Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 379b-386a - Ans 683-687

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2021)

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Ans 683-687

ÉPOQUE ET VIE DE CHARLES MARTEL - RAINFROI - MAINFROI - EUDES D’AQUITAINE - CHILDEBERT III - SAINT HUBERT - ALPAÏDE - PLANDRIS - SAINT WILLIBRORD -  Pape Jean VI - EMPEREURS BYZANTINS (Tibère III et ses fils Constantin et Justinien) - MALEFUS  

Myreur, II, p. 379b-386a

 

A. An 683 = Myreur, II, p. 379b-383a

B. Ans 684-685 = Myreur, II, p. 383b-384a

C. Ans 685-687 = Myreur, II, p. 384b-386a

 

Remarques générales :

1. Les événements liés au diocèse de Tongres-Maastricht-Liège sont également traités dans la Geste de Liège. Il serait évidemment très intéressant de comparer la version du Myreur avec celle de la Geste, mais nous ne pouvons le faire ici. Nous signalons simplement que les épisodes ci-dessous apparaissent dans la Geste de Liège, aux vers 10.060 à 11.069 (Bormans, Tome II, p. 632-637).

2. En ce qui concerne par ailleurs Charles Martel et son époque, nous ne pouvons pas nous permettre d'analyser dans le détail la valeur historique du long récit que Jean consacre à ce personnage et à ses contemporains, parmi lesquels on trouve évidemment Eudes d'Aquitaine, qui est pour Charles « à la fois un adversaire et un partenaire » (G. Minois, Charles Martel, p. 143). Comme c'est souvent le cas chez notre chroniqueur, ce rapport avec l'histoire est très faible. Quelques exemples suffiront à en persuader le lecteur.

On peut d'abord envisager le cadre chronologique, par exemple celui dans lequel se déroule ce qu'on pourrait appeler la période d'activité personnelle intense de Charles Martel : elle est censée commencer à la mort de Pépin de Herstal et se terminer à sa mort à lui, Charles. Dans l'Histoire, elle s'étend sur 27 années (de 714 n.è. à 741 n.è.) ; dans le Myreur, elle en couvre 42 (de l'an 683 de l'Incarnation à l'an 725 de l'Incarnation).

On peut aussi envisager les récits eux-mêmes. Prenons le cas des batailles de cette époque. On en trouve des deux côtés, mais il est difficile, pour ne pas dire impossible, de rapprocher une bataille du Myreur d'une bataille relevant de l'Histoire. En II, p. 403, Jean raconte bien une « grande bataille » qui s'est livrée en l'an 699 de l'Incarnation « près de Poitiers » entre Charles Martel et les Sarrasins et Borgnet signale bien (ad locum, p. 404 de son édition) que « ce récit doit (c'est nous qui soulignons) s'appliquer à la célèbre bataille de Poitiers », mais il faut être bien crédule pour accepter cette position quand on lit les reconstitutions de cette célébrissime bataille du 25 octobre 732 n.è. proposées par les historiens modernes d'après les témoignages des sources médiévales (cfr notamment G. Minois, Charles Martel, p. 273-277).

On peut surtout mettre l'accent sur les personnages. Plusieurs d'entre eux, et non des moindres, à qui Jean attribue un rôle important, ne sont pas des personnages historiques. Ils sont purement et simplement inventés. Ils font ainsi partie de ce qu'on appelle parfois les « Faux Mérovingiens », même s'ils n'apparaissent pas dans l'article ad hoc de Wikipédia. Le Myreur attribue quatre fils à Eudes (II, p. 333), deux sont présentés comme légitimes (Amaury et Jean Asculphin/Willibrord), ils ne jouent aucun rôle ici. Les deux autres (Geoffroy et Waldon) sont bâtards ; ils nous intéressent davantage parce que Jean leur fait jouer un rôle important dans le récit. Ainsi, en II, p. 397, les deux frères poussent leur père à attaquer Charles Martel ; en II, p. 402, ils s'allient avec Juscalmont pour combattre Charles ; en II, p. 404, ils s'allient avec Justinien pour reconquérir l'Aquitaine et envahir la Francie. Geoffroy, seul cette fois dans le récit (II, p. 423), fait alliance avec le Goth Pipion, pour ravager le territoire franc : battu par Charles Martel devant Toulouse, il va avec Pipion assièger Rome, etc. Comment croire à l'historicité de ces événements quand on sait qu'ils sont dus à des personnages qui n'appartiennent pas à l'Histoire. Celle-ci, il faut le préciser, connaît bien les enfants d'Eudes, en l'espèce trois fils (Hunald Ier, Hatton d'Aquitaine et Remistan) et une fille Lampégie. Et en outre il ne faut pas oublier ‒ last but not least ‒ que le Myreur (II, p. 333) présente Eudes d'Aquitaine et saint Hubert comme des frères : c'est un rapport de parenté inventé, mais qui joue lui aussi, comme les autres éléments inventés, un rôle dans le récit (un moteur du récit)

 

3. Donner la liste de chroniqueurs utiles (pour Eudes et Charles Martel) : le Liber Historiae ; la Continuatio de Frédégaire ; AImoin ; les Grandes Chroniques ?

4. Les lecteurs soucieux d'avoir du personnage une vue historiquement plus sûre pourront la trouver dans le récent livre de Georges Minois, Charles Martel, Paris, Perrin, 2020, 374 p. Sont également intéressantes les pages traitant de Charles Martel dans l'ouvrage de G. Bührer-Thierry et Ch. Mériaux, La France avant la France 481-888, Paris, Gallimard, 2019 (Folio). Pour notre part, nous n'interviendrons que très peu pour « rappeler l'histoire », notre objectif premier étant de présenter au mieux la vision de Jean d'Outremeuse.

 


Deux présentations modernes sur la vie de Charles Martel

Sur la vie de Charles Martel, on trouvera ci-dessous deux présentations modernes, que le lecteur pourra mettre en parallèle avec la vision de Jean d'Outremeuse. La première qu'on trouvera sur un site de Wikipédia a été adaptée par nos soins. Toutes les dates sont données en années p.C.n.

« Vers 715, après la mort de son mari, Pépin II, Plectrude se méfie de Charles et le fait emprisonner. Cependant, les nobles refusent de se soumettre à une femme et des révoltes apparaissent dans les provinces. Charles s’évade et rejoint l’Austrasie en révolte. Il parvient à prendre la tête des insurgés et se lance dans une guerre contre la Neustrie. Charles la gagne et devient maire du palais de la Neustrie et de l’Austrasie. Légitimiste, il met sur le trône le fils de Thierry III, Clotaire IV. En fait, c’est Charles dit Martel (il prend des décisions qui assomme comme un marteau) qui gouverne. Après la mort de Clotaire IV, Charles Martel installe son frère Chilpéric II sur le trône. »

« À partir de 720, un nouvel ennemi menace le royaume. Les musulmans envahissent la Septimanie (Languedoc actuel). Narbonne tombe. En 721, Toulouse est pillée. La même année, Chilpéric meurt. On sort Thierry IV d’un monastère pour l’introniser comme roi. En 724, Carcassonne est prise par les Sarrasins qui poursuivent leurs conquêtes. Autun tombe en 725.  En 732, des renforts musulmans arrivent, plusieurs milliers de soldats traversent les Pyrénées et rejoignent l’armée en poste à Toulouse. Ils foncent vers la ville de Bordeaux, écrasent les Francs menés par le duc d’Aquitaine Eudes et pillent la cité. Ils massacrent les habitants et se préparent à gagner Tours pour détruire le sanctuaire de Saint-Martin. Les Francs s’unissent face au danger et montent une armée menée par Charles Martel. Les Francs avancent à la rencontre des Sarrasins et, le 25 octobre 732, l’affrontement a lieu à Vouillé près de Poitiers. Très vite, les assauts des cavaliers arabes échouent et leur chef Abd-el-Rahman est tué. Les Sarrasins fuient. La victoire est totale. »

« Charles Martel est glorifié comme le sauveur de toute l’Europe chrétienne. Il en profite pour annexer l’Aquitaine indépendante et le sud de la France. Il chasse les musulmans de la Provence. Il meurt le 22 octobre 741, toujours maire du palais. Le royaume est partagé entre ses fils. » Carloman est maire du palais d'Austrasie et Pépin III le Bref, maire du palais de Neustrie. « Les rois Mérovingiens existent toujours mais n’ont plus aucun pouvoir» 

 

La seconde provient de l'Encyclopædia Universalis France

Fils de Pépin d'Herstal, Charles Martel apparaît dans l'histoire au lendemain de la mort de son père (déc. 714), qui déclencha des troubles violents dans le royaume franc : Neustriens et Aquitains alliés aux Frisons et aux Saxons tentèrent d'abattre la puissance austrasienne. Au bout de six ans, Charles Martel réussit à défaire ses adversaires et à s'imposer avec les titres de maire du palais, duc et prince des Francs, aux côtés du roi mérovingien Thierry IV. Son action se résume dans la reconquête du royaume où l'autorité franque ne subsistait guère qu'en Neustrie et en Austrasie, les autres régions s'étant émancipées à peu près complètement depuis la fin du VIIe siècle.

L'instrument de la reconquête fut l'armée du maire, constituée par sa clientèle austrasienne qu'il rétribua largement en terres d'Église : si les structures ecclésiastiques s'en trouvèrent bouleversées, cette sécularisation permit la transformation du royaume franc en un État guerrier. Charles Martel put ainsi en Germanie ressaisir la Thuringe et l'Alémanie, rétablir la suprématie franque sur la Bavière et reconquérir en partie la Frise ; il accorda en même temps son appui aux missionnaires qui achevaient l'évangélisation de la Germanie centrale et méridionale et y implantaient l'Église — notamment à l'Anglo-Saxon Boniface. En Gaule, l'invasion de l'Aquitaine par les Arabes, l'appel au secours qu'il reçut du duc Eudes lui permirent de franchir la Loire, de remporter en 732 ou en 733 l'éclatante victoire de Poitiers et, après celle-ci, de recevoir le serment de fidélité du nouveau duc. Dans le Sud-Est, il reconquit non sans peine la Bourgogne et la Provence. Son pouvoir s'était entre-temps tellement affermi qu'il ne remplaça pas le roi Thierry IV, mort en 737, et qu'il disposa souverainement du royaume en le partageant, avant de mourir, entre ses deux fils Carloman et Pépin.


Wikipédia - intégrer mon résumé de la vision qu’en donne Jean d’Outremeuse ? Utiliser d'autres synthèses de sa biographie ?

 


 

A. An 683 = Myreur, II, p. 379b-383a

 

1. Sur son lit de mort, Pépin II le Gros, prince d'Austrasie et de Neustrie, avait désigné Charles Martel comme prince d'Austrasie et de Neustrie, privant de ces titres Drogon et Grimoald, ses fils légitimes. Mais Pépin une fois mort, ceux-ci emprisonnent Charles, qui s'échappe et les tue avec certains membres de leur famille. Charles gagne ensuite Metz où  les barons l'accueillent comme prince et prévôt d'Austrasie

2. Mais en Neustrie, les barons, ayant cru Charles mort, avaient élu comme successeur Rainfroi. Ils le regrettent mais on ne peut se débarrasser de celui-ci que par la force

3. Devant  Valenciennes, en 683, l'armée de Charles Martel rencontre celle de Rainfroi, auquel s'était allié, entre autres, Eudes, duc d'Aquitaine - L'affrontement commence par un duel très dur entre Charles et Geoffroy de Toulouse - Il n'aboutit pas et Eudes y met fin en réclamant un véritable combat - Éclate alors entre les deux armées une dure bataille à laquelle prennent part les deux champions - Cette bataille est très violente et, comme le duel initial, elle est racontée sur le mode épique - Pour faire bref, on dira que Rainfroi est tué, qu'Eudes, malade, se retire avec les Aquitains et que Charles ne le poursuit pas par considération pour saint Hubert

4. Charles Martel, accueilli à Paris par Childebert III, devient prince et prévôt de Francie, ce qu'il sera pendant 22 ans.  Il sera roi pendant vingt ans. Le texte ne le dit pas formellement, mais cela va de soi : Charles contrôle désormais l'Austrasie et la Neustrie. Cela n'implique toutefois pas la paix

5. Charles en effet s'est plaint auprès de saint Hubert de l'attitude de son frère Eudes, lequel a reçu un blâme qui l'a irrité encore davantage - Eudes reprendra bientôt les hostilités contre Charles Martel avec un allié supplémentaire, en la personne de Mainfroi, duc d'Athènes, frère du Rainfroi tué dans la bataille devant Valenciennes

6. Mais avant la reprise des hostilités ouvertes, Plandris, comte d'Osterne et frère de saint Lambert, fait brûler Alpaïde, la mère de Charles Martel - Plectrude remercie Plandris d'avoir agi ainsi

 

1. Pépin II, sur son lit de mort, avait désigné Charles Martel comme prince d'Austrasie et de Neustrie, privant de ces titres Drogon et Grimoald, ses fils légitimes  - Mais Pépin une fois mort, ceux-ci emprisonnent Charles, qui s'échappe et les tue avec certains membres de leur famille -  Charles gagne Metz où  les barons l'accueillent comme prince et prévôt d'Austrasie

[II, p. 379b] [Pipin le Gros morut et ordinat que son fis Charle fust prince] En cel an en mois de fevreir, morut Pipin ly gros, prinche d'Austrie et de Neustrie, et à lit de mort ilh ordinat que Char-Martel, son fis naturel, fust prinche por ly d'Austrie et de Neustrie ; si en privat ses II fis legitimes.

[II, p. 379b] [Pépin le Gros mourut et ordonna que son fils Charles soit prince] Cette année-là [683], en février, Pépin le Gros, prince d'Austrasie et de Neustrie mourut. Sur son lit de mort, il ordonna que Charles Martel, son fils naturel, soit, à sa place, prince d'Austrasie et prince de Neustrie ; et il priva de ces titres ses deux fils légitimes.

[Char-Martel fut mis en prison, et en escapant ilh ochist ses freres] Mains oussitoist que Pipin fut mors, fut Char-Martel pris par forche et emmeneis à Colongne, et en une prison mis dedens unc ceppe, et estoit enfermeis oultres III portes toutes bendeez de fer. Adont fut-ilh mult esmaiiet ; mains ilh estoit tant fors et puissans de corps que, par le forche de ses bras, ilh at tout debrisiet fers et fustes et prison, et en issant fours ilh trovat unc levier et le prist, si s'en allat en palais où ilh trovat assembleit le linaige de ses dois freres, qui parloient ensemble comment ilh feroient Char-Martel morir.

[Charles Martel fut mis en prison, s'en échappa et tua ses frères] Mais dès que Pépin fut mort, Charles Martel fut arrêté, emmené à Cologne et enfermé dans un cachot, derrière trois portes entièrement bardées de fer. Il fut très effrayé, mais il était physiquement si fort et si puissant que, par la force de ses bras, il brisa complètement fers, bois et prison ; à sa sortie, il aperçut une barre de fer, la saisit et se dirigea vers le palais, où il trouva rassemblée la famille de ses deux frères, qui discutaient entre eux de la manière dont ils le feraient mourir.

[Charle fist chis mervelhe] Adont Charle vint là et se fiert entre eaux, assalhant de son levier sicom ilh fust enragiés ; si at ochis ses II freres Drogh et Grimoart, et XVII chevaliers, et Reniers le conte de Collongne. Puis montat sour un cheval tout sens selle, si s'enfuit et s'en alat droit vers Mes, où ilh fut rechus com prinche et prevoste des barons d'Austrie.

[Charles fit ici une chose prodigieuse] Alors Charles s'avança et se jeta sur eux, les attaquant avec sa barre de fer, comme s'il était enragé. Il tua ses deux frères, Drogon et Grimoald, ainsi que dix-sept chevaliers et Renier, le comte de Cologne. Puis il monta son cheval, sans selle, et s'enfuit directement à Metz, où les barons d'Austrasie le reçurent comme prince et prévôt.

On se gardera de considérer comme historique le récit que Jean consacre à Charles Marcel. Il n'est toutefois pas envisageable d'en faire une analyse systématique. Nous nous bornerons à épingler au passage quelques données fort discutables, historiquement parlant. En ce qui concerne les notices qui précédent, il semble exact que Plectrude, peu soucieuse de voir Charles Martel succéder à Pépin II, l'ait mis à l'écart d'une manière ou d'une autre, exact aussi que Charles se soit évadé pour retrouver sa liberté de manoeuvre. Cela dit, les détails donnés par Jean, notamment les deux meurtres attribués à Charles, n'ont rien à voir avec l'Histoire. Charles n'a pas tué ses deux frères. En effet, Lorsque Pépin II mourut à Jupille en 714 n.è., ses deux fils légitimes, Drogon et Grimoald, étaient déjà morts, le premier en 708 n.è., le second quelques mois avant la mort de son père (481-888, p. 281-283).

2. Mais en Neustrie, les barons, ayant cru Charles mort, avaient élu comme successeur Rainfroi - Ils le regrettent mais on ne peut se débarrasser de celui-ci que par la force

Mains les barons de Franche, qui quidoient que Char-Martel fust mors, avoient esluit Ranfrois. Mains quant ilh sorent que Char-Martel vivoit, ilh soy repentirent, et l'ostassent se ilh poissent ; mains, solonc leur status ne le poioient osteir, se par forche d'amis n'en estoit jetteis.

Mais les barons de Francie, croyant Charles Martel mort, avaient élu Rainfroi. Quand ils surent que Charles était en vie, ils se repentirent et auraient destitué Rainfroi, s'ils l'avaient pu ; mais selon leurs statuts, ils ne le pouvaient pas, à moins que Rainfroi ne soit écarté de force par ses partisans.

Rainfroi : il existe plusieurs manières d'écrire le nom de ce maire du palais de Neustrie (Ragenfred - Raganfred - Ragenfried - Raimfridus en latin - Rainfroy - Rainfroi). Nous avons choisi la dernière. Il s'agit d'un personnage historique, un maire du palais de Neustrie (cfr par exemple le Liber Historiae Francorum, ch. 51-53, p. 171-175, éd. Lebecq), que Jean fera d'ailleurs mourir au combat (cfr infra). Dans la notice suivante (II, p. 380), Jean attribue à ce Rainfroi, un frère qu'il invente, qu'il nomme Mainfroi et dont il fait un duc d'Athènes, époux d'une cousine d'Eudes. Ce Mainfroi reviendra combattre Charles Martel en II, p. 383-384. Il sera tué, mais il avait un fils, nommé lui aussi Rainfroi qui lui succède comme duc d'Athènes et qui se joindra à la lutte contre Charles Martel. On notera l'accumulation de personnages inventés et le goût de Jean pour la généalogie.

3. Devant Valenciennes, en 683, l'armée de Charles Martel rencontre celle de Rainfroi, auquel s'était allié, entre autres, Eudes, duc d'Aquitaine - L'affrontement commence par un duel très dur entre Charles et Geoffroy de Toulouse - Il n'aboutit pas et Eudes y met  fin en réclamant un véritable combat - Éclate alors entre les deux armées une dure bataille à laquelle  prennent part les deux champions - Cette bataille est très violente et, comme le duel initial, elle est racontée sur le mode épique - Pour faire bref, on dira que Rainfroi est tué, qu'Eudes, malade, se retire avec les Aquitains et que Charles ne le poursuit pas par considération pour saint Hubert

[Grant gerre entre Charle et Ranfroit] Char-Martel fut corochiés quant ilh soit que Ranfroit avoit sa [II, p. 380] digniteit, si soy porveit d'amis et commenchat Ranfroit à guerroier ; mains Ranfroit oit mult de gens qui l'y aidont, car Eudon, ly dus d'Aquitaine, frere al evesque sains Hubers, qui mult haioit Char-Martel, chis aidoit Ranfroit, portant qu'ilh avoit manechiet sains Hubers son frere. Chis Ranfrois avoit uns frere qui oit à nom Manfroit, qui estoit dus d'Athenne et qui avoit [add. à femme] la cusine Eudon d'Aquitaine.

[Grande guerre entre Charles et Rainfroi] Charles Martel fut irrité, quand il apprit que Rainfroi occupait sa [II, p. 380] charge. Il s'entoura d'amis et se mit à le combattre. Mais Rainfroi disposait de beaucoup de gens pour l'aider. C'était notamment le cas d'Eudes, duc d'Aquitaine et frère de l'évêque saint Hubert. Il aidait Rainfroi parce qu'il éprouvait une haine terrible à l'égard de Charles Martel, qui avait menacé saint Hubert. Ce Rainfroi avait un frère, nommé Mainfroi, qui était duc d'Athènes et avait pour épouse la cousine d'Eudes d'Aquitaine.

Eudes, duc d'Aquitaine, est apparu pour la première fois en II, p. 334, où Jean le présente comme le frère de saint Hubert, ce qui ne correspond pas à la réalité historique. Eudes est un personnage important, dont les rapports avec Charles Martel varieront beaucoup au cours de cette période : il sera tantôt l'ennemi, tantôt allié de Charles Martel.

[La batalhe] Et porquen vos enlongeroie cheste guere ? Droit devant Valenchines encontrat ly unc l'autre : Char-Martel avoit les Allemans qu'ilh rengat noblement, et Ranfrois rengat ses gens à l'encontre. Et quant ilh furent rengiés, si soie sont sus corus ; et là brochat Char-Martel encontre Gaufrois de Tolouse, ly miedre chevalier de monde, qui vint encontre luy ; si soy [add. sont] asseneis sour les escus si fort, qu’ilh chairent à terre tous plas. Adont cascon salt sus et ont sachiés leurs brans, et Gaufroit escriat Char-Martel en disant : « Charle, s'ilh at honneur en toy, fais astargier tes gens tant que fineit soit li estour entre nos dois, et je feray oussi mes gens astargier. » Quant Charle l'entendit, si l'otriat et commandat tantoist que nuls ne soy mueve, et Gaufroit oussi de l'altre costeit.

[La bataille] Et pourquoi vous raconterais-je cette guerre en détail ? Les adversaires se rencontrèrent juste devant Valenciennes. Charles Martel avait remarquablement rangé les Alamans ; en face Rainfroi avait rangé ses hommes. Quand ils furent en ordre de bataille, ils s'affrontèrent. Charles Martel fonça sur Geoffroy de Toulouse, le meilleur chevalier au monde, qui lui faisait face ; ils s'assénèrent mutuellement des coups si forts sur leurs écus qu'ils tombèrent tous les deux à terre. Alors chacun se releva d'un bond et brandit ses armes.  Geoffroy cria à Charles Martel : « Charles, si tu as le sens de l'honneur, mets tes hommes à l'arrêt jusqu'à la fin de notre duel, et je ferai la même chose avec les miens. » Quand Charles l'entendit, il accepta et ordonna que personne ne bouge ; Geoffroy fit de même.

 Adont sont venus ensemble, et Charle ne s’arestat, ains prent une espée et jette son martel à terre, et ferit Gaufrois et Gaufrois luy ; si bien soy requirent que ilh sont plaielés à mervelhes ; sovent soy requirent de jeux d'esquermier. Et Gaufrois, qui estoit poissans, ferit Charle sour le hayme si qu'ilh l'at tout detrenchiet : se li branz ne fust tourneis, ilh awist fendut Charle jusqu'en la chinture, et encors l'at en chief navreit laidement jusques al teste ; et chanchelat Charle à pou qu'ilh ne chaiit. Et Charle referit Gaufroit unc cop, si qu'ilh ly at trenchiet le hayme et entrat en la tieste : chair et cheveais, neis et surchils ly at jecteit sur l'herbe ; et chaiit Gaufrois en genos, mains ilh resalhit tantost sus et rendit unc cop à Charle, si qu'ilh ly at coupeit toutes les armes. Charle salhit arriere, et li cops desquendit com une tonoir jusqu'à terre et entrat ens bien III piés ; et Gaufroit lassat l'espée, si corrit à Charle, et là se sont ahiers aux bras, mains Gaufrois jetat Carle à terre. [II, p. 381] Adont sachat Gaufrois I cuteal, si fust là Charle ochis, se Dieu ne l'euwist sourcorut : ilh fut legiers, et gros, et grans, et apiers, si at Gaufrois tourneit desous, si le commenchat à bierseir.

Ils en vinrent alors aux mains. Sans attendre, Charles prend une épée et jette son marteau par terre ; il frappe Geoffroy qui réplique ; ils s'attaquent si violemment qu'ils se blessent que c'en était merveille, recourant souvent aux jeux d'escrime. Geoffroy, qui était très fort, frappa le heaume de Charles au point de l'ouvrir complètement : si l'arme n'avait pas été détournée, elle aurait transpercé Charles jusqu'à la ceinture. Même ainsi, elle le blessa vilainement à la tête. Il chancela, et peu s'en fallut qu'il ne tombât. Charles asséna à Geoffroy un coup qui lui trancha le heaume et pénétra dans sa tête, jetant sur l'herbe chair, cheveux, nez, sourcils. Geoffroy tomba à genoux mais, se redressant aussitôt, rendit un tel coup à Charles qu'il lui brisa toutes ses armes. Charles fit un bond en arrière ; son corps frappa la terre avec un bruit assourdissant et s'y enfonça d'au moins trois pieds. Geoffroy lacha son épée et courut vers Charles. Là ils en vinrent aux mains et Geoffroy jeta Charles à terre. [II, p. 381] Alors Geoffroy tira un couteau, et Charles aurait été tué si Dieu ne l'avait secouru. Charles était souple, fort, grand et agile. Il avait renversé Geoffroy sous lui et s'était mis à le frapper.

 Atant s'escriat Eudon, ly dus d'Aquitaine aux Allemans : « Corons les sus tantost, ches II soy combatteront bien jusqu'à la nuit. » Et les II prinches ne furent mie desconfis. Atant se sont retourneis li uns deseur et puis desous, siqu'ilh sont salhis en piés, les brans ont repris et se soy donnent des grans cops. Atant vinrent les Aquitains et corent sus les Allemans. Là furent les champions departis, et ilh sont monteis à chevals et se sont ferus en Ia batalhe.

À ce moment-là, Eudes, le duc d'Aquitaine, cria aux Alamans : « Attaquons tout de suite, ces deux-là vont se battre au moins jusqu'à la nuit. » Aucun des princes ne fut vaincu. Ils se renversèrent, roulèrent l'un sur l'autre, se relevèrent, reprirent leurs armes et échangèrent de grands coups. Lorsque les Aquitains arrivèrent et attaquèrent les Alamans, les champions se séparèrent ; ils montèrent à cheval et entrèrent dans la bataille.

Char-Martel abatoit cheaux d'Aquitaine, et Gaufrois alloit aux Allemans qui les detrenchoit, et enssi faisoit ly dus Eudon. Là commenchat estour mult terrible ; mains Gaufroit veit Charle, si tournat là son cheval, si ochist tant de ches Allemans que ch'estoit grant mervelhe al regardeir, et sembloit qu'ilh ne fust mie combatus.

Charles Martel abattait les Aquitains ; Geoffroy s'attaquait aux Alamans et les massacrait ; le duc Eudes faisait de même. Et là commença un combat vraiment terrible. Geoffroy aperçut Charles et tourna son cheval dans sa direction. Il tua sur sa route des Alamans en nombre prodigieux et donnait l'impression de n'avoir pas encore combattu.

Et Charle, qui ravoit son martel, encontrat Henris de Perouse, Radus de Naple, Henri Badu, Guys de Ghistel, trestous les jettat en unc mont à son martel, et hommes et chevals. Et Eudon d'Aquitaine les ochioit firement. Sour tous les aultres Gaufrois rebaudissoit ses gens à bien frappeir, et le conte de Frise at fendut jusqu'en I'archon, puis at ochis le prevoste d'Arondel qui oit nom Tibaut, et Symon de Viane, et Guyon de Lumel et le duc de Lotringe, et puis escriat ses hommes.

Charles, qui avait récupéré son marteau, rencontra Henri de Pérouse, Raoul de Naples, Henri Badu, Gui de Ghistel et, avec son marteau, fit, de tous les hommes et les chevaux, un seul tas. Eudes d'Aquitaine tuait avec énergie. Geoffroy encourageait ses gens à bien frapper sur tous les autres. Lui-même a fendu jusqu'à l'arçon le comte de Frise, il a ensuite tué le prévôt d'Arondel, dénommé Thibaut, Simon de Viane, Guy de Lumel et le duc de Lotringe. Il excitait ses hommes à grands cris.

Et Eudon ochist devant Charle meismes Thyri de Myrabel et Pire, son frere. Charle le voit, se le ferit sus son hayme, si l'at abatut à terre ; mains ses gens l'ont releveit et l'ont emporteit com mors, si fort estoit estonneis.

Devant Charles en personne, Eudes tua Thierry de Mirabel et Pierre, son frère. Charles le vit, le frappa sur son heaume et le jeta à terre. Eudes fut relevé par ses gens et emporté comme mort, tant il était étourdi.

Atant vint là Gaufrois qui escriat : « Charle, où es-tu aleis ? Je croie que tu sois endormis, se tu ne vins josteir à moy. » Quant Charle l'entendit, si prist une lanche et se vinrent ensemble, et soy sont asseneis sour leurs escus, si qu'ilh les ont perchiés et les habiers awec. Et Gaufrois butat si bien Charle, qu'ilh le jettat fours de sa selle tout emmy l’herbe ; mains les Allemans l'ont remonteis, et Gaufrois en ochist bien là XLIII. Adont en vient bien VIm al assalt, qui tous assalhent Gaufrois, et ilh soy deffent [II, p. 382] valhamment, et cheaux ly ont donneit mains cops, et ilh soy deffendoit de son espée noblement.

Alors Geoffroy arriva et s'écria : « Charles, où es-tu allé ? Je crois que tu t'es endormi puisque tu ne viens pas te battre contre moi. » En entendant cela, Charles prit une lance et attaqua son adversaire : ils se sont asséné des coups sur leurs écus et leurs hauberts réussissant à les percer. Geoffroy poussa Charles si fort qu'il le fit tomber dans l'herbe, mais les Alamans le remirent en selle. Là, Geoffroy en tua au moins quarante-trois. Mais près de six mille Alamans arrivèrent qui tous vinrent attaquer Geoffroy, lequel reçut beaucoup de coups mais se défendit [II, p. 382] vaillamment à l'épée.

Et quant Charle fut remonteis, si vint al assalt ; là fut Gaufrois destrains et li fut son cheval ochis ; mains tantoist ilh salhit sus et les corut sus, et n'est personne qui poroit dire ne racompteir les mervelhes qu'ilh faisoit d'armes, et fust bien escappeis ; mains Bodars de Duras ly at lanchiet I espiel al derier, se le passat tout oultre, si chaiit-ilh mors.

Quand Charles fut remis en selle, il passa à l'assaut. Là Geoffroy eut le dessous et son cheval fut tué, mais lui, d'un bond, se releva aussitôt et courut effronter ses adversaires. Personne ne pourrait dire ou raconter les faits d'armes extraordinaires qu'il accomplit alors. Il aurait pu s'échapper, mais Bodars de Duras lui lança par derrière un épieu qui le traversa de part en part, si bien qu'il tomba mort.

Quant Kar-Martel veit chu, si en fut mult dolans et dest : « Heelas ! flour de tout proieche, comment ! Yras-tu pourir en terre ? Chertes tu estois digne d'iestre emperere. » Adont sont rentreis en l’estour en ochiant l’unc l'aultre, et soy sont dambdois pars mult bien defendus.

Voyant cela, Charles Martel fut très attristé et dit : « Hélas ! fleur de toute prouesse, comment ! Iras-tu pourrir en terre ? Certes, tu étais digne d'être empereur. » Alors les adversaires reprirent le combat : ils s'entre-tuèrent et, des deux côtés, tous se défendirent très bien.

[Char-Martel gangnat ladit batalhe] Et Ranfrois, li prevoste de Franche, s'en vat par l'estour abatant ches chevaliers, si veit Char-Martel, si vint vers luy et l'assenat de sa lanche teilement qu'ilh li perchat l'escut. Charle le sentit, si le ferit teilement de son martel qu'il le deffrossat tout et l'ochist. Adont les Acquitains reculont et fussent desconfis ; mains la nuit survint, si rallat cascon à son treit, et les Acquitains s'en allont tout nuit portant que ly dus Eudon estoit malaides.

[Charles Martel gagna cette bataille] Rainfroi, le prévôt de Francie, traversa le champ de bataille, abattant des chevaliers, lorsqu'il vit Charles Martel venir vers lui et le frapper de sa lance, si fort qu'elle perça son écu. Charles sentit le coup et frappa tant et tant Rainfroi avec son marteau qu'il le meurtrit complètement et le tua. Alors les Aquitains reculèrent et furent vaincus. Mais la nuit survint. Chacun retourna dans sa tente, et les Aquitains profitèrent de la nuit pour se retirer, parce que le duc Eudes était malade.

[Char-Martel prise grandement sains Hubiers] Et ons nunchat à Charle que les Acquitains s'en alloient et ilh respondit : « Dieu les conduise, car por l'amour del duc Eudon leur sires, je ne les cacheray jà, car l'evesque de Tongre Hubiers, li plus proidhons de monde, est son frere charneis, et si est-ilh la fontaine de nobleche, de sanc et de linage : je moy planderay à li de Eudon qui m'at greveit por aidier Ranfroit, et ly diray que je l’ay espargnié por l'amour de ly. »

[Charles Martel apprécie beaucoup saint Hubert] Quand on annonça à Charles le départ des Aquitains, il répondit : « Que Dieu les guide, car pour l'amour du duc Eudes, leur seigneur, je ne les pourchasserai jamais, parce que+ Hubert, l'évêque de Tongres, l'homme le plus sage du monde, est son frère de sang, une source de noblesse, de sang et de lignage. Je me plaindrai à Hubert de cet Eudes, qui m'a accablé pour aider Rainfroi, et je lui dirai que je l'ai épargné, pour l'amour de lui. »

Les chroniqueurs médiévaux étant peu précis sur ce sujet, il est difficile de savoir à quoi correspond dans l'Histoire la bataille décrite sur le mode épique par Jean et qu'il place devant Valenciennes, Peut-être s'agirait-il de la victoire de Vincy, dans le district de Cambrai (Minois, Charles Martel, p. 168-170). Toujours est-il qu'on se trouve dans la période 716-719 n.è. qui voit la victoire définitive de Charles, devenu maître des royaumes de Neustrie et d'Austrasie.

4. Charles Martel, accueilli à Paris par Childebert, devient prince et prévôt de Francie pendant 22 ans - Il sera roi pendant 20 ans - Le texte ne le dit pas formellement, mais cela va de soi : Charles contrôle désormais la Neustrie et l'Austrasie - Cela n'implique toutefois pas la paix

[II, p. 382] [Char-Martel conquestat la prevosteit de Paris contre Ranfroy - Charle fist le seriment as Franchois] Adont sont lendemain chevalchiés avant, si vinrent à Paris où Char-Martel fut à grant honneur rechus, et Erclay, li maistre des borghois, li dest qu'ilh fesist le seriment ; et Charle jurat del gardeir la loy, et que previlege ne franchies jà ne les oisteroit, anchois ilh les acrosteroit par raison, et juroit qu'ilh les governerat justement et loialment en tous cas, et qu'ilh sieroit obeissans à sainte Englieze, et jamais à lée ne forferoit, et aux grans et aux petis ilh maintenroit, por amour ne avoir justiche ne lairoit. Atant, l’ont presenteit à roy Hildebers qui le rechuit. Enssi fut Char-Martel prinche et prevoste de Franche XXII ans, puis fut apres XX ans roy. Enssi fut la chouse conclut.

[II, p. 382] [Charles Martel conquit la prévôté de Paris contre Rainfroi - Charles prêta serment aux Francs] Le lendemain, ils chevauchèrent et arrivèrent à Paris, où Charles Martel fut accueilli avec grand honneur. Erclay, le maître des bourgeois, lui dit de prêter serment. Charles jura de respecter la loi, de ne jamais leur ôter privilèges et franchises, mais de les faire se développer raisonnablement ; il jura aussi de les gouverner en tout avec justice et loyauté, d'obéir à la Sainte-Église sans jamais lui faire tort, de soutenir grands et petits et, par amour pour eux, de leur donner accès à une bonne justice. Ensuite, ils le présentèrent au roi Childebert, qui l'accueillit. Ainsi Charles Martel fut prince et prévôt de Francie pendant vingt-deux ans, et puis il fut roi pendant vingt ans. Ainsi se termina cette affaire.

Childebert III (695-711 n.è.), fils de Thierry III, a régné  jusqu'en 711 n.è., date de sa mort. Il n'a donc pas pu accueillir à Paris Charles Martel lorsque celui-ci, après sa victoire, est devenu maître des royaumes de Nesutrie et d'Austrasie.

5. Charles en effet s'est plaint auprès de saint Hubert de l'attitude de son frère Eudes, lequel a reçu un blâme qui l'a irrité encore davantage - Eudes reprendra bientôt les hostilités contre Charles Martel avec un allié supplémentaire, en la personne de Mainfroi, duc d'Athènes, frère du Rainfroi tué dans la bataille devant Valenciennes

[Charle soy plandit à sains Hubers de chu que son frere li avoit fait] Et Char-Martel revint en Austrie, si trovat à Treit l'evesque sains Hubers, et soy plandit à luy de son frere Eudon, le duc d'Acquitaine, et li racomptat tout le fait de Ranfrois comment ilh avoit ovreit. De quoy sains Hubers fut de cuer mult corochiés, et à son frere [II, p. 383] mandat que de teile chouse ne se doit pais melleir, car à ly n'en apertient riens.

[Charles se plaignit à saint Hubert de ce que son frère lui avoit fait] Et Charles Martel revint en Austrasie, alla trouver saint Hubert à Maastricht et se plaignit à lui de son frère Eudes, le duc d'Aquitaine. Il lui raconta toute l'histoire de Rainfroi et comment il avait agi. Hubert en fut très irrité, et il fit savoir par lettres à son frère [II, p. 383] qu'il n'avait pas à se mêler de ces affaires, car elles ne le concernaient en rien.

Quant Eudon veit les lettres, si fist pies qu'ilh n'avoit fait devant, car ilh s'aloiat à Manfrois, le duc d'Athennes, frere à Ranfrois qui mors estoit, et commenchat une guere si morteile que Eudon meismes en morit.

Quand Eudes lut ces lettres, il agit plus mal encore que précédemment : il s'allia à Mainfroi, le duc d'Athènes, frère de Rainfroi qui avait été tué dans la bataille devant Valenciennes. Commença alors une guerre, si mortelle qu'Eudes lui-même y perdit la vie (cfr II, p. 384)

 6. Mais avant la reprise des hostilités ouvertes, Plandris, comte d'Osterne et frère de saint Lambert, fait brûler Alpaïde, la mère de Charles Martel -  Plectrude remercie Plandris d'avoir agi ainsi

[Alpays fut arse] Item, en cel an s'avisat li conte Plandris d'Osterne, frere à sains Lambers, si s'en allat à Orpes, se fist prendre Alpays et le fist ardre en unc feu de spines. Char-Martel son fis le soit, si en oit grant tresteur ; mains ilh n'en soit que faire, car Plandris avoit grant poioir, et Charle avoit mult à faire des grandes gueres qu'ilh avoit contre Eudon et Manfroit, qui estoient miedre et plus poissans de luy, et d'altre costeit al duc de Beawier ; si lassat ensi le fait de sa mere.

[Alpaïde fut brûlée] Cette même année, le comte Plandris d'Osterne, frère de saint Lambert, se rendit à Orp, fit arrêter Alpaïde et la fit brûler dans un feu de ronces. Son fils Charles Martel l'apprit et en fut très attristé ; mais il ne sut que faire, car Plandris avait beaucoup de pouvoir et Charles était très occupé par les guerres importantes qu'il menait d'une part contre Eudes et Mainfroi bien meilleurs et plus puissants que lui, et d'autre part contre le duc de Bavière. Aussi cessa-t-il de s'occuper du cas de sa mère.

[De Plectris, le femme Pipin] A cel temps estoit Plectris, la femme Pipin jadit, demorant à Treit en la maison des Blanches Dammes ; si oiit dire que Plandris avoit arse Alpays, si le trovat unc jour parlant à sains Hubers, se li chaiit aux piés et li remerchiat mult de chu que ilh l'avoit vengiet de la mal sorcheres.

[Plectrude, la femme de Pépin] À cette époque, Plectrude, naguère l'épouse de Pépin, qui demeurait à Maastricht dans la maison des Blanches Dames, entendit dire que Plandris avait fait brûler Alpaïde. Ayant trouvé un jour Plandris parlant à saint Hubert, elle tomba à ses pieds et le remercia vivement de l'avoir vengée de la méchante sorcière.

Rappelons (cfr II, p. 347) que ce comte Plandris, frère de saint Lambert, auquel Jean fait jouer un rôle assez important dans son récit, est d'une historicité douteuse.


 

B. Ans 684-685 = Myreur, II, p. 383b-384a

 

1. Divers : Miracles de saint Hubert - Succession à Louvain - Avènement du pape Jean VI (701-705 n.è.) - Saint Willibrord fonde de nombreuses églises en l'honneur de saint Lambert

2. Les hostilités reprennent : Eudes d'Aquitaine reprend en 684 les hostilités contre Charles Martel avec un nouvel allié, en la personne de Mainfroi, duc d'Athènes, apparenté par mariage à Eudes (cfr II, p. 380) et frère du Rainfroi tué devant Valenciennes (cfr II, p. 382) - Charles Martel est vainqueur au combat et Mainfroi est tué - Mais les hostilités ne sont pas terminées pour autant - Ce Mainfroi d'Athènes avait un fils nommé Rainfroi, qui lui succède comme duc d'Athènes - Il était le petit-fils de Guibart, le roi de Frise, lequel était Sarrasin - Ce dernier va se joindre, avec d'autres personnages d'ailleurs, à la guerre menée contre Charles Martel et orchestrée par Eudes d'Aquitaine

3. Précisions familiales : Eudes épouse Asculphine, fille de l'empereur byzantin Tibère III - Celle-ci lui donne deux fils, Amaury et Jean Asculphin - Mention d'Ogier

 

1. Divers : Miracles de saint Hubert - Succession à Louvain - Avènement du pape Jean VI (701-705 n.è.) - Saint Willibrord fonde de nombreuses églises en l'honneur de saint Lambert

[II, p. 383b] [L’an VIc et LXXXIIII - Sains Hubers fait grant myracles] Item, l'an VIc LXXXIIII, commenchat à faire tant de myracle Dieu par sains Hubers, car tous sos, furieux et enragiés qui venoient à Treit à l'evesque, ilh les garissoit par le signe de la crois.

[II, p. 383b] [L’an 684 - Saint Hubert fait de grands miracles] En l'an 684, Dieu commença à faire de nombreux miracles par l'intermédiaire de saint Hubert, car tous les fous, les furieux et les enragés qui venaient à Maastricht, l'évêque les guérissait en faisant le signe de la croix.

[De Lovay] En cel an morut Sigibers, li conte de Lovay ; si fut conte son fis apres ly qui oit à nom Clotaire, qui regnat XXXIX ans.

[À Louvain] Cette année-là mourut Sigebert, comte de Louvain. Son fils, nommé Clotaire, fut comte après lui et régna trente-neuf ans.

[Johan ly XCe pape] En cel an le promier jour de decembre morut ly pape Lyon, chis qui fut fais par forche ; puis vacat ly siege unc mois et XIX jours, puis fut consacreis Johan ly VIe de cel nom, qui fut de la nation de Greche, fis d'on borgois qui oit nom Patron, lyqueis tient le siege III ans II mois et XXIII jours.

[Jean, 90e pape] Cette même année, le premier décembre, mourut le pape Léon, celui qui avait été désigné de force (cfr II, p. 379). Le siège resta vacant un mois et dix-neuf jours, puis Jean, le sixième de ce nom, fut consacré pape. Originaire de Grèce, fils d'un bourgeois nommé Patron, il occupa le siège trois ans, deux mois et vingt-trois jours.

[Des englieses de sains Lambers] A cel temps prechoit fort Willebroid, l'evesque d'Outreit, parmy Austrie des myracles sains Lambers, sique al cause de sa predication furent fondeez pluseurs englieses en son honneur, entres lesqueiles ilh fut fondée une el ysle de Baugarie où Dieu demonstroit mult de myracles en l'honeur sains Lambers, et une altre el vilhe de Werseburgensi en laqueile tous les ans le jour de sa passion se font pluseurs myracles.

[Les églises de saint Lambert] À cette époque, Willibrord (cfr II, p. 361), l'évêque d'Utrecht, parlait beaucoup dans ses sermons en Austrasie des miracles de saint Lambert, si bien que sa prédication amena la fondation de nombreuses églises en l'honneur de saint Lambert. Il y en eut notamment une en Baugarie (?), où Dieu accomplissait de nombreux miracles, en l'honneur de saint Lambert, et une autre dans la ville de Wurtzbourg (?), où, chaque année, le jour de la passion du saint, se produisent de nombreux miracles.

2. Les hostilités reprennent : Eudes d'Aquitaine reprend en 684 les hostilités contre Charles Martel avec un nouvel allié, en la personne de Mainfroi, duc d'Athènes, apparenté par mariage à Eudes d'Aquitaine (cfr II, p. 380) et frère du Rainfroi tué devant Valenciennes en 683 (cfr II, p. 382) - Charles Martel est vainqueur au combat et Mainfroi est tué - Mais les hostilités ne sont pas terminées pour autant - Ce Mainfroi d'Athènes avait un fils nommé Rainfroi, qui lui succède comme duc d'Athènes - Il était le petit-fils de Guibart, le roi de Frise, lequel était Sarrasin - Ce dernier va se joindre, avec d'autres personnages d'ailleurs, à la guerre menée contre Charles Martel et orchestrée par Eudes d'Aquitaine

[Charle oit batalhe à duc d’Atenne et d’Aquitaine et les desconfist] Item, en cel an envoiat ly dus d'Anthene novelles diffianches à Char-Martel, qui oit nom Manfroit, et li mandat qu'ilh le cacheroit fors de Franche ; puis vint contre les Franchois, et awec luy Eudon, le duc d'Aquitaine. Mains quant Char-Martel le soit, si assemblat ses gens [II, p. 384] et vint contre eaux, si orent batalhe ensemble, en laqueile fut ochis Manfrois et ses gens desconfite.

[Charles livra bataille aux ducs d’Athènes et d’Aquitaine et les défit] Cette année-là [684], le duc d'Athènes, nommé Mainfroi envoya de nouveaux défis à Charles Martel, et lui fit savoir qu'il le chasserait hors de Francie ; puis, avec Eudes, le duc d'Aquitaine, il marcha contre les Francs. Mais quand Charles Martel le sut, il rassembla ses gens [II, p. 384] et marcha contre eux ; ils s'affrontèrent dans une bataille, au cours de laquelle Mainfroi fut tué et ses hommes défaits.

Chis Manfrois avoit unc fis qui oit nom Ranfrois, qui estoit de la filhe Guibart, le roy de Frise, qui estoit sarasin. Et portant Eudon, li dus d’Aquitaine, mandat à roy Guibart que ilh venist aidier son neveur, et enssi assemblarent leurs amis de tous costeis contre Char-Martel, qui pou les dobtoit.

Ce Mainfroi avait un fils, nommé Rainfroi, de la fille de Guibart, le roi de Frise, qui était Sarrasin (cfr p. 393). Et parce que Eudes, le duc d'Aquitaine, demanda au roi Guibart de venir aider son neveu, ils rassemblèrent leurs amis venus de tous côtés contre Charles Martel, qui ne les redoutait pas beaucoup.

3. Précisions familiales : Eudes épouse Asculphine, fille de l'empereur byzantin Tibère III - Celle-ci lui donne deux fils, Amaury et Jean Asculphin - Mention d'Ogier

[L’an VIc et IIIIxx et V - Eudon esposat la filhe l’emperere] Item, l'an VIc IIIIxx et V s'en allat ly dus Eudon à Romme, où ilh fist alianche à l'emperere Thybert, et ly emperere ly donnat sa filhe Asculphine, si l'esposat Eudon.

[An 685 - Eudes épousa la fille de l’empereur] En l'an 685, le duc Eudes se rendit à Rome, où il fit alliance avec l'empereur Tibère [III Apsimar, qui règne de 698 à 705 n.è.] ; l'empereur lui donna sa fille Asculphine, et Eudes l'épousa.

[Eudon oit II fis, Aymeir et Johan Asculphin] De cel damme oit Eudon II fis : ly anneis oit nom Aymeir, et li aultre oit nom Johan Asculphin, mains plus commonement ilh fut nommeis Asculphin tant seulement que Johan. Et quidarent pluseurs gens que chu fust son propre nom, si le confirmat sains Wilhenbron, l'evesque d'Outreit, si prist Johan à li son nom Wilhebron et fut commonement nommeis Wilhebron, et fut puis roy de Hongrie.

[Eudes eut deux fils, Amaury et Jean Asculphin] Cette dame donna à Eudes deux fils : l'aîné eut pour nom Amaury, et l'autre Jean Asculphin. Mais celui-ci plus généralement était appelé d'un seul nom : Asculphin plutôt que Jean. Plusieurs crurent que c'était son vrai nom.  Il fut confirmé par saint Willibrord, l'évêque d'Utrecht, dont il portera le nom et fut généralement appelé Willibrord (Asculphin Willibrord ou Jean Willibrord). Il deviendra roi de Hongrie (cfr II, p. 433).

Sur les fils bâtards d'Eudes, cfr, entre autres passages,  supra, II, p. 333-334 et infra, II, p. 397.

[Ogier fut fis de la filhe ledit Johan Wilhebron] Si fut Ogiers, li excellen, fis de sa filhe. Et vos dis qu'ilh s’escrioit plus sovent Asculphin Wilhenbron de Hongrie roy, que ilh ne fesist Johan.

[Ogier était le fils de la fille de ce Jean Willibrord] Et l'excellent Ogier était le fils de sa fille. Et je vous dis qu'on écrivait plus souvent Asculphin Willibrord, roi de Hongrie, que Jean Willibrord.


 

C. Ans 685-687 = Myreur, II, p. 384b-386a

En 685, les hostilités reprennent pendant plusieurs années et sur divers théâtres d'opérations - Elles engagent plusieurs empereurs  et plusieurs papes, mais Charles Martel reste le personnage central - Il rentrera en Francie en 687

 

1. L'empereur de Rome, Tibère III et ses deux fils Constantin et Justinien, ainsi qu'Eudes et Rainfroi, viennent attaquer les Francs - Ils sont battus en Provence, puis en Aquitaine par Charles Martel venu à leur rencontre

2. Charles entre en Italie qu'il dévaste, il assiège Rome tenue par l'empereur Tibère et ses fils - Les Romains tentent une sortie pour dégager la ville mais se font massacrer - De la famille impériale en pleine déroute (Constantin est tué et Justinien s'est enfui en Sicile, où il s'est fait couronner empereur), Il ne reste dans la ville que le vieux Tibère et Constantin, un petit-fils, lequel s'en prend très violemment à l'Église. Il détruit les églises de Rome, emprisonne le pape et d'autres personnes, et chasse de la ville les cardinaux qui se réfugient auprès de Charles

3. Charles accueille les cardinaux, les soutient, ainsi que la papauté, contre le pouvoir impérial qui sème la terreur dans la ville, jusqu'à tuer le pape Jean VI

4. Le jeune Constantin est finalement tué par le patrice de Rome - Les cardinaux reviennent et on consacre un nouveau pape, Jean VII (705-707 n.è.) - C'est l'époque de Bède et d'Adon

5. Sur l'avis du nouveau pape, Charles Martel rentre en Francie par la Lombardie, où il conquiert plusieurs villes - Sur le chemin du retour, il défait Justinien, le fils de Tibère, puis tue en Savoie Malefus, roi d'Espagne, qui allait assiéger Rome - Malefus sera vengé plus tard par son fils Galois

 

1. L'empereur de Rome, Tibère III et ses deux fils Constantin et Justinien, ainsi qu'Eudes et Rainfroi, viennent attaquer les Francs - Ils sont battus en Provence, puis en Aquitaine par Charles Martel venu à leur rencontre

[II, p. 384b] [Charle desconfist l’emperere et Eudon et Ranfrois] En cel an en mois de may, vint ly emperere de Romme à grant gens, et Eudon awec luy, et ly jovenes dus d'Athenes, Ranfrois, en Franche gasteir le paiis ; mains Char-Martel li prevoste si vint encontre eaux à grant gens et les corut sus, si orent grant batalhe ensemble en Provenche le XXVI jour d'awoust, et perdirent mult les Franchois, et furent que desconfis. Mains Char-Martel, qui al ferir sembloit enragiés, soy mist en la plus grant presse, et commenchat à defrossier de son martel ches haymes et ches visaiges à espateir, et jettoit l'unc mort sour l'autre en disant qu’ilh ayme mies morir que vivre desconfit, car ilh savoit bien que, s'ilh estoit desconfis, ilh sieroit encachiés fours de son sangnorie, et portant ilh habandenoit son corps teilement et faisoit si grant asalt que cascon le fuyoit.

[II, p. 384b] [Charles défit l’empereur, Eudes et Rainfroi] En mai de cette année-là [685], l'empereur de Rome vint chez les Francs avec d'importantes troupes pour dévaster le pays. Il était accompagné d'Eudes et de Rainfroi, le jeune duc d'Athènes. Mais le prévôt Charles Martel marcha contre eux avec beaucoup d'hommes et les attaqua. Ils livrèrent une grande bataille, en Provence, le vingt-six août, où les Francs perdirent beaucoup d'hommes et furent presque battus. Mais Charles Martel, qui semblait enragé pour frapper, s'engagea au maximum et commença à fracasser les heaumes et à écraser les visages avec son marteau, jetant un mort sur l'autre ;  il disait préférer mourir qu'être vaincu. Il savait bien que s'il était vaincu, il serait chassé de sa seigneurie ; c'est la raison pour laquelle il faisait si peu de cas de sa vie et se battait avec un acharnement tel qu'il mettait en fuite tous ses ennemis.

Et fist tant qu'ilh vint al estandart l’emperere, si corut sus les gardes et les ochist. Et l'emperere voit chu, si allat sourcorir sa baniere, et Char-Martel li donnat unc cop, si fausat de ly et ferit sour le tieste de son cheval, si l'ochist ; et li emperere chaiit tot escarnis. Atant fiert Char-Martel le duc Eudon, si li ochist son cheval desous luy, et chis chaiit à terre par teile vertut qu'ilh soy brisa la diestre coste ; si fut remporteis li et l'emperere as treis. Et quant les Romans [II, p. 385] veirent chu, sy s'enfuirent et furent desconfis.

Et finalement il réussit à se trouver devant l'étendard de l'empereur ; il fonça sur les gardes et les tua. Voyant cela, l'empereur se porta au secours de sa bannière ; Charles Martel lui donna un coup sans l'atteindre, lui, mais tua son cheval en le frappant à la tête. L'empereur tomba, tout étourdi. Alors Charles Martel frappa le duc Eudes dont il tua la monture ; Eudes tomba si lourdement qu'il eut les côtes droites brisées ; lui et l'empereur furent emportés dans leurs tentes. Quand les Romains [II, p. 385] virent cela, ils s'enfuirent vaincus.

[Char-Martel destruit Acquitaine] Apres chu vient Char-Martel en Acquitaine et le wastat mult, car ilh destruit Toloux, Ructenel et Cadux III nobles citeis ; puis li fut racompteit que Eudon estoit fuys à Romme et enporteis en une letier awec l'emperere ; mains non estoit, ains estoit en la citeit de Lymoge fuys por la dobtanche de Char-Martel.

[Charles Martel dévasta l'Aquitaine] Après quoi, Charles Martel gagna l'Aquitaine qu'il dévasta très fort, détruisant Toulouse, Rodez et Cahors, trois illustres cités. Après quoi, on raconta qu'Eudes avait fui à Rome, emporté avec l'empereur en litière ; mais ce n'était pas vrai : il avait fui à Limoges tant il redoutait Charles Martel.

2. Charles entre en Italie qu'il dévaste, il assiège Rome tenue par l'empereur Tibère et ses fils - Les Romains tentent une sortie pour dégager la ville mais se font massacrer - De la famille impériale en pleine déroute (Constantin est tué et Justinien s'est enfui en Sicile, où il s'est fait couronner empereur), Il ne reste dans la ville que le vieux Tibère et Constantin, un petit-fils, lequel s'en prend très violemment à l'Église - Il détruit les églises, emprisonne le pape et d'autres personnes, et chasse de la ville les cardinaux qui se réfugient auprès de Charles.

[Char-Martel destruit Ytaile] Adont entrat Char-Martel en Ytaile, et le destruit par toute où ilh passoit ; si vint à Romme et l'assegat, mains les Romans s'en issirent, si les guidoient les dois fis l'emperere, Justiniain et Constantin.

[Charles Martel dévaste l'Italie] Alors Charles Martel pénétra en Italie, semant des destructions partout où il passait. Il parvint à Rome qu'il assiégea. Mais les Romains sortirent de la ville, sous la conduite de Justinien et de Constantin, les deux fils de l'empereur [Tibère III Apsimar].

[Char-Martel ochist XXXIIm Romans et assegat Romme] Là oit terrible batalhe, car ilh oit XXXIIm Romans ochis et IIIm Franchois, et furent les Romans desconfis, et y fut mors Constantin li fis l'emperere, et son frere Justiniain s'enfuit en Sezilhe et soy fist là coroneir à emperere, car ilh quidoit que Char-Martel dewist conquere Romme et ochire son peire qui gisoit malaide à Romme. Chis Justiniain assemblat grant gens, et vint contre Char-Martel, et fut desconfis.

[Charles Martel tua trente-deux mille Romains et assiégea Rome] Dans la terrible bataille qui se déroula alors périrent trente-deux mille Romains et trois mille Francs. Constantin, le fils de l'empereur, y mourut. Son frère Justinien s'enfuit en Sicile, où il se fit couronner empereur, croyant que Charles Martel avait conquis Rome et tué son père (Tibère), resté malade dans la ville. Justinien rassembla beaucoup d'hommes et marcha contre Charles Martel, mais il fut vaincu.

[Constantin destruit les englieses de Romme] Item, Constantin, li aultre frere qui mors estoit en la batalhe, avoit I fis qui oit nom oussi Constantin ; quant ilh soit que son peire estoit mors, ilh commenchat à destruire les engliese de Romme, et portant que li pape Johan ly blamat, se le fist mettre en prison, et awec luy sains Julien et pluseurs de ses compagnons, le XXIIIe jour de fevrier l'an VIc IIIIxx et VI, et decachat tous les cardinals fours de Romme.

[Constantin détruit les églises de Rome] L'autre frère de Justinien, le Constantin qui était mort dans la bataille, avait un fils, nommé lui aussi Constantin. Quand ce dernier sut que son père était mort, il se mit à détruire les églises de Rome, et parce que le pape Jean l'en blâmait, il le fit mettre en prison, en même temps que saint Julien et beaucoup de ses compagnons, le vingt-trois février de l'an 686. Il chassa aussi de Rome tous les cardinaux.

3. Charles accueille les cardinaux, les soutient ainsi que la papauté contre le pouvoir impérial qui sème la terreur dans la ville, jusqu'à tuer le pape Jean VI

[Car-Martel rechut douchement les cardinals] Et les cardinals s'enfuirent à Char-Martel qui douchement lez rechuit en son tref, où ilh ly plaindirent comment Constantin, li fis Constantin le fis Thybier l'emperere, avoit le pape mis en prison et eaux decachiés. Et Char-Martel les promist que jamais ne soy partirat de Romme si l'aurat conquestée, et, s'ilh le trueve, ilh ly donrat son lowier solonc chu qu'ilh aurat deservit.

[Charles Martel reçut les cardinaux avec bienveillance] Les cardinaux se réfugièrent auprès de Charles Martel qui les reçut avec bonté dans sa tente. Là ils se plaignirent de la façon dont Constantin, le fils du Constantin fils de l'empereur Tibère, avait emprisonné le pape et les avait chassés, eux les cardinaux. Charles Martel leur promit que jamais il ne quitterait Rome avant de l'avoir conquise et que, s'il trouvait ce Constantin, il lui donnerait le salaire qu'il aurait mérité.

[Constantin ochist le pape Johan] Enssi tient Char-Martel le siege VIII mois et XXIX jours, assavoir jusques à XII jour de mois d'avrilh l'an VIc IIIIxx et VII ; car à cel jour fist Constantin ameneir par-devant luy le pape Johan et Julien fours de prison, et les fist crueusement martyrisiés, et furent ensevelis en l'engliese Sains-Bastin ad Catumbas. Et puis jurat qu'il destruroit toutes les englieses de Romme, et apres ilh ochiroit son ayon, et seroit emperere de Romme en despit de patris.

[Constantin tua le pape Jean] Charles Martel tint le siège huit mois et vingt-neuf jours, c'est-à-dire jusqu'au douze avril de l'an 687 ; car c'est ce jour-là que Constantin fit sortir de prison le pape Jean et Julien pour les amener devant lui, et les faire martyriser très cruellement. Ils furent ensevelis dans l'église Saint-Sébastien ad Catacumbas. Ensuite Constantin jura de détruire toutes les églises de Rome et puis de tuer son aïeul (Tibère) pour devenir ainsi empereur de Rome, au mépris du patrice.

4. Le jeune Constantin est finalement tué par le patrice de Rome - Les cardinaux reviennent et on consacre un nouveau pape, Jean VII (705-707 n.è.) - C'est l'époque de Bède et de Adon

[Ly patris de Romme ochist ledit Constantin] Atant vint la novelle à patris de Romme, si en fut corochiés, et estoit chevalier douls et cortois, qui dest à Constantin qu'ilh ne li [II, p. 386] plaisait pointe chu qu'il faisoit, et se ilh ne s'en relassoit, ilh en feroit aultre chouse. Atant le ferit Constantin d'on cuteal por luy ochire, mains ilh en falit ; et li patris fut si corochiés qu'ilh prist Constantin par le main et li tollit son cutel, si l'en donnat des cops tant qu'ilh l'ochist, et puis envoiat li patris aux cardinals et les mandat qu'ilh revenissent à Romme, car Constantin li jovene estoit mors.

[Le patrice de Rome tua ledit Constantin] Lorsque la nouvelle parvint au patrice de Rome, il en fut très courroucé. C'était un chevalier aimable et courtois, qui dit à Constantin que ses actions ne lui [II, p. 386] plaisaient pas, et que s'il n'y renonçait pas, lui, le patrice, ferait changer les choses. Alors Constantin le frappa avec un couteau pour le tuer, mais il le rata ; le patrice fut tellement en colère qu'il prit la main de Constantin, lui enleva son couteau et lui en asséna tant de coups qu'il le tua. Ensuite le patrice envoya un messager aux cardinaux et leur fit savoir de revenir à Rome, car  Constantin le Jeune était mort.

[Johan li XCIe pape de Romme] Adont revinrent les cardinais à Romme et consecrarent, dedens XV jours que li siege vacat, Johan, li VIIe de ceI nom, qui fut de la nation de Romme le fis Grigoire le senateur, qui tient le siege III ans VI mois et XVII jours. A chi temps de chi pape Johan qui mors est, finat Beda ses croniques, et Oude, evesque de Viane, les sienes, et pluseurs altres enssi.

[Jean VII, 91e pape de Rome] Alors, les cardinaux revinrent à Rome et durant les quinze jours où le siège fut vacant, ils consacrèrent pape Jean, le septième de ce nom, originaire de Rome, fils du sénateur Grégoire. Il occupa le siège trois ans, six mois et dix-sept jours. À l'époque de ce pape, Bède acheva ses chroniques, et Adon, évêque de Vienne, acheva les siennes, et plusieurs autres auteurs aussi.

5. Sur l'avis du nouveau pape, Charles Martel rentre en Francie par la Lombardie, où il conquiert plusieurs villes - Sur le chemin du retour, il défait Justinien, le fils de Tibère, puis tue en Savoie Malefus, roi d'Espagne, qui allait assiéger Rome - Malefus sera vengé plus tard par son fils Galois

[Char-Martel soy delogat de Romme al priier de pape Johan] Quant li pape Johan fut consacreis, enssicom dit est, ilh issit fours de Romme et vint aux tref Char-Martel, et li priat qu'ilh soy vosist retraire arier, car ilh estoit mult bien vengiet de ses annemis, et ly dest que ly emperere Thybiers ne soy releveroit jamais de la maladie qu'ilh avoit.

[Charles Martel quitta Rome à la prière du pape Jean] Quand le pape Jean fut consacré, comme cela a été dit, il sortit de Rome et vint au camp de Charles Martel. Il le pria de bien vouloir se retirer, car il s'était très bien vengé de ses ennemis. Il lui dit aussi que l'empereur Tibère ne guérirait jamais de la maladie qui l'avait frappé.

[Char-Martel conquestat Lombardie] Tant fist li pape que Char-Martel soy delogat, et soy partit, et soy revint vers Franche tout parmy Lombardie où ilh conquestat mult de citeis.

[Charles Martel conquit la Lombardie] Le pape réussit à convaincre Charles Martel de lever le camp. Il repartit pour la Francie en traversant la Lombardie, où il conquit de nombreuses cités.

[Char-Martel disconfit Justiniain, le fis l’emperere] Si encontrat Justiniain, le fis l'emperere, qui venoit sourcorir Romme à grant gens, et soy corurent sus et fut Justiniain desconfis, si s'enfuit vers Romme.

[Charles Martel défit Justinien, le fils de l’empereur] Il rencontra sur sa route Justinien, le fils de l'empereur, qui venait avec beaucoup de forces au secours de Rome. Ils s'attaquèrent : Justinien fut défait et s'enfuit vers Rome.

[Char-Martel disconfit le roy d’Espangne] Apres vint Char-Martel en la conteit de Savoie, si encontrat le roy d'Espangne Malefus à grant gens, si oit batalhe à luy et l'ochist de son martel, et furent les Espangnons desconfis qui s'en alloient assegier Romme.

[Charles Martel défit le roi d’Espagne] Ensuite, Charles Martel arriva dans le comté de Savoie, où il rencontra le roi d'Espagne Malefus, accompagné de nombreuses forces. Il se battit contre lui et le tua de son marteau. Les Espagnols qui allaient assiéger Rome furent vaincus.

Chis roy Madefus avoit I fis qui oit nom Galois, qui fut roy apres son peire, et prist Char-Martel en grant hayme et le grevat puisedit, sicom vos oreis chi-apres. Et apres chu revint Char-Martel en Franche.

Ce roi Malefus avait un fils nommé Galois, qui succéda à son père. Il prit Charles Martel en grande haine et lui nuira dans la suite, comme vous l'entendrez. Après tout cela, Charles Martel revint en Francie.

Comme vous l'entendrez : En fait, il ne semble pas qu'on retrouve  ce Galois dans la suite du Myreur.


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