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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


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Historiographie du XVe au XVIIIe siècle

 

Montesquieu (1689-1755)


Texte :

-- *Œuvres complètes, Préface de G. VEDEL, Présentation et notes de D. OSTER, Paris, 1964 (l'Intégrale).

-- Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, texte établi par G. TRUC, Paris, 1954 (Classiques Garnier).

-- De l'Esprit des lois, texte établi par G. TRUC, 2 vol., Paris, 1962 (Classiques Garnier).

Études:

-- BENREKASSA G., Montesquieu, la liberté et l'histoire, Paris, 1987 (Le livre de poche. Biblio. Essais).

-- CARRITHERS D., Montesquieu's Philosophy of History, dans Journal of the History of Ideas, 47, 1986, p.61-80.

-- de SENARCLENS V., Montesquieu historien de Rome. Un tournant pour la réflexion sur le statut de l'histoire au XVIIIe siècle, Genève, 2003 (Bibliothèque des Lumières, 62).

-- EHRARD J., Montesquieu et les Gaulois, dans Cahiers de l'Association internationale des études françaises, 35, 1983, p.251-265.

-- SHACKLETON R., Montesquieu. Une Biographie critique, Version française de J. LOISEAU, Grenoble, 1977.

-- SPECTOR C., Montesquieu et l'histoire : théorie et pratique de la modération, dans BINOCHE B. - TINLAND F., Sens du devenir et pensée de l'histoire au temps des lumières, p.53-75.

-- STAROBINSKI J., Montesquieu, Paris, 1989 (Points. Littérature).


Rome et la guerre

Rome, ayant chassé les rois, établit des consuls annuels ; c'est encore ce qui la porta à ce haut degré de puissance. Les princes ont, dans leur vie, des périodes d'ambition ; après quoi, d'autres passions, et l'oisiveté même, succèdent : mais la république ayant des chefs qui changeaient tous les ans, et qui cherchaient à signaler leur magistrature pour en obtenir de nouvelles, il n'y avait pas un moment de perdu pour l'ambition ; il engageaient le sénat à proposer au peuple la guerre, et lui montraient tous les jours de nouveaux ennemis.

Ce corps y était déjà assez porté de lui-même : car, étant fatigué sans cesse par les plaintes et les demandes du peuple, il cherchait à le distraire de ses inquiétudes, et à l'occuper au dehors.

Or, la guerre était presque toujours agréable au peuple ; parce que, par la sage distribution du butin, on avait trouvé le moyen de la lui rendre utile.

Rome étant une ville sans commerce, et presque sans arts, le pillage était le seul moyen que les particuliers eussent pour s'enrichir.

On avait donc mis de la discipline dans la manière de piller ; et on y observait, à peu près, le même ordre qui se pratique aujourd'hui chez les petits Tartares.

Le butin était mis en commun, et on le distribuait aux soldats : rien n'était perdu, parce qu'avant de partir, chacun avait juré qu'il ne détournerait rien à son profit. Or, les Romains étaient le peuple du monde le plus religieux sur le serment, qui fut toujours le nerf de leur discipline militaire.

Enfin, les citoyens qui restaient dans la ville jouissaient aussi des fruits de la victoire. On confisquait une partie des terres des peuples vaincus, dont on faisait deux parts : l'une se vendait au profit du public ; l'autre était distribuée aux pauvres citoyens, sous la charge d'une rente en faveur de la république.

Les consuls, ne pouvant obtenir l'honneur du triomphe que par une conquête ou une victoire, faisaient la guerre avec une impétuosité extrême : on allait droit à l'ennemi, et la force décidait d'abord.

Rome était donc dans une guerre éternelle et toujours violente : or, une nation toujours en guerre, et par principe de gouvernement, devait nécessairement périr, ou venir à bout de toutes les autres, qui, tantôt en guerre, tantôt en paix, n'étaient jamais si propres à attaquer, ni si préparées à se défendre.

Par là, les Romains acquirent une profonde connaissance de l'art militaire. Dans les guerres passagères, la plupart des exemples sont perdus ; la paix donne d'autres idées, et on oublie ses fautes et ses vertus même.

Une autre suite du principe de la guerre continuelle, fut que les Romains ne firent jamais la paix que vainqueurs : en effet, à quoi bon faire une paix honteuse avec un peuple, pour en aller attaquer un autre ?

Dans cette idée, ils augmentaient toujours leurs prétentions à mesure de leurs défaites ; par là, ils consternaient les vainqueurs, et s'imposaient à eux-mêmes une plus grande nécessité de vaincre.

Toujours exposés aux plus affreuses vengeances, la constance et la valeur leur devinrent nécessaires ; et ces vertus ne purent être distinguées chez eux de l'amour de soi-même, de sa famille, de sa patrie, et de tout ce qu'il y a de plus cher parmi les hommes (Considérations sur les causes de la grandeur des Romains, Œ.C., pp.436-437).

 

Bornes naturelles des Etats

Les rois de Syrie étaient les plus puissants des successeurs d'Alexandre ; car ils possédaient presque tous les Etats de Darius, à l'Egypte près : mais il était arrivé des choses qui avaient fait que leur puissance s'était beaucoup affaiblie.

Séleucus, qui avait fondé l'empire de Syrie, avait, à la fin de sa vie, détruit le royaume de Lysimaque. Dans la confusion des choses, plusieurs provinces se soulevèrent : les royaumes de Pergame, de Cappadoce et de Bithynie se formèrent. Mais ces petits Etats timides regardèrent toujours l'humiliation de leurs anciens maîtres comme une fortune pour eux.

Comme les rois de Syrie virent toujours avec une envie extrême la félicité du royaume d'Egypte, ils ne songèrent qu'à le reconquérir ; ce qui fit que, négligeant l'Orient, ils y perdirent plusieurs provinces, et furent fort mal obéis dans les autres.

Enfin, les rois de Syrie tenaient la haute et la basse Asie : mais l'expérience a fait voir que, dans ce cas, lorsque la capitale et les principales forces sont dans les provinces basses de l'Asie, on ne peut pas conserver les hautes ; et que, quand le siège de l'empire est dans les hautes, on s'affaiblit en voulant garder les basses. L'empire des Perses et celui de Syrie ne furent jamais si forts que celui des Parthes, qui n'avait qu'une partie des provinces des deux premiers. Si Cyrus n'avait pas conquis le royaume de Lydie, si Séleucus était resté à Babylone, et avait laissé les provinces maritimes aux successeurs d'Antigone, l'empire des Perses aurait été invincible pour les Grecs, et celui de Séleucus pour les Romains. Il y a de certaines bornes que la nature a données aux Etats, pour mortifier l'ambition des hommes. Lorsque les Romains les passèrent, les Parthes les firent presque toujours périr : quand les Parthes osèrent les passer, ils furent d'abord obligés de revenir : et, de nos jours, les Turcs, qui ont avancé au-delà de ces limites, ont été contraints d'y rentrer (Considérations sur les causes de la grandeur des Romains, Œ.C., p.445).

 

Fin de l'empire d'Occident

Parmi tant de malheurs, on cherche, avec une curiosité triste, le destin de la ville de Rome ; elle était, pour ainsi dire, sans défense ; elle pouvait être aisément affamée ; l'étendue de ses murailles faisait qu'il était très difficile de les garder; comme elle était située dans une plaine, on pouvait aisément la forcer ; il n'y avait point de ressource dans le peuple qui en était extrêmement diminué. Les empereurs furent obligés de se retirer à Ravenne, ville autrefois défendue par la mer, comme Venise l'est aujourd'hui.

Le peuple romain, presque toujours abandonné de ses souverains, commença à le devenir, et à faire des traités pour sa conservation : ce qui est le moyen le plus légitime d'acquérir la souveraine puissance. C'est ainsi que l'Armorique et la Bretagne commencèrent à vivre sous leurs propres lois.

Telle fut la fin de l'empire d'Occident. Rome s'était agrandie, parce qu'elle n'avait eu que des guerres successives ; chaque nation, par un bonheur inconcevable, ne l'attaquant que quand l'autre avait été ruinée. Rome fut détruite, parce que toutes les nations l'attaquèrent à la fois, et pénétrèrent partout (Considérations sur les causes de la grandeur des Romains, Œ.C., p.475).

 

La théorie du climat

S'il est vrai que le caractère de l'esprit et les passions du cœur soient extrêmement différents dans les divers climats, les lois doivent être relatives et à la différence de ces passions, et à la différence de ces caractères.

L'air froid resserre les extrémités des fibres extérieures de notre corps ; cela augmente leur ressort, et favorise le retour du sang des extrémités vers le cœur. Il diminue la longueur de ces mêmes fibres ; il augmente donc encore par là leur force. L'air chaud, au contraire, relâche les extrémités des fibres, et les allonge ; il diminue donc leur force et leur ressort.

On a donc plus de vigueur dans les climats froids. L'action du cœur et la réaction des extrémités des fibres s'y font mieux, les liqueurs sont mieux en équilibre, le sang est plus déterminé vers le cœur, et réciproquement le cœur a plus de puissance. Cette force plus grande doit produire bien des effets: par exemple, plus de confiance en soi-même, c'est-à-dire plus de courage; plus de connaissance de sa supériorité, c'est-à-dire moins de désir de la vengeance; plus d'opinion de sa sûreté, c'est-à-dire plus de franchise, moins de soupçons, de politique et de ruse. Enfin cela doit faire des caractères bien différents. Mettez un homme dans un lieu chaud et enfermé, il souffrira, par les raisons que je viens de dire, une défaillance de cœur très grande. Si, dans cette circonstance, on va lui proposer une action hardie, je crois qu'on l'y trouvera très peu disposé; sa faiblesse présente mettra un découragement dans son âme ; il craindra tout, parce qu'il sentira qu'il ne peut rien. Les peuples des pays chauds sont timides comme les vieillards le sont ; ceux des pays froids sont courageux comme le sont les jeunes gens. Si nous faisons attention aux dernières guerres, qui sont celles que nous avons le plus sous les yeux, et dans lesquelles nous pouvons mieux voir de certains effets légers, imperceptibles de loin, nous sentirons bien que les peuples du nord, transportés dans les pays du midi, n'y ont pas fait d'aussi belles actions que leurs compatriotes, qui, combattant dans leur propre climat, y jouissaient de tout leur courage (De l'esprit des lois, Œ.C., p.613).

 

Climat, religion et institutions politiques

Lorsqu'une religion naît et se forme dans un Etat, elle suit ordinairement le plan du gouvernement où elle est établie : car les hommes qui la reçoivent, et ceux qui la font recevoir, n'ont guère d'autres idées de police que celles de l'Etat dans lequel ils sont nés.

Quand la religion chrétienne souffrit, il y a deux siècles, ce malheureux partage qui la divisa en catholique et en protestante, les peuples du nord embrassèrent la protestante, et ceux du midi gardèrent la catholique.

C'est que les peuples du nord ont et auront toujours un esprit d'indépendance et de liberté que n'ont pas les peuples du midi, et qu'une religion qui n'a point de chef visible, convient mieux à l'indépendance du climat que celle qui en a un.

Dans les pays mêmes où la religion protestante s'établit, les révolutions se firent sur le plan de l'Etat politique. Luther ayant pour lui de grands princes, n'aurait guère pu leur faire goûter une autorité ecclésiastique qui n'aurait point eu de prééminence extérieure ; et Calvin ayant pour lui des peuples qui vivaient dans des républiques, ou des bourgeois obscurcis dans des monarchies, pouvait fort bien ne pas établir des prééminences et des dignités.

Chacune de ces deux religions pouvait se croire la plus parfaite ; la calviniste se jugeant plus conforme à ce que Jésus-Christ avait dit, et la luthérienne à ce que les apôtres avaient fait (De l'esprit des lois, Œ.C., p.699).

 

Critique des thèses de l'abbé Dubos

Il est bon qu'avant de finir ce livre, j'examine un peu l'ouvrage de M. l'abbé Dubos, parce que mes idées sont perpétuellement contraires aux siennes ; et que, s'il a trouvé la vérité, je ne l'ai pas trouvée.

Cet ouvrage a séduit beaucoup de gens, parce qu'il est écrit avec beaucoup d'art ; parce qu'on y suppose éternellement ce qui est en question, parce que, plus on y manque de preuves, plus on y multiplie les probabilités ; parce qu'une infinité de conjectures sont mises en principe, et qu'on en tire comme conséquences d'autres conjectures. Le lecteur oublie qu'il a douté pour commencer à croire. Et, comme une érudition sans fin est placée, non pas dans le système, mais à côté du système, l'esprit est distrait par des accessoires, et ne s'occupe plus du principal. D'ailleurs, tant de recherches ne permettent pas d'imaginer qu'on n'ait rien trouvé ; la longueur du voyage fait croire qu'on est enfin arrivé.

Mais quand on examine bien, on trouve un colosse immense qui a des pieds d'argile ; et c'est parce que les pieds sont d'argile, que le colosse est immense. Si le système de M. l'abbé Dubos avait eu de bons fondements, il n'aurait pas été obligé de faire trois mortels volumes pour le prouver ; il aurait tout trouvé dans son sujet ; et, sans aller chercher de toutes parts ce qui en était très loin, la raison elle-même se serait chargée de placer cette vérité dans la chaîne des autres vérités. L'histoire et nos lois lui auraient dit:  « Ne prenez pas tant de peine: nous rendrons témoignage de vous ».

Monsieur l'abbé Dubos veut ôter toute espèce d'idée que les Francs soient entrés dans les Gaules en conquérants: selon lui, nos rois, appelés par les peuples, n'ont fait que se mettre à la place, et succéder aux droits des empereurs romains.

Cette prétention ne peut pas s'appliquer au temps où Clovis, entrant dans les Gaules, saccagea et prit les villes ; elle ne peut pas s'appliquer non plus au temps où il défit Syagrius, officier romain, et conquit le pays qu'il tenait: elle ne peut donc se rapporter qu'à celui où Clovis, devenu maître d'une grande partie des Gaules par la violence, aurait été appelé par le choix et l'amour des peuples à la domination du reste du pays. Et il ne suffit pas que Clovis ait été reçu, il faut qu'il ait été appelé ; il faut que M. l'abbé Dubos prouve que les peuples ont mieux aimé vivre sous la domination de Clovis, que de vivre sous la domination des Romains, ou sous leurs propres lois. Or, les Romains de cette partie des Gaules qui n'avait point encore été envahie par les Barbares, étaient, selon M. l'abbé Dubos, de deux sortes : les uns étaient de la confédération armorique, et avaient chassé les officiers de l'empereur, pour se défendre eux-mêmes contre les Barbares, et se gouverner par leurs propres lois ; les autres obéissaient aux officiers romains. Or, M. l'abbé Dubos prouve-t-il que les Romains, qui étaient encore soumis à l'empire, aient appelé Clovis ? point du tout. Prouve-t-il que la république des Armoriques ait appelé Clovis, et fait même quelque traité avec lui ? point du tout encore. Bien loin qu'il puisse nous dire quelle fut la destinée de cette république, il n'en saurait pas même montrer l'existence ; et, quoiqu'il la suive depuis le temps d'Honorius jusqu'à la conquête de Clovis, quoiqu'il y rapporte avec un art admirable tous les événements de ce temps-là, elle est restée invisible dans les auteurs. Car il y a bien de la différence entre prouver, par un passage de Zosime, que, sous l'empire d'Honorius, la contrée armorique et les autres provinces des Gaules se révoltèrent, et formèrent une espèce de république ; et faire voir que, malgré les diverses pacifications des Gaules, les Armoriques formèrent toujours une république particulière, qui subsista jusqu'à la conquête de Clovis. Cependant il aurait besoin, pour établir son système, de preuves bien fortes et bien précises. Car, quand on voit un conquérant entrer dans un Etat, et en soumettre une grande partie par la force et par la violence, et qu'on voit quelque temps après l'Etat entier soumis, sans que l'histoire dise comment il l'a été, on a un très juste sujet de croire que l'affaire a fini comme elle a commencé.

Ce point une fois marqué, il est aisé de voir que tout le système de M. l'abbé Dubos croule de fond en comble ; et toutes les fois qu'il tirera quelque conséquence de ce principe, que les Gaules n'ont pas été conquises par les Francs, mais que les Francs ont été appelés par les Romains, on pourra toujours la lui nier.

M. l'abbé Dubos prouve son principe par les dignités romaines dont Clovis fut revêtu ; il veut que Clovis ait succédé à Childéric, son père, dans l'emploi de maître de la milice. Mais ces deux charges sont purement de sa création. La lettre de saint Remi à Clovis, sur laquelle il se fonde, n'est qu'une félicitation sur son avènement à la couronne. Quand l'objet d'un écrit est connu, pourquoi lui en donner un qui ne l'est pas ?

Clovis, sur la fin de son règne, fut fait consul par l'empereur Anastase ; mais quel droit pouvait lui donner une autorité simplement annale ? Il y a apparence, dit M. l'abbé Dubos, que, dans le même diplôme, l'empereur Anastase fit Clovis proconsul. Et moi je dirai qu'il y a apparence qu'il ne le fit pas. Sur un fait qui n'est fondé sur rien, l'autorité de celui qui le nie est égale à l'autorité de celui qui l'allègue. J'ai même une raison pour cela. Grégoire de Tours, qui parle du consulat, ne dit rien du proconsulat. Ce proconsulat n'aurait été même que d'environ six mois. Clovis mourut un an et demi après avoir été fait consul ; il n'est pas possible de faire du proconsulat une charge héréditaire. Enfin, quand le consulat, et, si l'on veut, le proconsulat, lui furent donnés, il était déjà le maître de la monarchie, et tous ses droits étaient établis (De l'esprit des lois, Œ.C., pp.770-771).


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