des sacrificateurs, des devins s'étaient emparés des esprits ; leur nombre s'accrut grâce à l'influence de la plèbe paysanne, chassée par la pauvreté et la peur de ses champs - qu'une guerre prolongée rendait incultes et dangereux - dans la ville, grâce aussi aux gains que donne facilement l'égarement d'autrui, et qu'ils retiraient de ces pratiques comme de l'exercice d'un métier permis. On entendit d'abord les honnêtes gens s'en indigner dans le privé ; puis l'affaire en vint au sénat et aux plaintes publiques. Blâmés gravement par le sénat pour n'avoir pas interdit ces pratiques, les édiles, et les triumvirs aux affaires capitales, en essayant de chasser la multitude du forum et de disperser les préparatifs de ces cérémonies, faillirent être maltraités. Quand on vit que le mal était trop fort pour être guéri par des magistrats inférieurs, le sénat chargea Marcus Aemilius, préteur urbain [a.213], de délivrer le peuple de ces pratiques. Celui-ci lut à l'assemblée le sénatus-consulte, et ordonna à quiconque avait des recueils de prophéties, des formules de prières ou un traité des sacrifices par écrit, de lui apporter tous ces livres ou écrits avant les calendes d'avril, et défendit à tous de sacrifier dans un endroit public ou consacré suivant un rite nouveau ou étranger.

 

T.17 - XXXIX, 6 (trad. A. FLOBERT) C'est en effet l'armée d'Asie [de G. Manlius Vulso] qui a introduit à Rome le luxe étranger. Avec elle sont arrivés les lits aux ornements de bronze, les couvertures de prix, les tentures et autres tissus, les guéridons et les présentoirs qui passaient alors pour des meubles précieux. Des chanteuses avec accompagnement de cithare ou de sambuque, d'autres artistes se produisaient au cours des repas pour distraire les convives. La préparation des repas eux-mêmes demanda dès lors plus de soin et coûta plus cher. Le cuisinier, méprisé autrefois dans sa personne et pour son métier, devint l'objet de tous les égards et on commença à considérer comme un art ce qui n'était jusque là qu'un métier. Et pourtant les innovations qui apparurent alors [début du IIe s. a.C.] n'étaient que les germes du luxe que l'on connut plus tard.

 

T.18 - XLIII, 13 Le scepticisme actuel, je le sais, méprise les présages des dieux et s'oppose à la diffusion des prodiges ou à leur publication dans les Annales. Mais, en écrivant l'histoire du passé, j'ai adopté en quelque sorte la mentalité des temps anciens et j'aurais scrupule à ne pas mentionner dans mon récit des faits que les esprits les plus éclairés d'autrefois ont voulu reconnaître publiquement. À Anagni, on signale cette année-là [169] deux prodiges : on avait vu une torche dans le ciel et une vache avait parlé ; elle fut entretenue aux frais de l'État.

 


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[ 13 novembre 2006 ]


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