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Plutarque : Vie de Thémistocle, 23-32

traduction nouvelle annotée  par Marie-Paule Loicq-Berger

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Introduction - Contenu de la Vie
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N.B. La présente traduction a suivi le texte grec établi par E. Flacelière, E. Chambry et M. Juneaux pour la collection des Universités de France (Paris, Les Belles Lettres, 1961). Pour l'annotation, on a également consulté le commentaire de F.J. Frost, Plutarch's Themistocles, Princeton University Press, 1980.


II. Le proscrit (23-32)

Exil et errances (23-26)

23

(1) Banni de sa cité, Thémistocle séjournait à Argos quand l'affaire suscitée par Pausanias fournit à ses ennemis des armes contre lui. Celui qui l'accusa de trahison était Léôbôtès, fils d'Alcméon, du dème d'Agrylè, et les Spartiates renforcèrent cette accusation.

(2) Pausanias, machinant sa trahison, s'en était d'abord caché à Thémistocle, dont il était pourtant l'ami. Mais lorsqu'il vit celui-ci chassé de la scène politique et le supportant mal, il s'enhardit jusqu'à le convier à mettre en commun leurs projets : il lui montre une lettre du Roi et l'excite contre les Grecs (ces gens-là ne sont-ils pas méchants et ingrats ?).

(3) Thémistocle repoussa la demande de Pausanias et refusa absolument de s'associer à son projet ; il ne rapporta néanmoins ces entretiens à personne et ne dévoila pas l'affaire : s'attendait-il à ce que l'autre abandonne ou se découvre autrement, en s'attachant sans la moindre réflexion à des projets extravagants et audacieux ?

(4) C'est ainsi qu'une fois Pausanias mis à mort furent découverts des missives et des écrits relatifs à ces projets et qui amenèrent à soupçonner Thémistocle. Les Lacédémoniens se mirent pour leur part à hurler contre lui, tandis que ses concitoyens jaloux l'accusaient en son absence ; il se défendit par écrit, en invoquant principalement les accusations portées contre lui antérieurement.

(5) Il est calomnié, disait-il, par ses ennemis auprès de ses concitoyens, sous prétexte qu'il cherche toujours à commander et qu'il n'est pas dans sa nature (ni dans son intention) de se laisser commander : aussi bien ne se livrerait-il jamais lui-même, et la Grèce avec lui, à des barbares et à des ennemis !

(6) Néanmoins, persuadé par ces accusateurs, le peuple dépêcha des hommes auxquels il avait été enjoint de l'appréhender et de le ramener pour être jugé parmi les Grecs.

24

(1) Thémistocle, prévenu, passa à Corcyre, cité dont il était le bienfaiteur. Il avait en effet été juge dans un différend entre Corcyre et les Corinthiens et avait dénoué le conflit en arrêtant que les Corinthiens paieraient vingt talents et que les deux cités administreraient conjointement Leucade, leur colonie à toutes deux.

(2) De Corcyre, il s'enfuit en Épire. Poursuivi par les Athéniens et les Lacédémoniens, il se jeta dans une aventure sans guère d'espoir et sans issue : il se réfugia chez Admète, roi des Molosses, lequel avait un jour sollicité les Athéniens et avait été débouté avec mépris par Thémistocle alors au faîte de son influence politique. Admète éprouvait toujours de la colère à son endroit et il était clair que, s'il se saisissait de lui, il saurait se venger.

(3) Mais dans son infortune du moment, Thémistocle redoutait davantage la jalousie toute récente des siens qu'une vieille colère, fût-elle royale ; aussi se rendit-il lui-même à merci en se présentant chez Admète en personnage de suppliant, d'une façon en quelque sorte particulière et sans exemple.

(4) Tenant contre lui le fils d'Admète, un enfant, il se laissa choir devant le foyer -- les Molosses considèrent cette supplication comme la plus grande et presque la seule à être irrécusable.

(5) D'après certains, c'est Phthias, la femme du roi, qui suggéra à Thémistocle cette supplication-là et installa son propre fils avec lui devant le foyer ; mais selon d'autres, ce fut Admète lui-même : pour rendre sacrée aux yeux de Thémistocle l'obligation où il était de ne pas livrer celui-ci, il arrangea et interpréta avec lui, telle une scène tragique, cette supplication.

(6) C'est là qu'Épicratès d'Acharnes envoya à Thémistocle sa femme et ses enfants, qu'il avait clandestinement soustraits au peuple d'Athènes. Pour cette raison, Cimon fit plus tard juger et mettre à mort Épicratès, comme le relate Stésimbrote.

(7) Ensuite, Stésimbrote affirme, je ne sais comment -- oubliant ces faits ou les faisant oublier à Thémistocle --, que ce dernier fit voile vers la Sicile et qu'il demanda en mariage la fille du tyran Hiéron, en promettant à celui-ci de faire des Grecs ses sujets ; mais Hiéron repoussa la proposition, et c'est ainsi que Thémistocle partit pour l'Asie.

25

(1) Il est pourtant invraisemblable que cela se soit passé ainsi. Aussi bien Théophraste rapporte-t-il dans son traité Sur la royauté qu'Hiéron avait envoyé à Olympie des chevaux de concours et y avait fait dresser une tente richement aménagée ; Thémistocle aurait alors fait un discours devant les Grecs rassemblés, disant qu'il fallait mettre en pièces la tente du tyran et empêcher ses chevaux de concourir.

(2) Thucydide affirme pour sa part que Thémistocle descendit vers l'autre mer et s'embarqua à Pydna, sans qu'aucun passager l'identifie ; alors que le cargo était emporté par le vent en direction de Thasos, assiégée à l'époque par les Athéniens, il fut saisi de crainte et se découvrit au capitaine et au pilote. Tour à tour, il les prie et il les menace, disant qu'il les accusera et les dénoncera auprès des Athéniens : il alléguera qu'ils l'ont fait monter à bord non pas faute de le reconnaître, mais parce qu'ils se sont laissé séduire par de l'argent. Voilà comment il les contraignit à poursuivre le voyage et à gagner l'Asie.

(3) Une grande partie de sa fortune, cachée par ses amis, voguait aussi vers l'Asie ; en revanche, ce qui était au grand jour fut convoyé vers le Trésor -- un montant de cent talents d'après Théopompe, de quatre-vingts d'après Théophraste : or Thémistocle ne détenait pas même la valeur de trois talents avant de s'attacher à la carrière politique !

26

(1) Une fois débarqué à Kymè, Thémistocle s'aperçut que quantité de gens, sur le littoral, guettaient l'occasion de l'appréhender -- tout particulièrement Ergotélès et Pythodôros (car, pour ceux qui aiment à tirer argent de tout, la chasse était profitable : deux cents talents pour sa personne, promis par proclamation royale !). Il s'enfuit donc à Aigai, un bourg d'Éolide, où il n'était connu de personne sauf de Nicogénès, son hôte, lequel possédait la plus grosse fortune de toute la contrée et était en rapports avec les puissants du haut pays.

(2) Thémistocle passa quelques jours caché chez cet homme. Or voilà qu'après le dîner qui suivait un sacrifice, le précepteur des enfants de Nicogénès, Olbios, fut saisi d'un transport et, sous le coup d'une inspiration divine, déclama en mesure ceci : À la nuit, donne voix ; à la nuit, donne conseil ; à la nuit, donne la victoire.

(3) Sur ce, Thémistocle alla se coucher. Il crut alors voir en songe un serpent enroulé autour de son estomac et qui rampait vers son cou ; à peine ce serpent lui a-t-il touché le visage qu'il devient un aigle, l'entoure de ses ailes, s'élève et fait avec lui un long chemin ; ensuite apparaît un caducée d'or, sur lequel l'aigle l'installe solidement : et Thémistocle de se trouver dès lors délivré d'une peur et d'un trouble prodigieux...

(4) Il prend donc congé de Nicogénès, après que celui-ci ait mis au point une combinaison du genre que voici. La plupart des peuples barbares et surtout les Perses sont naturellement portés, vis-à-vis de leurs femmes, à une jalousie farouche et insupportable.

(5) Non seulement leurs épouses légitimes, mais même les femmes achetées et prises pour concubines, ils les gardent rigoureusement, en sorte qu'elles ne soient vues par personne de l'extérieur ; elles passent leur vie enfermées à la maison et, lors des voyages, elles sont étroitement encloses dans des tentes voiturées sur les chars.

(6) Un chariot de ce genre fut aménagé pour Thémistocle, qui s'y tint caché durant le transport ; l'entourage disait constamment aux gens qu'on rencontrait et qui questionnaient que l'on convoyait une petite femme grecque d'Ionie destinée à l'un des courtisans du Roi.

 

Thémistocle hôte du Grand Roi (27-29)

27

(1) Thucydide et Charon de Lampsaque relatent que, Xerxès étant alors décédé, c'est chez son fils qu'eut lieu l'entrevue avec Thémistocle ; en revanche, Éphore, Dinon, Clitarque, Héraclide et un assez grand nombre d'autres encore affirment que c'est Xerxès qui s'entretint avec lui.

(2) C'est Thucydide qui semble le mieux en prise avec les données chronologiques, bien que celles-ci ne soient pas peu embrouillées. En tout cas, parvenu à ce point critique de son entreprise, Thémistocle rencontre d'abord le chiliarque Artaban Il lui dit qu'il est Grec, sans doute, mais qu'il veut rencontrer le Roi à propos d'affaires importantes, qui intéresseraient celui-ci au plus haut point.

(3) Artaban rétorqua : « Étranger, les lois humaines divergent ; telles choses qui sont belles ici ne le sont pas ailleurs. Mais pour tout le monde, il est beau de vénérer et de sauvegarder les traditions de son pays.

(4) Vous autres admirez principalement, dit-on, liberté et égalité ; chez nous, parmi nombre de belles lois, voici la plus belle : vénérer le roi et se prosterner devant lui comme devant l'image du dieu qui sauvegarde toutes choses.

(5) Donc, si tu te prosternes, approuvant nos traditions, il t'est permis de voir le Roi et de t'adresser à lui ; mais si tu vois les choses différemment, tu utiliseras, pour arriver à lui, d'autres messagers. Car il n'est pas dans l'usage ancestral que le Roi prête l'oreille à un homme qui ne s'est pas prosterné ».

(6) Quand Thémistocle eut entendu ce propos, il répondit : « Pour ma part, je suis arrivé ici, Artaban, dans l'intention d'accroître le renom et la puissance du Roi ; j'obéirai personnellement à vos lois, puisqu'il plaît ainsi au dieu qui rend les Perses si puissants ; et même, grâce à moi, il y aura encore plus de gens qu'aujourd'hui qui se prosterneront devant le Roi.

(7) Aussi, que ce point ne constitue nul obstacle à la conversation que je veux avoir avec lui ». -- « Enfin, de quel Grec, dit Artaban, allons-nous lui annoncer l'arrivée ? Car, pour l'intelligence, tu n'as pas vraiment l'air du premier venu ! » -- Et Thémistocle de rétorquer : « Voilà, Artaban, ce que personne n'apprendra avant le Roi ».

(8) Voilà ce que dit Phanias. Quant à Ératosthène, dans son ouvrage Sur la richesse, il rapporte de surcroît que c'est grâce à une femme d'Erétrie, concubine du chiliarque, que Thémistocle put rencontrer celui-ci et lui être recommandé.

28

(1) Une fois introduit auprès du Roi, Thémistocle se prosterna, puis il se tint debout en silence, tandis que le Roi enjoignait à l'interprète de lui demander son nom ; l'interprète s'exécuta et Thémistocle répondit :

(2) « Je suis venu à toi, Roi, moi Thémistocle l'Athénien, fugitif poursuivi par les Grecs, moi à qui les Perses sont redevables, il est vrai, de beaucoup de maux, mais d'encore plus de biens -- c'est moi qui ai empêché qu'on vous poursuive une fois que, la Grèce mise en sécurité, ma patrie sauvée m'a laissé vous être agréable à vous aussi...

(3) Tout en moi s'accorde à ma présente infortune, et j'arrive prêt à recevoir ta grâce si tu es dans des dispositions bienveillantes, aussi bien qu'à te supplier d'oublier ta colère si tu m'en veux encore.

(4) Admets de ton côté que mes propres ennemis témoignent du bien que j'ai fait aux Perses, et profite maintenant de mes malheurs pour révéler ta grandeur d'âme plutôt que pour assouvir ta colère : dans un cas, tu sauveras ton suppliant, dans l'autre, tu feras périr quelqu'un qui est devenu l'ennemi des Grecs... »

(5) Cela dit, Thémistocle étaya son discours sur la volonté divine en racontant la vision qu'il avait eue chez Nicogénès et l'ordre reçu de l'oracle du Zeus de Dodone -- celui-ci lui avait enjoint de se rendre chez l'homonyme du dieu et lui, Thémistocle, avait compris que c'est chez le Roi qu'il était ainsi envoyé : aussi bien l'un et l'autre n'étaient-ils pas, en fait et de nom, de « grands Rois » ?

(6) Le Perse écouta et ne lui répondit rien, bien que rempli d'admiration pour son intelligence et pour son audace ; mais devant ses amis, il s'estima nanti d'une chance immense, et il supplia Ariman de donner toujours de pareilles idées à ses ennemis, en sorte que les meilleurs s'en aillent de chez eux ! Il sacrifia aux dieux, dit-on, commença tout de suite à boire et la nuit, au milieu de son sommeil, sous l'effet de la joie, il s'écria par trois fois : « Je tiens Thémistocle l'Athénien ! »

29

(1) Dès l'aube, le Roi convoqua ses amis et fit venir Thémistocle, lequel n'avait pas bon espoir, voyant que les gardes, dès qu'ils apprenaient son nom sur son passage, étaient mal disposés, insultants même.

(2) Un détail encore : alors que le Roi siégeait, que les autres gardaient le silence et que Thémistocle s'approchait du chiliarque Roxanès, celui-ci murmura dans un soupir : « Équivoque serpent grec, toi, c'est le Génie du Roi qui t'a conduit ici ! »

(3) Néanmoins, quand Thémistocle parvint sous les yeux du Roi et se fut à nouveau prosterné, ce prince le salua et s'adressa à lui avec bienveillance : il devait désormais, dit-il, deux cents talents à Thémistocle car, s'étant livré lui-même, celui-ci allait recevoir en toute justice la récompense proclamée pour qui l'amènerait ! Il lui promettait même beaucoup plus encore, l'encourageait et le priait de lui dire en toute franchise ce qu'il voulait à propos des affaires grecques.

(4) Thémistocle répondit que le discours de l'homme est semblable aux tapis bariolés : comme eux, une fois qu'il est étendu, il fait bien voir les sujets, tandis qu'une fois replié, il les cache et les détruit ; donc, pour lui, il faut du temps...

(5) Le Roi fut ravi de la comparaison et l'invita à prendre son temps. Thémistocle demanda une année et, ayant appris suffisamment la langue perse, il rencontrait dès lors le Roi tête-à-tête et, pour les gens de l'extérieur, il se fit la réputation de venir causer des affaires grecques. Mais à cette époque furent introduites par le Roi quantité de nouveautés concernant sa cour et ses amis ; et Thémistocle fut en butte à l'envie des puissants, convaincus qu'il s'adressait audacieusement au Roi, en usant de franchise à leur encontre.

(6) Aussi bien les honneurs dont il jouissait ne ressemblaient-ils pas à ceux qu'on accordait aux autres étrangers : il participait aux chasses royales et aux divertissements de la cour, en sorte qu'il fut introduit jusque chez la mère du Roi, dont il devint un familier et que, à l'invite du Roi, il se mit même à l'écoute des leçons des mages.

(7) Le Spartiate Démarate, invité à demander une faveur, avait demandé à entrer triomphalement dans Sardes en portant, comme les rois, la tiare droite ; et Mithropaustès, cousin du Roi, de dire en touchant la tiare de Démarate : « Cette tiare-là n'a pas de cervelle à couvrir, et toi, tu ne seras pas Zeus, quand bien même tu prends un foudre ! »

(8) Or, à cause de cette demande, le Roi avait repoussé Démarate avec colère et paraissait inflexible à son endroit ; Thémistocle pria, sut convaincre et les réconcilia.

(9) Les affaires perses furent davantage mêlées aux affaires grecques sous les rois suivants, et chacun d'eux, dit-on, proclamait et écrivait, chaque fois qu'il avait besoin d'un Grec, que celui-ci serait auprès de lui plus important que Thémistocle !

(10) Ce dernier lui-même, prétend-on, désormais grand personnage courtisé par bien des gens, dit un jour à ses enfants devant la table qu'on lui avait somptueusement apprêtée : « Ah ! mes enfants, c'est pour le coup que nous serions perdus, si nous ne l'avions été déjà ! ».

(11) La plupart des historiens assurent que trois villes lui furent données, pour le vin, le pain et le poisson Magnésie, Lampsaque et Myous. Néanthe de Cyzique et Phanias y ajoutent deux autres : Perkôtè et Palaiskepsis, pour la literie et les vêtements.

 

Attentat manqué (30)

30

(1) Comme Thémistocle descendait vers la mer pour s'occuper des affaires grecques, un Perse du nom d'Épixyès, satrape de haute Phrygie, ourdit un attentat. Longtemps à l'avance, il avait aposté quelques Pisidiens pour le tuer une fois qu'il aurait établi son campement dans le village appelé Léontoképhalos.

(2) Alors qu'il dormait, en milieu de journée, la mère des dieux, dit-on, lui apparut en songe et lui dit : « Laisse tomber, Thémistocle, la tête de lion, de peur de tomber sur un lion... Mais en échange de ce conseil, je te demande pour ma part Mnèsiptoléma comme servante ».

(3) Voilà Thémistocle extrêmement troublé ; après avoir prié la déesse, il laissa de côté la grand-route, fit un détour par une autre, évita l'endroit en question et, la nuit venue, établit son campement.

(4) Or, une des bêtes de somme qui transportaient sa tente était tombée dans la rivière et les serviteurs de Thémistocle s'employaient à faire sécher les tentures mouillées, qu'ils avaient déployées.

(5) À ce moment se présentaient les Pisidiens, poignard à la main ; faute d'y voir nettement, à la clarté de la lune, ils crurent que les étoffes en train de sécher étaient la tente de Thémistocle et qu'ils allaient le trouver, lui, reposant à l'intérieur.

(6) Comme ils s'étaient approchés des tentures et les soulevaient, les gardes leur tombent dessus et les arrêtent. C'est ainsi que Thémistocle échappa au danger ; émerveillé par l'apparition de la déesse, il fit construire à Magnésie un temple dédié à la Dindymène et lui consacra comme prêtresse sa fille Mnèsiptoléma.

 

Grec malgré tout ; mort de Thémistocle (31)

31

(1) Une fois arrivé à Sardes et se trouvant de loisir, Thémistocle contemplait l'aménagement des temples et la profusion des offrandes lorsqu'il vit dans le sanctuaire de la Mère des dieux la statuette en bronze de l'« Hydrophore » -- statuette de deux coudées que lui-même avait fait exécuter et avait offerte quand il était surveillant des Eaux à Athènes (ceci, grâce à l'amende qu'il infligeait aux gens qui captaient furtivement l'eau et la détournaient pour leur compte). Souffrit-il de voir cette offrande dans la captivité d'une prise de guerre ? voulait-il prouver aux Athéniens tout l'honneur et toute la puissance dont il jouissait dans le gouvernement du Roi ? Il fit porter un mot au satrape de Lydie en lui demandant de renvoyer la statuette à Athènes.

(2) Furieux, le barbare assura qu'il allait écrire une lettre au Roi. Thémistocle, effrayé, chercha secours dans le harem et acheta les bonnes grâces des concubines du satrape : ainsi apaisa-t-il la colère de celui-ci -- et se montra-t-il par la suite plus prudent, car désormais il redoutait aussi la jalousie des barbares.

(3) On ne le vit pas, comme le prétend Théopompe, errer à travers l'Asie ; il était domicilié à Magnésie, où il récolta, avec des présents considérables, des honneurs pareils à ceux des Perses les plus distingués, et où il vécut longtemps sans crainte : c'est que le Roi, tout aux affaires du haut pays, n'accordait que peu d'attention aux affaires grecques.

(4) Mais lorsque l'Égypte fit défection, appuyée par les Athéniens, que les trières grecques voguèrent jusqu'à Chypre et la Cilicie et que Cimon détint la thalassocratie, le Roi opéra un revirement : il prend à son tour l'offensive contre les Grecs et les empêche de s'accroître à ses dépens. Dès lors ses forces entraient en mouvement, ses généraux étaient expédiés dans toutes les directions et des messagers descendaient jusqu'à Magnésie, chez Thémistocle : le Roi le somme de s'attacher aux affaires grecques et de tenir ses promesses.

(5) Thémistocle ne se laissa pas emporter par une rancune à l'endroit de ses concitoyens, ni exalter par l'étendue des honneurs et de la puissance liés à la guerre ; peut-être estimait-il l'entreprise hors de portée, vu que la Grèce possédait alors, entre autres grands généraux, Cimon, un chef exceptionnellement heureux dans ses campagnes. Mais ce fut surtout par respect pour la gloire que lui avaient value ses hauts faits et ses trophées fameux que Thémistocle prit la décision la meilleure, celle de mettre à sa vie le terme qui convenait. Il sacrifia aux dieux, convoqua ses amis et leur tendit la main.

(6) D'après le récit le plus courant, il but alors du sang de taureau, mais d'après certains, il absorba un poison foudroyant. Il termina son existence à Magnésie, ayant vécu soixante-cinq années dont le plus grand nombre furent occupées par ses activités politiques et par ses commandements militaires.

(7) Informé de la cause et du genre de sa mort, le Roi, dit-on, l'admira davantage encore et continua de témoigner de la sympathie à ses amis et familiers.

 

Descendance et sépulture (32)

32

(1) Thémistocle laissait après lui les fils qu'il avait eus d'Archippè, fille de Lysandre, du dème d'Alôpékè : Archépolis, Polyeucte et Cléophante -- celui-ci, Platon le philosophe le mentionne comme un cavalier hors pair mais, pour le reste, comme quelqu'un d'à peu près nul.

(2) L'un des aînés, Néoclès, était mort encore enfant, d'une morsure de cheval ; l'autre, Dioclès, son grand-père Lysandre l'avait adopté. Thémistocle eut aussi plusieurs filles : Mnésiptoléma, née d'un second mariage, qu'épousa son demi-frère Archéptolis ; Italia, qu'épousa Panthoïdès de Chios ; et Sybaris, qu'épousa l'Athénien Nicodème.

(3) Enfin Nicomachè qu'épousa, après la mort de Thémistocle, le neveu de celui-ci, Phrasiclès, lequel fit la traversée jusqu'à Magnésie pour la recevoir de ses frères et, de plus, éleva Asia, la cadette de tous ces enfants.

(4) Les citoyens de Magnésie ont sur leur place du marché un superbe tombeau de Thémistocle. Quant à ses restes, il ne faut pas prêter attention à Andocide qui prétend dans son discours À mes amis politiques que les Athéniens les volèrent et les dispersèrent (Andocide ment, afin d'exciter les oligarques contre le peuple). Phylarque n'est pas plus digne de foi quand il veut déclencher une joute pathétique en mettant en scène un Néoclès et un Dèmopolis, fils de Thémistocle -- c'est quasiment introduire dans l'histoire la machine qu'on fait monter dans une tragédie.

(5) Dans son ouvrage Sur les tombeaux, Diodore le Périégète dit ceci (il suppose plus qu'il ne sait !) : au grand port du Pirée, en partant de la pointe de l'Alkimos, se forme une sorte de coude ; si l'on en suit la courbure vers l'intérieur, là où la mer est calme, il y a un soubassement de bonne grandeur, sur lequel se dressait le tombeau de Thémistocle, en forme d'autel.

(6) Diodore pense même que Platon le Comique confirme son témoignage dans les vers suivants :

« Ta tombe, tertre élevé en un lieu magnifique,
aux voyageurs venus de partout fera salutation ;
ceux qui s'éloignent, ceux qui approchent, elle les verra,
et chaque fois qu'il y aura joute nautique, elle sera au spectacle ».

Jusqu'à notre époque, à Magnésie, sont maintenus aux descendants de Thémistocle certains honneurs, dont jouissait encore Thémistocle d'Athènes, devenu notre familier et ami chez le philosophe Ammonios.

 


NOTES

Pausanias (23,1) : cette « affaire de Pausanias » constitua l'occasion d'un rapprochement entre Sparte et Athènes aux fins d'éliminer Thémistocle, déjà ostracisé depuis 471/470, en lui intentant un procès de haute trahison. D'après Thucydide, en effet (I, 135, 2), c'est en enquêtant sur le médisme de Pausanias que les Lacédémoniens découvrirent celui de Thémistocle et le révélèrent aux Athéniens. -- Pausanias avait été le commandant des forces grecques à Platées, puis de la flotte, et avait enlevé Byzance aux Perses. Grisé par ses succès, il rêve alors de s'imposer à la Grèce entière, pactise avec le Grand Roi, mais se voit rappelé à Sparte par les éphores pour une enquête dont il sort absous mais privé de commandement. Dès lors, il joue ouvertement la carte perse, offre au Roi ses services et lui propose d'épouser sa fille. Les Lacédémoniens, avertis, le rappellent à nouveau, sur la foi de rapports accablants, et il est condamné à mort par emmurement (Thucydide, I, 94-95 ; 128-134).

Léôbôtès (23,1) : Plutarque lui-même hésite sur le nom de l'Athénien qui fut l'accusateur de Thémistocle : tantôt, il désigne Léôbôtès, tantôt (par exemple, Vie d'Aristide, 25, 10) Alcméon, père du premier.

bienfaiteur (24,1) : Plutarque relaie ici Thucydide (I, 132, 2) : Thémistocle avait reçu le titre d'évergète (εὐεργέτης, « bienfaiteur ») de Corcyre (moderne Corfou) -- peut-être parce qu'il avait pris la défense de cette cité, mal notée en raison de sa neutralité durant les guerres médiques. Colonie de Corinthe dès le VIIIe siècle, associée puis rivale de sa métropole, Corcyre sera l'alliée d'Athènes pendant la guerre du Péloponnèse.

vingt talents (24,1) : indemnité considérable (le talent vaut 6000 drachmes), cf supra, 7, 7.

Leucade (24,1) : cette île qui, au S. de Corcyre, longe la côte d'Acarnanie, avait été, elle aussi, colonisée par Corinthe, vers 625. Le conflit entre Corinthe et Corcyre arbitré par Thémistocle, qui confie aux deux parties l'administration de Leucade, doit être antérieur aux guerres médiques.

Molosses (24,2) : peuple d'Épire, dont les chiens de garde et de chasse étaient célèbres dans l'Antiquité, les Molosses constitueront au IVe siècle un puissant royaume dont la capitale était Ambracie (aujourd'hui Arta). L'épisode et la mise en scène de Thémistocle réfugié chez le roi Admète sont décrits par Thucydide (I, 136, 2 - 137, 1) ; le sujet a inspiré au XIXe siècle des peintres d'histoire comme A. Axilette et F. Dubois.

Stésimbrote affirme (24, 6-7) : sur ce personnage, cfr supra, 2, 5 et la note. Plutarque relève ici l'incohérence de ce biographe : comment admettre que Thémistocle, alors même qu'il était rejoint en Épire par sa famille, serait allé en Sicile demander à Hiéron la main de sa fille ?

Hiéron (24,7) : Hiéron Ier est le second Deinoménide qui, à la suite de son frère Gélon, affermit en Occident la puissance politique et militaire de Syracuse, après sa victoire sur les Étrusques à Cumes en 474. Il exerça à Syracuse une tyrannie éclairée (478-467) : mécène accueillant, hôte d'Eschyle, il fut célébré par Simonide, Bacchylide et Pindare. Hiéron ne pouvait éprouver, selon Plutarque, nulle sympathie à l'endroit de Thémistocle qui l'avait ostensiblement provoqué à Olympie (ci-dessous, 25, 1). Reste à voir si l'anecdote en question est relative à Hiéron et Thémistocle -- ou bien à Denys Ier et à Lysias : cf. M.-P. Loicq-Berger, Syracuse. Histoire culturelle d'une cité grecque, Bruxelles, 1967, p. 92-93.

Théophraste (25,1) : le contenu de cette anecdote apparaît en effet peu vraisemblable. Plutarque vient de citer Stésimbrote (124, 7) d'après qui Thémistocle aurait vainement demandé à Hiéron la main de sa fille, peu avant de se retirer en Asie ; ce n'était évidemment pas le moyen de se concilier un appui en Sicile que de contrer les ambitions hippiques du tyran ! Il peut s'être produit un amalgame avec l'anecdote du même genre rapportée à propos de Denys l'Ancien (Diodore, XIV, 109).

Thycydide (25,2) : d'après Thucydide, en effet (I, 137, 1), le roi Admète, vaincu par la supplication pressante de Thémistocle, refusa de le livrer et, rencontrant le désir de l'Athénien de se rendre auprès du Roi, le fit conduire « d'une mer à l'autre » ; c'est-à-dire qu'il le fit passer d'Épire (mer Ionienne) en Thessalie, à Pydna (mer Égée).

Théopompe (25,3) : sur cet historien-rhéteur du IVe siècle, cfr supra, 19,1 et la note.

Kymè (26,1) : cette cité d'Éolide (frange côtière de la Lydie), au N.-E. de Phocée, sera la patrie de l'historien Éphore (363-300), contemporain d'Isocrate et condisciple de celui-ci aux cours d'Isocrate. Plutarque a-t-il puisé la présente information chez Éphore ? Il est impossible de l'affirmer. Mais Thucydide (I, 137, 2) fait débarquer Thémistocle sensiblement plus au Sud, à Éphèse.

déclama (26,2) : le précepteur Olbios, soudain exalté, exprime solennellement, en un long vers marqué de répétitions et d'assonances, un conseil prophétique dont la traduction prosaïque pourrait être : « la nuit porte conseil ; tu feras bien d'y chercher ton inspiration.. ».

caducée (26,3) : le terme grec (κηρύκειον) désigne à l'origine la baguette que porte le héraut (κήρυξ). Ce simple bâton d'olivier, orné de guirlandes, devint tout naturellement l'attribut d'Hermès, messager céleste, dieu voyageur et donc protecteur des hérauts. Hermès ayant interposé son bâton entre deux serpents en lutte, les guirlandes furent remplacées par des serpents entrelacés en 8 et le bâton, quelquefois surmonté d'une paire d'ailettes, devint un emblème de paix.

Thucydide et Charon (27,1) : originaire de Lampsaque (rive asiatique septentrionale de l'Hellespont), l'historien Charon, un peu plus ancien qu'Hérodote, est l'auteur de plusieurs ouvrages, relatifs notamment à l'histoire grecque et à l'histoire perse. -- D'après Thucydide (I, 137, 2-3), c'est, en effet, à Artaxerxès, fils de Xerxès, que s'adressa Thémistocle, dans une lettre où il présentait habilement ses offres de service.

Éphore (27, 1) : cf. supra, la note à 26, 1 sur Kymè.

Dinon, Clitarque, Héraclide (27,1) : Dinon de Colophon et son fils Clitarque sont des historiens du IVe siècle ; le premier avait rédigé une histoire de la Perse (Persica) qui a été l'une des sources de Plutarque.-- Héraclide de Kymè est l'auteur, vers la même époque, de Persica également utilisés par Plutarque.

chiliarque Artaban (27,2). Le chiliarque, littéralement « commandant de mille hommes » est une sorte de vizir (cf. Xénophon, Cyropédie, II, 1, 23). Quant à Artaban, on peut se demander s'il s'agit du personnage de ce nom que plusieurs sources désignent comme le meurtrier de Xerxès (cf. Aristote, Politique, 1311 b ; Diodore, XI, 69, 1) ; si tel est le cas, cela implique que Plutarque a adopté la chronologie d'Éphore et d'autres auteurs (cités supra, 27, 1) et que Thémistocle se trouverait ici à la cour de Xerxès, non d'Artaxerxès, comme l'indiquaient Charon et Thucycide (supra, ibidem).

se prosterner (27,4). Les Perses voyaient en leur souverain le représentant sur terre du dieu Ahura Mazda, et sa personne était sacralisée par un cérémonial aulique dont faisait partie la fameuse prosternation (προσκύνησις), geste d'hommage religieux. Les Grecs, pour leur part, n'y voyaient qu'une manifestation servile et refusaient absolument de s'y prêter : ainsi les ambassadeurs lacédémoniens qui se présentent au Grand Roi, Xerxès (Hérodote, VII, 136).

Ératosthène (27,8) : personnalité majeure de l'époque alexandrine, ce savant (IIIe siècle) avait travaillé d'abord à Athènes avant de se rendre à l'invitation de Ptolémée III Évergète, qui lui confia la direction de la Bibliothèque d'Alexandrie. Ératosthène mena de vastes recherches sur des sujets très divers : littérature, philosophie, chronologie, mais surtout géographie -- il fit notablement progresser cette dernière discipline en lui adjoignant mathématiques et astronomie.

femme d'Érétrie (27,8) : cité occidentale de l'Eubée, au S.-E de Chalcis, sa rivale. Alliée d'Athènes, Érétrie avait été détruite en 490, après Marathon, par les Perses qui y firent des prisonniers aussitôt réduits en esclavage et convoyés vers Suse (Hérodote, VI, 119, 1). Si l'on en croit Ératosthène, l'une de ces captives, livrée au harem d'Artaban, sut user en faveur de Thémistocle de son influence sur le chiliarque. -- Sur un « mot » de Thémistocle aux Érétriens, cf. supra, 11, 6.

Nicogénès (28, 5) : sur ce personnage, cf. supra, 26, 1-4.

Zeus de Dodone (28,5) : le site fameux de Dodone, en Épire, abritait un temple et un oracle de Zeus, qui passait pour le plus ancien de la Grèce et dont les prêtres, les Selles (Σελλοί), interprétaient les volontés du dieu, révélées par le bruissement du feuillage des chênes sacrés. L'oracle de Dodone, concurrencé par celui de Delphes qui prit une importance panhellénique, sera encore honoré par Alexandre, mais finit par ne plus attirer que des consultants locaux. C'est sans doute lors de son séjour chez Admète, au pays des Molosses épirotes, que Thémistocle avait consulté l'oracle dodonéen, qui lui aurait prescrit de se rendre chez « l'autre Roi » : habile flatterie dans le discours de l'Athénien que ce rapprochement suggestif entre le roi des dieux grecs et le Grand Roi, maître de l'empire perse.

Ariman (28,6) : Ἀρειμάνιος, dans la théologie zoroastrienne, représente  le Mauvais Esprit, chef des démons et inspirateur du mal en pensées, en paroles et en actes. C'est en connaissance de cause que Plutarque signale ailleurs (Isis et Osiris, 46) que Zoroastre enseigna aux Persans à sacrifier à Areimanios « des offrandes pour détourner le mal et les choses tristes ».

Génie (29,2) : souverains de droit divin, les rois achéménides sont l'émanation d'Ahura Mazda et leur personne est auréolée d'une sorte de splendeur divine ; d'où l'emploi que fait ici Plutarque du terme δαίμων, si suggestif pour un Grec dans sa connotation religieuse et intellectuelle.

tapis (29,4) : les tapis perses, accessoires de luxe, étaient célèbres dans le monde grec. Aristophane déjà mentionnait des « tentures de Perse » (παραπετάσματα μηδικά) figurant des animaux fantastiques et ces tissus sont fort à la mode  au temps de Ménandre (cfr Le Grincheux, note au v. 924) et de Théophraste (le Flagorneur des Caractères, 5, 9 fait grand cas d'une portière de ce genre figurant des personnages perses).

mages (29, 6) : d'après Hérodote, les mages étaient l'une des six tribus mèdes, et une inscription de Darios les désigne comme une ethnie ; à cette époque, ils apparaissent comme une caste sacerdotale pratiquant le culte solaire, la divination et l'oniromancie. À l'époque achéménide, Darios renversa le mage Gaumata qui se faisait passer pour le frère de Cambyse et Cyrus, selon Xénophon, installa officiellement les mages en Perse, où ils détiennent le monopole sacerdotal. Aux yeux des Grecs, ils sont les spécialistes de la magie et de l'astrologie.

Démarate (29, 7) : ce roi de Sparte, détrôné en 491 par son collègue et rival, le roi Cléomène, avait gagné l'Asie, où Darios le reçut magnifiquement (Hérodote, VI, 70). Il devint ensuite le conseiller de Xerxès, qu'il accompagna en 480 dans son expédition contre la Grèce (Hérodote, VII, 101). Il se trouvait avec l'armée perse dans la plaine de Thria lorsqu'on y vit s'élever du côté d'Éleusis un extraordinaire nuage de poussière (supra, 15, 1) ; au vu de cet inquiétant prodige, Démarate donne à un témoin un conseil de prudence : si c'est là un présage favorable aux Grecs, il faut bien se garder d'en parler au Roi (Hérodote, VIII, 65). Cette sage réserve prête à Démarate une autre figure que celle de l'impudent solliciteur évoqué dans le présent passage...

perdus (29,10) : jeu de mots en grec, où intervient deux fois la même forme verbale (ἀπωλόμεθα ἄν, εἰ μὴ ἀπωλόμεθα). Plutarque cite à plusieurs reprises ce « mot » de Thémistocle (De la fortune d'Alexandre, 328 F ; De l'exil, 602 A ; et dans un court chapitre des Apophthegmes des rois et des généraux, 17, 185 F, où sont réunis nombre de bons mots de l'Athénien), toujours pour illustrer une idée générale, celle des rebondissements de la Fortune : le philosophe doit reconnaître qu'il faut parfois passer par le malheur et l'échec avant d'arriver à la réussite. Dans le présent passage, le sens est sans doute : « nous serions maintenant perdus, devant une pareille abondance, si nous n'avions déjà par le passé été perdus dans le malheur ».

villes (29,11) : la même information, touchant ces trois villes et leur « spécialité » figure chez Thucydide (I, 138, 5) et chez Diodore (XI, 57, 7). Magnésie sur le Méandre, dans le S.-O. de la Lydie, est une des villes d'Asie les plus fertiles en blé ; Lampsaque, en Propontide, est riche en vignobles ; Myous, port de Carie, au N.-E. de Milet, est au bord d'une mer poissonneuse. Quant à Perkôtè et Palaiskepsis, ajoutées par Néanthe et Phanias, ce sont de petites cités de Mysie. -- Plusieurs auteurs grecs font allusion à un usage en vigueur à la cour perse, selon lequel le Roi pouvait concéder une ville en douaire à ses proches. Dans le cas des cités qui auraient été ainsi offertes à Thémistocle, les historiens modernes s'interrogent sur la faculté que pouvait avoir le Roi, à l'époque, d'en disposer réellement : question complexe, qu'il semble impossible de trancher avec certitude.

poisson (29,11) : cette traduction du grec anc. ὄψον, désignant toute garniture consommée avec le pain, entre autres le poisson, me paraît s'imposer en l'occurrence, la ville de Myous se trouvant « au bord d'une mer poissonneuse » (Diodore, XI, 57, 7) ; c'est en ce sens, au reste, que le mot ancien est passé dans le grec moderne ψάρι, « poisson ».

Pisidiens (30,1) : la Pisidie, région méridionale de l'Asie Mineure, au N. de la Lycie et de la Pamphylie, était peuplée de montagnards belliqueux, réputés hostiles aux Perses (Diodore, XI, 61) et qui résisteront plus tard à Alexandre (Plutarque, Alexandre, 18, 1).

Léontoképhalos (30,1) : à la lisière occidentale du plateau phrygien, le site de ce village ou lieu-dit « Tête de lion » semble avoir été identifié, sur une éminence rocheuse surplombant la route antique vers Sardes. Son aspect évoque naturellement la Cybèle anatolienne, la Grande Mère, à laquelle le lion est toujours associé.

Mnèsiptoléma (30, 2) : il est précisé plus bas que celle-ci est la fille de Thémistocle ; cfr 30, 6, et 32, 2.

Dindymène (30, 6) : le mont Dindymon (Δίνδυμον ὄρος), en Phrygie, abritait un temple de Cybèle fondé, disait-on, par les Argonautes. C'est par reconnaissance pour l'intervention salvatrice de Cybèle lors du guet-apens tramé contre lui du côté de Léontoképhalos (supra, 30, 1) que Thémistocle fit ériger à Magnésie du Méandre un temple en l'honneur de la Grande Mère.

Hydrophore (31,1) : quand Thémistocle arriva à Sardes (c. 463), le temple de Kybélé-Anahita, incendié par les Grecs trente-cinq ans auparavant, avait été reconstruit et l'Athénien y découvre avec stupeur (réelle ou feinte...) « sa » statuette de l'Hydrophore, celle qu'il avait offerte à Athéna grâce aux amendes infligées aux fraudeurs d'eau (la fonction de surveillant des eaux, ὑδάτων ἐπιστάτης exercée par Thémistocle au dire de Plutarque est peut-être celle que mentionne, sans nulle précision, Aristote, Constitution d'Athènes, 43, 1 : τῶν κρηνῶν ἐπιμελητής). Cette figurine de bronze haute de deux coudées (environ 88 cm.) représentait une jeune fille portant de l'eau dans une cruche (hydrie) qu'elle tenait sur la tête ou appuyée sur l'épaule ; ce gracieux motif connaîtra une longue fortune dans l'art antique et néo-classique.

haut pays (31,3) : lorsque Xerxès fut assassiné par Artaban (465), il laissait trois fils : Darios, Artaxerxès Ier dit Longuemain et Hystaspès. Pour s'emparer du trône, Artaxerxès tua Darios, son aîné, mais ne put atteindre Hystaspès qui se trouvait alors dans sa satrapie de Bactriane (Diodore, XI, 69), province extrême-orientale de l'empire perse. L'expression « affaires du haut-pays » vise sans doute les troubles occasionnés par la présence dans cette région d'Hystaspès, frère et rival d'Artaxerxès.

sang de taureau (31,6) : cette tradition, que Plutarque signale comme la plus répandue, mais que Thucydide dédaigne de mentionner, était déjà railleusement évoquée par Aristophane (Cavaliers, 83-84) et sera répercutée par plusieurs auteurs (par exemple, Diodore, XI, 58, 3 ; Cicéron, Brutus, 11, 43). Il ressort en tout cas d'Hérodote (VIII, 15), à propos d'un autre personnage, que c'était là une condamnation à mort appliquée en Perse. L'explication « scientifique » de l'efficacité létale du procédé est suggérée par Aristote, Parties des animaux, 651 a 4 ; Histoire des animaux, 521 a 3 - 4. -- Ni quant aux circonstances de cette mort, ni quant à ses motivations, Thucydide (I, 138, 4) ne veut trancher : « Il mourut de maladie. Certains prétendent aussi qu'il s'empoisonna à la pensée qu'il ne pouvait remplir ses promesses envers le Roi ». Cette dernière phrase est ambiguë, comme vient de le suggérer Plutarque (supra, 31, 5) : est-ce la crainte d'un échec ou un souci d'honneur qui décida Thémistocle au suicide ? Quoi qu'il en soit, la scène a inspiré, dans le dernier quart du XIXe siècle le peintre Henri Camille Danger, auteur d'un Thémistocle buvant le poison.

Platon le philosophe (32,1) : Plutarque fait ici allusion à l'intéressant interrogatoire socratique du Ménon (93, c-e) où, comme d'habitude, les questions suggèrent les réponses ; il en ressort que Thémistocle fut éminemment « honnête homme » et qu'il devait donc être un éminent professeur de vertu... Or, son propre fils, Cléophante, avait beau être un cavalier hors de pair, nul n'a jamais entendu dire qu'il « ait montré les vertus et les talents qui avaient distingué son père ».

tombeau (32,4) : à ce sujet, Thucydide (I, 138, 5) fait état de deux versions entre lesquelles il ne se prononce pas : version asiatique (un monument funéraire avait été érigé sur la grand-place de Magnésie, ville donnée à Thémistocle par le Roi), celle même qu'adopte ici Plutarque ; et d'autre part, version des proches de l'Athénien, selon laquelle ses restes avaient été, à sa demande, ramenés et ensevelis en Attique secrètement -- vu qu'il était interdit de l'ensevelir, puisqu'il était banni pour trahison.

Andocide (32,4) : aristocrate athénien compromis dans l'affaire de la mutilation des Hermès et contraint de s'exiler (cfr Plutarque, Alcibiade, note à 21, 1), cet orateur avait rédigé un écrit tendancieux (À mes amis politiques) dont subsiste un fragment (= fgt 3 dans l'éd. G. Dalmeyda, Andocide. Discours, Paris, Les Belles Lettres, 1930), où il prétendait que les Athéniens avaient dispersé les cendres du grand homme : pure affabulation selon Plutarque.

Phylarque (32,4) : historien du IIIe siècle, dont on possède une soixantaine de fragments, et qui a été l'une des sources de Plutarque dans plusieurs Vies. Amateur de merveilleux, collectionneur d'anecdotes étranges, Phylarque est sévèrement critiqué par Polybe et, à l'occasion, par Plutarque : ce dernier lui reproche clairement ici de dramatiser l'épisode ultime de l'histoire de Thémistocle, en mettant en scène avec pathos les fils de grand homme -- une notice lexicographique (Souda, s.u. Θεμιστοκλέους παῖδες) fait également allusion à Néoclès (mort encore enfant, d'après Plutarque, supra, 32, 2) et à Dèmopolis (non mentionné par Plutarque) : sans doute est-ce là un autre écho du récit de Phylarque. -- Sur la descendance de Thémistocle, voir la note substantielle et le tableau établi par F.J. Frost, Plutarch's Themistocles. A historical Commentary, Princeton University Press, 1980, p. 229-234.

machine (32,4) : cfr supra, 10, 1 et la note.

Diodore le Périégète (32,5) : il ne s'agit évidemment pas de l'historien siciliote de ce nom (Ier siècle a. C.), mais d'un historien athénien du IVe siècle (Jacoby, FGrH, 372 F 35) ; celui-ci n'apporte au reste qu'un avis conjectural « fondé » sur des vers de Platon le Comique (cf. infra, 32, 6), poète athénien contemporain d'Aristophane.

grand port du Pirée (32,5) : Le Grand Port, dit aussi Kantharos (« le Gobelet »), le plus occidental des trois ports du Pirée, est fermé au S. par la presqu'île d'Akté, dont la pointe, l'Alkimos, sert de repère pour la promenade ici proposée en direction du tombeau de Thémistocle. Ce tombeau est mentionné sans localisation par Aristote, Histoire des animaux, VI, 569 b 12. Pausanias, I, 1, 2 signale, près du plus grand des trois bassins du Pirée aménagés par Thémistocle le tombeau de ce dernier -- en effet, les Athéniens s'étaient repentis de leur attitude vis-à-vis du grand homme et ses proches auraient rapatrié ses restes de Magnésie.

Ammonios (32, 6) : ce philosophe platonicien n'est pas autrement connu que par les allusions de Plutarque à son enseignement magistral, dispensé à Athènes dans la jeunesse de l'historien-moraliste et qui attira aussi un lointain descendant du grand Thémistocle : rencontre singulièrement suggestive pour le biographe.


[Autres traductions françaises: sur la BCS / sur la Toile]


[Déposé sur la Toile le 20 décembre 2006]

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