Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 421b-424a - an 704

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2023)

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AUTOUR DE CHARLES MARTEL, ROI DE FRANCIE - PIPION ET LES GOTHS - LES FILS D'EUDES - LA BATAILLE D'ORLÉANS

Myreur II, p. 421b-424 - An 704

Résumé

Première partie : Victoires de Charles Martel en Gothie et en Francie - Destitution du roi Thierry pour incompétence et couronnement de Charles Martel comme 23e roi de Francie (Myreur, II, p. 421b-423a)

Deuxième partie : Bataille pour l'Aquitaine impliquant d'une part Geoffroy, un bâtard d'Eudes, allié aux Goths, et d'autre part, assistés par Charles Martel, les deux  fils légitimes d'Eudes, Amaury, l'actuel maître de l'Aquitaine, et son frère Willibrord, dit Asculphin -  Victoire de Charles Martel qui décide d'attaquer la Gothie (Myreur, II, p. 423b)

Troisième partie : Geoffroy et Pipion, battus, partent assiéger Rome, défendue par l'empereur Anastase et le patrice Léonce Samson, une sorte de géant. Combats épiques (Myreur, II, p. 423b-424a)

Quatrième partie : Défaite des Goths, qui, apprenant que Charles Martel se trouve en Gothie, décident de dévaster la Francie. Ils assiègent Orléans mais sont battus par le retour des alliés qui remportent une victoire écrasante (Myreur, II, p. 421b)

 


An 704 - Première partie

 Charles Martel, apprenant que Pipion, roi des Goths, attaque la Francie, marche contre lui en Aquitaine mais, ne l'y trouvant pas, va dévaster la Gothie. Pendant ce temps, Pipion met le feu en Francie sans rencontrer de résistance, au grand dam du peuple qui en veut au roi Thierry, incapable de réagir. Charles revient, écrase les envahisseurs, tués ou faits prisionniers. Le roi Thierry paie son incompétence : il est destitué et tonsuré. Charles Martel prend sa place, recevant l'onction à Reims. Nommé et couronné 23e roi de Francie, Charles Martel gouverne seul, sans prévôt, l'Austrasie et la Neustrie (II, p. 421b-423a)

 [II, p. 421b] [L’an VIIc et IIII - Char-Martel destruit le royalme de Gothie] Apres toutes ches chouses, soy partit Char-Martel de Liege et s'en ralat en Franche l'an VIIc et IIII. Et ilh ne sorjournat pais grandement, quant ilh oiit la novelle que Pipion, le roy de Gothie, ardoit son paiis. Adont Char-Martel assemblat ses gens, si alat contre luy en Acquitaine, où ons disoit qu'ilh gastoit son paiis ; mains Char-Martel ne le pot troveir, si entrat en son paiis de Gothie et le destruit et le mis toute à povreteit.

 [II, p. 421b] [An 704 - Charles Martel dévaste  le royaume de Gothie] Après tous ces événements, Charles Martel quitta Liège et retourna en Francie en l'an 704. Il n'y séjourna pas longtemps, quand il apprit que Pipion, le roi de Gothie, mettait le feu à son pays. Alors Charles Martel rassembla ses troupes, marcha contre lui en Aquitaine, où on disait qu'il mettait à mal son pays ; mais Charles n'ayant pu l'y trouver, envahit la Gothie qu'il détruisit et réduisit entièrement à la pauvreté.

[Ly roy de Gothie arde Franche] Mains ly roy de Gothie vient jusqu'à Paris, et, emmetant que Char-Martel destruisoit son paiis, il ardoit Franche à l'encontre, dont ly peuple fut enbahis. Si vinrent al roy Thiri, et li priarent qu'ilh presist des gens et alast defendre sa terre contre les Sarasins, emmetant que Char-Martel n'estoit mie present ; mains ly roy l'escondit. Et dient asqueiles hystoires que ly roy plorat en disant : « Je ne poroy veioir traire une espée. » Adont fut ly peuple yreis, et juront qu'ilh le tonderoient moyne à Sains-Denis à la revenuwe de Char-Martel. Mains asseis tost apres revint Char-Martel qui avoit oiit la nouvelle del roy Pipion, et le corit sus si vilhainnement qu'ilh les ochist ou prist tous. Et quant chu fut fait, si soy plandit de roy li peuple à Char-Martel, et li priarent qu'ilh fust tondus moyne à Sains-Denis. Et enssi le fist Char-Martel qui ne l'oisat lassier.

[Le roi des Goths met le feu à la Francie] Le roi des Goths cependant était arrivé à Paris. Ainsi, tandis que Charles Martel dévastait la Gothie, Pipion mettait le feu à la Francie. Cela bouleversa les habitants, qui vinrent trouver le roi Thierry en le priant de rassembler des troupes pour aller défendre sa terre contre les Sarrasins, puisque Charles Martel n'était pas présent. Mais le roi refusa de les entendre. Certaines histoires rapportent que le roi, en pleurs, leur dit : « Je ne pourrais voir tirer une épée. » Alors ses sujets se fâchèrent et jurèrent de le tondre et de le faire moine à Saint-Denis, au retour de Charles Martel. Mais peu de temps après, Charles Martel, ayant appris ce que faisait le roi Pipion, revint et l'attaqua avec une telle violence qu'il tua ou attrapa tous les Goths. Cela fait, le peuple se plaignit du roi Thierry à Charles Martel, lui demandant de le faire tondre comme moine à Saint-Denis. Charles Martel le fit, n'osant pas refuser.

[Char-Martel, le XXIIIe roy de Franche] Puis les dest [II, p. 422] qu'ilh enlisissent unc roy, qui fust tels qu'ilh posissent eistre aidiés de-luy. Et les Franchois s'en alerent à conselhe, et regarderent le bien que Char-Martel ayoit fait al royalme, et qu'ilh avoit bien X journée de paiis conquesteit sour les Sarasins, et li remuneroent ses biens fais, car ilh li donroient la royalme et le coronoroient, car ly roy Thiris n'avoit nuls prochains por estre roy. Adont vinrent à Char-Martel et le coronerent, et prist le inonction à Rains awec les sollempniteis à chu aconstummeis, et regna XX ans com roy. Enssi fut Char-Martel roy de Franche portant coronne ; mains chu ne fut pais la coronne royal des roys de Franche, car ilh n'estoit mie digne de porteir la royal coronne, par le raison de chu qu'ilh estoit bastars ; mains ilh fist une altre plus riche dont ilh se coronnat. Kar-Martel fut coronneis, et si tient unc noble estat et grant.

[Charles Martel, 23e roi de Francie]  Puis il dit [II, p. 422] au peuple d'élire un roi, qui puisse les aider. Les Francs se réunirent alors en conseil et considérèrent tout le bien que Charles Martel avait fait au royaume, conquérant sur les Sarrasins un territoire équivalant au moins à dix jours de labour. Ils estimèrent qu'ils payeraient ses bienfaits, en lui donnant le royaume et en le couronnant, le roi Thierry n'ayant aucun proche apte à être roi. Alors ils vinrent à Charles Martel et le couronnèrent. Il reçut l'onction à Reims, avec les solemnités habituelles, et il régna comme roi pendant vingt ans. Ainsi Charles Martel fut roi de Francie portant couronne. Mais ce n'était pas la couronne royale des rois de Francie, car il n'en était pas digne parce qu'il était bâtard. Aussi en fit-il faire une autre plus riche, dont il se couronna. Charles Martel fut couronné et jouit désormais d'un statut noble et grand.

[Char-Martel rewastat les prevoste d’Austrie et de Neustrie et regnat tout seul] l] Ors avient que les barons vorent eslire unc prevoste d'Austrie et de Neustrie, c'est de Franche et d'Allemagne, si eslurent Pipin, son fis ; mains quant Char-Martel le soit, se les mandat devant luy et leur dest : « Barons, vos saveis quant les prevostes furent promier ordineis en Franche, ilh furent instablis par cause de necessiteit, portant que ly roy Chelderis, qui fut peyre al roy Cloyeis, faisait des exces vilains et obscures qui n'estoient mie honorables por li ne por son paiis ; si fut teile remede convenable à chu ordineit, que ly roy ne posist faire plus teils fais qu'ilh faisoit. Et adont fut ordineis li prevoste deseur le roy dedont en avant, enssi com vos l'aveis en escript ; et chu at esteit maintenut jusques à ors, que je suy coroneis à roy por le bien que je vos ay fait ; et m'aveis donneit le royalme qui n'en estoie mie digne, et ors moy voleis priveir de mon privosteit, que je ne puy soffrir nullement. Mains faite chu que je diray. Regardeis se je ay fait nulle mal, vos me cognisseis bien et froit et chaut ; si vos semble que je suy sens faire exces qui n'afirent al roy, si moy lassiés regneir et governeir mon rengne, sicom roy sens prevoste par teile convent : se je le meffay que vos moy trenchiés le chief et tantost sens excusanches ; et se chu ne voleis faire, se moy lassiés mes prevosteit, je renunche à vostre royalme, car por à morir vos ne l'areis [II, p. 423] altre. »

[Charles Martel supprima les prévôts d’Austrasie et de Neustrie et régna tout seul] Alors les barons voulurent élire un prévôt d'Austrasie et de Neustrie, c'est-à-dire de Francie et d'Allemagne, et ils élurent son fils Pépin ; mais quand Charles Martel en fut informé, il les convoqua et leur dit : « Barons, vous savez que la première fois où  furent institués les prévôts en Francie,  ils le furent par nécessité,  le roi Childéric, père du roi Clovis, prenant des décisions excessives, mauvaises et obscures, qui n'étaient honorables ni pour lui ni pour son pays. Ce remède, adapté à la situation, fut décidé, pour empêcher le roi d'agir comme il le faisait. Alors, dès ce moment, le prévôt fut placé au-dessus du roi, comme vous en avez la preuve écrite. Cette règle a été respectée jusqu'à maintenant. Et voici aujourd'hui, alors que je suis couronné roi et que, pour le bien que je vous ai fait, vous m'avez donné un royaume dont je n'étais pas digne, voici aujourd'hui que vous voulez me priver de ma prévôté. Je ne puis absolument pas supporter cela. Mais faites ce que je vous dirai. Regardez si j'ai fait quelque chose de mal, vous me connaissez parfaitement bien ; et s'il vous semble que je ne fais aucun excès indigne d'un roi, laissez-moi régner et diriger mon royaume, en tant que roi, sans prévôt, à la condition suivante : si j'agis mal, vous me coupez la tête, tout de suite sans justifications. Si vous n'acceptez pas ma proposition et si vous me laissez mes prévôts, je renonce à la royauté. Voilà. Même si je devais mourir, je n'accepterais [II, p. 423] rien d'autre. »

Quant les barons entendirent chu, si soy sont aleis à part à conselhe et parlerent ensemble tant, que finablement ilh furent plainement d'accort à chu que li prevoste soit abatus, et soit ly roy dedont en avant sires et soverains de son paiis solonc les convent que Char-Martel avoit deviseit. De chu les remerchiat Char-Martel, et dest qu'ilh les governeroit bien et miés qu'ilh n'avoit fait de temps passeit. Enssi fut Chu-Martel tout seul roy et prevoste de Franche.

Quand les barons entendirent cela, ils se retirèrent en conseil et discutèrent ensemble, jusqu'au moment où ils tombèrent finalement tous d'accord pour que le prévôt soit supprimé et pour que le roi soit dorénavant le seigneur et le souverain de son pays, selon les conditions énoncées par Charles Martel. Charles Martel les en remercia et dit qu'il les gouvernerait bien, et mieux encore qu'il ne l'avait fait précédemment. C'est ainsi que Charles Martel fut à lui seul roi et prévôt de Francie.  

Note de Bo, II, p. 423 : « Il est possible qu'il y ait là une allusion aux quatre dernières années de l'administration de Charles-Martel, pendant lesquelles en effet l'empire franc resta sans roi. »


  

An 704 - Deuxième partie

Geoffroy, bâtard d'Eudes, entraînant avec lui les Goths/Sarrasins du nouveau roi Pipion, le fils du précédent, envahit l'Aquitaine qu'il veut reprendre à Amaury, fils légitime d'Eudes, son actuel maître. Battu, Amaury s'enferme dans Toulouse, fait appel à et reçoit l'aide de Charles Martel et de Jean Willibrord, dit Asculphin, l'autre fils légitime d'Eudes. Ils remportent une éclatante victoire sur les Sarrasins, près de Toulouse. Charles Martel décide alors d'attaquer la Gothie (II, p. 423b)

[II, p. 423b] [Aymer fut desconfis de son frere bastart] En cel an vient Gaufrois, li bastars Eudon d'Aquitaine, à grant gens, si amenat awec luy le roy Pipion de Gonthie, le fis al roi Pipion qui fut ochis devant Paris en Franche ; et prisent Maglonne et Verbonne, Nymes et Bersebe, et misent dedens leurs garnisons, puis commencharent le paiis à gasteir ; mains ly dus Aymeir d'Aquitaine vint contre eaux defendre son paiis. Grant batalhe oit là entre eaux, mains Aymeir fut desconfis ; sy s'enfuit en la citeit de Tholouse et envoiat à Char-Martel, en priant qu'ilh li fesist sourcour contre son frere bastart, qui avoit jà conquesteit une grant partie de son paiis, et avoit ameneit tant de gens sarasines qu'a mervelhe.

[II, p. 423b] [Amaury fut défait par son frère bâtard] Cette année-là [704], Geoffroy, le bâtard d'Eudes d'Aquitaine, vint avec un grand nombre de gens, et amena avec lui le roi des Goths Pipion, le fils du roi Pipion qui avait été tué devant Paris, en Francie. Ils s'emparèrent de Maglonne et  Verbonne, de Nîmes et de Bersebe, où ils installèrent leurs garnisons, puis se mirent à dévaster le pays. Mais le duc Amaury d'Aquitaine vint les attaquer et défendre sa terre. Une grande bataille s'engagea entre eux. Amaury fut battu ; il s'enfuit dans la cité de Toulouse d'où il envoya un message à Charles Martel, en le priant de lui porter secours contre son frère bâtard, qui avait déjà conquis une grande partie de son pays et y avait amené un nombre prodigieux de Sarrasins.

[Char-Martel at desconfis le bastart Gafrois devant Tholouse] Quant Char-Martel oiit ches novelles, si fut corochiet et dobtat que Aymeir, qui avoit sa filhe, ne fust soupris ; si mandat ses hommes et soy mist en son chemyen, en disant : « Vray Dieu ! que chis bastars d'Aquitaine m'at faite grant paine et travalhe, et grant damaige al royalme de Franche ! Ors souffreis que je prendre de luy venganche, se chu est vostre plaisier. »  Atant vient Char-Martel ly roy à Tholouse, où ilh oit forte batalhe contre ses annemis. En ceste batalhe fut abatus Gafrois ly bastars à terre de son frere Johan Wilhenbron ; mains ilh fut tantost remonteis et s'enfuit, et ses gens awec li com desconfis. Et Char-Martel soy reposat II jours à Tholouse, et puis s'en alat apres en Gonthie.

[Charles Martel défit le bâtard Geoffroy devant Toulouse] Quand Charles Martel apprit ces nouvelles, il se fâcha et redouta qu'Amaury, qui avait sa fille pour épouse (cfr II, p. 402 et 406), ne soit capturé. Il rassembla ses hommes et se mit en route, en disant : « Vrai Dieu ! Que ce bâtard d'Aquitaine m'a fait grand tort et m'a éprouvé ! Il a aussi fait grand dommage au royaume de Francie ! Souffrez maintenant que je me venge de lui, si c'est votre volonté. » Alors le roi Charles Martel vint à Toulouse, où il livra une terrible bataille contre ses ennemis. Lors des combats,  Geoffroy le bâtard fut jeté à terre par son frère Jean Willibrord, dit Asculphin ; mais il fut aussitôt remis en selle par ses gens et s'enfuit avec eux, en vaincus qu'ils étaient. Charles Martel se reposa alors deux jours à Toulouse, et puis s'en alla en territoire goth.


  

An 704 - Troisième partie

Geoffroy et Pipion, vaincus, décident d'aller assiéger Rome, vigoureusement  défendue par l'empereur Anastase et le patrice Léonce Samson, une sorte de géant. On assiste à des combats épiques (II, p. 423b-424a)

[II, p. 423b] [Romme fut assgiet de Gafrois le bastar d’Aquitain] Et ly roy Pipion et Gaufrois rasemblarent leurs gens, et s'en alerent à Romme et gasterent le paiis, et puis assegarent la citeit de Romme. Quant li emperere Anestaux et ly patris Lyon veirent le siege, si issirent de la citeit et les corurent sus. Là oit crueux batalhe. Et fut en mois de may l'an deseurdit VIIc et IIII. Et ly patris Lyon portoit I tineil tout d'achier, qui pesoit tant que uns hons ne le poioit traineir, delqueile ilh faisoit teile estour que cascon le fuioit, et menoit cesti [II, p. 424] tineil com chu fust une espée. Chis Lyon reculat les Gonthiens unc bonier ; si en avoit plus tost ochist XL, que ons ne les posist compteir. Al derain ly vollat ly tineil fours de ses mains. Quant ilh veit chu, si aherdoit as bras les chevaliers de Gonthies, et les hurtoit ensemble dois à une fois si fortement, qu'ilh les faisoit partir et creveir les cuers de ventre.

[II, p. 423b] [Rome fut assiégée par Geoffroy le bâtard d’Aquitaine] Le roi Pipion et Geoffroy rassemblèrent leurs gens et partirent vers Rome. Ils dévastèrent le pays, puis assiégèrent la ville. Quand ils virent Rome assiégée, l'empereur Anastase et le patrice Léonce en sortirent et attaquèrent les ennemis. La bataille fut cruelle. C'était au mois de mai de l'an mentionné ci-dessus, en 704. Le patrice Léonce portait une barre d'acier, si lourde qu'un homme seul ne pouvait la traîner. Avec elle, il faisait un tel carnage que chacun le fuyait, et il s'en servait [II, p. 424] comme d'une épée. Il fit ainsi reculer les Goths d'un bonnier ; il en avait précédemment tué une quarantaine, sans qu'on puisse  les compter. Finalement, la barre lui échappa des mains. Quand il vit cela, il empoigna par les bras les deux chevaliers Goths et les frappa l'un contre l'autre avec tant de force qu'en un seul coup il les pourfendit et leur creva le ventre.

Et deveis savoir que chi Lyon n'estoit mie plus de XI piés de grant ; mains tant estoit fors que ons ne savoit parleir de nulle plus fort depuis le temps Sanson le fort, qui fut dus de peuple Ysrael, et portant ons le commenchat dedont en avant à nommeir Sanson, et nyent Lyon altrement que Lyon Sanson. Chis hons fut li fis Theodosien qui estoit oultre mere awec Florentin, où ilh conqueroient mult de paiis. Mains li roy de Cartage ne savoit comment Theodosien avoit à nom, portant qu'ilh faisoit son nom celleir ; et ilh estoit si beais chevalier que nuls qui fust en sa compangnie, ne Florentin ne altre, et portant ilh le nommoient commonnement le chevalier Esmereit ; si en fut son propre nom sy abassiet, que ons ne le nommoit fours que Esmareit.  Chis Esmareit et Lyon Sanson furent depuis, li unc apres l'atre, empereres de Romme, car ilhs en estoient issus.

Vous devez savoir que ce Léonce n'avait pas plus de onze pieds de hauteur,  mais il était si fort qu'on ne pouvait citer aucun homme plus fort que lui, depuis l'époque de Samson le Fort, chef du peuple d'Israël. C'est pourquoi on commença alors à l'appeler Samson ; on ne disait pas Léonce seul, mais Léonce Samson. C'était le fils de Théodose, parti outre-mer avec Florentin, où ils firent la conquête de nombreuses régions. Mais le roi de Carthage ne savait quel nom Théodose portait, puisqu'il le tenait secret. Il était plus beau chevalier que ses compagnons, qu'il s'agisse de Florentin ou d'un autre ; c'est pourquoi on l'appelait d'habitude le chevalier Esmereit. Son propre nom (Théodose ?) fut si peu connu qu'on ne l'appela plus que Esmereit, c'est-à-dire « le beau, l'éclatant ». Cet Esmereit et Léonce Samson furent par la suite, l'un après l'autre, empereurs de Rome, car ils étaient issus d'empereurs.

Dans le récit précédent sur Florentin à Carthage (II, p. 405), il  n'a pas été question de ce chevalier Esmereit. Ce terme serait-il un adjectif avec la valeur d'émérite, d'expérimenté ?  Mais la phrase finale de la notice est curieuse, où Jean d'Outremeuse fait clairement d'Esmereit et de Léonce Samson deux personnages différents ! Cette question aurait-elle un rapport avec le motif des trois empereurs en II, p. 425 (fichier suivant).


  

An 704 - Quatrième partie

Les Goths, défaits, songent à rentrer chez eux mais, apprenant que Charles Martel s'y trouve, décident d'aller dévaster la Francie, ce qu'ils font. Ils assiègent Orléans lorsqu'ils sont surpris par le retour des alliés qui remportent une victoire écrasante : Jean Asculphin notamment tue le roi Pipion ainsi que Geoffroy, tandis que soixante-trois mille Goths perdent la vie (II, p. 424b)

[II, p. 424b] [Les Gonthiens furent desconfis devant Romme] Apres, en revenant à la batalhe de Romme où les Gonthiens furent desconfis, si s'enfuirent, et les Romans revinrent à Romme. Adont s'en ralerent les Gonthiens vers leurs paiis ; mains ilh leurs fut dit que ly roy Char-Martel estoit en leur paiis et le conqueroit. Et quant ilh oirent chu dire, se dessent qu'ilh yroient destruire Franche, et soy misent al chemyn et vinrent en Franche, et gastont le paiis. Et Char-Martel estoit en Gonthie, où ilh conquestoit tot la terre, et ilh soy rendirent à luy retributaires.

[II, p. 424b] [Les Goths furent battus devant Rome] Mais revenons à la bataille de Rome, où les Goths furent vaincus. Ils s'enfuirent, les Romains rentrèrent à Rome et les Goths retournèrent dans leurs pays. Mais on leur dit que le roi Charles Martel s'y trouvait et en faisait la conquête. En entendant cela, ils décidèrent d'aller dévaster la Francie, se mirent en route et, arrivés dans le pays, le ravagèrent. Charles Martel était alors en territoire goth qu'il conquérait entièrement ; les Goths se rendirent et redevinrent ses tributaires.

[Char-Martel ochist devant Orlens LXIIIm Gothiers] Puis retournat Char-Martel en Franche, où li roy Pipion et Gaufrois conqueroient le paiis et avoient assegiet Orliens, où li roy Char-Martel les trovat, si les corit sus. Et Char-Martel et Pipin, et Johan Asculpin aloient par la batalhe, et ochioient ches Gonthiens à grans tourmens : et Johan Asculpin ochist le roy Pipion et Gaufrois, son frere bastars, et là fut awec eaux ochis LXIIIm Gothiers. Enssi fut Franche delivrée de ses annemis.

[Charles Martel tua 63.000 Goths devant Orléans] Ensuite Charles Martel retourna en Francie, où le roi Pipion et Geoffroy conquéraient le pays et avaient assiégé Orléans. Charles Martel les trouva là et les attaqua. Charles, Pépin et Jean Asculphin parcouraient le champ de bataille et tuaient les Goths avec une grande violence. Jean Asculphin tua le roi Pipion et Geoffroy, son frère bâtard. En tout, soixante-trois mille Goths furent tués. Ainsi la Francie fut délivrée de ses ennemis.

S'agit-il de ce qu'on appelle dans l'histoire la bataille de Poitiers ? Peut-être, mais on ne le dit pas. On notera la présence de Pépin, le fils de Charles Martel. Il n'en avait plus été question dans le récit des opérations militaires précédentes.


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