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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS
Historiographie du XIXe siècle
Hippolyte TAINE (1828-1893)
Textes :
-- *Essai sur Tite-Live, 11e éd, Paris, s.d. [1856], .
-- Essai sur Tite-Live, présentation de J. GRONDEUX, Paris, 1994.
-- Essais de critique et d'histoire, 6e éd., Paris, 1892.
-- Histoire de la littérature anglaise, 5 vol., 5e éd., Paris, 1881-1882.
-- Philosophie de l'art, 2 vol., 16e éd., Paris, 1918.
-- Les origines de la France contemporaine, introduction de Fr. LEGER, 2 vol., Paris, 1986 (Bouquins).
-- * Les origines de la France contemporaine, 11 vol., Paris, s.d.
-- H. Taine. Sa vie et sa correspondance, 4 vol., Paris, 1902-1907.
Études :
-- CHEVRILLON A., Taine. Formation de sa pensée, Paris, 1932.
-- LACOMBE P., Taine. Historien et sociologue, Paris, 1909 (Bibliothèque sociologique internationale, XXXVIII).
-- NORDMANN J. - Th., Taine et la critique scientifique, Paris, 1992.
-- SEYS Pascale, Hippolyte Taine et l'avènement du naturalisme. Un intellectuel sous le Second Empire, Paris, 1999.
-- SEITZ Ch., Taine et la révolution française, dans Pages d'histoire par quelques-uns de ses anciens élèves dédiées à M. Pierre VAUCHER, Genève, 1895, p.213-228.
-- Taine au carrefour des cultures du XIXe siècle. Colloque organisé par la Bibliothèque nationale et la Société des Études romantiques et dix-neuviémistes. 3 décembre 1993, Paris, 1996.
-- TOLLEBEEK J., A Burke, marked by Tocqueville. Taine's Periodization of French History, dans Storia della storiografia, 34, 1998, p.21-37.
L'homme, une partie dans un tout
L'homme, dit Spinoza, n'est pas dans la nature « comme un empire dans un empire », mais comme une partie dans un tout ; et les mouvements de l'automate spirituel qui est notre être sont aussi réglés que ceux du monde matériel où il est compris.
Spinoza a-t-il raison ? Peut-on employer dans la critique des méthodes exactes ? Un talent sera-t-il exprimé par une formule ? Les facultés d'un homme, comme les organes d'une plante, dépendent-elles les unes des autres ? Sont-elles mesurées et produites par une loi unique ? Cette loi donnée, peut-on prévoir leur énergie et calculer d'avance leurs bons et leurs mauvais effets ? Peut-on les reconstruire, comme les naturalistes reconstruisent un animal fossile ? Y a-t-il en nous une faculté maîtresse, dont l'action uniforme se communique différemment à nos différents rouages, et imprime à notre machine un système nécessaire de mouvements prévus ?
J'essaye de répondre oui, et par un exemple (Essai sur Tite-Live, Préface, p. VII-VIII).
L'écrivain, reflet de son temps
Si inventeur que soit un esprit, il n'invente guère ; ses idées sont celles de son temps, et ce que son génie original y change ou ajoute est peu de chose. La réflexion solitaire, si forte qu'on la suppose, est faible contre cette multitude d'idées qui de tous côtés, à toute heure, par les lectures, les conversations, viennent l'assiéger, renouvelées encore et fortifiées par les institutions, les habitudes, la vue des lieux, par tout ce qui peut séduire ou maîtriser une âme. Et comment les repousserait-elle, formée elle-même à l'image des contemporains, ayant reçu des mêmes circonstances la même éducation et les mêmes penchants ? Tels que des flots dans un grand fleuve, nous avons chacun un petit mouvement, et nous faisons un peu de bruit dans le large courant qui nous emporte ; mais nous allons avec les autres et nous n'avançons que poussés par eux. Érudition, critique, philosophie, art d'écrire, tout ce que nous trouverons dans Tite Live, nous le verrons en partie et d'avance dans la science et la littérature de son temps (Essai sur Tite-Live, p.10-11).
On trouverait sans beaucoup d'efforts Niebuhr dans Vico. Les découvertes se font plusieurs fois ; et, ce qu'on invente aujourd'hui, on le rencontrera peut-être demain dans sa bibliothèque. D'ailleurs, selon la coutume des novateurs, il pousse la vérité jusqu'à l'erreur : exagérer est la loi et le malheur de l'esprit de l'homme ; il faut dépasser le but pour l'atteindre. Tout écrivain a le double regret d'avoir des devanciers et des correcteurs.
Mais le grand penseur allemand approche de Tite Live par sa majesté oratoire et par le respect qu'il a de son œuvre. Rome a deux fois eu l'honneur de susciter pour son histoire des esprits égaux à sa grandeur. Il faut entendre Niebuhr parler « de la philologie médiatrice de l'éternité, du penchant secret qui l'entraîne à deviner ce qui a péri ». Il y a, dans sa préface, des accents religieux comme dans celle de Tite Live. « Son siècle, dit-il, a reçu de la Providence une vocation particulière pour ces recherches, et Dieu bénira son travail.» Il parle noblement comme Tite Live « de la haute félicité que ressent l'âme dans le commerce intime des grands hommes qui ne sont plus ». Sans doute il est plébéien de cœur et, comme le peuple au retour de Véies, il pousse hardiment ses constructions nouvelles à travers les débris sacrés de la ville patricienne. Mais l'amas irrégulier des monuments qu'il élève est la véritable Rome, et, comme le pontife, il retrouve parmi les ruines le sceptre augural de Romulus.
Ne le prenez point pour un simple destructeur. L'Allemagne a plus de goût pour les hypothèses que pour les doutes ; et il n'abat que pour rebâtir. Au premier moment, quand on quitte Beaufort et qu'on ouvre Niebuhr, quelle horrible lecture ! Conjectures sur conjectures ; discussions sur les traditions, les altérations, les interpolations, les moindres faits commentés, contrôlés, restitués, un entassement de dissertations, de démonstrations, de suppositions, l'érudition la plus épineuse, la plus pesante, la plus rebutante, un style obscurci par des mots abstraits, embarrassé de longues phrases, sans divisions nettes ni mouvement sensible ; on se croirait au fond des mines du Hartz, sous la lueur fumeuse d'une lampe, près d'un mineur qui gratte péniblement le dur rocher. Mais, si l'on s'habitue à la noire vapeur de l'atelier souterrain, on admire bientôt quelles masses énormes soulève cette main puissante, et dans quelles profondeurs inconnues il a pénétré. Ce ne sont plus, comme dans Beaufort, des réflexions frivoles sur la politique de Porsenna qui ne rétablit pas Tarquin, sur les lumières de Numa qui enseigne à ses peuples un Dieu immatériel, sur la sottise du peuple qui se laisse duper par la constitution de Servius. Contemporain de la révolution philosophique qui depuis Kant agite l'esprit humain, né dans cette Allemagne, patrie d'une science et d'une poésie nouvelles, dont le flexible et profond génie reproduit le mieux les pensées perdues, Niebuhr est encore jurisconsulte, politique, financier, géographe, antiquaire, homme d'imagination et de science, esprit aussi pratique que spéculatif, mais intempérant par excès de force, capable de tout, sauf de se restreindre, avide de science jusqu'à prendre ses conceptions pour les objets mêmes, et imaginer Rome quand il ne peut plus la restaurer (Essai sur Tite-Live, p.106-109).
Tite-Live ? un orateur
Il est fâcheux, puisque le génie d'un homme est une chose indivisible, d'en séparer les parties ; dès qu'il n'est plus un, il n'est plus vivant, et l'on ne connaîtra bien Tite Live qu'en rassemblant ses traits dispersés. Ils forment un système. Ils sont les effets d'une qualité unique. Ils montrent, par un illustre exemple, que le monde moral comme le monde physique est soumis à des lois fixes, qu'une âme a son mécanisme comme une plante, qu'elle est une matière de science, et que, dès qu'on connaît la force qui la fonde, on pourrait, sans décomposer ses œuvres, la reconstruire par un pur raisonnement.
Son génie oratoire, conforme à son caractère, qui est celui d'un citoyen et d'un honnête homme, romain comme son caractère, explique le reste. Voyons-le transformer tour à tour toutes les parties de l'histoire.
D'abord la critique. Par conscience, Tite Live appuie chaque fait sur des preuves, s'autorise des documents les plus accrédités, donne parfois tort à sa patrie, avoue ses doutes, use de règles sages dans le choix des témoignages, et, quand ses auteurs sont exacts, peint les mœurs avec vérité. Par éloquence et amour de Rome, il conserve la poésie oratoire des anciennes légendes et la grandeur du caractère romain. Mais, parce qu'il aime Rome, il est involontairement partial envers les siens ; parce qu'il est orateur, il manque du sens et de la passion critiques, néglige les monuments originaux, contrôle mal les annalistes qu'il consulte, ne raconte que les faits oratoires, et efface la rudesse de la barbarie sous l'uniformité d'un style trop parfait (Essai sur Tite-Live, p.330-331).
Le "système" de Taine
Plusieurs critiques m'ont fait l'honneur tantôt de combattre, tantôt d'approuver ce qu'ils veulent bien appeler mon système. Je n'ai point tant de prétention que d'avoir un système : j'essaye tout au plus d'avoir une méthode. Un système est une explication de l'ensemble, et indique une œuvre faite; une méthode est une manière de travailler et indique une œuvre à faire. J'ai voulu travailler dans un certain sens et d'une certaine façon, rien de plus. La question est de savoir si cette façon est bonne. Pour cela il faut la pratiquer ; si le lecteur veut en faire l'essai, il pourra juger. Au lieu de réfuter des réfutations, je vais esquisser le procédé qui est en cause ; ceux qui l'auront répété sauront par eux-mêmes s'il conduit à des vérités.
Il est tout entier compris dans cette remarque que les choses morales ont, comme les choses physiques, des dépendances et des conditions.
Je suppose qu'on veuille vérifier cette maxime et en mesurer la portée. Le lecteur prendra par exemple quelque artiste, savant ou écrivain notable, tel poëte, tel romancier, et lira ses œuvres, la plume à la main. Pour les bien lire, il les classera en groupes naturels, et dans chaque groupe il distinguera ces trois choses distinctes qu'on appelle les personnages ou caractères, l'action ou intrigue, le style ou façon d'écrire. Dans chacune de ces provinces, il notera, suivant l'habitude de tout critique, par quelques mots brefs et vifs, les particularités saillantes, les traits dominants, les qualités propres de son auteur. Arrivé au terme de sa première course, s'il a quelque pratique de ce travail, il verra venir au bout de sa plume une phrase involontaire, singulièrement forte et significative, qui résumera toute son opération, et mettra devant ses yeux un certain genre de goût et de talent, une certaine disposition d'esprit ou d'âme, un certain cortège de préférences et de répugnances, de facultés et d'insuffisances, bref, un certain état psychologique, dominateur et persistant, qui est celui de son auteur. ‒ Qu'il répète maintenant la même opération sur les autres portions du même sujet ; qu'il compare ensuite les trois ou quatre résumés auxquels chacune de ses analyses partielles l'aura conduit ; qu'il ajoute alors aux écrits de son auteur sa vie ... qu'il rapproche toutes les phrases abréviatives qui sont l'essence concentrée des milliers de remarques qu'il aura faites et des centaines de jugements qu'il aura portés. Si ses notations sont précises, ... il verra que ces sept ou huit formules dépendent les unes des autres, que la première étant donnée, les autres ne pouvaient être différentes, que par conséquent les qualités qu'elles représentent sont enchaînées entre elles, que si l'une variait, les autres varieraient d'une façon proportionnelle, et que partant elles font un système comme un corps organisé ... Par un raisonnement continu, il [le lecteur] reliera ainsi les divers penchants de l'homme qu'il examine sous un petit nombre d'inclinations gouvernantes dont ils se déduisent et qui les expliquent, et il se donnera le spectacle des admirables nécessités qui rattachent entre eux les fils innombrables, nuancés, embrouillés de chaque être humain.
Ceci est le cas le plus simple. Je suppose maintenant que le lecteur veuille faire l'expérience sur un cas plus large et plus compliqué, sur une grande école ... sur une époque historique bien déterminée, le siècle de Louis XIV. Pour cela il a fallu d'abord lire et voir beaucoup, et probablement, de tant d'observations, il est resté dans l'esprit du lecteur quelque impression d'ensemble, je veux dire le sentiment vague d'une concordance mal définie entre les multitudes d'œuvres et de pensées qui ont passé sous ses yeux. Mais je lui demande d'aller plus loin, et par des voies plus sûres. Ici comme dans le cas précédent et comme en toute recherche exacte, il faut en premier lieu classer les faits, et considérer chaque classe de faits à part, d'un côté les trois grandes œuvres de l'intelligence humaine, la religion, l'art et la philosophie, de l'autre les deux grandes œuvres de l'association humaine, la famille et l'État, de l'autre enfin les trois grandes œuvres matérielles du labeur humain, l'industrie, le commerce et l'agriculture, et dans chacun de ces groupes généraux les groupes secondaires en lesquels il se subdivise. N'en prenons qu'un, la philosophie ; quand le lecteur aura étudié la doctrine régnante de Descartes à Malebranche ... il arrivera à démêler dans la philosophie française du XVIIe siècle une certaine tendance distincte d'où dérivent comme d'une source sa soumission et son indépendance, sa pauvreté théologique et sa lucidité logique, sa noblesse morale et sa sécheresse spéculative... Que l'on fasse maintenant une opération semblable sur les autres portions contemporaines de l'intelligence et de l'action humaine ; que l'on compare entre eux les résumés dans lesquels, sous forme maniable et portative, on aura disposé pareillement la substance de l'œuvre observée ; si, par cette sorte de chimie qu'on nomme l'analyse psychologique, on prend soin de reconnaître les ingrédients de chaque extrait, on découvrira que des éléments semblables se rencontrent dans les différentes fioles, que les mêmes facultés et les mêmes besoins qui ont produit la philosophie ont produit la religion et l'art, que l'homme auquel cet art, cette philosophie, cette religion, s'adressaient, était préparé par la société monarchique et par les bienséances de salon à les goûter et à les comprendre ... que ces dépendances avaient pour cause la présence universelle de certaines aptitudes et de certaines inclinations, toujours les mêmes, répandues sous des figures diverses dans les divers compartiments où s'était moulé le métal humain. Entre une charmille de Versailles, un raisonnement philosophique et théologique de Malebranche, un précepte de versification chez Boileau, une loi de Colbert sur les hypothèques, un compliment d'antichambre à Marly, une sentence de Bossuet sur la royauté de Dieu, la distance semble infinie et infranchissable ; nulle liaison apparente. Les faits sont si dissemblables qu'au premier aspect on les juge tels qu'ils se présentent, c'est-à-dire isolés et séparés. Mais les faits communiquent entre eux par les définitions des groupes où ils sont compris, comme les eaux d'un bassin par les sommets du versant d'où elles découlent. Chacun d'eux est une action de cet homme idéal et général autour duquel se rassemblent toutes les inventions et toutes les particularités de l'époque ; chacun d'eux a pour cause quelque aptitude ou inclination du modèle régnant. Les diverses inclinations ou aptitudes du personnage central s'équilibrent, s'harmonisent, se tempèrent les unes les autres sous quelque penchant ou faculté dominante, parce que c'est le même esprit et le même cœur qui a pensé, prié, imaginé et agi, parce que c'est la même situation générale et le même naturel inné qui ont façonné et régi les œuvres séparées et diverses, parce que c'est le même sceau qui s'est imprimé différemment en différentes matières. Aucune des empreintes ne peut changer sans entraîner le changement des autres, parce que si l'une d'elles change, c'est par le changement du sceau.
Il reste un pas à faire. Jusqu'à présent, il ne s'agissait que de la liaison des choses simultanées ; il s'agit maintenant de la liaison des choses successives. Le lecteur a pu vérifier que les choses morales comme les choses physiques ont des dépendances ; à présent il doit vérifier que comme les choses physiques, elles ont des conditions (Essais de critique et d'histoire, Préface, p. VII-XVI).
Devons-nous croire M. Michelet ?
Quelle impression laisse ce livre [Histoire de France, t.VII], et que se dit le lecteur en le quittant ? Un seul mot, et funeste : Je doute. Que l'auteur soit de bonne foi et très-savant, tout le monde l'accorde. A-t-il été assez clairvoyant et prudent pour atteindre la vérité ? nul ne le sait.
Un ouvrage comme l'Histoire d'Angleterre de Macaulay porte avec lui sa preuve. Je ne parle pas des citations et des renvois, qui, de temps en temps, au bas des pages, viennent justifier les faits les plus frappants et indiquent au lecteur les moyens de contrôler le texte : je veux parler de l'ordre des idées et du style. Les événements groupés en classes régulières, tous ces groupes naturellement rangés autour d'une idée dominante, chaque fait environné d'explications, soutenu par les autres, et rattaché par un lien visible et solide à l'ensemble ; toutes les expressions exactes et calculées, tous les mouvements de passion justifiés par des raisonnements et des faits ; jamais de déclamations ni d'hypothèses ; les idées générales aussi fortement établies que les faits particuliers ; partout la raison, le bon sens, la critique et la logique : voilà les fondements sur lesquels se bâtit la confiance des lecteurs et l'autorité de l'historien. Lorsqu'un homme, pendant huit volumes, fait voir à chaque page et à chaque ligne, dans des questions de toute espèce, sur des milliers de faits, par une infinité de détails, qu'il est prudent, qu'il ne marche que les documents en main, qu'il les interprète bien, que jamais son jugement ne fléchit, et que jamais sa passion ne l'emporte, nous quittons toute défiance, nous acceptons toutes ses recherches, nous entrons dans sa croyance, et chacun de nous dit à la fin : « Je crois.»
Devons-nous croire M. Michelet ? Pour ma part, après expérience faite, je réponds oui : car, lorsqu'on étudie les documents d'une époque qu'il a étudiée, on éprouve une sensation semblable à la sienne, et l'on trouve qu'en définitive les conclusions de son lyrisme divinatoire sont presque aussi exactes que celles de la patiente analyse et de la lente généralisation. Mais cette vérification n'a d'autorité que pour ceux qui l'ont faite, et dans les points où ils l'ont faite. Qui garantira la vérité du reste, et quelle confiance le public, qui n'a point entrepris ces recherches, prendra-t-il en des idées dont on ne lui donne pas les preuves, et qui sont exprimées de manière à lui inspirer la défiance la plus juste et la mieux fondée ? Ce ton saccadé, ces bouillonnements inégaux d'une inspiration ardente, ces cris du cœur, ce dithyrambe incessant, sont-ils capables d'établir dans notre raison une conviction solide ? L'auteur parle comme un prophète, et, en fait d'histoire, on ne croit pas les prophètes. On voit que les hommes, les événements, les sentiments renaissent sous ses yeux, qu'il les décrit à mesure qu'ils passent, qu'il les a vus dans une lumière aussi vive que les faits présents et palpables : mais y a-t-il là une résurrection ou une invention ? Cette méthode poétique ranime-t-elle des êtres éteints, ou forge-t-elle des êtres imaginaires ? Sur quelle preuve cette divination historique et cette révélation aventureuse appuient-elles leur autorité ? (Essais de critique et d'histoire, 106-108).
Histoire et histoire de la littérature
L'histoire s'est transformée depuis cent ans en Allemagne, depuis soixante ans en France, et cela par l'étude des littératures.
On a découvert qu'une œuvre littéraire n'est pas un simple jeu d'imagination, le caprice isolé d'une tête chaude, mais une copie des mœurs environnantes et le signe d'un état d'esprit. On en a conclu qu'on pouvait, d'après les monuments littéraires, retrouver la façon dont les hommes avaient senti et pensé il y a plusieurs siècles. On l'a essayé et on a réussi.
On a réfléchi sur ces façons de sentir et de penser, et on a jugé que c'étaient là des faits de premier ordre. On a vu qu'elles tenaient aux plus grands événements ; qu'elles les expliquaient, qu'elles étaient expliquées par eux, que désormais il fallait leur donner une place, et l'une des plus hautes places, dans l'histoire. On la leur a donnée, et depuis ce temps on voit tout changer en histoire : l'objet, la méthode, les instruments, la conception des lois et des causes. C'est ce changement, tel qu'il se fait et doit se faire, qu'on va tâcher d'exposer ici (Histoire de la littérature anglaise, Introduction, t. I, p. III-IV).
Ainsi, cette histoire dont les qualités semblent si peu anglaises porte partout la marque d'un talent vraiment anglais. Universelle, suivie, elle enveloppe tous les faits dans sa vaste trame sans la diviser ni la rompre. Développée, abondante, elle éclaircit les faits obscurs, et ouvre aux plus ignorants les questions les plus compliquées. Intéressante, variée, elle attire à elle l'attention et la garde. Elle a la vie, la clarté, l'unité, qualités qui semblaient toutes françaises. Il semble que l'auteur soit un vulgarisateur comme M. Thiers, un philosophe comme M. Guizot, un artiste comme M. Thierry. La vérité est qu'il est orateur, et orateur à la façon de son pays ; mais comme il possède au plus haut degré les facultés oratoires, et qu'il les possède avec un tour et des instincts nationaux, il paraît suppléer par elles aux facultés qu'il n'a pas. Il n'est pas véritablement philosophe : la médiocrité de ses premiers chapitres sur l'ancienne histoire d'Angleterre le prouve assez ; mais sa force de raisonnement, ses habitudes de classification et d'ordre mettent l'unité dans son histoire. Il n'est pas véritablement artiste : quand il fait une peinture, il songe toujours à prouver quelque chose ; il insère des dissertations aux endroits les plus touchants ; il n'a ni grâce, ni légèreté, ni vivacité, ni finesse, mais une mémoire étonnante, une science énorme, une passion politique ardente, un grand talent d'avocat pour exposer et plaider toutes les causes, une connaissance précise des faits précis et petits qui attachent l'attention, font illusion, diversifient, animent et échauffent un récit. Il n'est pas simplement vulgarisateur : il est trop ardent, trop acharné à prouver, à conquérir des croyances, à abattre ses adversaires, pour avoir le limpide talent de l'homme qui explique et qui expose, sans avoir d'autre but que d'expliquer et d'exposer, qui répand partout de la lumière, et ne verse nulle part la chaleur ; mais il est si bien fourni de détails et de raisons, si avide de convaincre, si riche en développements, qu'il ne peut manquer d'être populaire. Par cette ampleur de science, par cette puissance de raisonnement et de passion, il a produit un des plus beaux livres du siècle, en manifestant le génie de sa nation (Histoire de la littérature anglaise, t. V, Les contemporains, p.222-224).
Les productions de l'esprit, reflet de leur milieu
Je voudrais vous rendre sensible par une comparaison cet effet de l'état des mœurs et des esprits sur les beaux-arts. Lorsque, partant d'un pays méridional, vous remontez vers le nord, vous vous apercevez qu'en entrant dans une certaine zone on voit commencer une espèce particulière de culture et une espèce particulière de plantes : d'abord l'aloès et l'oranger, un peu plus tard l'olivier ou la vigne, ensuite le chêne et l'avoine, un peu plus loin le sapin, à la fin les mousses et les lichens. Chaque zone a sa culture et sa végétation propres ; toutes deux commencent au commencement de la zone et finissent à la fin de la zone ; toutes deux lui sont attachées. C'est elle qui est leur condition d'existence ; c'est elle qui, par sa présence ou son absence, les détermine à paraître ou à disparaître. Or qu'est-ce que la zone, sinon une certaine température, un certain degré de la chaleur et de l'humidité, en un mot, un certain nombre de circonstances régnantes, analogues dans leur genre à ce que nous appelions tout à l'heure l'état général de l'esprit et des mœurs ? De même qu'il y a une température physique qui, par ses variations, détermine l'apparition de telle ou telle espèce de plantes ; de même il y a une température morale qui, par ses variations, détermine l'apparition de telle ou telle espèce d'art. Et, de même qu'on étudie la température physique pour comprendre l'apparition de telle ou telle espèce de plantes, le maïs ou l'avoine, l'aloès ou le sapin, de même il faut étudier la température morale pour comprendre l'apparition de telle espèce d'art, la sculpture païenne ou la peinture réaliste, l'architecture mystique ou la littérature classique, la musique voluptueuse ou la poésie idéaliste. Les productions de l'esprit humain, comme celles de la nature vivante, ne s'expliquent que par leur milieu (Philosophie de l'art, t. I, p.9-10).
Taine, historien - naturaliste
Qu'est-ce que la France contemporaine ? Pour répondre à cette question, il faut savoir comment cette France s'est faite, ou, ce qui vaut mieux encore, assister en spectateur à sa formation. A la fin du siècle dernier, pareille à un insecte qui mue, elle subit une métamorphose. Son ancienne organisation se dissout ; elle en déchire elle-même les plus précieux tissus et tombe en des convulsions qui semblent mortelles. Puis, après des tiraillements multipliés et une léthargie pénible, elle se redresse. Mais son organisation n'est plus la même : par un sourd travail intérieur, un nouvel être s'est substitué à l'ancien.
...
Ancien Régime, Révolution, Régime nouveau, je vais tâcher de décrire ces trois états avec exactitude. J'ose déclarer ici que je n'ai point d'autre but ; on permettra à un historien d'agir en naturaliste : j'étais devant mon sujet comme devant la métamorphose d'un insecte. D'ailleurs, l'événement par lui-même est si intéressant, qu'il vaut la peine d'être observé pour lui seul, et l'on n'a pas besoin d'effort pour exclure les arrière-pensées. Dégagée de tout parti pris, la curiosité devient scientifique et se porte tout entière vers les forces intimes qui conduisent l'étonnante opération. Ces forces sont la situation, les passions, les idées, les volontés de chaque groupe, et nous pouvons les démêler, presque les mesurer. Elles sont sous nos yeux ; nous n'en sommes pas réduits aux conjectures, aux divinations douteuses, aux indications vagues. Par un bonheur singulier, nous apercevons les hommes eux-mêmes, leurs dehors et leur dedans. Les Français de l'Ancien Régime sont encore tout près de nos regards. Chacun de nous, dans sa jeunesse, a pu fréquenter quelques-uns des survivants de ce monde évanoui. Plusieurs de leurs hôtels subsistent encore, avec leurs appartements et leurs meubles intacts. Au moyen de leurs tableaux et de leurs estampes, nous les suivons dans leur vie domestique, nous voyons leurs habillements, leurs attitudes et leurs gestes... Des lettres et des journaux de voyageurs étrangers contrôlent et complètent, par des peintures indépendantes, les portraits que cette société a tracés d'elle-même. Elle a tout dit sur son propre compte, sauf ce qu'elle supposait banal et familier aux contemporains, sauf ce qui lui semblait technique, ennuyeux et mesquin, sauf ce qui concernait la province, la bourgeoisie, le paysan, l'ouvrier, l'administration et le ménage. J'ai voulu suppléer à ces omissions, et, outre le petit cercle des Français bien élevés et lettrés, connaître la France (Les origines de la France contemporaine, Préface, t. I, p. V-X).
La noblesse dans la France d'ancien régime
La France ressemble à une vaste écurie où les chevaux de race auraient double et triple ration pour être oisifs ou ne faire que demi-service, tandis que les chevaux de trait font le plein service avec une demi-ration qui leur manque souvent. Encore faut-il noter que, parmi ces chevaux de race, il est un troupeau privilégié qui, né auprès du râtelier, écarte ses pareils et mange à pleine bouche, gras, brillant, le poil poli et jusqu'au ventre en la litière, sans autre occupation que de toujours tirer à soi. Ce sont les nobles de cour, qui vivent à portée des grâces, exercés dès l'enfance à demander, obtenir et demander encore, uniquement attentifs aux faveurs et aux froideurs royales, « pour qui l'Œil-de-bœuf [à Versailles, salle d'attente devant la chambre à coucher du roi] compose l'univers, indifférents aux affaires de l'État comme à leurs propres affaires, laissant gouverner les unes par les intendants de province, comme ils laissent gouverner les autres par leurs propres intendants » (Les origines de la France contemporaine, t. I, p.100).
Propagation des idées révolutionnaires
La nation va être régénérée : cette phrase est dans tous les écrits et dans toutes les bouches. A Nangis, Arthur Young trouve qu'elle est le fond de la conversation politique. Le chapelain d'un régiment, curé dans le voisinage, ne veut pas en démordre ; quant à savoir ce qu'il entend par là, c'est une autre affaire. Impossible de rien démêler dans ses explications, « sinon une perfection théorique du gouvernement, douteuse à son point de départ, risquée dans ses développements et chimérique quant à ses fins ». Lorsque l'Anglais leur propose en exemple la Constitution anglaise, « ils en font bon marché », ils sourient du peu ; cette Constitution ne donne pas assez à la liberté ; surtout elle n'est pas conforme aux principes. ‒ Et notez que nous sommes ici chez un grand seigneur, dans un cercle d'hommes éclairés. A Riom, aux assemblées d'élection, Malouet voit « de petits bourgeois, des praticiens, des avocats sans aucune instruction sur les affaires publiques, citant le Contrat Social, déclamant avec véhémence contre la tyrannie, et proposant chacun une Constitution ». La plupart ne savent rien et ne sont que des marchands de chicane ; les plus instruits n'ont en politique que des idées d'écoliers. Dans les collèges de l'Université, on n'enseigne point l'histoire. « Le nom de Henri IV, dit Lavalette, ne nous avait pas été prononcé une seule fois pendant mes huit années d'études, et, à dix-sept ans, j'ignorais encore à quelle époque et comment la maison de Bourbon s'est établie sur le trône.» Pour tout bagage, ils emportent, comme Camille Desmoulins, des bribes de latin, et ils entrent dans le monde, la tête farcie « de maximes républicaines», échauffés par les souvenirs de Rome et de Sparte, « pénétrés d'un profond mépris pour les gouvernements monarchiques ». Ensuite, à l'École de Droit, ils ont appris un droit abstrait, ou n'ont rien appris. Aux cours de Paris, point d'auditeurs ; le professeur fait sa leçon devant des copistes qui vendent leurs cahiers. Un élève qui assisterait et rédigerait lui-même serait mal vu ; on l'accuserait d'ôter aux copistes leur gagne-pain. Par suite, le diplôme est nul ; à Bourges, on l'obtient en six mois ; si le jeune homme finit par savoir la loi, c'est plus tard, par l'usage et la pratique. ‒ Des lois et institutions étrangères, nulle connaissance, à peine une notion vague ou fausse. Malouet lui-même se figure mal le Parlement anglais, et plusieurs, sur l'étiquette, l'imaginent d'après le Parlement de France. ‒ Quant au mécanisme des constitutions libres ou aux conditions de la liberté effective, cela est trop compliqué. Depuis vingt ans, sauf dans les grandes familles de magistrature, Montesquieu est suranné. A quoi bon les études sur l'ancienne France ? « Qu'est-il résulté de tant et de si profondes recherches ? Des conjectures laborieuses et des raisons de douter.» Il est bien plus commode de partir des droits de l'homme et d'en déduire les conséquences. A cela la logique de l'École suffit, et la rhétorique du collège fournira les tirades. ‒ Dans ce grand vide des intelligences, les mots indéfinis de liberté, d'égalité, de souveraineté du peuple, les phrases ardentes de Rousseau et de ses successeurs, tous les nouveaux axiomes flambent comme des charbons allumés, et dégagent une fumée chaude, une vapeur enivrante. La parole gigantesque et vague s'interpose entre l'esprit et les objets ; tous les contours sont brouillés et le vertige commence. Jamais les hommes n'ont perdu à ce point le sens des choses réelles. Jamais ils n'ont été à la fois plus aveugles et plus chimériques. Jamais leur vue troublée ne les a plus rassurés sur le danger véritable, et plus alarmés sur le danger imaginaire (Les origines de la France contemporaine, t. II, p.192-195).
L'anarchie
Ce qu'il y a de pire dans l'anarchie, ce n'est pas tant l'absence du gouvernement détruit que la naissance des gouvernements nouveaux et d'espèce inférieure. En tout État qui s'est dissous, il se forme des bandes conquérantes et souveraines : tel fut le cas en Gaule après la chute de l'empire romain et sous les derniers descendants de Charlemagne ; tel est le cas aujourd'hui en Roumélie et au Mexique. Aventuriers, malfaiteurs, gens tarés ou déclassés, hommes perdus de dettes et d'honneur, vagabonds, déserteurs et soudards, tous les ennemis-nés du travail, de la subordination et de la loi se liguent pour franchir ensemble les barrières vermoulues qui retiennent encore la foule moutonnière, et, comme ils n'ont pas de scrupules, ils tuent à tout propos. Sur ce fondement s'établit leur autorité : à leur tour, ils règnent, chacun dans son canton, et leur gouvernement, aussi brut que leur nature, se compose de vols et de meurtres ; on ne peut attendre autre chose de barbares et de brigands.
Mais jamais ils ne sont si dangereux que dans un grand État récemment dissous, où une révolution brusque leur a mis en main le pouvoir central ; car alors ils se croient les héritiers légitimes du gouvernement déchu, et, à ce titre, ils entreprennent de conduire la chose publique. Or, en temps d'anarchie, la volonté ne vient pas d'en haut, mais d'en bas, et les chefs, pour rester chefs, sont tenus de suivre l'aveugle impulsion de leur troupe. C'est pourquoi le personnage important et dominant, celui dont la pensée prévaut, le vrai successeur de Richelieu et de Louis XIV, est ici le Jacobin subalterne, le pilier de club, le faiseur de motions, l'émeutier de la rue... ou, plus bas encore, le premier venu de leurs hommes, le tape-dur marseillais, la canonnier du faubourg, le fort de la halle qui a bu et, entre deux hoquets, élabore ses conceptions politiques. ‒ Pour toute information, il a des rumeurs de carrefour qui lui montrent un traître dans chaque maison, et, pour tout acquis, des phrases de club qui l'appellent à mener la grande machine. Une machine si vaste et si compliquée, un tel ensemble de services enchevêtrés les uns dans les autres et ramifiés en offices innombrables, tant d'appareils si spéciaux, si délicats et qu'il faut incessamment adapter aux circonstances changeantes, diplomatie, finances, justice, armée, administration, tout cela déborde au delà de sa compréhension si courte : on ne fait pas tenir un muids dans une bouteille. Dans sa cervelle étroite, faussée et bouleversée par l'entassement des notions disproportionnées qu'on y verse, il ne se dépose qu'une idée simple, appropriée à la grossièreté de ses aptitudes et de ses instincts, je veux dire l'envie de tuer ses ennemis, qui sont aussi les ennemis de l'Etat, quels qu'ils soient, déclarés, dissimulés, présents, futurs, probables ou même possibles. Il porte sa brutalité et son effarement dans la politique, et voilà pourquoi son usurpation est si malfaisante. Simple brigand, il n'eût tué que pour voler, ce qui eût limité ses meurtres. Représentant de l'Etat, il entreprend le massacre en grand, et il a des moyens de l'accomplir. ‒ Car il n'a pas encore eu le temps de détraquer le vieil outillage administratif; du moins les rouages subalternes, gendarmes, geôliers, employés, scribes et comptables, sont toujours à leur place et sous la main. De la part des gens qu'on arrêtera, point de résistance ; accoutumés à la protection des lois et à la douceur des mœurs, ils n'ont jamais compté sur leurs bras pour se défendre, et n'imaginent pas qu'on veuille tuer si sommairement. Quant à la foule, dépouillée de toute initiative par la centralisation ancienne, elle est inerte, passive, et laissera faire. ‒ C'est pourquoi, pendant plusieurs longues journées successives, sans hâte ni encombre, avec des écritures correctes et des comptes en règle, on pourra procéder au massacre comme à une opération de voirie, aussi impunément et aussi méthodiquement qu'à l'enlèvement des boues ou à l'abatage des chiens errants (Les origines de la France contemporaine, t. VI, p.3-7).
La religion civique
Au premier plan, figure l'idée favorite et fixe du philosophisme vieillot, je veux dire le plan arrêté et suivi de fonder une religion laïque, d'imposer à vingt-six millions de Français les observances et les dogmes de la théorie, partant d'extirper le christianisme, son culte et son clergé. Avec une persistance et une minutie extraordinaires, les inquisiteurs en place multiplient les prescriptions et les rigueurs, pour convertir de force la nation et pour substituer aux habitudes de cœur nourries par une pratique de dix-huit siècles, les rites improvisés que la logique abstraite a fabriqués mécaniquement dans son cabinet. ‒ Jamais l'imagination plate du lettré de troisième ordre et du poétereau classique, jamais la solennité grotesque du pédant fier de ses phrases, jamais la dureté tracassière du dévot borné et entêté, ne se sont étalées avec plus d'emphase sentimentale et plus d'ingérence administrative que dans les décrets du Corps législatif, dans les arrêtés du Directoire, dans les instructions des ministres Sotin, Letourneur, Lambrechts, Duval et François de Neufchâteau. Guerre au dimanche, à l'ancien calendrier et au maigre ; chômage obligatoire du décadi, sous peine d'amende et de prison ; fêtes obligatoires pour les anniversaires du 21 janvier et du 18 fructidor; participation obligatoire de tous les fonctionnaires et de leur famille au culte nouveau; assistance obligatoire des instituteurs publics ou privés, avec leurs élèves des deux sexes, aux cérémonies civiques ; liturgie obligatoire ; catéchismes et programmes expédiés de Paris ; règlement du décor et des chants, des lectures et des postures, des acclamations et des imprécations : devant ces prescriptions de cuistres et ces parades de marionnettes, on ne ferait que hausser les épaules, si, derrière l'apôtre qui compose des allégories morales, on n'apercevait pas le persécuteur qui incarcère, supplicie et tue (Les origines de la France contemporaine, t. VIII, p.388-389).
Supériorité de la science historique allemande
A M. Gabriel Monod. Toulouse, 30 août 1864
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Je prends donc votre question tout à fait abstraitement. Il s'agit simplement de savoir si, étant donné un homme intelligent, instruit, muni de la meilleure éducation française, cet homme fera bien d'aller achever son éducation en Allemagne. Je réponds oui, sans hésiter.
La plupart des grandes études historiques ont aujourd'hui leur centre et leur source en Allemagne. Cela est incontestable pour les études sanscrites et persanes, pour l'exégèse biblique tout entière, pour toute l'histoire et la philologie grecque et latine. Lorsqu'on arrive à l'histoire moderne, cela est moins vrai. Chaque nation, l'Angleterre, la France, a ses historiens originaux, et néanmoins, même dans ces provinces étrangères, dans l'histoire de l'Italie, de la Provence, de l'Espagne, les Allemands font autant que les nationaux.
Leur supériorité historique a deux causes. En premier lieu, ils sont philologues, ils vont aux textes mêmes, ils lisent les manuscrits et les documents inédits, ils viennent à Paris, à Oxford, à Dublin étudier les variantes. Leurs études sont de première main. Le défaut de l'éducation universitaire est de donner la science de seconde main, par des manuels, des résumés, des cours, des éditions toutes faites. Avant tout, un écrivain, un historien doit se mettre face à face et sans intermédiaire avec les monuments et les documents, tels qu'ils sont, frustes et mutilés, avant toute rectification et restauration.
En second lieu, ils sont philosophes. ‒ Presque tous ont suivi à l'Université, ou suivent pendant leurs études, un ou deux cours de philosophie, ce qui leur donne l'habitude de généraliser, de voir les objets par masses. De là leurs idées sur l'ensemble et le développement d'une civilisation entière ; et vous savez que dans les époques éloignées et sans chronologie, comme l'antiquité hébraïque et hindoue, c'est par ces considérations qu'on parvient à classer et à dater les documents.
Au retour, la France vous donnera quelque chose qui manque à l'Allemagne ; voyez des artistes, des peintres, des voyageurs, des gens du monde, surtout des romanciers, des observateurs comme Flaubert et Sainte-Beuve. Ceux-là seuls, et bien mieux que Gervinius ou Loessen, vous enseigneront à connaître l'individu, le personnage réel et vivant, et à le mettre en mouvement (H. Taine. Sa vie et sa correspondance, t. II, p.315-317).
Idée de l'homme et de la société sous la Révolution
A M. F. Guizot. Châtenay, 12 juillet 1873
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Vous êtes mille fois bon de souhaiter que Châtenay soit plus près du Val Richer [résidence de Guizot] ; pour moi, j'en aurais grand besoin, surtout à présent. J'ai achevé presque toutes mes lectures sur la Révolution française ; je serais bien heureux d'en soumettre les conclusions à un politique qui a pratiqué. Ce qu'il y a de plus étonnant, à mon sens, c'est l'idée qu'on se faisait alors de l'homme et de la société ; elle est d'une fausseté prodigieuse, et de plus en parfait désaccord avec ce qu'enseignaient les premiers esprits du temps, Voltaire, Montesquieu, Buffon. On admet que l'homme en soi, l'homme abstrait, l'homme primitif et naturel est essentiellement bon et surtout raisonnable ; là-dessus on fabrique une idylle. En général, cette conclusion passe pour être une conséquence rigoureuse de la philosophie du XVIIIe siècle ; tout ce que je puis dire, c'est que la raison, même laïque et purement laïque, ne l'accepte pas. Du moins la science, dès qu'elle est précise et solide, cesse d'être révolutionnaire, et même devient antirévolutionnaire. La zoologie nous montre que l'homme a des canines ; prenons garde de réveiller en lui l'instinct carnassier et féroce. La psychologie nous montre que la raison, dans l'homme, a pour supports les mots et les images ; prenons garde de provoquer en lui l'halluciné et le fou. L'économie politique nous montre qu'il y a toujours disproportion entre la population et les subsistances ; n'oublions jamais que, même pendant la prospérité et la paix, le struggle for life persiste, et prenons garde de l'exaspérer en augmentant les défiances réciproques des concurrents. L'histoire montre que les États, les gouvernements, les religions, les églises, toutes les grandes institutions sont les seuls moyens par lesquels l'homme animal et sauvage acquiert sa petite part de raison et de justice ; prenons garde de détruire la fleur en tranchant la racine. Bref il me semble que la science laïque conduit à l'esprit de prudence et de conservation, non à l'esprit de révolution et de renversement ; il lui suffit pour cela de nous faire voir la complication et la délicatesse du corps social ; tout de suite nous voilà en défiance des charlatans, des panacées, des remèdes universels, radicaux et simples ; un savant comme Claude Bernard se met à rire quand Raspail lui propose de tout guérir avec du camphre et de l'alcool.
Pardon, monsieur, de cette dissertation ; je suis trop rempli de mon étude ; tout ce que je voulais dire, c'est que nos méthodes, bien loin de nous éloigner de vous, nous en rapprochent. Je l'ai toujours souhaité, et je vous prie d'en agréer l'assurance comme un nouveau témoignage de mon attachement et de mon respect (H. Taine. Sa vie et sa correspondance, t. III, p.246-248).
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