Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 434b-438a - ans 715-722

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2023)

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Ans 716-722

DÉVELOPPEMENT SUR DES PERSONNAGES DE CHANSONS DE GESTE - GUERRES ET CONQUÊTES DE CHARLES MARTEL  - PÉPIN - ÉVÊCHÉ DE LIÈGE - SUCCESSION DE SAINT HUBERT

Myreur II, p. 434b- 438a


Introduction

 

L'utilisation des chansons de geste et le personnage littéraire de Doon de Mayence chez Jean d'Outremeuse

Ce fichier est majoritairement consacré (dans sa deuxième partie) à des questions militaires mettant en évidence Charles Martel et accessoirement à un bref épisode de l'histoire de l'évêché de Liège, mais sa première partie est particulièrement intéressante et très significative pour l'étude de la composition du Myreur des Histors. Les notices qu'elles contient traduisent en effet le grand intérêt que porte Jean d'Outremeuse aux Chansons de geste et particulièrement à la Geste de Doon de Mayence.

 

La première notice mentionne comme une évidence l'étroite correspondance existant entre Charlemagne, Doon de Mayence et Garin de Monglane : trois enfants nés selon le chroniqueur la même année, le même jour et la même heure, soit le dix-huit mars, qui était alors le dernier mois de l'an 715 de l'Incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Pareille coïncidence, toujours pour le chroniqueur, aurait même été sanctionnée par des prodiges envoyés par Dieu.

L'historien fera immédiatement remarquer que Charlemagne, dans l'Histoire, n'est pas né en 715 de notre ère, mais en 742 ou 747, que la chronologie de Jean d'Outremeuse, basée sur les années de l'Incarnation, est donc ici encore très particulière. Mais pareil  « découplement » nous est familier. Ce qui est plus intéressant, c'est de constater la mise sur le même plan d'un personnage tout à fait historique, Charlemagne, avec deux personnages qui ne le sont pas. En effet Doon de Mayence et Garin de Monglane n'existent que dans la littérature. Mais soyons plus précis encore.

Pour l'historien de la littérature française médiévale, ces trois noms évoquent le classement des chansons de geste en trois grands cycles, le Cycle du Roi (il s'agit de Charlemagne), le Cycle de Garin de Monglane (ou Cycle de Guillaume d'Orange) et le Cycle de Doon de Mayence. C'est une classification très ancienne, puisqu'elle apparaît déjà et très clairement chez Bertrand de Bar-sur-Aube dans son Girard de Vienne (vers 1448ss), une chanson de geste du XIIIe siècle, consacrée au fils de Garin de Monglane. Ce classement est en partie contestable, notamment parce qu'il ne prend pas en compte toutes les chansons de geste. Il existe en effet d'autres cycles mineurs, comme par exemple le Cycle de la Croisade, autour de Godefroi de Bouillon, ou des pièces qui se situent entre la chanson de geste et le roman, comme par exemple Boeve de Hantone. Mais ce classement est commode, ce qui explique qu'il ait été généralement adopté par les historiens modernes de la littérature.

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Mais revenons à la tripartition des chansons de geste, présentée ici dans le Myreur. Comme on le constatera, Jean lie chaque cycle à une lignée, et celle qu'il considère comme la plus importante est la troisième, celle de Doon de Mayence, la seule, dira-t-il, à ne pas avoir disparu et à laquelle il rattachera en fin de compte toute l'histoire de France.

Parmi les douze fils de Doon de Mayence, il mettra en évidence le nom de Godefroi de Bouillon, l'aîné, qui interviendra largement dans le Tome IV du Myreur. Godefroi de Bouillon est un personnage historique, mais il est cité ici moins pour ses réalisations personnelles que parce qu'il fut ‒ dans la littérature ‒ le père d'Ogier le Danois, auquel le chroniqueur fait jouer un très grand rôle aux côtés de Charlemagne dans la suite du Myreur, et surtout le grand-père de Beuve (Buevon), le fils d'Ogier, que Jean place à l'origine d'une descendance extraordinaire, à savoir « les rois de France et les ducs de Bourbon, les empereurs de Rome et de Constantinople, ainsi que les ducs de Bourgogne, les ducs de Brabant, les comtes de Flandre et tous les seigneurs nobles et bien nés ».

Le Chevalier au Cygne est également cité ici (II, p. 434, mais aussi en II, p. 465 et en IV, p. 264), probablement à cause de l'importance et de la diffusion de sa légende très caractéristique. C'est, lui aussi, un descendant de Doon de Mayence, mais plus lointain.

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À cette lignée de Doon de Mayence, Jean d'Outremeuse attache une grande importance. Dans les fichiers suivants (en gros de II, p. 438 à II, p. 500ss), il va très largement (pour ne pas dire essentiellement) utiliser, en la dérimant, la Geste de Doon de Mayence [Doolin de Maience], une oeuvre écrite vraisemblablement dans la seconde moitié du XIIIe siècle » et qui « à l'origine, [...] devait former la matière de deux poèmes bien distincts écrits par un ou deux auteurs restés anonymes » (M.-J. Pinvidic, p. 7). Le premier poème (Les enfances Doolin de Maience) racontait « l’histoire touchante du jeune Doon, qui, spolié de son fief, va vivre une série d’aventures épiques et romanesques avant de reconquérir son héritage ».  Le second poème, qu'on pourrait intituler La Fleur des Batailles Doolin de Maience, retraçait la vie, « pleine de bruits et de fureurs, de ce même héros devenu un homme dans la force de l’âge, capable d’obtenir l‘aide de Charlemagne et de se tailler un royaume au nom de la foi chrétienne aux dépens des Saxons » (M.-J. Pinvidic).

Cette Geste de Doon de Mayence, nous ne la connaissons que grâce à la vieille édition (sans traduction mais avec un résumé en français) d'Alexandre Pey :

* Alexandre Pey, Doon de Maience : chanson de geste. Publiée pour la première fois d'après les manuscrits de Montpellier et de Paris par M. A. Pey, Paris, Vieweg, 1859, XXXIX-368 p. (Les anciens poètes de la France, 2)

Mais nous possédons aussi aujourd'hui une adaptation dérimée de ces deux poèmes, réunis en un seul ouvrage intitulé La Fleur des batailles Doolin de Maience. Nous n'en connaissons ni l'auteur, ni la date, mais nous savons qu'elle a été éditée en 1501 par le célèbre imprimeur-éditeur parisien, Antoine Vérard, très actif. La langue est celle la fin du XVe siècle. On la trouvera, avec une mine impressionnante de renseignements, dans l'édition critique de M.-J. Pinvidic :

 * La fleur des bastilles Doolin de Maience, publiée par Antoine Vérard (1501). Édition critique par Marie-Jeanne Pinvidic, Paris, Champion, 2011, 535 p. (Textes littéraires de la Renaissance, 6).

À son époque, Jean d'Outremeuse ne connaissait évidemment pas cette version dérimée. Son modèle était la Geste du XIIIe siècle, dans laquelle, conformément au genre annalistique, il intégrera une série de notices se rapportant à d'autres sujets. Il s'en inspirera avec la liberté qui est la sienne. Comme il le fait régulièrement avec ses sources, il résumera, il transformera, il complètera sans le moindre scrupule. Et, sur ce point, on ne peut qu'être surpris par la remarque de Borgnet (II, p. 464) qui présente le récit de Jean comme « une analyse fidèle de la geste de Doon de Maience, publiée en 1859, par M.A. Pey ».

 


 

Résumé

Première partie (II, p. 434b-435a) : développement hors chronologie

* Développement hors chronologie : Trois personnages, nés simultanément, à savoir Charlemagne, Doon de Mayence et Garin de Monglane sont à l'origine non seulement de chansons de geste mais aussi de lignages illustres, dont le plus durable fut celui de Doon de Mayence (il comprend notamment Godefroi de Bouillon, Ogier le Danois et tous les rois chrétiens)

Deuxième partie (II, p. 435b-438a) : retour à la forme annalistique de la chronique (ans 716-722)

An 716 : Victoires des empereurs Héraclée et Léonce Samson sur les Sarrasins à Constantinople et conquêtes de Charles Martel qui soumet le Saxe, la Souabe, la Frise et le Danemark

An 717 : Évêché de Liège : mort de saint Hubert et sa succession difficile (Constantin, l'évêque intrus - Floribert, le second évêque de Liège) - Rôle de Pépin et de Charles Martel

Ans 718-722 : Plusieurs guerres de Charles Martel, notamment en Anjou et à Soissons contre Gérard de Roussillon - Plusieurs guerres entre Frisons et Danois - Un détail sur Constantin, l'évêque intrus de Liège

An 722 : Pépin battu et blessé à Soissons par Gérard de Roussillon

 


Première partie

 

Développement hors chronologie : Trois personnages, nés simultanément, à savoir Charlemagne, Doon de Mayence et Garin de Monglane sont à l'origine non seulement de chansons de geste mais aussi de lignages illustres, dont le plus durable fut celui de Doon de Mayence (il comprend notamment Godefroi de Bouillon, Ogier le Danois et tous les rois chrétiens)

[II, p. 434b] [Le nassenche Charle et Doyelien et Garin] Les nassenche Carle le Gran, le fis le pitit Pipin, et de Doielien de Maienche, li fis Guion de Navaire, et Garin de Monglenne, le fis Aymeir dus d'Aquitaine. Grant joie avient adont al monde de la nassenche des trois enfans qui nasquirent en une an, en unc jour et en une heure, assavoir : le XVIIIe jour de mois de marche, qui estoit adont ly dierain mois de l’an del incarnation Nostre-Saingnour Jhesu-Crist VIIc et XV deseurdit.

[II, p. 434b] [La naissance de Charlemagne, de Doon et de Garin] Naissance de Charles le Grand, fils de Pépin le Bref, de Doon de Mayence, fils de Guy de Navarre, et de Garin de Monglane, fils d'Amaury, duc d'Aquitaine. Grande fut la joie dans le monde, suite à la naissance des trois enfants qui naquirent la même année, le même jour et la même heure, soit le dix-huit mars, qui était alors le dernier mois de l'an 715 de l'Incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Notes

1. Il avait déjà été question en II, p. 413b de considérations généalogiques mettant en évidence les personnages de Doon de Mayence, de Charlemagne et d'Ogier, mais dans un contexte qui n'était pas, comme ici, celui de l'origine et de la structuration des chansons de geste. La question de cette origine reviendra en III, 2.

2. Jean d'Outremeuse, en II, p. 459b, signale que d'autres auteurs faisaient naître ces trois enfant en 718.

3. Comme c'est souvent le cas pour les noms de personnes dans les textes médiévaux, les graphies varient. Pour le second enfant, nous adopterons systématiquement la forme Doon de Mayence, mais on rencontre aussi Doolin de Maience, Doon de Maience ou Doolin de Mayence.

Dont li promier des enfans si fut Charle, li fis le pitit Pipin, de Bertaine sa femme la filhe l'emperere Lyon Sanson ; et ly altre fut Doyelien de Maienche, le fis Guys conte de Maienche, qui avoit esteit li fis le roy Gaufrois de Navaire, qui fut frere à Tybier l'emperere de Romme, et de la filhe l'emperere Constantin, qui oit à nom Blanche ; et ly thier fut Garin de Monglanne, le fis Aymeir d'Aquitaine, le fis Eudon frere à sains Hubers, evesque de Liege, de la filhe Char-Martel qu'ilh oit de sa promier femme qui fut filhe à Hildebert, roy de Franche. De ches trois enfans ly uns en fut neis à Paris, ly secon à Maienche et li thiers à Tholouse le Galarde.

Le premier de ces enfants était Charles, le fils de Pépin le Bref et de sa femme Berthe, fille de l'empereur Léonce Samson. Le second était Doon de Mayence, fils du comte Guy de Mayence, lequel était le fils du roi Gaufroit de Navarre, frère de l'empereur Tibère de Rome, et de la fille de l'empereur Constantin, dénommée Blanche. Le troisième était Garin de Monglane, fils d'Amaury d'Aquitaine, lequel était fils d'Eudes, le frère de saint Hubert, évêque de Liège, et de la fille que Charles Martel eut de sa première femme (Rotrude ?), la fille de Childebert, le roi de Francie. De ces trois enfants, l'un naquit à Paris, le second à Mayence et le troisième à Toulouse la Gaillarde.

[Les mervelhes que Dieu demonstrat al nassenche de ches III enfans : Charle, Doyelien, etc.]  A la nassenche de ches trois enfans demonstrat Dieu grant mervelhe, car la terre tremblat, et chairent trois effoudres, desqueiles trois arbres sont fours de terre salhis tous floris, qui furent vers et fuelhis tout le vivant de ches trois enfans. Desqueis les clers de Franche sortirent que ches trois enfans et leurs heures apres eaux conqueroient mult de regions qui estoient desous la loy Apolin el Mahon.

[Les merveilles que Dieu manifesta à la naissance de ces trois enfants : Charles, Doon, etc.] À la naissance de ces trois enfants, Dieu fit des choses prodigieuses, car la terre trembla, et trois éclairs firent sortir de terre trois arbres tout fleuris, qui restèrent verts et feuillus, durant toute la vie de ces trois enfants. Ce qui fit dire aux clercs de Francie que ces enfants et leurs héritiers conquerraient de nombreux territoires soumis à la loi d'Apollon et de Mahomet.

[Del nassenche le chevalier à chiene et de Godefroit de Bulhon] De ches trois enfans furent trois giestes et generation, dont ly Garin defalit promier et ly Charle apres, enssi com vos oreis, et ly Doyelien dure encor et durerat toudis. Ilh en issit le chevalier à chiene et Helias, son fis, et Goudefroit de Bulhon et ses freres. Apres ilh issit des XII fis de Maienche mult grant peuple, enssi com ons truve ens ès hystoires de Franche.

[La naissance du Chevalier au Cygne et de Godefroi de Bouillon] Ces trois enfants donnèrent lieu à trois gestes et à trois lignées : celle de Garin fut la première à disparaître, puis celle de Charles disparut, comme vous l'entendrez, tandis que celle de Doon subsiste encore et subsistera toujours. De lui sont issus le Chevalier au Cygne (cfr II, p. 465) et son fils Hélias, Godefroi de Bouillon et ses frères. Plus tard, un très grand peuple descendit des douze fils de Mayence, selon ce que l'on trouve dans les histoires de Francie.

Sur Le Chevalier au Cygne et sa légende, cfr Wikipédia : « Le chevalier au cygne est un personnage légendaire médiéval de l'Europe occidentale, attesté dès le XIIe siècle. Dans la version la plus condensée de l’histoire, un inconnu en armes aborde sur un rivage dans une barque remorquée par un cygne. L'inconnu fait preuve de vaillance et obtient en récompense un fief et une épouse, avec qui il a des enfants. Un jour, le cygne réapparaît : l’inconnu saute dans la barque qui est aussitôt entraînée au large par l’oiseau et disparaît comme il était venu ». « Cette légende a connu de nombreux développements en Europe entre le XIIe et le XVIe siècle. Les chansons de geste du cycle de la croisade, en particulier la chanson d’Antioche et la chanson de Jérusalem, font du chevalier au cygne l’ancêtre de Godefroy de Bouillon ». Cfr aussi II, p. 465.

Qu'en est-il de cet Hélias/Élie ? Jean d'Outremeuse en fait ici le fils du chevalier au cygne, mais en IV, p. 264, il mentionne Hélias comme le « nom du chevalier que le cygne conduisit et reconduisit ».

[De Ogier li Dannois et son fis Buevon, dont tos les plus nobles cristiens sont issus] Et de Gaufroit, son anneit fis, issit Ogier li champion de Dieu et de sainte Engliese, lyqueis oit unc fis qui oit nom Buevon, dont tous les roys de Franche et les dus de Borbon, et les empereres de Romme et de [II, p. 435] Constantinoble et les dus de Borgongne, et les dus de Brabant et les contes de Flandres, et tous les nobles et gentis saingnours qui ors sont, ont esteit desquendus, enssi com vos oreis chi apres.

[Ogier le Danois et son fils Beuve, de qui sont issus tous les chrétiens les plus nobles] Et de Gaufroit, son fils aîné, naquit Ogier, le champion de Dieu et de la sainte Église. Il eut un fils nommé Beuve, de qui descendent les rois de France et les ducs de Bourbon, et les empereurs de Rome et de [II, p. 435] Constantinople, ainsi que les ducs de Bourgogne, les ducs de Brabant, les comtes de Flandre et tous les seigneurs nobles et bien nés, comme vous l'entendrez ci-après.

 

Beuve : Buevon de Conmarchis, un personnage dont il sera largement question dans les Tomes III et IV de l'édition Borgnet et qui fait l'objet d'une Chanson de geste intitulée Buevon de Conmarchis et appartenant au Cycle de Guillaume d'Orange.


 

Deuxième partie

Après ce développement hors chronologie, axé sur l'histoire littéraire et annonçant la transposition qu'il fera plus loin de la Geste de Doon de Mayence, Jean d'Outremeuse revient à la forme dépouillée et annalistique de la chronique (ans 716-722). Mais cela ne l'empêche pas de mêler données historiques et éléments tirés des chansons de geste. On n'oubliera pas en effet que Girart de Roussillon est une chanson de geste de quelque dix mille décasyllabes qui fait partie du cycle de Doon de Mayence et qui raconte les guerres entre Charles Martel et Gérard de Roussillon, qui n'est pas un personnage historique mais un personnage littéraire (cfr infra pour plus de détails)

 

Résumé

 

An 716 : Victoires des empereurs Héraclée et Léonce Samson sur les Sarrasins à Constantinople et conquêtes de Charles Martel qui soumet le Saxe, la Souabe, la Frise et le Danemark

An 717 : Évêché de Liège : mort de saint Hubert et sa succession difficile (Constantin, l'évêque intrus - Floribert, le second évêque de Liège) - Rôle de Pépin et de Charles Martel

Ans 718-722 : Plusieurs guerres de Charles Martel, notamment en Anjou et à Soissons contre Gérard de Roussillon - Plusieurs guerres entre Frisons et Danois - Un détail sur Constantin, l'évêque intrus de Liège

An 722 : Pépin est battu et blessé à Soissons par Gérard de Roussillon

 

An 716 : Victoires des empereurs Héraclée et Léonce Samson sur les Sarrasins à Constantinople et conquêtes de Charles Martel qui soumet la Saxe, la Souabe, la Frise et le Danemark

[L’an VIIc et XVI - L’emperere de Romme alat desegier Constantinoble, et ochist mult de Sarasins] En revenant à ma matere, je vos diray avant : « Vos saveis comment les Sarasins ont Constantinoble assegiet, et y seirent par l'espause de III ans, si qu'ilh fut l'an VIIc et XVI le troseyme année. » Adont mandat Eracle Lyon Sanson, l'emperere de Romme, qu'ilh ly venist faire socour encontre les Sarasins qui l'avoient assiegiet le temps de trois ans. Adont passat ly emperere Lyon mere, et dest qu'ilh yroit mult volentiers, et encors y fust-ilh alleis plus voletiers plus trempre s'ilh l'awist mandeit. Adont assemblat ses gens et s'en alat vers Constantinoble sourcorir l'emperere Eracle, et ochist tant de Sarasins qu'ilh ne furent mie à nombreir, et recachat le remanant.

[An 716 - L’empereur de Rome alla lever le siège de Constantinople, et tua de nombreux Sarrasins] En revenant à ma matière, je vous dirai en premier lieu : « Vous savez comment les Sarrasins assiégèrent Constantinople (cfr II, p. 433) et y restèrent pendant trois ans, jusqu'en 716 donc. » Alors, Héraclée fit appel à Léonce Samson, l'empereur de Rome, lui demandant du secours contre les Sarrasins qui l'assiégeaient depuis trois ans. L'empereur Léonce prit la mer et répondit qu'il irait très volontiers l'aider et qu'il aurait aimé y aller plus tôt, s'il avait été appelé. Il assembla ses gens et partit pour Constantinople afin de secourir l'empereur Héraclée. Il tua tant de Sarrasins qu'on ne put les compter et poursuivit les rescapés.

[Char-Martel mist en sa subjection Saxongne, Suaire, Frise et les Dannois] En cel an assemblat grant gens Char-Martel et s’en allat en Saxongne. Là oit-ilh pluseurs batalhes contre les Saynes ; mains toudis estoient les Saynes desconfis. Tant fist Char-Martel qu'ilh conquist tout Saxongne et Suaire, et Frise et Dannemarche, et les fist tous retributaires al royalme de Franche.

[Charles Martel soumit la Saxe, la Souabe, la Frise et les Danois] Cette année-là [716], Charles Martel assembla de nombreuses forces et partit en Saxe. Là il mena plusieurs batailles contre les Saxons, qui étaient chaque fois défaits. Charles Martel réussit à conquérir toute la Saxe, la Souabe, la Frise et le Danemark, pays qui devinrent tous tributaires du royaume des Francs.

An 717 : Évêché de Liège : mort de saint Hubert et sa succession difficile (Constantin, l'évêque intrus - Floribert, le second évêque de Liège) - rôle de Pépin et de Charles Martel

[De sains Hubers l’evesque - L’an VIIc et XVII - Sains Hubers morut à Fura en Ardenne] ; Item, l'an VIIc et XVII estoit sains Hubers aleis en Ardenne, en lieu que ons nommoit Andagion, où ilh habitoit pluseurs clers, qui portoient habit de heremites deleis lesqueis sains Hubers aloit bien sovent, et à une altre lieu qui avoit nom Fura, qui estoit asseis pres de là, où ilh avoit unc orateur et heremitage, sicom dit est. Si estoit sains Hubers en devolte volenteit del renunchier à son evesqueit et de vestir les draps de heremites et enssi useir là sa vie, quant une maladie li prist qui fut si grant, qu'ilh en morut en cel orateur de Fura, et morut l'an deseurdit le XXIXe jour de june.

[Saint Hubert l’évêque - L’an 717 - Saint Hubert mourut à Fura en Ardenne] En l'an 717, saint Hubert s'était rendu en Ardenne, en un lieu nommé Andaginum (cfr II, p. 415 et 429), où vivaient plusieurs clercs portant l'habit des ermites, et chez qui il allait bien souvent ; il fréquentait aussi un autre lieu, nommé Fura, situé très près de là, où se trouvaient un oratoire et un ermitage, comme on l'a dit (cfr II, p. 415). Saint Hubert avait la pieuse intention de renoncer à son évêché pour prendre l'habit des ermites et finir ainsi sa vie, quand il fut frappé d'une maladie si grave qu'il mourut dans cet oratoire de Furon, le vingt-neuf juin de cette année 717.

[De Constantin li faux evesque qui fust apres sains Hubers] Ons liist qu'ilh morut l'an VIIc et XXX, mains ly hystoire là dist que FIoribers, son fis, qui fut apres evesque, fut consacreis l'an VIIc et XXX, mains ilh ne parolle mie d'on faux evesque dont nos parlerons, cuy Char-Martel y mist et tient le siege XIII ans et dix-sept, che sont XXX, enssi serat bons ses comptes.

[Constantin le faux évêque qui succéda à saint Hubert] On lit ailleurs que saint Hubert mourut en l'an 730 et que son fils Floribert, qui lui succéda comme évêque, fut consacré en cette même année. Mais ce récit ne dit rien d'un faux évêque dont nous allons parler, qui fut installé par Charles Martel et occupa le siège durant treize ans. Si l'on ajoute 13 à 717, on arrive à l'année 730, et les comptes seront bons.

[Sains Hubers fut ensevelis à Sains Pire à Liege, quant ilh oit visqueit LXXXIII ans]  Quant sains Hubers fut trespasseis, qui avoit d'eage IIIIxx et III ans, la clergerie de Liege s'en alat en Ardenne por ameneir, et l'amenat, et fut ensevelis en l'eglise Sains-Piere à Liege, qu'ilh avoit fondeit en la crotte devant l’ateit Sains-Albin en son sarcut qu'ilh avoit fait faire devant cel alteit. [II, p. 436] Sains Hubers, à son vivant, fist faire devant ledit alteit sa sepulture, et soy cuchat dedens por veoir s'ilh estoit grant asseis.

[Saint Hubert fut enseveli à Saint-Pierre à Liège, après avoir vécu quatre-vingt-trois ans] Quand saint Hubert mourut à l'âge de quatre-vingt-trois ans, les clercs de Liège se rendit en Ardenne pour ramener son corps, ce qui fut fait, et saint Hubert fut enseveli à Liège dans l'église Saint-Pierre, qu'il avait fondée, dans la grotte devant l'autel, dans le sarcophage qu'il avait fait faire devant cet autel. [II, p. 436] Saint Hubert, de son vivant, y avait fait installer sa sépulture et s'y était couché pour voir si elle était assez grande.

[Floribert li secon evesque de Liege] Là fut-ilh ensevelis, et, apres ses exeques faites et celebreez, les canones de Liege entrarent en la conclave por faire election : si ont postuleit par le voie de sains espir Floribert, li fis saints Hubers, qui demoroit à Stavelo et avoit esteit disciple à sains Remacle.

[Floribert le second évêque de Liège] C'est là qu'il fut enseveli. Après la célébration de ses obsèques, les chanoines de Liège se réunirent en conclave pour procéder à une élection et, suivant l'inspiration du Saint-Esprit, ils sollicitèrent la désignation de Floribert, le fils de saint Hubert, qui demeurait à Stavelot où il avait été le disciple de saint Remacle.

[Discors del evesqueit de Liege par Constantin] Mains enssi que ons l'envoioit confirmeir à Char-Martel, qui estoit roy de Franche, où ons prendoit la confirmation enssi que ons le prent maintenant à pape de Romme, si ly avient enconbrier ; car Constantin, qui estoit li fis le duc d'Orlins, qui estoit uns gran clers et cusins à Char-Martel, chis vient vers Pipin quant ilh soit que sains Hubers estoit mors, et li donnat tant de beals joweals qu'ilh li oit enconvent qu'ilh seroit evesque de Liege.

[Désaccord à l'évêché de Liège à cause de Constantin] Mais lorsqu'on envoya demander confirmation de cette désignation à Charles Martel, roi de Francie (on lui demandait là une confirmation, comme on le fait maintenant au pape de Rome), une difficulté surgit. En effet, Constantin, le fils du duc d'Orléans, grand clerc et cousin de Charles Martel, était venu trouver Pépin après avoir appris la mort de saint Hubert ; il lui avait offert tant de beaux joyaux que Pépin lui promit qu'il serait évêque de Liège.

Et Pipin en palais à Orlins enformat teilement son peire, que ilh li donnat en disant : « Certe je ayme tant l'engliese, que je voroie qu'ilh awist unc bon evesque, j'amasse miez qu'ilh awissent esluit unc. » Respondit Pipin : « Ilh ne puelent troveir entre eaux à leur greit homme por eistre evesque, ains ratendent que vos les envoiés unc. » - «Et je li donne », dest Char-Martel. Quant Pipin oit chu, ilh fist Constantin appelleir et l'amenat à Liege à grant gens ; mains la clergerie ne le wot point rechure, et dessent en respondant à luy qu'ilh avoient esluit unc proidhomme de grant sanc, de grant scienche et de grant sanctiteit, et qui estoit fis à sains Hubers, leur evesque jadit.

Et Pépin, dans son palais d'Orléans, influença tellement son père que celui-ci lui donna son accord en disant : « Certes, j'aime tant l'Église que je voudrais qu'elle ait un bon évêque et j'aurais préféré qu'il ait été élu. » Pépin répondit : « Ne peuvant trouver parmi eux un homme qu'ils acceptent comme évêque, ils attendent que vous leur en envoyiez un. » ‒ « Alors je le leur donne », dit Charles Martel. Quand Pépin entendit cela, il fit appeler Constantin et l'amena à Liège, en grande compagnie ; mais les clercs ne voulurent pas le recevoir et lui répondirent qu'ils avaient élu un homme sage, de sang très noble, très savant et très saint, le fils de saint Hubert, leur ancien évêque.

Adont affin que li capitle ne incorist en la indignation de roy Char-Martel, si ont envoiet leur doyen et IIII canones, et le conte Plandris à Paris à Char-Martel enfourmeir de leur election, et del personne esluit, de sa vie et de son estat. Quant Char-Martel entendit chu, si dest : « Je puy bien eistre decheus des Sarasins, quant mon propre fis m'at dechuit par des faux parolles. Beais saingnours, je ay donneit lettre saielée de mon seal que nullement je ne puy rapelleir, dont je suy mult dolans. » Et cheaux revinrent à Liege, et demorat enssi Constantin com evesque XIII ans, et Floribers s'en rallat demoreir à Stavelot.

Alors, pour éviter de provoquer l'indignation de Charles Martel, les membres du chapitre envoyèrent à Paris leur doyen, quatre chanoines et le comte Plandris, pour informer Charles Martel qu'ils avaient procédé à une élection et pour lui préciser le nom, la vie et la situation de l'élu. Quand il entendit cela, Charles Martel dit : « Je peux bien être trompé par les Sarrasins, quand mon propre fils m'a trompé par des paroles mensongères. Beaux seigneurs, j'ai donné une lettre scellée de mon sceau, lettre que je ne peux aucunement annuler, ce que je regrette beaucoup. » Les envoyés revinrent à Liège ; Constantin resta évêque durant treize ans et Floribert retourna vivre à Stavelot.

Mains chis Constantin ne fut onques mis en nombre des evesques, car li engliese ne le tient onques por evesque, et ne le wot tenir fours que por intrus ; ains tenoient Floribers por le secon evesque de Liege. Et à la fin des XIII ans chevalchoit Constantin à Treit, si vient unc tempieste qui chait sour son coul et [II, p. 437] l'ochist.

Mais ce Constantin ne fut jamais compté au nombre des évêques, car l'Église ne le considéra jamais comme tel et ne voulut le garder que comme intrus. Ainsi tenait-on Floribert pour le second évêque de Liège. Et treize ans plus tard [en 730 donc], alors que Constantin se rendait à cheval à Maastricht, une tempête s'abattit sur sa nuque et [II, p. 437] le tua.

Ans 718-722 : Plusieurs guerres de Charles Martel, notamment en Anjou et à Soissons contre Gérard de Roussillon - Plusieurs guerres entre Frisons et Danois - Un détail sur Constantin, l'évêque intrus de Liège

[L’an VIIc et XVIII. De Char-Martel] Item, l'an VIIc et XVIII alat Char-Martel à grant gens en Angiens qui estoit rebelle à ly, et les remist en sa subjection.

[An 718 - Charles Martel] En l'an 718, Charles Martel alla avec des troupes importantes en Anjou, qui s'était rebellée et qu'il remit en son pouvoir.

[Guerre des Frisons et Dannois] En cel an esmut une guerre entre le roy de Dannemarche et Renbaut le roy de Frise. Et deveis savoir que ly roy de Frise estoit adont oussi puissante et plus que ly roy de Dannemarche, car ilh en estoit Hollande, Zelande et Bastoul awec leurs appendiches, et Frise le haulte et le bas awec le Wastefrise, et la terre de Bokelde, laqueile terre appent maintenant al royalme de Dannemarche, et l'i adjondit Ogier ly Dannois, qui sires en estoit à son temps.

[Guerre entre Frisons et Danois] En 718 éclata une guerre entre le roi de Danemark et Raimbaud, le roi de Frise. Et vous devez savoir que le roi de Frise, à cette époque, était aussi et même plus puissant que le roi de Danemark, car il régnait sur la Hollande, la Zélande, sur Bastoul et ses dépendances, sur la Haute et la Basse Frise avec la Westfrise, sur la terre de Bokelde, qui dépend maintenant du royaume de Danemark, car annexée par Ogier qui en fut le seigneur en son temps.

 Selon Bo, ad locum, Bastoul pourrait désigner Baesdorp, et Bokelde désigner Bockholt.

[Frisons sont desconfis - L’an VIIc et XIX] Apres Godebuef, son oncle, tient ladit terre de Bokelde, qui plus grant asseis estoit que Holande et Zelande. Si entrat ly roy de Dannemarche en Frise et le destruit grandement ; mains ly roy de Frise vient contre luy à grant gens, et orent batalhe ensemble devant une fortereche que ons appelloit Erkel ; mains ly roy de Frise fut desconfis. Et fut chu l'an VIIc et XIX, en mois de may.

[Les Frisons sont battus - An 719] Après son oncle Gondebaud, Ogier détint cette terre de Bokelde, qui était beaucoup plus étendue que la Hollande et la Zélande. Le roi de Danemark pénétra en Frise et y fit de grands ravages ; mais le roi de Frise marcha contre lui avec de nombreuses troupes. Ils se livrèrent bataille devant une forteresse appelée Erkel et le roi de Frise fut vaincu. Cela se passa en mai de l'an 719.

 Selon Bo, ad locum, Erkel désignerait Erkelens, près d’Aix-la-Chapelle.

[Del intrus de Liege] Item, en cel an Constantin, le intrus de Liege, vint en capitle à heure de capitle, quant ons chantoit grant messe ; mains oussitoist que les canones le veirent, ilh laissont à chanteir grant messe et alerent leurs voies ; si s'en alat li intrus à Paris et soy plandit à Pipin, mains Pipin li dest qu'ilh n'en savoit que faire.

[L'intrus de Liège] Cette année-là, Constantin, l'intrus de Liège se présenta devant le chapitre à l'heure de l'assemblée, quand on chantait la grand-messe. Mais dès que les chanoines le virent, ils cessèrent de chanter et s'en allèrent. L'intrus partit à Paris se plaindre auprès de Pépin, qui lui dit qu'il ne savait rien y faire.

[L’an VIIc et XX - Char-Martel desconfist ses anemis] Item, l'an VIIc et XX se renmut la grant guere qui tant avoit dureit entre Char-Martel et le duc Gerart de Rosselhon, et orent pluseurs batailles ensembles, et par especial en cel an orent une batalhe ensemble devant Soison que Gerart avoit assegiet, et là fut Gerart awec ses gens desconfis.

[An 720 - Charles Martel défit ses ennemis] En l'an 720 recommença la grande guerre qui avait opposé si longtemps Charles Martel et le duc Gérard de Roussillon. Beaucoup de batailles se déroulèrent ; il y en eut spécialement une cette année-là devant Soissons assiégée par Gérard et ses gens qui furent vaincus.

[De roy Dannois] Item, l'an VIIc et XXI morut ly roy de Dannemarche, et fut ochis en une batalhe contres les Frisons ; si fut roy apres luy Ector son fis, qui regnat XI ans.

[Le roi danois] En l'an 721, le roi de Danemark mourut, tué dans une bataille contre les Frisons ; après lui devint roi son fils Hector, qui régna onze ans.

[Del intrus de Liege]  En cel an vient ly intrus Constantin à Liege, et amenat awec li Pipin et mult de chevaliers et de gens d'armes, qui à toutes leurs amis alerent en capitle qui estoit induis par eaux. Mains quant les saingnours canones de Liege veirent les gens d'armes venir en capitle, ilh s'en alerent et dessent qu'ilh ne displaisist mie à Pipin, car ilh avoient le capitle assembleit à sa requeste ; ilh ne soy voloient n'en ne devoient combattre, car ilh estoient gens de sainte Engliese, sy ne voloient fours que paix. Adont Pipin fut bien contens de la parolle de capitle, et soy partit tantost et s'en ralat vers Mes en Loheraine.

[L'intrus de Liège] Cette même année, l'intrus Constantin vint à Liège, amenant avec lui Pépin ainsi que de nombreux chevaliers et beaucoup de gens armés. Avec tous leurs amis, ils se rendirent au chapitre qu'ils avaient réuni. Mais quand les seigneurs chanoines virent arriver des gens armés dans la salle du chapitre, ils se retirèrent et dirent qu'ils ne voulaient pas déplaire à Pépin, car c'était à sa demande qu'ils s'étaient réunis. Ils ne voulaient ni ne devaient combattre, car ils appartenaient à la Sainte-Église et ne désiraient que la paix. Alors Pépin fut très content des paroles du chapitre et partit aussitôt pour Metz en Lorraine.

[II, p. 438] [Grant batalhe] En cel an oit grant batalhe devant Malgarnie, la citeit de Dannemarche, de roy Bron et del roy Renbaut le Frison ; si fut disconfis li roy de Danemarche.

[II, p. 438] [Grande bataille] Cette année-là [721], une grande bataille eut lieu devant Malgarnie, la cité de Danemark, entre le roi Brunon et le roi Raimbaud le Frison. Le roi de Danemark fut vaincu.

An 722 : Pépin est battu et blessé à Soissons par Gérard de Roussillon

[L’an VIIc et XXII - Pipin fut desconfis et navreis à Soison] Item, l'an VIIc et XXII Gerart de Rosselhon ardit mult de vilhes entour Soison, et assegat Soison ; mains quant ilh y oit esteit VIII jours, Pipin revenoit de Mes, si l'oiit dire sus le mont de Laon. Si fist tant qu'ilh oit XLm hommes de sa compangnie, puis s'en ralat à Soison, et corit sus Gerart de Rosselhon qui avoit IIIIxx M hommes. Si soy combatirent longement, mains en la fin fut Pipin desconfis et navreis en la pis et en la cusse, si s'enfuit à Paris, où ilh trovat le roy Char-Martel son peire et li dest tout son aventure, dont li roy fut corochiés, et mandat ses chirurgiens ; si fist regardeir son fis Pipin, mains les maistres li dessent que dedens unc mois ilh seroit bien garis. Et dedens cel mois assemblat Char-Martel ses gens et s'en allat vers Soison ; mains quant Gerars le soit venans, si soy departit del siege et ne l'oisat ratendre. Et ly roy Char-Martel revient à Paris.

[An 722 - Pépin fut battu et blessé à Soissons] En l'an 722, Gérard de Roussillon incendia de nombreuses villes aux alentours de Soissons qu'il assiégea. Pépin apprit la chose sur le mont de Laon en revenant de Metz après un séjour de huit jours. Il réussit à réunir une armée de quarante mille hommes, retourna à Soissons et attaqua Gérard de Roussillon qui disposait de quatre-vingt mille hommes. Ils combattirent longtemps. Finalement Pépin fut défait et blessé à la poitrine et à la cuisse. Il s'enfuit alors à Paris où il trouva son père, Charles Martel, à qui il raconta toute son aventure. Le roi fut très irrité et appela ses chirurgiens qu'il chargea d'examiner son fils. Les maîtres lui dirent que Pépin serait tout à fait guéri après un mois. Pendant ce mois, Charles Martel rassembla ses gens et se rendit à Soissons. Quand Gérard sut qu'il arrivait, il n'osa pas l'attendre et leva le siège. Alors le roi Charles Martel revint à Paris.

Gérard de Roussillon (= Gérard del Fraite) était le fils de Doon de Mayence et l'oncle d'Ogier le Danois. Un peu plus haut (II, p. 437), en 720, où Jean mentionne la reprise des hostilités entre lui et Charles Martel, il est battu à Soissons par ce dernier, mais ici, en 722, à Soissons aussi, c'est lui qui défait et blesse Pépin, le fils de Charles Martel. Un peu plus tard, en 723 (cfr II, p. 443), c'est lui qui sera battu et blessé par Charles Martel [adversaire et opposant donc de Charles Martel et de son fils Pépin, avant de l'être de Charlemagne, chez Jean d'Outremeuse en tout cas]

Dans la suite, en II, 521, il apparaîtra, sous le nom de Gérard de(l) Fraite, comme le septième fils de Doon de Mayence. Il sera question de ses armes, de son mariage et de ses conquêtes (Prusse et Russie) qu'il donna à un de ses barons. Pour rester dans le livre I, en II, p. 522, il refuse par orgueil de rendre hommage à Charlemagne, restant debout devant lui et lui parlant peu courtoisement.

Il jouera un très grand rôle dans le livre II du Myreur (III, p. 80-109 passim), que nous ne détaillerons pas ici. On a évoqué plus haut l'existence d'une chanson de geste (Girard de Roussillon) « qui raconte la démesure et la punition de ce Bourguignon, ennemi de Charles » et que l'on range dans le cycle de Doon de Mayence (ou cycle des barons révoltés).

Figure littéraire, née d'un modèle historique, celui de Girard, comte de Vienne, beau-frère de Lothaire Ier, qui était mort en 855, laissant comme héritier un Charles, un fils épileptique qui n'avait pas encore 15 ans. Girard de Vienne, l'oncle du jeune héritier, fut le véritable maître du royaume "de Provence". Il entra, sous le nom de Girard de Roussillon, dans la légende carolingienne formée par les chansons de geste (cfr La France avant la France. 481-888, Paris, p. 396-397).

 


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