Bibliotheca Classica Selecta - Autres traductions françaises dans la BCS - Plan - vv. 410-445 - vv. 627-662

MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


EURIPIDE

MÉDÉE

Traduction nouvelle commentée et annotée
Danielle De Clercq, Bruxelles, 2005

TEXTE

 
vv. 446-626 (
Scène X)

(Jason, Médée, coryphée)

JASON (446-464) (Avec nervosité et emportement croissant)

Non, ce n'est pas maintenant la première fois... Souvent déjà je me suis rendu compte combien ton tempérament intraitable est un mal contre lequel on ne peut rien faire.

Toi alors!

Tu pouvais vivre sur cette terre et y garder ton toit, si tu acceptais sans broncher les décisions des plus forts, et, à cause de propos sans queue ni tête, tu te fais expulser du pays!

Moi, tes paroles ne me touchent pas! Continue donc à dire que Jason est l'homme le plus mauvais du monde...

Mais les propos que tu as tenus à l'égard des souverains, considère qu'ils ont été tout profit pour te faire punir d'exil.

Et moi qui essayais sans cesse, devant l'emportement de la famille royale, de désamorcer leur colère car ma volonté était que tu restes ici! Mais toi, tu ne renonçais pas à tes imbécillités et tu continuais à dénigrer les souverains. Voilà, c'est pour ça que tu seras expulsée du pays!...

(Se reprenant)

(459) Mais tout de même, si je suis ici, c'est parce que je n'ai pas renié des êtres chers: je me préoccupe de ton sort, femme, je veille à ce que tu ne sois pas expulsée sans ressources avec les petits et à ce que tu ne manques de rien. Un exil entraîne beaucoup de maux avec lui. Sache, que même si tu me hais, je ne pourrais pas te vouloir du mal...

 MÉDÉE (Indignée, elle l'interrompt en criant) (465-519)

Oh! Toi qui es le mal absolu! C'est tout ce que j'ai sur la langue pour qualifier ta lâcheté! Tu viens me trouver, toi qui est devenu mon pire ennemi. Ce n'est ni du courage ni de l'audace que de regarder dans les yeux ceux qui t'aiment après leur avoir fait du mal... Non, le plus grand vice au monde c'est l'impudence!

Tu as très bien fait de venir! Car moi, je soulagerai mon coeur en t'injuriant et pour toi ce sera dur de m'entendre!

(475) C'est par le début (Geste de lassitude de Jason), oui, le début, que je commencerai ce que j'ai à dire: je t'ai sauvé la vie - et ils le savent tous, les Grecs embarqués dans la même nef Argo. (478-482) Toi, on t'avait envoyé mettre sous le joug et mener des taureaux cracheurs de feu pour ensemencer une terre mortifère... Et le dragon, qui enserrait la Toison d'Or et la gardait à l'intérieur de ses replis enchevêtrés sans céder au sommeil, je l'ai tué et j'ai brandi pour toi la lumière salvatrice...

(483- 487) Moi, j'ai trahi mon père et mon foyer et c'est avec toi que je suis partie à Iôlcos du Pélion. J'étais trop sous l'emprise de la passion pour réfléchir. Pélias, je l'ai fait mourir de la mort la plus douloureuse qui soit, de la main de ses propres enfants, et je t'ai ôté toute raison d'avoir peur...

Et toi, toi pour qui j'ai fait tout cela, toi le plus grand des scélérats, voilà que tu me trahis et que tu t'offres un nouveau lit de noces... (490) alors que nous avons eu des enfants!... Si tu étais encore sans enfants, on te pardonnerait de vouloir à tout prix ce lit.

Le respect de tes serments, où est-il ? Je ne sais que penser! Crois-tu que les dieux d'antan ne règnent plus ou bien que les lois d'aujourd'hui sont changées pour les humains, puisque tu es bien conscient qu'envers moi tu n'as pas respecté ton serment?

Pheû ! (Médée sanglote en contemplant sa main, peut-être prête à frapper)

Ma main droite que si souvent tu étreignais, tout comme mes genoux. Comme c'est en vain que j'ai été suppliée par mon pervers de mari et comme ils sont déçus mes espoirs.

(Jason est resté de marbre. Médée peu à peu se reprend)

Allons! Faisons comme si tu étais un ami. Je vais me concerter avec toi... Quoique... Quel bien pourrais-je attendre de toi. Enfin, soit! Si je te pose des questions, tu auras l'air encore plus infâme.

(502) Maintenant, où m'en retourner? À la maison de mon père, d'où je suis venue en la trahissant pour toi, tout comme ma patrie? Chez les malheureuses filles de Pélias? C'est qu'elles m'accueilleraient volontiers dans leur foyer, elles dont j'ai mis le père à mort!

Il en est ainsi: pour les miens que j'aime, je me dresse comme une ennemie. Non! je n'aurais pas dû leur faire du mal. C'est en te comblant que je me les suis rendus hostiles.

Aussi, en retour tu m'as présentée à beaucoup de femmes partout en Grèce comme une femme comblée. Quel mari admirable ai-je, qu'il est fidèle à la malheureuse que je suis! Je vais être exilée, rejetée de ce pays, privée d'amis, toute seule avec des enfants tout seuls. Quel beau titre de gloire pour toi, le tout jeune marié, de laisser errer comme des mendiants tes enfants et moi qui t'ai sauvé!

Ô Zeus, pourquoi as-tu donné aux gens des repères bien clairs pour reconnaître de l'or qui est falsifié, alors que sur les corps des hommes n'existe aucun signe qui doit identifier le pervers?

LE CORYPHÉE (520-521)

Redoutable emportement sans remède, que celui qui met aux prises des personnes qui s'aiment.

JASON (522-575)

Il me faut, semble-t-il, ne pas être né mauvais orateur, mais aussi, comme un pilote de bateau avisé, replier le bas de ma voile pour échapper à la logorrhée qui te démange, femme!

(526) Moi, puisque tu ne vantes que trop tes bonnes grâces, j'estime que c'est Cypris qui a sauvé mon expédition maritime... Oui! Elle seule parmi les dieux et les humains.

Toi, oui, tu as l'esprit subtil, mais tu ne veux pas admettre qu'Éros t'a contrainte de ses traits inévitables à sauver ma peau... Mais je ne m'attarderai pas à cela avec trop de précision. De quelque façon donc que tu m'aies été utile, ce n'est pas mal! Mais tu as retiré de plus grands avantages en me sauvant que tu ne m'en as accordés. Je m'explique.

(536) D'abord, c'est en pays grec que tu vis et non plus sur le sol barbare, et tu y as découvert la justice et l'utilité des lois, en lieu et place de l'arbitraire de la force. Tous les Grecs reconnaissent ton savoir-faire et tu as gagné en renom. Or si tu vivais aux derniers confins du monde, on ne parlerait pas de toi! Je veux bien ne pas avoir d'or sous mon toit ni ne pouvoir chanter mieux qu'Orphée pourvu que ma destinée me mette en évidence.

Voilà ce que j'avais à dire sur les épreuves que j'ai traversées.

(546-568) Et quoi? Le débat c'est toi qui l'a provoqué! Tout ce que tu m'as reproché concernant mes noces royales, je te démontrerai qu'en agissant ainsi, d'abord j'ai été habile, qu'ensuite j'ai agi avec bon sens, qu'enfin je t'aime beaucoup, toi, et mes enfants auss.

(Médée bondit)

Du calme!

 (551) Lorsque j'ai quitté Iôlcos et émigré ici, je traînais derrière moi beaucoup de malheurs et d'handicaps. Quelle meilleure chance, oui chance, pour moi l'exilé que d'épouser la fille d'un roi?

Ce n'est pas - et c'est ce qui te démange - par haine de ta couche. Je n'étais pas aveuglé par le désir d'une nouvelle épouse. Je ne voulais pas non plus satisfaire à tout prix l'ambition d'avoir beaucoup d'enfants. J'ai bien assez avec ceux qui sont nés, je n'ai rien à leur reprocher.

J'ai fait tout cela - et c'est ce qui importe le plus - pour que nous vivions bien et non pas dans l'indigence. Car je découvre qu'un pauvre, n'importe lequel de ses amis s'en débarrasse. Je voulais éduquer mes enfants d'une manière digne de ma maison en donnant des frères aux petits nés de toi pour leur accorder le même statut. J'avais pour but, tout en y associant ma famille, de m'assurer une vie heureuse.

Toi, pourquoi te faudrait-il donc des enfants? Mais moi, il est facile d'aider grâce aux petits à venir ceux qui vivent déjà

(568) Dira-t-on que ma décision est mauvaise. Même toi, tu ne le dirais pas, si la question de ton lit ne te démangeait pas.

(Ricanant)

Mais vous en êtes réduites, vous, les femmes, à ne vous sentir comblées, que si cela se passe bien dans votre lit. Mais si, au contraire, un ennui s'annonce pour votre couche, vous considérez les dispositions les plus avantageuses et les plus appropriées comme les plus hostiles.

Il aurait fallu que les mortels eussent un tout autre moyen de faire des enfants et qu'il n'y eût pas d'humanité femelle. Ainsi, il n'y aurait aucun mal pour les gens!

CORYPHÉE (576-578)

Bien arrangé ton discours, Jason! Pourtant, à mon avis, même si je vais te contredire, tu ne m'as pas l'air en trahissant ton épouse d'agir conformémént à la justice.

MÉDÉE (579-587) (Soliloquant)

Est-ce que vraiment sur bien des points bien des personnes me trouvent en désaccord avec les gens? Car pour moi, quelqu'un d'injuste qui sait bien manier la parole, mérite le châtiment suprême. En s'imaginant bien dissimuler l'injustice avec sa langue, il ose mal agir. Quand même, ce n'est pas très intelligent.

(S'adressant à Jason)

Ainsi, toi non plus, ne viens pas maintenant devant moi te montrer sous un beau jour et habile à discourir, car une seule parole te tuera. Il aurait fallu, si tu n'étais pas quelqu'un de mauvais, contracter ce mariage en me convaincant de son bien fondé, mais non pas à l'insu de ceux qui t'aiment.

JASON (588-590)

Comme tu aurais donc bien réagi à cette nouvelle, toi, si je t'avais parlé d'un mariage, toi qui maintenant n'arrives même pas à calmer ton coeur en plein ressentiment!

MÉDÉE (591-592)

Oh non! Cela ne t'aurait pas empêché d'agir, mais le lit d'une Barbare ne te ménageait qu'une vieillesse sans gloire.

JASON (593-597)

Sache bien ceci une fois pour toutes: ce n'est pas par désir d'une femme que je suis entré dans le lit royal que maintenant je détiens, mais, comme je viens de te le dire, je voulais te sauver, toi, et aux petits, les miens, donner comme frères des princes pour renforcer ma famille.

MÉDÉE (598-599)

Et pour moi? Une vie heureuse qui m'afflige et une prospérité qui me déchire le coeur? Jamais!

JASON (600-602)

Sais-tu comment former d'autres souhaits et te montrer plus sensée? Arrive à ne plus considérer comme affligeantes des situations favorables et à ne plus te croire malheureuse quand ton sort est heureux!

MÉDÉE (603-604)

Vas-y, insolent! Toi, tu es à l'abri! Moi, c'est livrée à moi-même et exilée que je m'enfuirai de ce pays!

JASON (605)

C'est toi qui a choisi ton sort! Ne viens accuser personne d'autre!

MÉDÉE (606)

Qu'est-ce que j'ai fait? J'ai pris femme, je t'ai trahi?

JASON (607)

Tu as lancé des imprécations sacrilèges contre les souverains!

MÉDÉE (608)

Justement! C'est ton foyer que je maudis!

JASON (609-615)

C'est tout! Je ne poursuivrai pas cette discussion avec toi...

(Un silence. Jason se reprend)

Mais, si tu veux disposer sur mes propres biens d'une assistance pour les enfants ou pour ton exil, vas-y, dis-le! Sache que je suis prêt à donner sans compter et à faire parvenir des signes de reconnaissance à mes hôtes pour qu'ils te traîtent bien.

Si tu refuses, femme, tu agiras comme une folle, mais, si tu renonces à ton ressentiment, tu bénéficieras de conditions meilleures.

MÉDÉE (616-618)

Non, je ne pourrais pas me tourner vers ces hôtes, qui sont les tiens, ni rien en recevoir. Non, ne me donne rien! Les dons d'un homme malhonnête ne sont d'aucune utilité!

JASON (619-622)

Moi, du moins, je prends les dieux à témoins que je veux tout faire pour vous être secourable, à toi et aux petits. Or à toi, ce qui est bon ne te suffit pas, mais par ton arrogance tu écartes de toi tes amis. Voilà pourquoi tu souffriras encore plus!

MÉDÉE (623-626)

Pars! C'est le désir de ta toute nouvelle femme, de ta donzelle, qui te prend quand tu t'attardes ici! Va faire le jeune marié! Car peut-être - ce sera dit sous inspiration divine - ta façon de te marier te fera désavouer le mariage!

(Jason s'en va. Médée demeure en scène)

Plan - Scène X - vv. 410-445 - vv. 627-662

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