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Ménandre : Introduction - Traduction vers 1-426


Ménandre - Le Grincheux (vers 427-969)

Traduction nouvelle annotée de Marie-Paule Loicq-Berger (juin 2005)

Chef de travaux honoraire de l'Université de Liège

Adresse : avenue Nandrin, 24 B-4130 Esneux

<loicq-berger@skynet.be>


Sommaire


Acte 3

Scène 1 (427-455)

(Cnémon, la mère de Sostrate, Gétas)

Cnémon (s'adressant à sa vieille servante, dans la maison) La vieille, tu fermes la porte et tu n'ouvres à personne jusqu'à ce que je sois moi-même revenu céans ; il fera, je crois bien, complètement sombre.

(Entre la mère de Sostrate avec son groupe de sacrifiants, parmi lesquels Plangon, sa fille, et une flûtiste, Parthénis).

La mère -- Un peu vite, Plangon, amène-toi ! Nous devrions déjà avoir sacrifié.

Cnémon (grommelant) -- Que diantre signifie ce fléau-là ? Une multitude ! au diable !

La mère -- Joue sur ta flûte, Parthénis, l'air de Pan ; ce dieu-là, on ne peut, dit-on, l'approcher en silence.

Gétas (il sort du nymphée et découvre les arrivants) -- Bon Dieu ! Vous êtes saufs ! Héraclès, quelle horreur ! Ça fait tout un temps que nous sommes assis là à vous attendre.

La mère -- Tout est bien prêt pour nous ?

Gétas -- Oui, par Zeus, le mouton en tout cas ! Il est presque mort !

La mère -- Le pauvre !

Gétas -- Il n'attendra pas que tu aies tout le temps... Entrez donc !

La mère -- Tenez sous la main corbeilles, ablutions, offrandes. (À un esclave) Et toi, idiot, pourquoi restes-tu bouche bée ?

(Tout le monde entre dans le nymphée, laissant Cnémon seul en scène)

Cnémon -- Vilains, puissiez-vous périr vilainement ! Ils font de moi un chômeur, car je ne saurais laisser ma maison seule. Les nymphes qui habitent ici tout près sont pour moi une continuelle nuisance, au point que je crois préférable de reconstruire ailleurs, en abattant ma maison d'ici. Et c'est comme ça qu'ils font sacrifice, ces cambrioleurs, en apportant paniers et pichets, non pas pour les dieux, mais pour eux-mêmes ! L'encens et la galette, ça, c'est de la piété ! [450] ça, le dieu le prend tout entier, une fois déposé sur le feu. Tandis qu'eux, c'est le bout de la selle et les morceaux souillés de fiel - parce que c'est immangeable ! - qu'il déposent pour les dieux - et de bâfrer eux-mêmes le reste ! Hé, la vieille, ouvre la porte, un peu vite ! Car il nous faut, je crois bien, surveiller ce qu'on fait là-dedans.

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Scène 2 (456-486)

(Gétas, puis Cnémon)

Gétas (sortant du nymphée et apostrophant quelqu'un à l'intérieur) -- Le chaudron, tu dis ? Vous l'avez oublié ? Vous êtes fameusement bourrés ! Et maintenant, qu'est-ce qu'on va faire ? On va devoir déranger les voisins du dieu, à ce qu'il paraît. (Il secoue la porte de Cnémon en hélant le portier) Gamin ! Nom de dieux ! des boniches plus lamentables, on n'en nourrit nulle part, je pense... Garçons ! (grommelant) Ils ne savent se magner pour rien d'autre que... - Jolis garçons !...pour calomnier celui qui s'avise...- Gamin ! (grommelant) Qu'est-ce que c'est que cette calamité ? Garçons ! Personne là-dedans ? Voilà, quelqu'un se précipite, paraît-il.

Cnémon -- Pourquoi tu touches à ma porte, triple paumé ? Dis-moi un peu, mon bonhomme.

Gétas -- Ne mords pas !

Cnémon -- Que si, nom de Zeus, même que je te boufferais tout vif.

Gétas -- Non, par les dieux !

Cnémon -- Mécréant, y a-t-il quelque contrat entre toi et moi ?

Gétas -- Pas le moindre contrat ! Aussi bien ne suis-je pas venu te réclamer une dette (je n'ai pas d'huissiers avec moi!) mais te demander une marmite.

Cnémon -- Une marmite ?

Gétas -- Oui, une marmite.

Cnémon -- Gibier de potence ! tu crois que je fais tout ce que vous faites, vous autres, et que moi, je sacrifie des bœufs ?

Gétas -- Toi ! pas même un escargot ! Bonne chance quand même, mon tout brave ! Ce sont les femmes qui m'ont invité à frapper à ta porte et à te demander ça. Je l'ai fait. Y en a pas. Je retourne le leur annoncer. (En s'éloignant) Dieux très vénérés ! C'est une vipère que ce grison-là ! (Il rentre dans le nymphée)

Cnémon (aux spectateurs) -- Fauves mangeurs d'hommes! Ils frappent directement chez moi comme chez un ami ! Si j'en attrape un qui s'approche de ma porte et si je ne fais pas un exemple pour tous ceux du coin, admettez que vous voyez en moi un individu quelconque ! Le type de tout à l'heure, quel qu'il ait pu être, je ne sais pas comment il a eu la chance de s'en sortir... (Furieux, il rentre chez lui)

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Scène 3 (487-521)

(Sicon et Cnémon)

Sicon (sortant du nymphée et apostrophant Gétas à l'intérieur) -- Va-t-en à tous les diables ! Il t'injuriait : si ça se trouve, tu lui demandais ça comme fait un mange-merde. - (Aux spectateurs) Y en a qui savent pas faire ce genre de chose ; j'ai quant à moi découvert la technique pour... Je suis au service de milliers de gens, en ville, je dérange leurs voisins... et j'obtiens du matériel de tout le monde ! Car celui qui a besoin de quelque chose doit savoir faire le flatteur... C'est un assez vieux bonhomme qui répond à la porte ? Immédiatement je l'appelle « père » et « papa ». Une vieille ? « Mère ». Est-elle entre deux âges, je lui donne de la « prêtresse ». Un serviteur ? Je lui dis « excellent ami ». Vous autres, tout au contraire, vous parlez de pendre... L'idiotie ! (Il frappe à la porte de Cnémon, lequel finit par se montrer) Gamin ! Garçons ! C'est moi ! Amène-toi, petit père, c'est toi que je veux.

[500] Cnémon -- Encore toi ?

Sicon -- C'est pour la même chose.

Cnémon -- Tu me provoques comme tout exprès. T'ai-je pas dit de ne pas approcher de ma porte ? Eh ! la vieille, donne-moi la courroie...

Sicon -- Jamais de la vie ! arrête !

Cnémon -- Arrête ?

Sicon -- Mon excellent ami, oui, au nom des dieux !

Cnémon -- Reviens-y un peu !

Sicon -- Que Poséidon te...

Cnémon -- Tu causes encore ?

Sicon -- Je suis venu te demander une marmite ronde.

Cnémon -- Je n'ai ni marmite ronde, ni hache, ni sel, ni vinaigre, ni origan ! Simplement, j'ai dit à tous ceux du coin de ne pas m'approcher.

Sicon -- À moi, tu ne l'as pas dit !

Cnémon -- Soit, je le dis maintenant.

Sicon (grommelant) -- Oui, et au diable ! - (à Cnémon) Tu pourrais pas, dis-moi, m'expliquer où on pourrait aller en prendre une ?

Cnémon -- Est-ce que je le disais pas ? Tu vas encore me causer ?

Sicon -- Mille saluts !

Cnémon -- Je ne veux de « salut » d'aucun d'entre vous.

Sicon -- Alors, pas de « salut ».

Cnémon (rentrant chez lui) -- Calamités incurables !

Sicon (seul en scène) -- Il m'a en tout cas joliment biné ! Voilà ce que c'est que de demander adroitement ; ça fait la différence, nom de Zeus ! Faut qu'on aille à une autre porte ? Ben, si on est comme ça, dans le coin, prêt à jouer au pugilat, c'est plutôt difficile ! Vaut-il pas mieux pour moi de rôtir toutes les viandes ? ça semble. J'ai un poêlon. Je leur dis bonsoir, aux Phylasiens ! Je m'en vais utiliser ce que j'ai là (il rentre dans le nymphée).

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Scène 4 (522-545)

(Sostrate, entrant en scène en tenue de journalier)

Sostrate -- Quiconque est en manque d'embêtements, qu'il vienne à Phylè pour y chasser ! Triple maudit que je suis ! Comme je suis fait, côté reins, dos, cou, en un mot, par tout le corps ! Directement, je m'étais lancé fort, en jeunet : soulevant bien fort mon hoyau, comme un journalier, je cognais profond. Je m'y tenais, plein d'ardeur à l'effort - pas trop longtemps quand même ! Et puis, je me tournais un peu de l'autre côté, à guetter le moment où le vieux s'avancerait en compagnie de la jeune fille - et, oui, par Zeus, je me suis pas mal croqué les reins, sans m'en apercevoir d'abord. Comme c'était fameusement longuet, je commençais à me voûter et je devenais lentement comme du bois. Personne ne venait. Le soleil brûlait et Gorgias, en regardant de mon côté, me voyait, comme une pompe, me redresser péniblement, puis me courber à nouveau d'une seule pièce. - « Je ne crois pas, mon petit gars, que notre homme vienne maintenant... », dit-il, « nous le guetterons demain ; pour l'instant, laissons tomber ». Daos était là, pour reprendre le bêchage. Tel fut donc le premier assaut. Et m'y voici revenu ; pourquoi, je ne puis dire, nom des dieux ! L'affaire m'attire toute seule dans le coin.

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Scène 5 (546-573)

(Sostrate, Gétas)

Gétas (sortant du nymphée en apostrophant Sicon, resté à l'intérieur) -- Qu'est-ce que c'est que ce fléau ? Tu crois, bonhomme, que j'ai soixante mains ? Je ranime pour toi les charbons (...), j'apporte, je lave, je débite les abats, en même temps que je pétris, je porte à la ronde (...) ; [550] aveuglé par la fumée, en plus ! Je me prends pour l'âne qui conduit la fête !

Sostrate -- Gétas, mon garçon !

Gétas -- Qui m'appelle ?

Sostrate -- Moi !

Gétas -- Qui, toi ?

Sostrate -- Tu ne vois pas ?

Gétas -- Je vois ! mon bon maître !

Sostrate -- Que faites-vous ici, dis-moi ?

Gétas -- Ben quoi ? Nous venons tout juste de sacrifier et nous vous apprêtons un repas.

Sostrate -- Ma mère est ici ?

Gétas -- Depuis longtemps.

Sostrate -- Et mon père ?

Gétas -- Nous l'attendons. Mais amène-toi donc.

Sostrate -- Oui..., après avoir fait un petit tour. D'une certaine manière, le sacrifice ici n'est pas tombé mal à propos ; je vais tout de go aborder ce jeune homme et le convier avec son serviteur. Car une fois qu'ils auront été associés au rituel, ils seront pour nous à l'avenir des alliés plus utiles en vue de ce mariage.

Gétas -- Que dis-tu ? Tu vas aller convier des gens au repas ? Soit, pour moi, soyez trois mille ! Je sais depuis longtemps que, moi, je ne goûterai à rien... D'où ça viendrait ? Rassemblez tout le monde, car vous avez fait un sacrifice superbe, ça mérite vraiment qu'on le voie ! Mais ces bonnes femmes (elles sont si polies !), elles partageraient bien un peu ? Eh ! non, par Déméter, pas même un grain de sel!

Sostrate -- Ça ira bien, Gétas, aujourd'hui ; ô Pan, je vais moi-même rendre cet oracle ! Pour sûr, quand je passe chez toi, je te fais toujours une prière - et je te traiterai toujours avec humanité ! (Il sort de scène)

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Scène 6 (574-588)

(Gétas, Simikè)

Simikè (se précipitant hors de la maison de Gétas) -- Malheureuse ! malheureuse ! malheureuse !

Gétas (grommelant) -- Va-t-en au diable ! Voilà que s'approche une femme de chez le vieux...

Simikè -- Que vais-je devenir ? Comme je voulais retirer moi-même, si j'y parvenais, le seau du puits à l'insu de mon maître, et que j'avais attaché le hoyau à une mauvaise ficelle pourrie, elle a cassé directement...

Gétas -- Bien fait !

Simikè -- ... et, pauvre de moi, j'ai envoyé en plus le hoyau dans le puits, avec le seau !

Gétas -- Reste plus qu'à t'y jeter toi-même !

Simikè -- Comme le maître se préparait par hasard à transporter ici un tas de fumier, il court après son hoyau depuis tout un temps, il cherche, il crie - et d'ailleurs le voici, qui fait du bruit à la porte...

Gétas -- Tire-toi, malheureuse, tire-toi ! il va te tuer, ma vieille... Ou plutôt, défends-toi !

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Scène 7 (588-611)

(Les mêmes, Cnémon)

Cnémon (se précipitant hors de chez lui) -- Où est-elle, la cambrioleuse ?

Simikè -- J'ai pas fait exprès, maître, de l'y laisser tomber...

Cnémon -- Rentre à la maison !

Simikè -- Dis-moi, que vas-tu faire ?

Cnémon -- Moi ? Te lier et t'y faire descendre.

Simikè -- Pas ça ! misère !

Cnémon -- Et avec la même corde, nom des dieux ! Parfait si elle est toute pourrie !

Simikè -- Je vais appeler Daos de chez nos voisins.

Cnémon -- Tu vas appeler Daos, mécréante crieuse ! Est-ce que je te dis pas ? Rentre, un peu vite ! (La vieille rentre) - Malheureux, malheureux que je suis ! Ma solitude actuelle, je la chéris comme pas un. Je vais descendre dans le puits - aussi bien, que faire d'autre ?

Gétas -- Nous autres, nous allons fournir crochet [600] et corde...

Cnémon -- Vilain ! que tous les dieux te fassent vilainement périr si tu (...) (Il rentre).

Gétas -- Très juste ! Il a derechef bondi chez lui ! Triple maudit, ce type-là ! Quelle vie il a ! Ça, c'est un paysan attique pur et dur ! à force de se battre contre des pierres qui ne portent que thym et sauge, il s'attire bien des chagrins mais n'attrape rien de bon. (Sostrate entre en scène avec Gorgias et Daos) - Ben, voici notre bon maître qui s'amène avec ses invités - ce sont des journaliers du coin. Quelle idiotie, celui-là ! Pourquoi amener ici ces types en ce moment ? D'où les connaît-il ?

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Scène 8 (611-619)

(Sostrate, Gorgias, Daos, Gétas)

Sostrate (insistant auprès d'un convive) -- Non, je ne saurais te permettre de faire autrement : nous avons tout !

Gétas -- Héraclès !

Sostrate -- Existe-t-il dans toute l'humanité quelqu'un qui refuse ça, de venir à un repas quand un proche a fait un sacrifice ? C'est que je suis, moi, sache-le bien, ton ami depuis longtemps...

Gétas -- Hé ! oui, avant de l'avoir vu ...

Sostrate -- Prends ça, Daos, emporte-le, et puis reviens.

Gorgias -- En ne laissant en aucun cas ma mère seule à la maison ! Occupe-toi d'elle, vois ce dont elle a besoin. De mon côté, je serai vite ici (Sostrate, Gorgias et Gétas entrent dans le nymphée ; Daos, dans la maison de Gorgias).

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Chœur


Acte 4

Scène 1 (620-635)

(Simikè, Sicon)

Simikè (sortant éperdue de chez Cnémon) -- Qui pourrait bien me secourir, malheureuse que je suis ? qui pourrait ?

Sicon (que les cris de la vieille attirent hors du nymphée) -- Seigneur Héraclès ! Au nom des dieux et des génies, laissez-nous faire nos libations, vous qui insultez, frappez, gémissez ! Quelle maison bizarre !

Simikè -- Le maître est dans le puits !

Sicon -- Comment ?

Simikè -- Comment ? Il tâchait d'y descendre pour reprendre le hoyau et le seau, et il a glissé de là-haut, si bien qu'il est tombé.

Sicon -- Est-ce que c'est pas ce vieux bougrement difficile ?

Simikè -- C'est lui.

Sicon -- Là, il a bien fait, par le Ciel ! Ma vieille chérie, maintenant, c'est ton boulot !

Simikè -- Comment ?

Sicon -- Prends un mortier, une pierre ou quelque chose de ce genre, et balance-le d'ici en haut.

Simikè -- Descends, toi, chéri !

Sicon -- Poséidon ! pour que j'aille subir le sort du proverbe, que je me batte avec un chien dans le puits ? Pour rien au monde !

Simikè (tâchant d'alerter Gorgias) -- Gorgias, en quel lieu de la terre es-tu diantre ?

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Scène 2 (635-665)

(Les mêmes, Gorgias, puis Sostrate)

Gorgias (sortant du nymphée) -- En quel lieu de la terre, moi ? Qu'y a-t-il, Simikè ?

Simikè -- Quoi ? ben, vraiment ! Je le répète : le maître dans le puits !

Gorgias (hélant Sostrate, qui accourt) -- Sostrate, sors de là, viens ici ! (à Simikè) -- En avant ! file là-dedans, un peu vite ! (Ils s'engouffrent tous trois chez Cnémon)

Sicon (seul en scène) -- Il y a des dieux, par Dionysos ! Tu donnes pas de chaudron à des gens qui sacrifient, toi, pilleur de temples, tu refuses ! Dégringole dans ton puits et bois-le jusqu'à la dernière goutte, pour n'avoir à en partager l'eau avec personne ! C'est vrai que les Nymphes m'ont à présent vengé de lui, et c'est bien juste ! Après avoir malmené un cuisinier, il n'est personne qui s'en soit sorti indemne ! Notre art a quelque chose de sacré. (...) L'arrangeur de tables, fais-en ce que tu veux... Mais le bonhomme n'est pas mort ? Y en a une, là, qui se répand en lamentations en appelant « Papa chéri ! ». Mais ça, c'est rien...

[650] (Manquent ici quatre vers complets, ainsi que la fin des trois suivants)

Nom des dieux ! quelle tête va-t-il faire, croyez-vous, une fois bien baigné, tremblotant ? Charmante ! Ben moi, j'aurais plaisir à voir ça, messieurs, par l'Apollon que voici ! (Apostrophant les femmes dans le nymphée) Et vous, mesdames, faites vos libations à cette intention, priez pour que le vieux soit sauvé - bien misérablement, restant estropié et boiteux ! Car ainsi il devient un voisin parfaitement anodin pour le dieu d'ici et pour les gens qui sont continuellement en train de lui faire sacrifice... Ça, ça me tient à cœur, des fois que quelqu'un voudrait m'engager... (Il regagne le nymphée).

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Scène 3 (666-690)

(Sostrate)

Sostrate (seul en scène, il s'adresse aux spectateurs) -- Non, messieurs, non, par Déméter, non, par Asclépios, non, par tous les dieux, jamais de ma vie je n'ai vu homme asphyxié (ou presque) mieux à propos ! Quel délicieux intermède ! C'est que Gorgias, à peine étions-nous entrés, a aussitôt bondi dans le puits ; quant à moi et à la fillette, de là-haut, on ne faisait rien - au fait, qu'attendions-nous ? - sauf qu'elle, elle s'arrachait les cheveux et se frappait bien fort la poitrine, tandis que moi, planté dans un rêve doré, comme une nounou - oui, par les dieux ! - je lui demandais d'arrêter ça, je la suppliais, en la contemplant comme une œuvre d'art hors pair. De l'homme brisé, là en bas, je me souciais moins que rien, sauf à devoir hisser sans arrêt, et ça m'embêtait fort. Pour un peu, nom de Zeus, je le faisais complètement disparaître, car à force de contempler la demoiselle, j'ai peut-être bien lâché la corde trois fois ! Mais Gorgias - c'était un Atlas pas ordinaire ! - s'arc-boutait et il l'a quand même récupéré, non sans peine. Quand le bonhomme est sorti, je me suis amené ici, car je ne pouvais plus me contenir, j'en étais presque à courir embrasser la fille, tant je la chéris (...) Et je me prépare - tiens, on fait du bruit à la porte... (Entre en scène Cnémon, couché sur un lit roulant, qu'accompagnent la jeune fille et Gorgias) - Zeus Sauveur, quel spectacle inouï !

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Scène 4 (691-702)

(Sostrate , Cnémon et sa fille, Gorgias)

Gorgias -- Tu veux quelque chose, Cnémon ? Dis-moi.

Cnémon -- Quoi (...) ? Je suis mal fichu.

Gorgias -- Courage !

Cnémon -- Du courage, j'en ai ; il ne vous embêtera plus désormais, Cnémon.

Gorgias -- La solitude, tel est bien le mal. Vois-tu, tu viens tout juste de frôler la mort d'un cheveu. À ton âge, on doit dorénavant vivre sous surveillance.

Cnémon -- Je suis mal pris, je sais bien... Gorgias, appelle ta mère.

Gorgias -- Rien de plus facile. (Grommelant) Il n'y a que les malheurs [700] qui sachent nous instruire, à ce qu'il semble (il rentre chez lui).

Cnémon -- Fillette, tu veux bien me soutenir et me redresser ?

Sostrate -- Cher monsieur...

Cnémon -- Pourquoi te tiens-tu planté là, misérable ?

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Scène 5 (708-759)

(Manquent environ cinq vers au début de cette scène, qui se caractérise par un changement dans la forme métrique : celle-ci passe du trimètre au tétramètre iambique. Changement significatif, destiné à souligner l'importance psychologique et l'impact dramatique du morceau)

 

Cnémon (s'adressant à la compagnie réunie autour de lui) -- (...) je voulais (...) Myrrhinè et Gorgias (...) j'ai choisi ; ce n'est peut-être pas juste, mais nul d'entre vous ne pourrait m'en dissuader, vous m'excuserez. Sur un seul point sans doute je me suis trompé : c'est que je croyais être capable, seul entre tous, de me suffire à moi-même sans avoir besoin de personne. À présent, au contraire, pour avoir vu que la fin de la vie survient avec une inimaginable promptitude, j'ai trouvé que c'était pas bien de penser comme je faisais naguère. C'est vrai qu'il faut avoir et avoir toujours proche de soi la personne qui pourra vous venir en aide. Par Héphaistos, non, je ne croyais pas qu'il existe personne au monde qui soit bien disposé pour autrui - tellement j'étais chamboulé, moi, en voyant les modes de vie des gens et tous leurs raisonnements sur la manière dont ils vont gagner de l'argent. C'est ça, pour sûr, qui me faisait obstacle. Mais maintenant un homme, Gorgias, par l'acte qu'il a fait, m'a donné, non sans peine, la preuve d'un caractère très généreux. Car celui-là même qui ne le laissait pas approcher de sa porte, qui ne lui est jamais venu en aide pour la moindre chose, qui ne le saluait pas et ne lui faisait nulle aimable causette, celui-là, il l'a pourtant sauvé ! Un autre aurait dit - à juste titre : « Tu ne me laisses pas approcher ? Je n'approche pas. Tu ne nous as été utile en rien ? Moi non plus, je ne le suis pas pour toi aujourd'hui ». Alors quoi, mon gars ? Que je meure maintenant - et ce sera même vilainement, je pense, tel que me voilà - ou que d'aventure je survive, je fais de toi mon fils ; et tout ce que je me trouve posséder, considère que c'est à toi. Ma fille ici, je te la remets, pourvois-la d'un mari. Car moi, quand même je me porterais parfaitement bien, je ne saurais lui en trouver un : au grand jamais personne ne me plaira ! Alors moi, si je vis, laissez-moi vivre comme je veux. Recueille et traite toi-même mes affaires. Tu as du bon sens, grâce aux dieux, tu es tout naturellement le protecteur de ta soeur. Mon avoir, répartis-le en deux parts égales, affectes-en une à sa dot, prends l'autre, gère-la et fournis notre subsistance à ta mère et à moi. - Allonge-moi, ma fille. En dire plus qu'il n'est nécessaire, c'est pas digne d'un homme, je crois - quand même, sache encore ceci, mon garçon (...). Car je veux encore t'en dire un brin (...) et sur mon caractère. Si tous étaient (...), il n'y aurait pas de tribunaux, ils ne s'enverraient pas dans les prisons, il n'y aurait pas de guerre, chacun se contenterait du modique qu'il a. Mais peut-être les choses vous plaisent mieux comme ça : soit, faites. Le vieux difficile et grincheux ne vous fera plus obstacle.

Gorgias -- Eh ! bien, j'accepte tout ça. Mais il nous faut, avec toi, trouver au plus vite un époux pour notre demoiselle, puisque tu y consens.

[750] Cnémon -- Ah ! celui-là ! je t'ai dit tout ce que je pensais, ne m'embête plus, au nom des dieux !

Gorgias -- C'est que quelqu'un veut te rencontrer...

Cnémon -- Pour rien au monde, nom des dieux !

Gorgias -- ...quelqu'un qui demande ta fille.

Cnémon -- Ça ne me concerne plus.

Gorgias -- C'est celui qui a contribué à ton sauvetage.

Cnémon -- Lequel ?

Gorgias -- Le voici. - (à Sostrate) Approche, toi.

Cnémon -- Il est tout bronzé ; c'est un paysan ?

Gorgias -- Et fameusement, père ! C'est pas un gars de luxe, ni du genre à se balader désoeuvré pendant la journée (...) famille (...)

Cnémon -- Donne-la lui, fais ça (...) roulez-moi dans ma maison. Et veille bien à ça. (Cnémon, sa femme et sa fille se retirent de la scène)

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Scène 6 (760-775)

(Gorgias, Sostrate)

Gorgias -- Pour le reste (...) ma sœur (...)

Sostrate -- Mon père ne me contrariera pas.

Gorgias -- (...) pour ma part, je te la fiance et te donne devant tous les témoins comme de juste (...), Sostrate. Car tu es venu à cette affaire non avec un caractère retors mais tout simplement, et c'est en vue du mariage que tu as jugé bon d'agir en tout ; toi qui étais un délicat, tu as pris un hoyau, tu as bêché, tu as consenti à te donner peine. Et c'est dans ce rôle surtout que se révèle viril tout homme bien nanti qui supporte de se faire l'égal d'un pauvre ; celui-là supportera aussi de sang-froid un retournement du sort. Tu as donné une preuve suffisante de ton caractère ; puisses-tu seulement demeurer tel !

Sostrate -- Ou beaucoup meilleur encore ! Mais faire son propre éloge est sans doute bien vulgaire (à ce moment Callippide entre en scène) et je vois là mon père fort à propos.

Gorgias -- Callippide est ton père ?

Sostrate -- Exactement !

Gorgias -- Par Zeus ! Il est riche, il est juste, c'est un paysan invincible !

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Scène 7 (775-783)

(Les mêmes, avec Callippide)

Callippide -- Je suis sans doute laissé pour compte ; après avoir dévoré le mouton, ils sont sûrement partis aux champs depuis longtemps.

Gorgias -- Poséidon ! Il est quelque peu affamé ! On va lui dire l'affaire tout de suite ?

Sostrate -- Qu'il déjeune d'abord, ensuite il sera plus doux.

Callippide -- Qu'est-ce que c'est que ça, Sostrate ? Vous avez déjeuné ?

Sostrate -- Oui, mais on t'en a laissé. Amène-toi.

Callippide -- C'est bien ce que je fais (il entre dans le nymphée).

Gorgias -- Entre toi-même et explique à ton père, si tu veux, seul à seul.

Sostrate -- Tu vas attendre chez toi, n'est-ce pas ?

Gorgias -- Je ne sors pas de la maison.

Sostrate -- Alors, je vais t'appeler sans tarder. (Sostrate pénètre à son tour dans le nymphée et Gorgias rentre chez lui)

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Chœur


Acte 5

Scène 1 (784-820)

(Sostrate et Callippide sortent du nymphée)

Sostrate -- Pour moi, papa, tout ne se passe pas de ton côté comme je le voulais ni comme je m'y attendais.

Callippide -- Quoi ? N'ai-je pas marqué mon accord ? Celle que tu aimes, tu dois la prendre pour femme : je l'affirme, je le veux.

Sostrate -- Tu ne m'en as pas l'air.

Callippide -- Si, par les dieux, car je sais bien que, pour un jeune, un mariage est solide s'il est convaincu de le faire par amour.

Sostrate -- Et après ? Je vais, moi, prendre la sœur de ce gars parce que je l'estime, lui, digne de nous ; mais d'un autre côté, comment peux-tu, toi, prétendre que tu ne lui donneras pas ma sœur en échange ? Vilain discours !

Callippide -- C'est que prendre d'un coup une belle-fille et un beau-fils minables, ça, je ne le veux pas ! Un des deux nous suffit !

Sostrate -- C'est de richesses, chose bien incertaine, que tu causes là. Si tu sais qu'elles vont à tout jamais rester à toi, garde-toi [800] de les partager avec personne ; mais si au contraire tu n'en es pas maître et que tu tiennes toutes choses non de toi-même mais de la Fortune, pourquoi serais-tu jaloux, père, d'une de ces choses ? Car la Fortune elle-même pourrait bien t'enlever tout et en créditer derechef un autre qui ne le mérite pas. C'est pourquoi je prétends, moi, qu'il te faut, père, en user noblement aussi longtemps que tu en es maître, te montrer secourable envers tout le monde, faire que le plus grand nombre possible de gens soient prospères grâce à toi : ça, ça ne meurt pas. Et si toi-même te trouves un jour frappé, à ton tour te viendra de là même avantage. Un ami déclaré est de loin préférable à une richesse invisible que tu as enterrée.

Callippide -- Tu sais comment ça va, Sostrate... Ce que j'ai amassé, je ne l'enterrerai pas avec moi : comment serait-ce possible ? C'est à toi. Tu veux faire de quelqu'un ton ami, après examen ? Fais-le, et bonne chance ! Pourquoi me citer des maximes ? Fournis, +marche, donne, partage ! Je suis entièrement d'accord avec toi.

Sostrate -- De bon gré ?

Callippide -- De bon gré, sache-le bien. Que ça ne te tracasse pas.

Sostrate -- Alors, j'appelle Gorgias.

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Scène 2 (821-865)

(Les mêmes, Gorgias)

Gorgias -- En sortant, je vous ai entendus à la porte, et tous les propos que vous avez tenus depuis le début.

Sostrate -- Ben quoi ?

Gorgias -- Pour ma part, je te prends, Sostrate, pour un ami précieux et je t'aime extraordinairement ; mais je ne veux pas - et par Zeus, je ne pourrais pas, quand même je voudrais - supporter des affaires qui me dépassent.

Sostrate -- Je ne sais pas ce que tu veux dire.

Gorgias -- Ma sœur, je te la donne pour femme ; mais prendre la tienne en mariage, merci bien !

Sostrate -- Comment : « merci bien » ?

Gorgias -- À mon avis, c'est pas marrant de se la couler en profitant des peines prises par d'autres, mais ça l'est une fois qu'on a amassé soi-même.

Sostrate -- Tu galèjes, Gorgias ! Tu ne te juges pas digne de ce mariage ?

Gorgias -- Personnellement, je me juge digne de ta sœur, mais indigne de recevoir des masses alors que j'ai si peu.

Callippide -- Par Zeus Très-Grand, tu es en tout cas de noble race (...) !

Gorgias -- Comment ça ?

Callippide -- Tout en n'ayant rien, tu veux avoir l'air (...) Puisque tu me vois pleinement convaincu (...) - et tu m'as par là convaincu doublement - (...) pauvre en même temps qu'idiot (...) il te fait entrevoir un espoir salutaire.

Gorgias -- (...)

Sostrate -- Il nous reste à faire les fiançailles.

Callippide -- Soit, je te fiance ma fille dès maintenant, mon gars, pour faire des enfants légitimes, et je te donne avec elle une dot de trois talents.

Gorgias -- Quant à moi je possède un talent pour doter l'autre fille.

Callippide -- Tu possèdes ? Encore une fois, faut pas exagérer!

Gorgias -- Tout de même, je possède le lopin.

Callippide -- Conserve-le tout entier, Gorgias. Maintenant, amène ici ta mère et ta sœur, près des femmes de chez nous.

Gorgias -- Soit, il le faut.

[850] Sostrate -- Cette nuit (...), tous (...), on fera les mariages. Et le vieux, Gorgias, amenez-le ici ; il aura sans doute mieux ce qu'il lui faut ici, près de nous.

Gorgias -- Il n'y consentira pas, Sostrate.

Sostrate -- Efforce-toi de le convaincre.

Gorgias -- Si je peux.

Sostrate -- Faut maintenant, papy, qu'on ait un joli coup à boire, et une veillée pour les femmes.

Callippide -- Tout le contraire ! Je sais bien que c'est elles qui boiront et nous autres qui ferons la veillée ! Mais j'entre et je vais un peu apprêter pour vous le nécessaire. (Il entre dans le nymphée)

Sostrate -- Bon, fais ça. - Faut jamais, quand on est sensé, renoncer complètement à aucune affaire ; avec du soin et de la peine, on peut tout attraper. Moi-même j'en apporte aujourd'hui un exemple : en une seule journée, j'ai réussi à faire un mariage qu'absolument personne n'aurait jamais cru possible.

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Scène 3 (866-873)

(Sostrate, Gorgias avec sa mère et sa sœur)

Gorgias (aux deux femmes) -- Avancez, un peu vite, vous autres !

Sostrate -- Par ici ! (Appelant sa mère à l'intérieur du nymphée) - Mère, accueille-les. (À Gorgias ) - Cnémon n'est pas encore là ?

Gorgias -- Lui ? Il me suppliait d'emmener encore la vieille, pour être entièrement seul avec lui-même.

Sostrate -- Quel caractère irréductible !

Gorgias -- Il est comme ça.

Sostrate -- Alors, bien le bonjour! Mais entrons, nous autres.

Gorgias -- Sostrate, en même temps, je suis terriblement honteux vis-à-vis des femmes...

Sostrate -- Qu'est-ce que tu radotes là ? Tu n'avances pas ? Faut considérer que désormais tout ça, c'est ta famille. (Tous deux pénètrent dans le nymphée)

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Scène 4 (874-890)

(Simikè, Gétas)

Simikè (sortant de chez Cnémon) -- Moi aussi, par Artémis, je m'en vais ! Tu resteras couché là, tout seul, malheureux, avec ton caractère ! Alors qu'on voulait te conduire chez le dieu, tu as refusé ? Va y avoir à nouveau un grand malheur pour toi, oui, par les deux déesses, et même un pire que celui d'à présent. Bonne chance !

Gétas (sortant du nymphée) -- Moi, je vais aller voir ici (...) (On entend des notes de flûte) Ah ! celui-là! Pourquoi tu me joues de la flûte, malheureux ? J'ai pas encore congé : on m'envoie ici chez le mal portant ; attends.

Simikè -- Et en tout cas, qu'un autre parmi vous entre s'asseoir près de lui ! Moi, je veux escorter ma bonne maîtresse, lui causer, la saluer, l'embrasser.

Gétas -- Tu as du bons sens. Marche. Quant à celui-ci, je vais, moi, le soigner pendant ce temps. Ça fait longtemps (...) saisir cette occasion mais (...) pas encore pouvoir (...). Cuisinier, Sicon ! Amène-toi ici, un peu vite ! - Ô Poséidon, quel bon moment je vais avoir, m'est avis !

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Scène 5 (890-908)

(Gétas, Sicon)

Sicon (sortant du nymphée) -- Eh ! toi, tu m'appelles ?

Gétas -- Oui, c'est moi. Tu veux te venger de ce que tu viens de subir ?

Sicon -- Moi, je viens de subir ? Tu vas pas mettre le bordel, avec tes bêtises?

Gétas -- Notre vieux grincheux est en train de dormir, tout seul.

Sicon -- Comment va-t-il ?

Gétas -- Pas tout à fait mal.

Sicon -- Il pourrait quand même pas nous frapper, une fois debout ?

Gétas -- Il pourrait pas même se mettre debout tout seul, je crois.

Sicon -- C'est marrant, le truc que tu me dis là ! Je vais entrer lui demander quelque chose ; il se mettra hors de ses gonds !

Gétas -- Mais au fait, on veut le tirer dehors pour commencer, ensuite le mettre ici, cogner à sa porte comme ça, réclamer, péter du feu. [900] Y aura de la joie, je te dis !

Sicon -- J'ai peur que Gorgias ne nous attrape et ne nous lessive !

Gétas -- Y a du boucan là-dedans, ils boivent, personne ne le remarquera. En somme, il nous faut apprivoiser le bonhomme; car nous nous marions avec lui, il devient notre parent. D'un autre côté, s'il doit être toujours un type de ce genre, ça sera du boulot de le supporter !

Sicon -- D'accord.

Gétas -- Veille seulement à ne pas te faire voir en l'apportant ici, sur le devant. Sus donc, en avant, toi !

Sicon -- Minute ! attends, je t'en conjure, ne te tire pas en me laissant derrière ! Et ne fais pas de bruit, nom des dieux !

Gétas -- Mais je ne fais pas de bruit, par la Terre ! (Ils entrent chez Cnémon et ressortent en apportant le bonhomme endormi sur son lit)

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Scène 6 (909-969)

(Les mêmes, avec Cnémon)

Gétas -- À droite !

Sicon -- Voilà.

Gétas -- Mets-le ici. C'est le moment. Soit, je vais, moi, foncer le premier. Voilà. (Au flûtiste) Et toi, tu gardes le rythme. (Il frappe à la porte de Cnémon) Hep ! jolis garçons ! Garçon, gamin ! Hep ! garçon, garçons !

Cnémon -- (s'éveillant) J'existe plus, malheur !

Gétas -- Qui c'est, celui-là ? Tu es d'ici ?

Cnémon -- évidemment ! Mais toi, tu veux quoi ?

Gétas -- Je viens demander chez vous chaudrons et bassin...

Cnémon -- Qui diantre pourrait bien me mettre sur pied ?

Gétas -- Vous en avez, y en a, vrai de vrai ! Et des trépieds : sept ! et des tables : douze ! Hé, garçons, faites mon annonce aux gens là-dedans, car je suis pressé !

Cnémon -- Y a rien.

Gétas -- Y a pas ?

Cnémon -- Ne l'as-tu pas entendu dix mille fois ?

Gétas -- Bon, je me sauve.

Cnémon -- Infortuné que je suis ! De quelle manière ai-je été conduit ici ? Qui m'a déposé devant chez moi ? (à Sicon) Toi, tire-toi donc, et à l'instant !

Sicon -- Garçon, gamin ! Hé, les femmes, les hommes ! Garçon portier !

Cnémon -- Tu es fou, bonhomme ! Tu vas casser la porte !

Sicon -- Et pour nous, neuf tapis (...)

Cnémon -- D'où ça ?

Sicon -- Et une tenture brochée de style barbare (...) de cent pieds de long.

Cnémon -- Ah ! si je pouvais l'avoir !

Sicon -- Tu l'as (...)

Cnémon -- D'où ça ? Hé, la vieille ! Où est la vieille ?

Sicon -- Je vais à une autre porte ?

Cnémon -- Tirez-vous donc ! Hé, Simikè, ma vieille ! (À Gétas) Toi, vilain, que tous les dieux te fassent vilainement périr ! Que veux-tu ?

Gétas -- Je veux un cratère de bronze, un grand.

Cnémon -- Qui diantre pourrait bien me mettre sur pied ?

Sicon -- Vous l'avez, vrai de vrai, vous l'avez, la tenture, hein, papy ?

Gétas -- Petit Papy, et le cratère aussi, non ?

Cnémon -- La Simikè, je vais la tuer !

Gétas -- Dors et grogne pas ! Tu fuis la foule, tu hais ta femme, tu ne te laisses pas porter au même endroit que les sacrifiants ! Ben tout ça, tu le supporteras, personne ne va te venir en aide. Mords sur ta chique ! Et pour suivre, écoute tout (...)

 

(Texte mutilé, ainsi que celui des quatre vers suivants)

(...)

Sicon -- Reprenons d'un peu plus haut. Moi, j'apprêtais un banquet pour le hommes d'ici - tu écoutes ? dors pas !

Cnémon -- Pas dormir ? malheur !

Sicon -- Tu veux en être ? Fais encore attention à la suite. Les libations étaient là, les litières, étendues à terre ; les tables, c'était moi, car c'est à moi qu'il revenait de faire ça - tu écoutes ? - : c'est que je suis le cuisinier, rappelle-toi ;

Gétas -- Voilà notre homme qui tombe faible.

Sicon -- Un autre serviteur, tenant dans ses bras le dieu de l'évohé, un vieux grison déjà, l'inclinait vers le creux de la coupe, y mélangeait la liqueur des Nymphes et l'offrait aux hommes à la ronde, de même qu'un autre encore, aux femmes. (Les deux larrons miment la scène) C'était comme si tu en portais à du sable ! Tu comprends ça, toi. [950] Et voilà qu'une des servantes, imbibée, gardant dans l'ombre la fleur de son jeune visage, tout ensemble hésitante et tremblante, entrait rougissante dans le rythme de la danse, tandis qu'une autre la prenait par la main et commençait à danser. (Sicon prend Gétas par la main et tous deux esquissent une danse où ils veulent entraîner Cnémon)

Gétas -- Toi qui as subi une si terrible épreuve, danse, viens te joindre à nous ! (Ils veulent le redresser)

Cnémon -- Vous me frappez ? Que voulez-vous, misérables ?

Sicon -- Viens plutôt te joindre à nous, paysan que tu es !

Cnémon -- Non, par les dieux !

Gétas -- Alors, est-ce qu'on te porte là-dedans ?

Cnémon -- Que vais-je faire ?

Sicon -- Ben, danse donc !

Cnémon -- Portez-moi ! Peut-être vaut-il encore mieux endurer ce qui se passe là-bas.

Gétas -- Tu as raison. Nous sommes gagnants, glorieux vainqueurs ! (À Donax, le flûtiste, et à Sicon) Donax, mon gars, et toi, Sicon, soulevez-le et amenez-le. (À Cnémon) Gare à toi : si nous t'attrapons encore à gigoter tant soit peu, c'est pas mollo, sache-le bien, qu'on te traitera ce coup-ci ! Çà ! que quelqu'un nous donne des couronnes, une torche !

Sicon -- Prends celle-ci.

Gétas -- Ça va. (Aux spectateurs) Réjouissez-vous avec nous, qui avons mis au tapis ce vieux coriace ! Applaudissez gentiment, jeunes gens, hommes et gamins ! Et que Victoire, la Vierge de bonne souche, la rieuse, se montre bienveillante avec nous et vienne toujours à notre suite !

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Notes

biné (v. 515) : Le verbe grec désigne l'opération qui consiste à fendre les mottes de terre pour rendre le sol meuble. [Retour]

humanité (v. 573) : Le terme grec employé ici « je ferai montre de philanthropie », c'est-à-dire d' humanité, de bonté, est plein d'ironie, puisque Sostrate s'engage à « traiter humainement » le dieu Pan, après s'être substitué à lui dans sa fonction oraculaire (v. 571) ! Sur la diffusion de la notion et du terme chez Aristote et à l'époque hellénistique, cf. M.-P. Loicq-Berger, Racisme et philanthropie chez Aristote dans Serta Leodiensia secunda, Liège, C.I.P.L., 1992, notamment p. 302-303. [Retour]

proverbe (v. 633) : Allusion à un proverbe bien connu (Corpus paroemiographorum Graecorum, éd. Leutsch-Schneidewin, I, p. 68) signifiant que l'on est aux prises avec des difficultés auxquelles on ne peut échapper. Sur l'utilisation rhétorique de ces formules proverbiales à saveur populaire, cf. Y. Z. Tzifopoulos, Proverbs in Menander's Dyskolos : the rhetoric of popular wisdom dans Mnemosyne, 48, 2 (1995), p. 169-177. [Retour]

dieux (v. 639) : L'exclamation (narquoise ?) de Sicon est le cri d'une piété populaire qui voit dans le châtiment des méchants une juste intervention divine - la chute de Cnémon se révèle en effet providentielle pour la suite de l'action. [Retour]

arrangeur de tables (v. 647) : Dans les beaux repas, les invités étaient servis soit par leurs esclaves particuliers, soit par ceux de leur hôte. Tout se passait néanmoins sous la surveillance d'une sorte de maître d'hôtel mis aux ordres du cuisinier et chargé de l'ordonnance du repas : il lui revient notamment de disposer les petites tables portatives placées auprès des lits où s'allongent les convives, de laver la vaisselle et de remplir les coupes (Athénée, IV, 170 D-E). Dans le Grincheux, le cuisinier (mageiros) Sicon paraît tantôt, comme dans le présent passage, avoir le pas sur l'arrangeur de tables (trapezopoios), tantôt il revendique pour lui-même ce service (v. 943-944). Le personnage n'hésite pas, on le voit, à amplifier majestueusement la dignité de sa fonction. Il est de fait que celle-ci pouvait être extrêmement rentable : à Athènes, à l'époque de Ménandre, précisément, l'ami du poète, Démétrios de Phalère, qui menait grand train, s'était offert un « chef » de prestige, nommé Moschion, lequel tira tant de profit de son service qu'il devint en deux ans un propriétaire riche et brutalement arrogant (Athénée, XI, 542 F). - Pour une étude générale du cuisinier dans la comédie gréco-latine, cf. H. Dohm, Mageiros. Die Rolle des Kochs in der griechisch-römischen Komödie, Munich, 1964; en particulier, sur le Sicon du Dyscolos, p. 217-243. [Retour]

Apollon que voici (v. 659) : Dans une de ses fonctions familières, Apollon Agyieus apparaît comme le protecteur des rues et des maisons (agyia « rue, route ; demeure"). À ce titre, sa statue cultuelle trouvait sa place auprès des portes de maison ouvrant sur la rue, ainsi qu'il ressort des témoignages littéraires et archéologiques ; celle-ci doit figurer près de la porte de Cnémon ou entre cette dernière et le nymphée. [Retour]

Atlas (v. 683) : L'un des géants appartenant à la génération divine antérieure aux Olympiens. Lors de la lutte des Géants et des Dieux, Atlas combattit ces derniers, en punition de quoi Zeus le condamna à porter sur ses épaules la voûte du ciel. [Retour]

famille (v. 756) : Le passage allant du vers 756 au vers 763 présente un état du texte lacunaire, dont le sens général est néanmoins assuré. [Retour]

roulez-moi (v. 758) : Lecture généralement admise, bien que le mot soit mutilé. La sortie de Cnémon, ici, paraît se faire « sur roulettes » (bien qu'aucune suggestion en ce sens n'ait été faite à son entrée, v. 690). Il s'agit sans doute d'un simple lit roulant, et non de l'intervention de l'eccyclème (grec ekkuklêma), cette machine de théâtre en bois dont le lexicographe Pollux (IV, 128) donnera, au IIe siècle de notre ère, une description que n'appuie malheureusement nulle donnée archéologique. Ce devait être en principe une plate-forme roulante qui servait à évacuer de la scène les épisodes sanglants qui ponctuent la tragédie. Son usage dans la comédie ancienne est des plus douteux : Aristophane emploie quelquefois le verbe ekkukleîn, mais apparemment dans une intention parodique. Et le présent passage de Ménandre est loin d'être jugé décisif ; en réalité, la machine appelée ekkuklêma, dont la nature exacte et l'utilisation restent fort discutées, ne semble pas devoir être mise cause ici. [Retour]

témoins (v. 762) : Ce texte et celui du vers suivant sont douteux et diversement corrigés. [Retour]

Fortune (v. 801) : Le Destin, dont la pensée grecque a toujours cherché à définir le rôle par rapport au monde des dieux, revêt à l'époque hellénistique une figure personnalisée et divinisée : c'est la Fortune (Tychè), maîtresse du monde, dont le culte est très répandu dans les milieux populaires. L'ami de Ménandre, Démétrios de Phalère, homme d'État, philosophe péripatéticien et écrivain fécond, avait rédigé sur le sujet un traité dont l'inspiration venait de Théophraste et dont subsistent des fragments. [Retour]

+marche (v. 817) : Texte altéré et diversement corrigé. [Retour]

deux déesses (v. 878) : Il s'agit de Déméter et Corè, les deux déesses éleusiniennes prises à témoin par les femmes dans leurs serments et invocations ; cette seule référence suffit à trahir la présence d'une femme déguisée en homme (Aristophane, Assemblée des femmes, 155 ss). [Retour]

tenture (v. 924) (parapetasma barbarikon) : pareil accessoire, objet de luxe de grandes dimensions, serait tout à fait insolite dans la modeste demeure de Cnémon. Ces tissus de goût barbare, peut-être de fabrication perse ou en tout cas à motifs perses, sont assurément à la mode du temps : à l'époque même de Ménandre, le Flagorneur de Théophraste (Caractères, 5, 9) fait grand cas d'une portière de ce genre figurant des personnages perses, et Aristophane déjà mentionnait des « tentures de Perse » (parapetasmata mèdika) figurant des animaux fantastiques. [Retour]

évohé (v. 946) : Il s'agit de Dionysos Bacchos, dieu du vin et de l'ivresse, par allusion au cri évohé (grec euoî) poussé par les Bacchantes qui l'escortent. Ces vers ont une résonance poétique intentionnellement narquoise ; Sicon s'exprime en termes précieux, par des métaphores choisies : le « vieux grison » désigne, dans l'usage des Comiques, un vin vieux, la « liqueur des Nymphes », l'eau dont on le coupe traditionnellement. [Retour]

çà ! (v. 963) : Texte légèrement douteux quant à la lecture de l'interjection, mais non quant au sens joyeusement impératif de la phrase. [Retour]

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[ Introduction - Traduction vers 1-426 ]


[6 juin 2005]

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