Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 17b-26aN

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2021)

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LES HUNS - DE L'EMPEREUR MAXIMIN LE THRACE À LA MORT DE DÈCE

NOTES DE LECTURE - Ans 242-263 de l'Incarnation


Ce fichier contient trois parties :

A. Ans 242-244 (Myreur, II, p. 17b-19a) : Les Huns - Leur origine et leurs ravages en Europe et en Afrique [sommaire] [texte]

B. Ans 244-251 (Myreur, II, p. 19b-21a) : Au temps des empereurs Maximin le Thrace et Philippe l’Arabe [sommaire] [texte]

* C. Ans 251-263 (Myreur, II, p. 21b-26a) : La vie et le règne de Dèce [sommaire] [texte]

 

 

 [Vers Texte et Traduction]

 


 

Plan des notes de lecture

 

Note liminaire sur les Huns

Comme nous l'avons dit au début du fichier texte, rappelons que nous avons publié ailleurs (FEC, 41, 2021, sous le titre Jean d'Outremeuse et les Huns, une très longue étude sur la vision que le chroniqueur liégeois se fait de ce peuple. Elle comporte cinq chapitres, intitulés respectivement :  I. Le cadre historique - II. Trois motifs légendaires et leur utilisation - III. Les origines des Huns - IV. Les voyages des Huns - V. Attila et les Huns, auxquels le lecteur pourra se reporter chaque fois qu'il sera question des Huns dans le texte de Jean, ce qui nous dispensera de commenter dans nos notes de lecture les textes de Jean sur les Huns.

 

A. L’empire romain du IIIe siècle, les empereurs et leur attitude envers l’Église

1. La grande crise du IIIème siècle, dite « anarchie militaire » : quelques rappels

2. Philippe l’Arabe

a. Fut-il réellement le premier empereur chrétien ?

b. Sa célébration du millénaire de la fondation de Rome

3. Dèce : son accession au pouvoir, ses persécutions, sa mort

a. Son accession au pouvoir

b. Ses persécutions contre les Chrétiens

c. Ses rapports avec Philippe et sa mort

B. La vie de l'Église (en général)

1. Les 0nze Mille Vierges de Cologne

2. Le pape Fabien : ses attitudes envers Philippe l’Arabe et envers Dèce

3. Les successeurs du pape Fabien : Corneille, Lucius [Ier], Étienne [Ier] et Sixte II

4. Florentin, évêque de Tongres entre Materne et Servais

5. Les hérésies

 


 

 

A. L’empire romain du IIIe siècle, les empereurs et leur attitude envers l’Église

 

1. La grande crise du IIIème siècle, dite « anarchie militaire » : quelques rappels

 

La question de la grande crise du IIIème siècle, qualifiée parfois d'« anarchie militaire », a déjà été abordée dans le fichier précédent (cfr Notes). On y a évoqué la complexité de cette période dans laquelle, à côté des empereurs officiels, apparaissaient nombre d’« usurpateurs », empereurs auto-proclamés ou chefs militaires proclamés empereurs par leurs soldats dans une région de l’empire. Quelques rappels et quelques précisions toutefois peuvent être utiles.

D’abord sur l’histoire des empereurs officiels. De 235 à 238 de notre ère, l’Empire fut gouverné par Maximin, dit le Thrace, en grande partie responsable de la mort de Sévère Alexandre. Ce Maximin fut assassiné par ses soldats en même temps que son fils. Il eut pour successeur Gordien III, de 238 à 244 de notre ère, tué lui aussi par ses soldats, en Orient, à Doura-Europos, alors qu’il venait de vaincre les Perses l’année précédente. Gordien III fut remplacé par Philippe, dit l’Arabe, de 244 à 249 de notre ère, qui associa à son pouvoir son jeune fils, Philippe le Jeune, et qui fut tué dans une bataille contre Dèce soupçonné de vouloir le remplacer. Vint ensuite Dèce, empereur de 249 à 251 de notre ère, qui mourut dans un combat contre les Goths. Voilà ce que nous apprend l'Histoire.

Ensuite sur la vision très particulière que se fait Jean d'Outremeuse de l’histoire de cette période. Selon lui, Sévère Alexandre, mort sous les coups du duc de Gaule, est remplacé par un Gordien, « fils cadet » de l’empereur romain disparu, qui règne plus de quatre ans. Toujours selon Jean et selon la chronologie qu’il adopte, ce Gordien perd en 238 de l’Incarnation une dure bataille contre le roi de Perse, rentre en vaincu à Rome (II, p. 15) et est tué dans son palais en 240, de l’Incarnation toujours. C’est son frère Maximin, hostile aux chrétiens, qui lui succède comme empereur pendant cinq ans (II, p. 16).

Dans le présent fichier (II, p. 17-26), Jean explique que ce Maximin est tué au combat par le duc Marcon de Gaule, lequel tue aussi le jeune fils de Maximin qui porte le même nom que lui (II, p. 19). Son successeur est Philippe l’Arabe, considéré comme le premier empereur favorable aux chrétiens (II, p. 20). Il l’est d’ailleurs tellement qu’il oblige son fils, Dèce, à se faire baptiser contre son gré. Son fils le tue et lui succède. Très hostile aux chrétiens, Dèce meurt foudroyé à Rome en l’an 263 dans le comput de Jean (II, p. 21-22).

Rappelons aussi que le chroniqueur liégeois ne fait aucune allusion à d’éventuels usurpateurs, et qu'il modifie même l’ordre de succession des empereurs officiels qu’il a retenus : au lieu de Maximin (le Thrace), Gordien (III), Philippe l’Arabe et Dèce, il donne Gordien, Maximin, Philippe l’Arabe et Dèce. En outre (et ces détails ont également leur importance), les conditions concrètes de la passation de pouvoir d’un empereur à l’autre ne sont pas les mêmes chez les historiens anciens et chez notre chroniqueur. Il serait trop long et trop fastidieux de discuter de chaque cas.

Nous nous intéresserons à quelques aspects seulement du règne de deux empereurs (Philippe l’Arabe et Dèce), et notamment à leur attitude à l’égard des chrétiens.

 

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2. Philippe l’Arabe

 

a. Fut-il réellement le premier empereur chrétien ?

Philippe, dit l’Arabe, fut empereur de 244 à 249 de notre ère. Son surnom (« l'Arabe ») lui vient de son lieu de naissance, l’Arabie Pétrée, c’est-à-dire la province romaine d'Arabie. Jean d’Outremeuse le fait succéder à Maximin (II, p. 20), ce qui, on l’a dit, n’est pas conforme à la réalité historique. En fait, il arrive au pouvoir après la mort de Gordien III, tué par ses soldats.

Fut-il vraiment le premier empereur chrétien de l’histoire romaine ?

C’est en tout cas ce que laissent entendre les sources chrétiennes antiques. Eusèbe de Césarée par exemple (Histoire ecclésiastique, VI, 34) témoigne déjà du grand intérêt de Philippe l’Arabe pour le christianisme, mais sans dire explicitement qu’il fut le premier empereur chrétien : il écrit simplement « on dit qu’il était chrétien » et il fait par ailleurs état de « la sincérité et de la piété de ses dispositions en ce qui regarde la crainte de Dieu ». Saint Jérôme (de viris illustribus, 54) est plus net : Philippum imperatorem, qui primus de regibus Romanis Christianus fuit. Orose (Hist., VII, 20, 1) aussi, lorsqu’il évoque la célébration du millénaire de Rome (cfr infra), le présente formellement comme un Christianus imperator.

Les auteurs médiévaux ne doutent pas de ses convictions religieuses. Jacques de Voragine (ch. 113, à propos de saint Laurent martyr, éd. A. Boureau, p. 611), sans toutefois utiliser le mot « baptême », note que « Philippe fut le premier empereur à recevoir la foi du Christ ». Il continue en relevant que, selon Sicard de Crémone (1155-1215), il aurait été converti au christianisme par Origène lui-même (Chronique, dans P.L., 213, col. 462C), « bien qu’on lise ailleurs qu’il le fut par saint Ponce ». Martin d’Opava (p. 448, éd. Weiland), écrit que Philippe « fut le premier empereur chrétien », déclarant qu’il fut baptisé (baptizatus) « par le bienheureux Ponce martyr ».

Jean d’Outremeuse (II, p. 20) va dans le même sens puisqu’il donne à Philippe l’Arabe le titre de promier emperere de Romme cristiens, mais il va plus loin encore en attribuant au pape Fabien un rôle primordial dans l’instruction et dans le baptême de l’empereur (« C’est le pape saint Fabien qui le baptisa, et puis lui donna le corps de Jésus-Christ »). Sur ce rôle de Fabien, Jean paraît plutôt isolé. Dans sa notice sur Fabien, le Liber pontificalis ne dit rien de ce genre, pas plus d’ailleurs, beaucoup plus tard, que Martin d'Opava dans sa Chronique (p. 413, éd. Weiland). Ce ne serait pas la première fois que Jean va plus loin que ses sources.

Quoi qu’il en soit et pour en revenir au motif de « Philippe l’Arabe, premier empereur chrétien » et à la position des historiens, on dira qu’à de rares exceptions près (Marta Sordi, par exemple), pour la majorité des historiens modernes, la conversion de Philippe est tantôt une légende (Xavier Loriot et Daniel Nony), tantôt une chose improbable ou du moins indémontrable (Paul Petit). Cela dit, la thèse d’un Philippe ayant eu des sympathies pour le christianisme reste défendable.

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b. Sa célébration du millénaire de la fondation de Rome

L’Histoire a retenu que le 21 avril 248 de notre ère Philippe a célébré solennellement le millénaire de la fondation de Rome, calculée selon le comput de Varron. « Des Jeux séculaires voulaient affirmer la grandeur et la pérennité de la Ville à laquelle son règne promettait une nouvelle ère de prospérité » (P. Petit, Empire romain, 1974, p. 449).

Ces fêtes qui marquèrent le millénaire de Rome et qu’organisa Philippe l’Arabe furent grandioses. D’après l’auteur de l'Histoire Auguste (Gordiens, XXXIII, 1), elles firent intervenir trente-deux éléphants, dix élans, dix tigres, soixante lions et trente léopards apprivoisés, dix hyènes, six hippopotames, un rhinocéros, dix lions sauvages, dix girafes, dix onagres, quarante chevaux sauvages, ainsi que « mille couples de gladiateurs ». D’autres auteurs anciens précisent que Philippe aurait utilisé pour ses jeux « les animaux sauvages et exotiques que Gordien avait rassemblés pour célébrer son triomphe sur les Perses » (Aur. Vict., Caes., 28, p. 148 du commentaire de P. Dufraigne).

En tout cas, Orose écrit (Hist., VII, 20, 2-3) à ce sujet : « Il [=Philippe l'Arabe] fut, de tous les empereurs, le premier chrétien, et, après deux ans de son règne, la millième année depuis la fondation de Rome fut accomplie. Ainsi, c’est par des jeux magnifiques que cette année, la plus auguste de toutes celles qui s’étaient écoulées, fut célébrée par un empereur chrétien. Il n’est pas douteux que Philippe rapporta au Christ et à l’Église la grâce et l’honneur d’une si grande consécration, puisqu’aucun auteur n’expose que l’on monta au Capitole ni que des victimes furent immolées selon la coutume. » (trad. M.-P. Arnaud-Lindet, Paris, 1991)

Ces jeux furent célébrés à l’issue de la millième année de Rome, qui d’après les calculs de Varron, commençait le 21 avril 247, Rome ayant été été fondée selon cet érudit ancien le 21 avril 753 a.C.n. (753 + 247 = 1000). Selon Martin d’Opava (p. 448, éd. Weiland), ces fêtes durèrent trois jours et trois nuits dans l’allégresse générale (mirabilem sollempnitatem […] quam tribus diebus et tribus noctibus in multo gaudio protraxerunt.

À son habitude, dès qu’il est question de chronologie, Jean intervient avec de « savantes » considérations, notamment sur les « erreurs » qu’il perçoit chez ses prédécesseurs. Nous aurons soin de ne pas intervenir dans le débat. Pour Jean d’Outremeuse, Rome est fondée l’an 4484 de la création ; l’Incarnation/Nativité se place en l’an 5200/5199 de la création ; le couronnement de Philippe pour Martin (280 p.C.n.) en l’an 5480 de la création et pour Jean (246 p.C.n.), en l’an 5446 de la création.

 

3. L'empereur Dèce 

 

a. Son accession au pouvoir

Dans l'Histoire, Dèce n’était pas le fils de Philippe l’Arabe, mais un énergique sénateur, ancien préfet de la Ville de Rome, « éminent collaborateur de Philippe » (P. Petit, Empire romain, p. 450) à qui ce dernier avait confié la défense des régions orientales. Ses succès militaires furent tels que ses soldats le proclamèrent empereur malgré lui, ce qui provoqua la défiance de l’empereur en titre. Dèce s’était dit prêt à déposer la pourpre à son retour en Italie, mais Philippe ne le crut pas et décida de le combattre. Les deux armées se rencontrèrent à Vérone. Philippe fut tué dans la bataille et Dèce devint l’empereur.

 

b. Ses persécutions contre les chrétiens

Voici comment Paul Petit présente son règne et explique son attitude envers les chrétiens. « Dèce fut un excellent empereur, dévoué à l’État et à sa défense, respectueux du Sénat, attaché aux traditions romaines, ce qui en fit le premier persécuteur systématique des chrétiens » (P. Petit, Empire romain, p. 450). Il semble qu’il ait surtout voulu affermir l’unité morale de l’Empire, menacée par les attaques extérieures, en rassemblant toutes les énergies autour des dieux protecteurs de l’État. En 250, il ordonne à tous les habitants de sacrifier. « Des registres spéciaux en consignaient l’exécution et des certificats (libelli) étaient délivrés à ceux qui s’étaient mis en règle. On voulait ainsi […], d’une façon détournée, opérer une ségrégation des chrétiens, que leur refus de sacrifier désignerait aux yeux de tous comme de mauvais citoyens. Certains [Modernes] estiment cependant que Dèce a pu croire de bonne foi que les chrétiens seraient, sans problème de conscience, de loyaux serviteurs de l’État. En réalité, ils se sentirent visés et réagirent, chacun selon ses forces : les défections furent nombreuses et bien des libelli obtenus par des moyens obliques, et les autorités se contentèrent parfois de gestes symboliques. Mais il y eut aussi de nombreuses victimes, à Rome, à Alexandrie, à Carthage. […] La persécution avait cessé dès 251, avant même la mort de Dèce, conscient d’avoir échoué » (P. Petit, Empire romain, p. 519-520).

Jean d’Outremeuse égrène une série de victimes célèbres de la persécution de Dèce : sans compter les saints (sainte Apolline, saint Félicien, saint Agapit et saint Laurent), pas moins de cinq papes (Fabien, Corneille, Lucius, Étienne et Sixte). C’est beaucoup pour correspondre aux réalités historiques, surtout si l’on songe que, dans l’Histoire, le règne de Dèce a duré deux ans (249 à 251 de notre ère) et non quelque douze ans (de 251 à 263 de l’incarnation), comme semble le croire Jean d’Outremeuse.

Pour n’envisager que les papes, le chroniqueur fait manifestement de la surenchère par rapport aux sources anciennes, si l’on songe que le Liber pontificalis (p. 27-31, éd. Mommsen) et même la Chronique de Martin (p. 413, éd. Weiland) n’attribuent à Dèce que le martyre des deux premiers papes cités, à savoir Fabien et Corneille. Ce qui est conforme aux données de l’Histoire, Dèce étant mort depuis plusieurs années à l’époque du martyre des trois autres, à savoir Lucius I (254), Étienne (257) et Sixte II (258 de notre ère). Mais il est inutile d’entrer dans plus de détails. Le lecteur aura compris qu’ici, comme dans bien d’autres passages, le Myreur est loin de livrer de l’histoire authentique. Mais le problème n’est pas seulement dans les questions de dates.

 

c. Ses rapports avec Philippe

On a dit plus haut que Dèce n’était pas le fils de Philippe l’Arabe. On n’attachera pas plus de valeur historique au récit fait par Jean d’un Dèce, ne supportant pas que son père Philippe l’ait fait baptiser contre son gré, réunissant les sénateurs pour leur soumettre le cas et fendant d’un coup d’épée la tête de son père installé à table, et cela en présence et avec l’accord de tous les sénateurs. Jean a beaucoup d’imagination et de fantaisie.

Le récit de l’assassinat de Philippe par Dèce (II, p. 21-22) est interrompu par celui des festivités marquant le millénaire de la fondation de Rome (cfr supra). Il se prolonge en II, p. 23, avec l’épisode du « trésor de Philippe », où le lecteur apprend que l’empereur Philippe avait comme adjoint un fils - un frère de Dèce donc - qui portait également le nom de Philippe.

Pour comprendre ce passage, il faut lire le chapitre 113 que la Légende dorée de Voragine consacre à saint Laurent martyr. Les détails de l’assassinat de l’empereur Philippe par Dèce diffèrent, mais ce qui importe ici, c’est ce qui est raconté du ou plus exactement des « trésor(s) », car dans l’histoire de Voragine, il y a deux trésors, celui de Philippe l’empereur et celui de Philippe le Jeune, le fils de l’empereur, qui avaient été confiés à saint Sixte et à saint Laurent par Philippe le Jeune, « pour que, s’il venait à son tour d’être tué par Dèce, ils fassent don de ces trésors aux églises et aux pauvres ». Jean a résumé cette histoire au point qu’elle en est devenue incompréhensible. On verra qu’entre autres choses, A. Boureau, en introduisant ce chapitre (p. 1136-1138), fait état de problèmes de chronologie.

Selon le chroniqueur liégeois (II, p. 26), Dèce serait mort foudroyé dans son palais de Rome : « Le 27 février de l’an 263 de l’Incarnation, la foudre tomba à Rome sur Dèce César ; il fut tué, car il avait fait arrêter le pape Sixte, ainsi que Félicien et Agapite ; il les avait fait décapiter et avait fait griller saint Laurent. » Le foudroiement est manifestement conçu ici comme une punition divine pour un empereur persécuteur.

Nous ne connaissons pas l’origine de cette version qui ne correspond pas du tout à celle développée par Lactance, « spécialiste » de la mort affreuse des persécuteurs des chrétiens. On sait en effet que dans son De mortibus persecutorum, une œuvre polémique en un livre écrite entre 318 et 321, Lactance « affirme que les empereurs persécuteurs sont de mauvais empereurs et ont connu une mort affreuse, ce qui est un châtiment divin » (Wikipédia). À propos de Dèce, on lit en effet au chapitre IV, 3, du De mortibus persecutorum :

Après plusieurs années de tranquillité, l'exécrable Décius attaqua l'Église : car qui d’autre qu'un méchant homme se déclarerait contre la justice ! Et comme s'il ne fût parvenu à l'empire que pour persécuter les chrétiens, aussitôt qu'il se vit le maître, sa fureur s'alluma contre Jésus-Christ. Elle hâta aussi la perte de ce tyran. Car étant allé contre les Carpes, qui s'étaient emparés de la Dacie et de la Mœsie, il fut encerclé par ces barbares, qui le tuèrent avec une partie de ses troupes. Il ne jouit pas même des honneurs du tombeau, et son corps n'eut pour sépulture que le ventre des bêtes sauvages et des vautours, comme le méritait un ennemi de Dieu. (trad. J.-A.-C. Buchon, Paris, 1882)

Par rapport à la dévoration par les bêtes du cadavre impérial abandonné sur le champ de bataille, le foudroiement de Dèce dans son palais ne semble pas être une mort affreuse.

Que nous disent les historiens anciens ?

Il est certain que Dèce et son fils ont été tués au combat. Eutrope signale (IX, 4) qu’« après avoir régné deux ans, lui et son fils furent tous deux tués en Barbarie, et mis au rang des dieux », le commentateur de l’édition moderne (M. Rat) précisera : « dans la Dobroudja, par les Goths qui avaient franchi le Danube ». Aurélius Victor, dans son de Caesaribus, au ch. XXIX, 5, donnera d’autres détails :

 Dèce, le fils, qui avait engagé le combat avec trop de hardiesse, tomba sur la ligne de bataille ; quant au père, comme les soldats bouleversés lui tenaient de longs discours pour le consoler, il déclara énergiquement que la perte d'un seul homme lui paraissait peu de chose. Et, après avoir recommencé la guerre, en combattant avec ardeur, il mourut de la même manière que son fils. (trad. P. Dufraigne, p. 37; cfr les notes de la p. 153)

Cela dit, il n’est pas sûr qu’on ait abandonné son corps aux bêtes. Selon P. Dufraigne, l’éditeur moderne du texte que nous venons de citer, il pourrait y avoir eu deux traditions concernant la mort de Dèce sur le champ de bataille : l’une, glorieuse, propre aux historiens païens, l’autre, beaucoup moins, qui aurait eu la préférence des chrétiens. Pareil événement en tout cas est important : Dèce est le premier empereur romain dont on soit certain qu'il ait été tué au combat contre un ennemi extérieur.

Mais pour nous l’essentiel est dans le fait que Jean n’a pas adopté le motif de la mort de Dèce au combat, qu’il s’agisse de la version païenne ou de la version chrétienne, il en a donné une autre, celle du foudroiement, qu’il semble d’ailleurs affectionner, car il y recourt assez régulièrement (cfr notamment pour Attila, en II, p. 132). On notera qu’en procédant ainsi Jean s’éloigne de la version de Martin d’Opava, une de ses sources bien attestées, selon laquelle Dèce « a été tué dans une guerre barbare » (in bello barbarico est occisus, p. 449, éd. Weiland). Un exemple supplémentaire de sa liberté à l’égard de ses sources.

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B. La vie de l’Église

 

1. Les 0nze Mille Vierges de Cologne

Jean d’Outremeuse a déjà évoqué l’épisode des Onze Mille Vierges de Cologne en II, p. 16, où il présente les Huns comme les responsables directs du martyre des vierges. On se reportera à ce que nous avons dit à cet endroit de cette légende hagiographique particulièrement célèbre au Moyen Âge, dont le point de départ remonte à très peu de choses. Nous y avons signalé l’intérêt de la version de Jacques de Voragine dans sa Légende dorée (ch. 154, Les onze mille vierges, p. 867-872, éd. A. Boureau, avec l’introduction, la bibliographie et les notes des p. 1428-1431) et mentionné les problèmes chronologiques que soulève l’épisode dans le texte du Myreur.

Selon Jean, en effet, il est censé s’être déroulé dans la première moitié du IIIe siècle mais il est en même temps mis en rapport avec les Huns, présentés comme les responsables directs du martyre des vierges. Or, à cette date, on l’a vu plus haut, il ne pouvait pas encore être question des Huns dans l’Occident romain, puisque ceux-ci ne se sont manifestés qu’en 375 de notre ère seulement contre les Goths, c’est-à-dire dans la partie orientale de l’Empire, à l’est du Don, très loin de Cologne, faut-il le préciser ?

C'est là un sérieux problème chronologique auquel les prédécesseurs de Jean étaient très sensibles, puisque dans la seconde rédaction de La Légende dorée, Jacques de Voragine, à propos de l’épisode des onze mille vierges, précisait en invoquant le témoignage de Vincent de Beauvais : « Il y a de meilleures raisons de croire que ce martyre se déroula après l’empereur Constantin, à ce qu’on lit dans une chronique (id est Vincent de Beauvais, XX, 39), quand les Huns et les Goths sévissaient, c’est-à-dire à l’époque de l’empereur Marcien qui régna en l’an du Seigneur 452 ».

On retrouvera cette question plus en détail dans notre étude intitulée Jean d'Outremeuse et les Huns, parue dans les FEC, 41, 2021.

 

2. Le pape Fabien : son attitude vis-à-vis de Philippe l’Arabe et de Dèce

Dans le fichier précédent (II, p. 16-17), Jean avait déjà présenté le pape Fabien, en faisant une belle place à l’épisode de la colombe blanche venue se poser sur sa tête. Ici, en Myreur II, p. 20, il évoque le rôle important qu'aurait joué ce pape dans l’instruction et dans le baptême de l’empereur Philippe.

Sur cette question, on notera que le chroniqueur liégeois n’a pas repris à Jacques de Voragine (Légende dorée, ch. XXIII, p. 133, éd. A. Boureau), une de ses sources favorites, l’anecdote que l’archevêque de Gênes avait empruntée à Haymon d’Auxerre et qui témoignait par un exemple très précis de la fermeté du pape à l’égard des procédures imposées aux candidats au baptême. Même un empereur devait s’y soumettre :

À ce que dit Haymon [Haymon d’Auxerre, IXe siècle, Historiae sacrae epitome, VI, 11, P.L., 118, col. 817-874], il [le pape Fabien] opposa son refus à l’empereur Philippe, qui voulait assister aux vigiles de Pâques et participer aux mystères, et ne l’autorisa à y prendre part que lorsqu’il eut confessé ses péchés et qu’il se fut tenu parmi les pénitents.

À propos du pape Fabien toujours et, cette fois, de ses rapports avec l’empereur Dèce, on appréciera le caractère « surréaliste » de l’anecdote rapportée par Jean (II, p. 23) où, le 12 juillet 254 de l’Incarnation – on admirera la précision – Fabien interpelle vigoureusement l’empereur Dèce qui vient de se briser trois côtes en tombant de cheval : « Quand on ramena l’empereur à Rome, le pape saint Fabien lui dit, bien en face : « Dèce, tu as tué d’un coup d’épée ton père l’empereur Philippe, ainsi que ton frère, mais ta mort sera plus affreuse encore. » Pareille liberté de parole est surprenante, tout comme sont surprenantes la réaction de Dèce et l’explication qui en est donnée : « Dèce fut très affecté en entendant cette parole, mais il ne réagit pas tout de suite, parce que le pape était originaire de Rome et avait des amis puissants ». Dèce donne l’impression de craindre le pape et il faudra attendre six mois avant qu’il n’ose faire décapiter Fabien. Ce sera le 16 janvier 255 de l’Incarnation.

Ce type de relation entre un pape et un empereur présenté comme un persécuteur farouche des chrétiens, fait songer, mutatis mutandis, à l’anecdote qu’on peut lire chez le même Jean sur les rapports entre Domitien qui se fait expliquer les mystères de la foi chrétienne par saint Jean l’Évangéliste (cfr I, p. 490-494).

 

3. Les successeurs du pape Fabien : Corneille, Lucius [Ier], Étienne [Ier] et Sixte II

Comme successeurs de Fabien (mort en 250 de notre ère), le présent fichier fait état des papes Corneille (251-253 de notre ère), Lucius [Ier] (253-254), Étienne [Ier] (254-257), Sixte II (257-258) ; le martyre de ce dernier sera également mentionné dans le fichier suivant.

Dans la présentation de ces quatre papes, notamment en ce qui concerne leurs ordonnances (II, p. 24, pour Corneille ; II, p. 25 pour Lucius, et II, p. 26 pour les deux derniers), Jean semble s'être inspiré, mais très ponctuellement, de la Chronique de Martin d'Opava (p. 413-414, éd. Weiland). Quant à sa notice (II, p. 24) traitant du conciel de Romme por les heretiques, concile que Jean lie au pape Corneille et au preistre qu'il appelle Nomentianus, elle provient peut-être aussi de Martin (p. 413, l. 39-42, éd. Weiland). Mais chez Martin, il est question d'un Novacianus hereticus presbiter, où on retrouve mieux le Novatien de l'histoire.

Quoi qu'il en soit, il est bien difficile de retrouver dans le Myreur un reflet fidèle du problème des lapsi et des tensions qu'il provoqua dans l'église après la mort de Dèce. Mais l'examen détaillé de cette question et des sources précises de Jean dépasse nos compétences.

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4. Florentin, évêque de Tongres entre Materne et Servais

On connaît l’intérêt manifesté par Jean pour l’histoire des évêques qui ont succédé à Materne. La question a fait l’objet plus haut d’un assez long développement général. Florentin, sixième évêque de Tongres, avait déjà été présenté en II, p. 9. En II, 20, il est question de l’extension de son évêché et de la fondation d’églises. Il en construit deux à Tongres, l’une en l’honneur de saint Navit et de saint Marcel, et l’autre en l’honneur de saint Métropole et de saint Séverin, honorant ainsi ses quatre prédécesseurs. Au passage, le lecteur a droit à une de ces précisions dont Jean a le secret : la seconde église « fut terminée le 21 décembre de l’an 247 de l’Incarnation, si bien que l’évêque y célébra la première messe le jour de la Nativité de Jésus-Christ de cette année-là » (II, 20). On est en présence d’un de ces détails censés « faire vrai » !

Jean reviendra encore sur le personnage pour signaler son décès, en l’accompagnant d’un éloge rapide : « Il avait occupé très saintement le siège, en prêchant la loi de Jésus-Christ » (II, p. 29).

 

5. Les hérésies

Quelques hérétiques sont mentionnés dans le présent fichier :

* Les hérésies et Origène : II, p. 21, an 250 de l’Incarnation ; II, p. 25, sa mort en l’an 260 de l’Incarnation. Présentation générale sur Origène et les hérésies dans l’introduction aux p. 9-17, avec l’indication des pages où il est signalé.

* Quant au Nomentianus de II, p. 24, on vient de dire qu'il pourrait être tout simplement une mauvaise graphie du Novatien condamné au concile de Rome, en l'an 251 de notre ère.

 


 

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