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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


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Historiographie du XVe au XVIIIe siècle

Lorenzo VALLA (1407-1457)


 

L’auteur

Lorenzo Della Valle appartient à une bonne famille de Plaisance, installée à Rome. Son père, juriste, au service du Saint-Siège, meurt prématurément : le jeune orphelin est confié à un parent et poursuit des études classiques. Sa vie d’adulte sera assez agitée. Il voudrait, comme son père et son oncle, trouver un poste dans l’administration vaticane mais il n’obtient pas la charge convoitée et quitte Rome pour Plaisance où il doit recueillir un héritage. Il se voit confier ensuite une chaire de rhétorique à Pavie où il reste peu de temps (1430-1433). En conflit avec des collègues juristes, il doit quitter cette université et se retrouve à Milan, puis à Gênes (?) et à Florence. En 1435, s’ouvre pour lui une période plus stable. Il entre en contact avec Alphonse V d’Aragon, lequel tente de s’emparer du royaume de Naples, revendiqué également par René d’Anjou. En 1442, Alphonse entre à Naples en vainqueur et se proclame roi des Deux-Siciles. Un document de cette époque présente Valla comme « consiliarius, secretarius, familiaris » du nouveau roi dont il devient aussi l’historiographe officiel (cf. M. Fois, Il pensiero cristiano di Lorenzo Valla, p. 171-172). Valla restera à Naples jusqu’en 1448 mais ses dernières années au service d’Alphonse sont moins heureuses : il est dénoncé devant le tribunal de l’Inquisition pour ses idées en théologie et en philosophie, peu orthodoxes, et il faudra une intervention royale pour interrompre son procès ; d’autre part, son humeur batailleuse s’est de nouveau manifestée contre des lettrés de la cour napolitaine. Valla voudrait dès lors retourner à Rome et va donc essayer de se réconcilier avec le pape Eugène IV, qu’il a bien maltraité dans son Discours sur la Donation de Constantin (cf. T 6). Ce projet ne pourra se réaliser que sous le successeur d’Eugène, Nicolas V, grâce à l’appui, entre autres, du cardinal Bessarion. Valla obtient enfin un poste à la Curie, une charge d’enseignement, il devient même chanoine du Latran, et il remanie ses œuvres jusqu’à sa mort, prématurée, en août 1457.

 

L’œuvre

S’il a beaucoup écrit, Valla n’a manifesté qu’un intérêt assez limité pour l’histoire. Ses œuvres principales traitent de philologie (Elegantiarum linguæ latinæ libri tres), de philosophie sous ses différentes formes (logique, morale, métaphysique), de théologie et de philologie biblique (Sermo de mysterio Eucharistiæ, Collatio Novi Testamenti). À quoi il faut ajouter plusieurs textes relevant de la polémique (In B. Facium Ligurem recriminationum libri IV, In Poggium Antidoti ad Nicolaum V Pontificem Maximum libri IV). N’appartiennent au genre historique au sens strict que les Historiarum Ferninandi Regis Aragoniæ libri tres.

 

L’histoire de Ferdinand d’Aragon

Il s’agit d’un ouvrage très bref consacré au père d’Alphonse V et composé à la demande de ce dernier, lequel envisageait d’ailleurs de confier à Valla le soin de faire ensuite l’histoire de son propre règne, tâche qui fut finalement exécutée par un rival, B. Facio. L’histoire de Ferdinand débute par une préface qui ne nous apprend rien, ni sur les intentions de l’auteur, ni sur sa méthode de travail. On n’y trouve que des considérations très générales sur la difficulté d’écrire l’histoire, sur la hiérarchie à établir entre histoire, poésie et philosophie, l’histoire l’emportant sur les deux autres genres littéraires pour conduire le lecteur à la « virtus ». Valla cite évidemment le passage fameux de Cicéron : « Historia testis temporum, lux veritatis, vita memoriae, magistra vitae…» (De Oratore, II, IX, 36) , et son auteur favori, Quintilien, qui insiste, lui, sur l’enseignement qu’on peut tirer des récits historiques : « Le courage, la justice, la loyauté, la maîtrise de soi-même, la frugalité, le mépris de la douleur et de la mort, qui enseignera mieux ces qualités que les Fabricius, les Curius, les Régulus, les Décius, les Mucius et tant d’autres ? (Institution oratoire, XII, 2, 29, trad. H. Bornecque). Il faut attendre la dernière ligne de cette préface pour voir apparaître le nom du roi Ferdinand. Le corps de l’ouvrage est rédigé sur un ton bien différent. Valla abandonne le style un peu ampoulé de sa préface pour décrire les choses telles qu’elles sont : il s’intéresse à la vie privée des personnages plus qu’à leurs actions d’éclat, il reproduit la langue qu’ils parlent tous les jours, cite les noms de lieu tels qu’on les utilise dans la vie courante, il décrit avec réalisme les scènes les plus cocasses. Bref, comme le lui reprochera B. Facio, il ne respecte pas la dignité de l’histoire (cf. M. Fois, Il pensiero cristiano di Lorenzo Valla, p. 498-499). Quoi qu’il en soit du respect de Valla pour les conventions de l’historiographie humaniste, son Histoire du roi Ferdinand n’a pas eu un très grand retentissement. Il n’en existe que cinq manuscrits et six éditions anciennes qui s’échelonnent de 1520 à 1603. Une seule édition critique moderne est disponible (O. Besomi, Padoue, 1973 : non vidi) et, à ma connaissance, l’ouvrage n’a jamais été traduit. Bien qu’un peu vieux, le jugement d’Ed. Fueter mérite d’être cité : « Il [Valla] ne s’intéressait qu’à la philologie, à la philosophie morale et à la critique ; les problèmes politiques ou militaires ne l’attirèrent jamais. Aussi son Histoire trahit-elle un penseur fort intelligent, un bon observateur, mais non un historien » (Histoire de l’historiographie moderne, Paris, 1914, p. 45).

 

La « Declamatio » sur la Donation de Constantin

Cet opuscule a été rédigé par Valla au printemps 1440 alors que son « patron », Alphonse d’Aragon, tentait de s’emparer du royaume de Naples revendiqué également par René d’Anjou, lequel bénéficiait de l’appui du pape Eugène IV. L’objet de ce discours ‒ oratio, c’est le terme employé par l’auteur pour désigner ce texte : cf. T 11 ‒, c’est de prouver l’inauthenticité d’un document, le Constitutum Constantini, ou Donation de Constantin, prétendue base légale du pouvoir temporel du pape sur la partie occidentale de l’Empire romain. L’origine de ce faux est très obscure. Qui l’a fabriqué ? À quelle époque ? À quel endroit ? Dans quel but ? Les avis des spécialistes sur ces questions sont loin d’être unanimes mais il n’est pas nécessaire d’entrer ici dans le détail de ces discussions. On en retiendra l’essentiel, c’est-à-dire que ce faux acte de donation a été élaboré au VIIIe ou au IXe siècle et qu’il a été intercalé frauduleusement dans ce qu’on appelle le Décret de Gratien, une compilation de milliers de textes relatifs à la discipline ecclésiastique réalisée au milieu du XIIe siècle par un moine camaldule, un certain « Maître Gratien », personnage très mal connu par ailleurs. C’est là que Valla a trouvé le texte qu’il va réduire à néant.

Dans la première partie de ce document, la Confession, Constantin prononce d’abord un acte de foi où il proclame son adhésion aux vérités que le pape Sylvestre lui a enseignées ; il raconte ensuite comment, atteint de la lèpre, il a refusé le remède que lui proposaient les prêtres païens, un bain dans le sang d’enfants égorgés. Dans la nuit qui a suivi, il dit avoir eu la vision des saints Pierre et Paul qui lui ont conseillé de s’adresser au pape Sylvestre, ce qu’il a fait. Celui-ci l’a converti, baptisé et guéri, et l’on passe à la seconde partie, la Donation proprement dite. Constantin y détaille les privilèges qu’il a accordés au pape en remerciement pour sa guérison. Certains sont de nature religieuse, la primauté du siège de Rome sur ceux d’Alexandrie, Antioche, Jérusalem et Constantinople, par exemple ; les autres appartiennent à la sphère profane : le pape et ses successeurs reçoivent le palais du Latran et tous les insignes de la dignité impériale, le diadème, la couronne, le manteau de pourpre… Plus loin, l’empereur précise qu’il livre au pape non seulement la ville de Rome mais l’Italie et toutes les provinces occidentales de l’Empire, lui-même se retirant en Orient, « car là où le prince des prêtres et le chef de la religion chrétienne a été installé par l’empereur céleste, il n’est pas juste que l’empereur terrestre conserve le pouvoir » (trad. Giard, p. 144). Le texte se termine par une date, fausse, « sous le quatrième consulat de Constantin et de Gallicanus, le 3e jour des calendes d’avril. »

Valla est loin d’être le premier à contester la réalité de cette prétendue donation de Constantin. Dans les premières années du XIVe siècle, le dominicain Jean de Paris en avait déjà considérablement réduit la portée dans son De potestate regia et papali (cf. M. Chazan, L’Empire et l’histoire universelle de Sigebert de Gembloux à Jean de Saint-Victor [XIIe-XIVe siècle], Paris, 1999, p. 489-491). Quelques années plus tard, Dante déclare dans le De Monarchia (L. III, Ch. X) que Constantin « ne pouvait aliéner la dignité de l‘Empire, ni l’Église l’accepter » et veut prouver son assertion : « personne n’a le droit de se servir de la charge qu’il a reçue pour agir contre cette fonction » (trad. B. Landry, Paris, 1933, p. 178). En 1433, Nicolas de Cuse traite la question dans la De concordantia catholica et se prononce lui aussi contre l’authenticité du texte litigieux : Valla va s’inspirer des observations de son contemporain, notamment dans le domaine du droit canon (cf. R. Fubini, Humanism and Truth, p. 82). Valla n’a donc pas découvert une supercherie, il s’inscrit dans une tradition contestataire. Selon S.I. Camporeale, son originalité réside surtout dans l’analyse philologique approfondie du Constitutum Constantini (Lorenzo Valla’s « Oratio », p. 16). On pourrait relever un autre trait personnel, le ton parfois violemment polémique de l’auteur (T 6, 8).

Sa réfutation du Constitutum Constantini prend successivement deux formes : d’abord des discours de portée générale, puis des objections plus précises fondées sur les règles de la critique historico-philologique. Valla parle d’abord en son nom propre, imaginant qu’il s’adresse à une assemblée de rois et de princes (p. 22-27). Les rois, dit-il, ne songent généralement qu’à agrandir leurs territoires.et s’imposent dans ce but les plus grands sacrifices, et l’on voudrait que Constantin, ce grand conquérant, ait renoncé à la moitié de son Empire ! Parce qu’il s’était converti au catholicisme et qu’il avait été guéri de la lèpre par le pape ? Ces raisons, pour Valla, ne sont pas acceptables (T 3). Les fils et les proches de l’empereur prennent ensuite la parole, refusant de se laisser dépouiller de leur héritage et de leurs hautes fonctions (p. 27-29). Puis un orateur représentant le Sénat et le Peuple de Rome intervient : il souligne l’affaiblissement militaire qui résulterait d’un tel partage, le risque de conflits entre les deux blocs ainsi créés, et l’impossibilité pour les vieux Romains de se laisser gouverner par des magistrats chrétiens, affirmant pour terminer que Constantin n’a d’ailleurs aucun droit sur un empire dont il s’est emparé par la force (p. 29-33). Le dernier discours est prononcé par le pape Sylvestre (p. 33-40). Celui-ci revient rapidement, dans son exorde, sur deux objections qui ont été soulevées dans les discours précédents : l’empereur n’a pas le droit de déshériter ses fils et les peuples païens n’accepteraient pas de se soumettre à un souverain chrétien (T 4). Le pape développe ensuite ‒ longuement ‒ les raisons qui lui interdisent d’accepter la donation envisagée par Constantin, pour conclure : « César, tu ne dois pas abandonner ce qui t’appartient, ni moi accepter ce qui appartient à César ; me l’offrirais-tu mille fois, je ne l’accepterais jamais » (p. 40).

Jusqu’ici, Valla a voulu démontrer que cette donation de Constantin était impensable, il va maintenant prouver que la source elle-même sur laquelle on se fonde pour y croire n’est pas digne de foi.. Par souci de clarté, on numérotera les principaux arguments avancés par l’auteur.

1.      Si cet acte de donation avait été suivi d’effet, si Sylvestre avait été réellement mis en possession du pouvoir impérial en Occident, on en aurait gardé des traces. Or, non seulement on n’en trouve aucune mais le silence de certains auteurs est particulièrement troublant. Eutrope, contemporain de Constantin, aurait dû parler d’un événement de cette importance dans son Breviarium ab Urbe condita. Il ne le fait pas et, ce qui est plus grave, parlant d’un traité conclu en 363 par l’empereur Jovien, battu par les Perses et forcé de leur céder de vastes territoires à l’Est, il ajoute qu’un tel abandon ne s’était jamais produit auparavant (T 5).

2.      La numismatique confirme ce qu’on peut déduire du silence d’Eutrope : on aurait dû retrouver des quantités de monnaies frappées à l’effigie des papes s’ils avaient vraiment régné sur l’empire d’Occident. « Mais on n’en trouve aucune, ni en or ni en argent et personne ne se rappelle en avoir vu » (p. 47).

3.      L’examen de la tradition manuscrite montre également que le Constitutum Constantini ne peut pas être pris au sérieux. Ce texte ne figure pas dans les anciennes versions du décret de Gratien. Il s’agit d’une interpolation, au surplus maladroite, placée à un mauvais endroit (T 7).

4.      Le texte contient aussi de grossières erreurs. On fait dire à Constantin qu’il a procédé à cette donation avec l’appui de ses satrapes, du Sénat et du Peuple romain (cf. Giard, La donation de Constantin, p. 140). Mais on lit au contraire dans la Vie de Sylvestre que la classe dirigeante n’a pas voulu adhérer à la religion nouvelle. Et qu’on n’a jamais vu de satrapes à Rome (T 8).

5.      Il n’est pas étonnant, enfin, que Valla, éminent latiniste, fasse appel à la philologie. La langue du document, dit-il, est pleine de fautes de grammaire. On ne parlait pas ainsi du temps de Constantin (T 9). Pour l’humaniste, la cause est entendue : cette « Donation » de Constantin n’a jamais existé. Il nous reste à voir comment sa démonstration a été accueillie.

 

La « Fortuna » du Discours de Valla sur la Donation de Constantin

Que le discours De falso credita et ementita Donatione Constantini ait été mal reçu à Rome n’a évidemment rien d’étonnant : non seulement le pouvoir temporel du pape y était nié mais la personne même et l’action d’Eugène IV y étaient vivement attaquées. Valla, qui souhaitait revenir dans sa ville natale a donc essayé de se justifier. En 1443-1444, il écrit au cardinal Camerlingue Trevisan et à son collègue Landriani invoquant entre autres, pour sa défense, l’obligation où il se trouvait de proclamer la vérité à propos de ce prétendu acte de donation et l’absence, dans son chef, d’une quelconque volonté d’offenser le pape régnant . Sans succès : il ne pourra rentrer à Rome qu’en 1448, sous le pontificat du successeur d’Eugène, Nicolas V (cf. Bowersock, On the Donation of Constantine, p. IX). Mais si maintenant Valla était réconcilié avec le pape, son Discours restait un texte controversé. Un siècle environ après la mort de son auteur, l’opuscule est l’objet de nouvelles attaques, de la part d’un chanoine augustin, bibliothécaire du pape, A. Steuco. Celui-ci range Valla parmi les ennemis de la papauté, aux côtés de Luther et d’Érasme, il le considère comme un vulgaire grammairien (vir simplicissimus grammaticus, iniquissimus… impudens) mais surtout, Steuco croit avoir découvert la vera lectio du Décret de Gratien où le texte de la Donation est fort différent de celui utilisé par Valla (cf. R.K. Delph, Valla grammaticus). Un peu plus tard, en 1559, le Discours est mis à l’Index. Au tournant des XVIe-XVIIe siècles, Baronius va à son tour aborder le sujet dans ses Annales ecclésiastiques. L’oratorien n’ose pas défendre l’authenticité de la Donation, il en minimise l’importance : quand bien même ce document serait un faux, l’Église n’en souffrirait guère puisque ses pouvoirs viennent de Dieu ; quant à Valla, Baronius est du même avis que Steuco, ce n’est qu’un « petit grammairien, tout-à-fait ignorant des affaires ecclésiastiques ». Terminons ce rapide aperçu des positions catholiques sur la Donation de Constantin avec Le Nain de Tillemont, même s’il ne cite pas Valla : « Nous ne parlons point de la fameuse Donation, où il [Constantin] rend le Pape Prince & maistre absolu dans Rome ; chacun convenant aujourd’hui que c’est une fiction des siecles posterieurs. Je voudrois que Baronius qui n’ose la soutenir, eust osé abandonner absolument une piece si visiblement fabuleuse, & qui, comme il dit fort bien, fait plus de tort à l’Eglise Romaine, qu’elle ne luy peut estre avantageuse. On croit que ce peut estre un ouvrage du VIII siecle, & du celebre imposteur Isidore » (Histoire de Empereurs et des autres Princes…, T. IV, Article XXIX).

On comprend aisément que l’œuvre de Valla ait été mieux reçue chez les Protestants. C’est à l’un d’eux, U. von Hutten, que l’on doit ce que l’on considère généralement comme l’editio princeps de ce texte (1517). Luther le lit en 1520 et y trouve la confirmation de ce qu’il pense de la papauté (cf. L. Febvre, Un destin. Martin Luther, Paris, 1945, p. 111). En 1537, il en publie une traduction en allemand et, dans ses Tischreden comme dans sa correspondance, multiplie les jugements favorables sur l’humaniste Italien. Flacius Illyricus fait de même. « Fuit vir ille [Valla] pontificiae impietatis, tyrannidis et aliorum scelerum hostis acerrimus » lit-on dans le Catalogus testium veritatis. Flacius lui sait gré d’avoir condamné les vœux et le célibat imposé aux moines, d’avoir défendu, en théologie, des thèses semblables à celles des Réformateurs, mais surtout d’avoir réduit à néant les prétentions du pape au pouvoir temporel en prouvant la fausseté de la Donation de Constantin (cf. A. Sottili, Noitizie sul ‘Nachleben’ di Valla, p. 342-343). Le jugement d’un autre Réformé, P. Bayle, est nettement plus réservé. L’article Valla (Laurent) du Dictionnaire historique et critique (1ère éd. 1696) présente le personnage comme « l’un des plus savans du XV Siecle » mais, poursuit Bayle, « quand il fit une Histoire, il témoigna qu’il étoit plus propre à marquer aux autres comment il faloit écrire, qu’à pratiquer ses préceptes. » L’auteur note encore « qu’il se plut beaucoup à critiquer & à contredire », « qu’on le blâme d’avoir été un peu trop vain ; car il faisait trop de parade de son esprit & de sa doctrine ». Pour ce qui concerne directement notre sujet, Bayle note sans plus « qu’il eut le courage de réfuter une fausse tradition qui plaisoit infiniment à la Cour de Rome, c’est-à-dire la prétendue Donation de Constantin. »

Remarquons, pour conclure, qu’il faudra encore quelques années, si l’on en croit E. Gibbon, pour que l’inauthenticité de la Donation soit officiellement reconnue à Rome : « La légende du baptême de Constantin à Rome, treize ans avant sa mort, a été fabriquée dans le huitième siècle, pour servir de motif à sa donation. Tel a été le progrès graduel des lumières, qu’une histoire que le cardinal Baronius n’a pas eu honte d’affirmer…, passe aujourd’hui pour peu certaine, même dans l’enceinte de Vatican. Cf. les Antiquités chrétiennes, t. II, p. 232. Cet ouvrage a été publié à Rome avec six approbations dans l’année 1751, par le père Mamachi, savant dominicain (Histoire du déclin et de la chute de l’empire romain, trad. F. Guizot, T. I, Paris, coll. Bouquins, 1983, p. 532, n. 1).

 

 

Bibliographie

Texte :

La Donation de Constantin. Sur la donation de Constantin, à lui faussement attribuée et mensongère, trad., comm. J.-B. GIARD, Préface de C. GINZBURG, Paris, 1993 (La Roue à Livres) [le texte de la donation elle-même est reproduit, en traduction française p. 133-145].

On the Donation of Constantine, texte et trad. G.W. BOWERSOCK, Cambridge (Mass.), 2007 (The I Tatti Renaissance Library, 24) [contient aussi le texte et la traduction de la donation, p. 162-183]. Cf. BMCR 2008.01.31.

Laurentii Vallensis De rebus a Ferdinando gestis … Libri III, dans Opera omnia, T. II, Réimpr. anastatique [Paris, 1528], avec une préface d’E. Garin, Turin, 1962, p. 1-62.

Laurentii Valle Gesta Ferdinandi regis Aragonum, éd. O. BESOMI, Padoue, 1973.

 

Études :

‒ BESOMI O. - REGOLIOSI M. (éd.), Lorenzo Valla e l’umanesimo italiano. Atti del Convegno internazionale di studi umanistici (Parma, 18-19 ottobre 1984), Padoue, 1986.

‒ CAMPOREALE S.I., Lorenzo Valla’s « Oratio » on the Pseudo-Donation of Constantine : Dissent and Innovation in Early Renaissance Humanism, dans Journal of the History of Ideas, 57, 1996, p. 9-26.

‒ CAMPOREALE S.I., Christianity, Latinity, and Culture. Two Studies on Lorenzo Valla, Leyde-Boston, 2014 [la Ière étude est consacrée à la « Declamatio » sur la donation de Constantin].

‒ DELIVRÉ F., La Donation de Constantin de Lorenzo Valla, dans P. BOUCHERON (Dir.), Histoire du monde au XVIe siècle, T. I Territoires et écritures du monde, Paris 2012, p. 614-623.

‒ DELPH R.K., Valla Grammaticus, Agostino Steuco, and the Donation of Constantine, dans Journal of the History of Ideas, 57, 1996, p. 55-77.

‒ FERRAÙ G., La concezione storiografica del Valla : I « Gesta Ferdinandi regis Aragonum », dans BESOMI O. – REGOLIOSI M., Lorenzo Valla e l’umanesimo italiano, p. 265-310.

‒ FOIS M., Il pensiero cristiano di Lorenzo Valla nel quadro storico-culturale del suo ambiente, Rome, 1969 (Analecta Gregoriana, 174).

‒ FRIED J., "Donation of Constantine" and "Constitutum Constantini", Berlin - New York, 2007. BMCR 2008.02.21.

‒ FUBINI R., Humanism and Truth : Valla Writes against the Donation of Constantine, dans Journal of the History of Ideas, 57, 1996, p. 79-86.

‒ GARIN E., L’humanisme italien. Philosophie et vie civile à la Renaissance, trad. S. CRIPPA - M.-A. LIMONI, Paris, 2005 [Ch. II.5 Lorenzo Valla et les sciences morales].

‒ GINZBURG C., History, Rhetoric and Proof, Hanover (N.H.) - Londres, 1999 [Ch. 2. Lorenzo Valla on the “Donation of Constantine].

‒ HUYGHEBAERT N., Une légende de fondation : le Constitutum Constantini, dans Le Moyen Age, 85, 1979, p. 177-209.

‒ KELLEY D.R., Foundations of Modern Historical Scholarship. Language, Law, and History in the French Renaissance, New York – Londres, 1970 [p. 19-50 The Sense of History : Lorenzo Valla Reveals the Grounds of Historical Knowledge] .

‒ SOTTILI O., Notizie sul ‘Nachleben’di Valla tra umanesimo e riforma, dans BESOMI O. - REGOLIOSI M. (éd.), Lorenzo Valla e l’umanesimo italiano, p. 329-364.

‒ WHITFORD D.M., The Papal Antichrist : Martin Luther and the Underappreciated Influence of Lorenzo Valla, dans Renaissance Quarterly, 61, 2008, p. 26-52.

 

Textes choisis (trad. Giard)

T 1 - Exorde

Dans presque tous les domaines du savoir, j’ai publié de nombreux livres où je m’écarte de l’opinion d’auteurs considérables et déjà consacrés par le temps. Comme certains s’indignent contre moi et me traitent de téméraire et de sacrilège, que doit-on croire qu’ils feront maintenant ? dans quelle rage vont-ils entrer contre moi ? et, si l’occasion leur est donnée, avec quelle ardeur et quel empressement vont-ils me traîner au supplice, moi qui écris non seulement contre les morts mais contre les vivants, non contre tel ou tel mais contre un grand nombre, non contre de simples particuliers mais contre des sommités ? Et quelles sommités ! Le souverain pontife, armé non seulement du glaive temporel, à la façon des rois et des princes, mais aussi du glaive spirituel auquel vous ne pouvez échapper, même, pour ainsi dire, sous le bouclier de quelques prince : là encore vous frapperaient l’excommunication, l’anathème, l’exécration (p. 17).

 

T 2 - Valla accusateur

Je sais que depuis longtemps on dresse l'oreille pour savoir quelle accusation je pourrais porter contre les pontifes romains : une accusation grave, assurément, soit d'ignorance grossière, soit d'horrible avarice, laquelle est sujétion aux idoles, soit d'orgueil de pouvoir, lequel va de pair avec la cruauté. En effet, il y a quelques siècles, ils ne comprirent pas que la Donation de Constantin était une invention, un faux ; ou ils la forgèrent eux-mêmes, et leurs successeurs, marchant sur les traces de leurs devanciers, défendirent comme vrai ce qu'ils savaient faux, au déshonneur de la majesté pontificale, au déshonneur de la mémoire des anciens pontifes, au déshonneur de la religion chrétienne : ils mêlèrent le tout de meurtres, de désastres et d'ignominies. Ils disent que la ville de Rome leur appartient, que le royaume de Sicile et de Naples leur appartient, que l'Italie entière, les Gaules, les Espagnes, les Germains, les Bretons leur appartiennent, que l'Occident enfin leur appartient : tout cela est, en effet, dans l'acte de la Donation. Tout cela t'appartient-il donc, souverain pontife ? As-tu l'intention de tout recouvrer ? de dépouiller de leurs villes rois et princes d'Occident, de forcer ceux-ci à te verser des tributs annuels ? Est-ce ton ambition ?

Pour ma part, j'estime au contraire plus juste de laisser les princes te dépouiller de ton empire tout entier. Car, comme je le montrerai, cette Donation d'où les souverains pontifes veulent tirer leur droit fut également inconnue de Sylvestre et de Constantin (p. 20-21).

 

T 3 - Raisons invoquées pour justifier la Donation

C’est, dit-on, parce qu’il était devenu chrétien. Ainsi donc devait-il renoncer à la meilleure partie de son empire ? Je présume que c’était déjà un crime, une honte, un sacrilège de régner : une souveraineté ne pouvait se concilier avec la religion chrétienne ! Ceux qui commettent l’adultère, ceux qui se sont enrichis par l’usure, ceux qui possèdent les biens d’autrui ont coutume, en recevant le baptême, de restituer la femme d’autrui, l’argent d’autrui, les biens d’autrui. Si telle est ton idée, Constantin, tu dois rendre aux villes leur liberté, non changer leur maître. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ; tu n’as été déterminé à tout faire que pour la gloire de la religion. Comme s’il était plus religieux d’abandonner le trône que de l’occuper pour protéger la religion. Car, en ce qui concerne ceux qui reçoivent, cette Donation ne sera, pour eux, ni honnête ni utile. Mais toi, si tu veux te montrer chrétien, manifester ta piété, veiller à l’intérêt, je ne dis pas de l’Église romaine, mais de l’Église de Dieu, c’est maintenant, surtout maintenant que tu dois être prince, afin de combattre pour ceux qui ne peuvent ni ne doivent combattre, afin de protéger de ton autorité ceux qui sont exposés aux embûches et aux injustices.

Mais il avait été guéri de la lèpre ! C’est vraisemblablement à cause de cela qu’il a voulu montrer de la reconnaissance et rendre plus qu’il n’avait reçu. Bien vrai ? Naaman le Syrien, guéri par Élisée [2 Rois, 5], voulut simplement offrir des présents, non la moitié de ses biens. Et Constantin aurait offert la moitié de son empire ? Je regrette de répondre à cette anecdote outrageante [la Donation] comme s’il s’agissait d’un fait historique incontestable, car ce conte a été comme calqué sur l’histoire de Naaman et d’Élisée, comme celui du Dragon sur le fabuleux dragon de Bel…

À-t-il été guéri de la lèpre ? Envahi par l’amour de Dieu, pénétré de la crainte de Dieu, il se revêtit aussitôt de l’esprit chrétien ; il voulut honorer Dieu. Cependant je ne peux me persuader qu’il voulut donner autant, car, à ma connaissance, personne, ‒ païen, en l’honneur des dieux, ou croyant, en l’honneur du Dieu vivant, ‒ n’a renoncé à son empire pour le donner aux prêtres. En vérité, aucun des rois d’Israël n’a pu se résoudre à permettre à ses sujets d’aller sacrifier au temple de Jérusalem, suivant l’usage du vieux temps, de peur que frappés par la solennité du culte religieux et la majesté du temple, ils ne fussent tentés de retourner au roi de Juda, dont ils s’étaient séparés. Et combien plus important est l’acte qu’on attribue à Constantin ! Ne vous faites pas d’illusion avec la guérison de la lèpre : Jéroboam fut le premier roi d’Israël choisi par Dieu, et encore était-il de très basse condition, ‒ ce qui, à mon avis, vaut mieux que d’être guéri de la lèpre, ‒ cependant il ne s’est pas permis de confier son royaume à Dieu. Et tu voudrais que Constantin ait donné le sien à Dieu, le sien qu’il ne tenait pas de lui, alors même qu’il savait (ce qui n’était pas le cas de Jéroboam) qu’en agissant ainsi, il mécontentait ses fils, qu’il humiliait ses amis, méprisait ses parents, blessait sa patrie, affligeait tout le monde et s’oubliait lui-même (p. 25-27).

 

T 4 - Discours imaginaire du pape Sylvestre à Constantin

Mais supposons, si faire se peut, que ni prières, ni menaces, ni une seule raison ne servirent à rien, que Constantin persista et refusa de renoncer à une décision déjà prise [de donner l’Empire d’Occident au pape]. Qui donc, si jamais la chose avait été vraie, n’aurait éprouvé une certaine émotion en écoutant le discours de Sylvestre ? Discours qui, sans doute, aurait été le suivant :

« Excellent prince et fils, César, je ne peux ni aimer ni rechercher en toi une piété si dévote et si débordante, mais je ne m’étonne pas du tout que tu te trompes en voulant offrir à Dieu des présents et lui immoler des victimes ; en effet, tu n’es encore qu’un novice dans le métier de soldat du Christ. De même que jadis il ne convenait pas au prêtre de sacrifier des animaux domestiques et sauvages de toute espèce, ni tout oiseau, de même il ne doit pas accepter toute sorte de cadeau. Or je suis prêtre et pontife et je dois regarder avec attention ce que je laisserai offrir à l’autel, de peur qu’on offre je ne dis pas un animal impur, mais une vipère, un serpent. Sache donc ceci : si c’était ton droit de céder à un autre que tes fils une partie de l’Empire, avec Rome, la reine du monde, ‒ ce que je ne pense pas du tout, ‒ si ce peuple, si l’Italie, si les autres nations acceptaient de se résigner à être à la merci d’hommes qu’ils détestent et dont ils rejettent la religion, pris qu’ils sont par les séductions du monde, ‒ ce qui est impossible, ‒ si pourtant tu veux bien me croire, mon très cher fils, aucune raison ne pourrait me conduire à t’approuver, à moins de vouloir différer de moi-même, d’oublier ma condition et de renier presque notre Seigneur Jésus. Car tes présents ou, si tu veux, tes rémunérations, souilleraient et ruineraient tout à fait ma gloire, ma pureté et ma sainteté, ainsi que celle de mes successeurs ; ils fermeraient de plus la voie à ceux qui sont sur le point de parvenir à la connaissance de la vérité (p. 33-34).

 

 T 5 - Le témoignage d'Eutrope

Puisque vous ne pouvez rien [prouver], je montrerai, moi, que Constantin jusqu'au dernier jour de sa vie et, après lui, tous les Césars à tour de rôle restèrent en possession [de l'Empire romain] : ainsi n'aurez-vous plus rien à répliquer. Mais il est très difficile et, à mon sens, laborieux de montrer ceci. Que l'on compulse toutes les histoires latines et grecques, que l'on invoque les autres auteurs qui ont parlé de cette époque, et tu ne trouveras là-dessus aucun désaccord entre eux. Qu'un seul témoignage entre mille nous suffise : Eutrope, qui connut Constantin, qui vit les trois fils de Constantin hériter de leur père la domination du monde, et qui écrit ceci de Julien, fils du frère de Constantin : Ce Julien s'est emparé du pouvoir et, après d'immenses préparatifs, a porté la guerre chez les Parthes ; j'ai moi-même fait partie de cette expédition. Il n'eût point passé sous silence la donation de l'Empire d'Occident et, un peu plus loin, il n'eût pas dit de Jovien, le successeur de Julien : Il fit avec Shahpuhr [II] une paix nécessaire mais honteuse, changeant les frontières et abandonnant une partie de l'Empire romain, ce qui n'était jamais arrivé depuis la fondation de l'Empire romain ... (p.45).

 

T 6 - Prétentions abusives des papes d’aujourd’hui

Arrivé à ce point, j’aimerais vous rencontrer, ‒ bien que vous soyez morts tout récemment, ‒ vous, les pontifes romains, et toi, Eugène [IV, r. 1431-1447], qui vis grâce à Félix [V, antipape 1439-1449]. Pourquoi cette exhibition bruyante de la Donation de Constantin et ces menaces répétées que vous lancez contre rois et princes, comme si vous étiez les vengeurs d’un empire volé ? Pourquoi arrachez-vous à l’empereur, lors de son couronnement, et à quelques autres princes, par exemple au roi de Naples et de Sicile, une reconnaissance de sujétion. Jamais aucun des anciens pontifes romains ne l’exigea, ni Damase [Ier, r. 366-384] de Théodose, ni Sirice [r. 384-399] d’Arcadius, ni Anastase [r. 399-401] d’Honorius, ni Jean [III, r. 561-574] de Justinien ; les autres très saints papes ne l’exigèrent pas non plus des autres excellents empereurs : au contraire, ils ont toujours professé que Rome, l’Italie et les provinces que j’ai nommées appartenaient aux empereurs. Par ailleurs, on a émis des monnaies d’or, ‒ pour ne pas parler des autres monuments et des temples de la ville de Rome, ‒ au nom de Constantin (déjà chrétien), marquées de légendes latines et non de légendes grecques, et des monnaies d’or au nom de presque tous les empereurs suivants ; j’en possède beaucoup qui portent généralement sous l’image de la croix cette légende : Concordia Orbis (la Concorde du monde). Quelle quantité de monnaies à l’effigie des souverains pontifes ne trouverait-on pas si vous aviez régné à Rome ! Mais on n’en trouve aucune, ni en or ni en argent, et personne ne se rappelle en avoir vu. Cependant toute personne qui détenait le pouvoir à Rome en ce temps-là devait avoir sa propre monnaie, ‒ frappée sans doute à l’effigie du Sauveur ou de Pierre (p. 45-47).

 

T 7 - La Donation ? Une interpolation dans le Décret de Gratien

La chose est évidente, manifeste ; pourtant il importe de discuter du privilège lui-même que produisent ces idiots. Avant tout, il importe de convaincre de perversité celui qui a tenté de se faire passer pour Gratien et qui a ajouté plusieurs choses à l’œuvre de Gratien ; il importe aussi d’accuser d’ignorance ceux qui croient que le texte du privilège se trouve dans Gratien : les savants ne l’ont jamais cru et on ne le rencontre dans aucun des anciens manuscrits du Décret. Si Gratien avait voulu le mentionner quelque part, il n’aurait pas placé ce texte où on l’a mis, en interrompant l’enchaînement des matières, mais à l’endroit où il traite de la convention de Louis [le Pieux]. En outre deux mille passages du Décret contredisent ce texte, par exemple celui où se trouvent les paroles de Melchiade, que j’ai citées plus haut (p. 49-50).

 

T 8 - Que viennent faire des satrapes à Rome ?

Scélérat ! malfaiteur [le faussaire auteur de la Donation] ! Cette même histoire [la Vie de Sylvestre] dont tu allègues le témoignage rapporte que, longtemps, aucune personne de rang sénatorial n’a voulu embrasser la religion chrétienne, et que Constantin poussa les pauvres au baptême, à prix d’argent. Et tu dis, toi, que dès les premiers jours, aussitôt, le Sénat, les optimates, les satrapes, comme s’ils étaient déjà chrétiens, se mobilisèrent avec César pour honorer l’Église romaine ! Et que viennent faire ici tes satrapes ? Quelle bûche ! quelle souche ! Est-ce ainsi que parlent les Césars ? est-ce ainsi que sont d’ordinaire conçus les décrets de Rome ? Qui a jamais entendu parler de satrapes dans les assemblées des Romains ? Je ne me souviens pas d’avoir lu nulle part, non seulement qu’on ait fait mention d’un satrape romain, mais qu’on ait signalé un satrape dans les provinces romaines (p. 55-56).

 

T 9 - La langue de la Donation

Voyons ! la façon barbare de parler n'indique-t-elle pas que ce galimatias remonte, non au temps de Constantin, mais à une époque plus récente ? Decernimus quod uti debeant (nous décidons qu'ils doivent se servir), au lieu de decernimus ut utantur (nous décidons qu'ils se serviront). Aujourd'hui, les gens incultes parlent et écrivent de la même façon : Iussi quod deberes venire (je vous ai mandé de devoir venir), au lieu de iussi ut venires, et nous avons décrété et nous avons concédé, comme si cela ne se passait alors, mais remontait à une époque antérieure (p.76).

 

T 10 - Exemples de tyrannie papale

Apprends où, plus que l’ignorance, se manifestent la fraude et la ruse des pontifes romains qui trouvent la justice dans la guerre, non dans le droit : à mon sens, les premiers pontifes ont fait quelque chose de semblable pour prendre Rome et d’autres villes. Un peu avant ma naissance (j’en appelle au souvenir de ceux qui vivaient alors), c’est par une sorte de ruse inouïe que Rome, longtemps libre, subit la domination, ou plutôt la tyrannie papale. Le pape était Boniface IX [r. 1389-1404], égal à Boniface VIII par la ruse et le nom, ‒ si toutefois il convient d’appeler Boniface (bienfaiteur) des malfaiteurs. Quand les Romains, découvrant la ruse, s’indignèrent, le bon pape, à la façon de Tarquin, décapita avec une baguette les pavots les plus élevés. Lorsque son successeur, Innocent [VII, r. 1404-1406], voulut l’imiter, il fut chassé de la ville. Je ne veux rien dire des autres pontifes qui ont toujours maintenu Rome dans l’oppression par la force des armes ; pourtant elle se révolta chaque fois qu’elle le put, comme il y a six ans. Alors qu’elle ne pouvait pas obtenir la paix d’Eugène [IV] et qu’elle n’était pas égale aux ennemis qui l’assiégeaient, elle assiégea elle-même le pape dans son palais, ne lui permettant pas de se retirer avant d’avoir fait la paix avec l’ennemi ou abandonné le gouvernement de la ville aux citoyens. Mais il aima mieux quitter la ville sous un déguisement, avec un seul compagnon de fuite, que de se rendre agréable à ceux qui lui faisaient des demandes justes et légitimes. Si on leur laissait le choix, qui donc ignore qu’ils [les citoyens] choisiraient plutôt la liberté que la servitude (p. 106-107).

 

T 11 - Conclusion

Cependant je ne veux pas, dans ce premier discours [in hac prima nostra oratione], exhorter les princes et les peuples à retenir le pape dans sa course effrénée et à le maintenir de force dans ses frontières ; je veux seulement qu’ils l’avertissent ; et peut-être, une fois instruit de la vérité, quittera-t-il la maison des autres pour aller chez lui et gagnera-t-il le port, à l’abri des flots orageux et des tempêtes furieuses. S’il refuse, nous nous préparerons à composer un autre discours beaucoup plus redoutable. Puissé-je voir un jour, ‒ il me tarde tant de voir ce résultat, surtout s’il est obtenu sur mon conseil, ‒ puissé-je voir le pape simple vicaire du Christ, et non du César, puissé-je ne plus entendre ces mots horribles : Les partisans de l’Église, les adversaires de l’Église, l’Église se fait la guerre à Pérouse, à Bologne ! Ce n’est pas l’Église qui se bat contre les chrétiens, mais le pape ; l’Église se bat contre les Esprits du mal qui habitent les espaces célestes [Eph, 6, 12]. Alors on donnera au pape le nom de Saint Père, le père de tous, le père de l’Église ; il ne fomentera pas de guerres contre les chrétiens mais, par la censure apostolique et la majesté pontificale, il apaisera celles que d’autres auront fomentées (p. 111-112).

 


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Les commentaires éventuels peuvent être envoyés à Jean-Marie Hannick.

12 décembre 2017


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