FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 24  - juillet-décembre 2012

 


 

Virgile magicien dans les Mirabilia Romae, les guides du pèlerin et les récits de voyage

 

A. Les Mirabilia Romae et leur évolution

 

par


Jacques
Poucet

 

Professeur émérite de l'Université de Louvain

Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 


 

Plan

 

0. Introduction

1. Les origines lointaines

2. L’Urtext : les Mirabilia urbis Romae (en abrégé Mirab.) [avant 1150]

a. le Liber Censuum Romanae Ecclesiae

b. le contenu et les divisions de l’Urtext

c. sa valeur comme source historique

d. le public-cible

e. d’autres caractéristiques

3. Les versions dérivées : la tradition des Mirabilia au sens strict

a. Graphia aureae urbis (en abrégé Graph.) [milieu du XIIe siècle]

b. De mirabilibus urbis Romae de Maître Grégoire (en abrégé : Greg.) [fin XIIe - début XIIIe]

c. De mirabilibus civitatis Romae de Nicolás Rosell (en abrégé : Rosell) [vers le milieu du XIVe siècle]

d. Tractatus de rebus antiquis et situ urbis Romae de l’Anonyme de Magliabechi (en abrégé : Anonym.) [1411]

e. un mot sur l’ensemble de ces textes

4. Les traductions

a. Le Miracole de Roma (en abrégé : Mirac.) [milieu du XIIIe]

b. Les merveilles de Rome (en abrégé : Merv. I et II) [XIIIe et XVe siècle]

c. Le vaste champ des traductions allemandes [surtout à partir de la fin du XIVe siècle]

5. Les utilisations dans d’autres ouvrages

a. Martin d’Opava [XIIIe siècle]

b. La Polistoria de Giovanni Cavallini (= Ioannes Caballinus) [milieu du XIVe siècle]

6. Les guides du pèlerin et la tradition des Mirabilia Romae au sens large

a. la réorientation du contenu

b. la multiplication de l’offre

c. un aperçu de la tradition de ces guides

d. les traductions allemandes des Mirabilia au sens large

7. Des ouvrages plus personnels : la littérature de voyage

a. Giovanni Rucellai (1450)

b. John Capgrave : Ye Solace of Pilgrimes (vers 1450)

c. Nikolaus Muffel (1452)

d. Jean de Tournai : son passage à Rome en 1488

e. Arnold von Harff (1496)

8. En guise de conclusion

 


    

0. Introduction

 

     Une expression comme Mirabilia (urbis) Romae, avec le sens de « Les curiosités de Rome », « Les choses à voir à Rome », est relativement ambiguë. Elle est susceptible en effet de s’appliquer à des réalités assez différentes, soit à un traité bien précis, soit à un genre littéraire, et comme ce genre des Mirabilia Romae lui-même a fortement évolué, on est amené à parler de tradition des Mirabilia au sens strict ou au sens large.

 

     Au sens propre, l’expression s’applique à un texte latin du milieu du XIIe siècle, les Mirabilia urbis Romae, qui propose une description de la ville de Rome. Il bénéficie d’un statut particulier. On le considère en effet comme un Urtext parce qu’il a connu, au moyen âge et au début des temps modernes, un  succès tel qu'il a donné naissance à toute une série de versions, manuscrites d’abord, imprimées ensuite, écrites tantôt en latin tantôt dans une langue vernaculaire. Si certaines de ces versions « dérivées » restent relativement fidèles au document de départ, d’autres s’en écartent plus ou moins profondément, dans le plan, le contenu, l’optique générale.

     Les Mirabilia urbis Romae originaux vont également faire l’objet d’une série de traductions, elles aussi plus ou moins fidèles, dans de multiples langues (français, espagnol, anglais, italien, néerlandais, mais surtout allemand), tandis que des passages entiers de l’Urtext lui-même ou d’une de ses versions dérivées seront intégrés dans des ouvrages d’une autre nature (par exemple des Chroniques universelles ou des récits de voyage).

     Ce premier ensemble – versions dérivées, traductions, textes intégrés – constitue ce qu’on appelle la tradition des Mirabilia Romae au sens strict, ces ouvrages ou parties d’ouvrages ayant en commun de s’inspirer toujours, plus ou moins nettement, de l’Urtext du milieu du XIIe siècle. Mais la situation va se modifier.

 

     En effet, à cause notamment du développement des pèlerinages à Rome et de l’afflux des fidèles, le genre des Mirabilia va s’éloigner toujours davantage de l’optique des premiers ouvrages et de leur présentation plutôt abrupte, pour prendre la forme de guides destinés aux nombreuses personnes venues à Rome, visiter la ville bien sûr, mais aussi et surtout bénéficier des multiples indulgences qu’offrent ses églises. D’où l’apparition de traités spécialisés, comme par exemple des listes plus ou moins détaillées d’églises avec les Indulgentiae qu’on peut y obtenir, ou des calendriers donnant, jour par jour, la liste des Stationes, c’est-à-dire des offices les plus intéressants qui y sont célébrés. Cette optique nouvelle, avec les modifications importantes qu’elle engendre, va aboutir, sinon à la disparition pure et simple du contenu de l’Urtext, en tout cas à sa « dilution ».

     Ces guides – car ce sont maintenant de véritables guides – sont très nombreux et rédigés dans toute une série de langues. On les connaît par des manuscrits et par des éditions imprimées. Parce qu’ils ont comme très lointain ancêtre l’Urtext des Mirabilia primitifs, on continue généralement à parler d’eux en utilisant le terme de Mirabilia, mais il faut savoir qu’ils n’appartiennent plus à la tradition des Mirabilia au sens strict, mais à celle des Mirabilia au sens large.

     Bref, on le voit, le genre des Mirabilia, issu d’un Urtext du milieu du XIIe siècle, a toute une histoire. C’est cette histoire, compliquée et longue de quelque trois siècles, que les pages suivantes voudraient raconter très schématiquement et sans prétendre à l’exhaustivité. Dans une matière très vaste, nous avons sélectionné ce qui nous a paru directement utile à notre sujet.

 

 

1. Les origines lointaines

 

     L’Urtext des Mirabilia urbis Romae n’a pas surgi du néant au milieu du XIIe siècle. Mais ce qui l’a précédé était fort différent. La fin de l’antiquité connaissait les régionaires (Notitiae, Curiosa), qui donnaient, région par région et sans guère de détails, des listes de bâtiments qu’on trouvait à Rome. Vinrent ensuite, avec le Christianisme, les Itineraria, des suggestions d’itinéraires en quelque sorte, énumérant, site par site, ce qui paraissait digne d’une visite : églises, cimetières, emplacements du martyre des saints. Des vestiges de la Rome païenne y figurent éventuellement à titre de repères topographiques. Un de ces ouvrages, l’Itinéraire d’Einsiedeln, datant de la fin du VIIIe ou du début du IXe siècle, est célèbre. Mais venons-en à l’Urtext des Mirabilia urbis Romae.

 

Nombre de ces textes anciens figurent dans R. Valentini et G. Zucchetti (eds.), Codice topografico, vol. II (Rome, 1942), pp. 1-153. En ce qui concerne l’Itinéraire d’Einsiedeln, on pourra voir S. Del Lungo (ed.), Roma in età carolingia e gli scritti dell'Anonimo augiense. Einsiedeln, Bibliotheca Monasterii ordinis sancti Benedicti, 326 [8 nr. 13], IV, ff. 67v- 86r (Rome, 2004), ainsi que G. Walser (ed.), Die Einsiedler Inschriftensammlung und der Pilgerführer durch Rom (Codex Einsidlensis 326) (Wiesbaden, 1987).

 

 

2. L’Urtext : les Mirabilia urbis Romae (en abrégé Mirab.) [avant 1150]

 

     Le traité sur les Mirabilia urbis Romae est un bref document d’une dizaine de pages, intégré dans un ouvrage beaucoup plus volumineux de 18 livres, intitulé Liber Censuum Romanae Ecclesiae (en abrégé Liber Censuum).

 

a. le Liber Censuum Romanae Ecclesiae

     Ce Liber Censuum a été rédigé en 1192 par le cardinal Cencio Savelli, qui deviendra pape sous le nom d’Honorius III mais qui à l’époque n’était que camerarius pontifical. Il rassemble une masse hétérogène de documents, dont le plus ancien remonte à 492. C’est dire son importance comme source pour l’histoire de la papauté entre ces deux dates.

     Parmi les documents ainsi compilés se trouvent par exemple : un catalogue des églises de Rome, le détail des rentrées financières des diocèses et des monastères, des enregistrements de donations et de contrats divers, un recueil de protocoles régissant les rites et les cérémonies où interviennent les papes (l’Ordo Romanus) ainsi que – ce qui nous concerne ici – la plus ancienne version des Mirabilia urbis Romae.

 

Le texte des Mirabilia se trouve dans Le Liber censuum de l'Église romaine, publié avec une introduction et un commentaire par P. Fabre et L. Duchesne, Paris, 1910, p. 262-273 (Bibliothèque des Écoles françaises d'Athènes et de Rome. Série 2, Registres des papes du XIIIe siècle, 6/1).

 

     L’éditeur moderne du Liber Censuum, Louis Duchesne, avait attribué ce texte à un certain Benoît, Chanoine de Saint-Pierre, et avait proposé 1143 comme terminus ante quem. Certains modernes sont moins sûrs de cette chronologie, d’autres contestent l’attribution. Mais l’essentiel pour nous, c’est qu’on s’accorde aujourd’hui pour dater ce texte d’avant le milieu du XIIe siècle et pour y voir la version la plus ancienne des Mirabilia, à l’origine, comme nous l’avons dit, d’une longue et multiforme tradition.

     On se gardera de couper tout lien entre cet Urtext et les productions antérieures, la recherche ayant par exemple dégagé des correspondances significatives entre les Mirabilia primitifs et l’Itinéraire d’Einsiedeln (en dernier lieu, D. Kinney, Fact and Fiction, dans Roma Felix, Aldershot, 2007, p. 235-252). L’Urtext pourrait d’ailleurs aussi contenir d’autres textes antérieurs au milieu du XIIe siècle.

 

b. le contenu et les divisions de l’Urtext

     Ces Mirabilia primitifs se présentent sous la forme d’un bref document (une dizaine de pages et quelque trente chapitres) peu structuré et élaboré, où l’on distingue trois parties principales qui auraient pu constituer à l’origine trois écrits autonomes.

     La première partie (ch. 1-10) consiste essentiellement en une série de listes, qui énumèrent successivement, avec quelques rares détails, les portes, les arcs de triomphe, les collines, les thermes, les palais, les théâtres, les endroits mentionnés dans les passiones sanctorum, les ponts et les cimetières. Les monuments, ainsi classés par catégories, sont ceux de la Rome antique, et dans certains cas ils sont flanqués de leurs correspondants médiévaux : « le théâtre de Pompée près de Saint-Laurent », « le théâtre d’Antoine près de Sainte-Marie-la-Ronde » (ch. 7). Dans cette première partie, l’univers chrétien n’apparaît vraiment que dans le ch. 8 consacré aux loca quae inveniuntur in passionibus sanctorum et dans le ch. 10 traitant des cimetières.

     La deuxième partie (ch. 11-18) est pour l’essentiel constituée d’une série de petits exposés, dont certains ont pour fonction d’introduire dans le monde chrétien des bâtiments et des personnages de la Rome antique : ainsi par exemple le ch. 11 (Octave-Auguste et l’ara Caeli) ; le ch. 12 (valeur de prophétie donnée aux statues attribuées à Praxiteles et à Phidias) ; le ch. 16 (Agrippa et le Pantheon) ; le ch. 17 (les empereurs Philippe et Dèce et les passions de certains saints) ; le ch. 18 (la fête créée par Auguste pour célébrer sa victoire sur Antoine et Cléopâtre et l’église de Saint-Pierre-aux-Liens). Même la statue équestre du ch. 15 est susceptible de rentrer dans ce modèle, si l’on songe que son cavalier fut longtemps identifié à Constantin, « le premier empereur chrétien » et que ce sont les aléas de la politique qui en ont changé l’identité. En fait, les Mirabilia étant davantage une compilation que le résultat d’un construction a nihilo, certains développements de cette deuxième partie peuvent sembler inappropriés, comme la liste des fonctionnaires impériaux du ch. 13 ou l’exposé sur les colonnes du ch. 14. Ils sont presque certainement interpolés : le ch. 13 à partir de la Graphia (cfr plus loin) et le ch. 14 à partir des Régionaires.

     La troisième partie (ch. 19-31) est appelée par les spécialistes la periegesis (mot grec qui désigne une promenade, un tour commenté). Au cours de cette « promenade » qui commence par la zone du Vatican (ch. 19-21) et se termine par celle du Transtévère (31), on visite – parfois sans beaucoup d’ordre – le Capitole, les Forum, le Célius, l’Esquilin, l’Aventin et le reste. À l’exception d’un chapitre (ch. 26) entièrement consacré au Grand Cirque, l’accent est indiscutablement mis sur la présentation de palais et surtout de temples. Présentation souvent très brève d’ailleurs : soit une simple mention, soit une très courte description.

     Puis vient une sorte de conclusion (ch. 32), qui mérite d’être citée :

 

      Haec et alia multa templa et palatia imperatorum, consulum, senatorum prefectorumque tempore paganorum in hac Romama urbe fuere, sicut in priscis annalibus legimus et oculis nostris vidimus et ab antiquis audivimus. Quantae etiam essent pulchritudinis, auri et argenti, aeris et eboris pretiosorumque lapidum, scriptis ad posterorum memoriam, quanto melius potuimus, reducere curavimus. (ch. 32, V.-Z., III, p. 65)

      Tels sont – et il y en a de nombreux autres encore – les temples et les palais des empereurs, des consuls, des sénateurs et des préfets, que l’on trouvait dans cette ville de Rome au temps des païens. C’est ce que nous avons lu dans les anciennes annales, vu de nos propres yeux et appris des anciens. Toutes ces beautés, d’or et d’argent, de bronze et d’ivoire, et de pierres précieuses, nous avons veillé à les transmettre par écrit, du mieux que nous le pouvions, à la mémoire de nos descendants, (trad. personnelle).

 

     Le texte se réfère vraisemblablement plus à la périégèse elle-même qu’à l’ensemble des Mirabilia. Mais l’essentiel est que l’auteur présente son traité comme une description de la Rome des païens (tempore paganorum). Il insiste beaucoup sur la richesse et la beauté des monuments antiques. Mais dans la Rome de son époque, on ne devait plus trouver beaucoup d’objets d’or et d’argent, de bronze et d’ivoire, beaucoup de pierres précieuses, remontant à l’époque des consuls et des empereurs. Des ruines, certes, il y en avait beaucoup (oculis nostris vidimus), mais la trace des richesses du passé n’était plus présente que dans les écrits des auteurs anciens (in priscis annalibus legimus). Quant à la tradition orale, la troisième source d’information (ab antiquis audivimus), on ne se trompera guère en y rattachant les divers récits que le rédacteur a retranscrits et qui semblent relever de l’étiologie, de l’hagiographie et de la légende plus que de l’histoire. À moins bien sûr que la triple inspiration (« voir, lire, entendre ») ne soit qu’un simple poncif.

 

c. sa valeur comme source historique

     Pour faire bref, on dira que l’auteur de l’Urtext tente de reconstruire la Rome antique abstraitement sur base des sources littéraires ; que son opuscule mêle le temporel et le spirituel, l’antique et le chrétien ; qu’il accueille sans critique l’historique et le légendaire, le vrai et le faux. Il ne propose pas une description précise de la réalité. Celle-ci est transformée, et « la légende se substitue à la mémoire » (C. Nardella, L’antiquaria romana, 2001, p. 438).

 

d. le public-cible

     Le « public-cible » (comme on dit aujourd’hui) devait être assez varié : des pèlerins, des visiteurs venus pour affaires, mais aussi des Romains cultivés et intéressés (du simple prêtre au prélat), à qui « il ne déplaisait pas de lire une description de Rome, privée d'utilité comme guide, mais riche de citations de monuments disparus qui restituaient l'ancienne image de l'Urbs » (C. Nardella, ibid., p. 439).

 

e. d’autres caractéristiques

     On a noté aussi que l’Urtext décrit « une Rome éternelle », où « pas un mot n’est dit sur une possible décadence », où « les habitants réels, avec leur vie quotidienne, leurs habitudes, leurs qualités et leurs défauts, sont étrangement absents », ce qui éloigne le traité des Mirabilia du genre médiéval des descriptiones urbium, dont il est parfois rapproché. « En fait, la Rome des Mirabilia est un espace sacré plutôt qu’une cité » (M. Campanelli, Monuments and Histories, 2011, p. 39 passim).

*

     Nous nous sommes assez longuement attardé sur l’Urtext, vu son importance. Il est temps maintenant d’en suivre l’histoire, en présentant quelques-uns des traités qu’il a inspirés, en tout ou en partie. Nous serons désormais plus bref.

 

* Textes : Les tomes III et IV du Codice topografico della città di Roma de R. Valentini-G. Zucchetti, 1946 et 1953 (Fonti per la storia d'Italia, 90 et 91) [cités dans la suite V.-Z., III et IV] fournissent une édition annotée très commode des différentes versions des anciens Mirabilia. – Pour le texte de la première rédaction, on verra V.-Z., III, p. 17-65 et, sur la Toile, IntraText et Latin Library. – D’autres éditions seront éventuellement citées dans la suite.

* Études générales sur les premiers Mirabilia : M. Accame Lanzilotta, Contributi sui « Mirabilia urbis Romae » (Gênes, 1996, 254 p.), propose une excellente introduction (p. 13-27). – C. Nardella, L'antiquaria romana dal "Liber Pontificalis" ai "Mirabilia urbis Romae", dans A.V., Roma antica nel Medioevo : mito, rappresentazioni, sopravvivenze nella "Respublica Christiana" dei secoli IX-XIII. Atti della quattordicesima Settimana internazionale di studio, Mendola, 24-28 agosto 1998, Milan, 2001, p. 423-447 (Storia. Ricerche).

 

 

3. Les versions dérivées : la tradition des Mirabilia au sens strict

 

     Les Mirabilia donnent naissance, on l’a dit, à ce qu’on peut appeler des versions dérivées, plus ou moins conformes au texte initial. Ce sont des rédactions nouvelles, qui, tout en conservant généralement le plan primitif, n’hésitent pas à transformer le contenu, pour en développer les aspects pratiques ou exprimer des jugements esthétiques ou encore faire davantage de place à la Rome chrétienne. Voici quatre d’entre elles, rapidement présentées.

 

a. Graphia aureae urbis (en abrégé Graph.) [milieu du XIIe siècle]

     Fort peu de temps après la rédaction de l’Urtext, ce dernier se retrouve intégré, parfois simplifié et abrégé, dans une œuvre anonyme intitulée Graphia aureae urbis. Il s’agit en fait d’un opuscule formé de trois textes indépendants. D’abord (ch. 1-12) un abrégé d’histoire romaine de Noé à Romulus, ensuite (ch. 13-40) les Mirabilia proprement dits, qui sont une réélaboration des Mirabilia précédents, enfin (ch. 41-52) ce qu’on a pu appeler un Libellus de cerimoniis aulae imperatoris, un petit traité sur l’organisation du système impérial. Ces trois textes furent rassemblés au milieu du XIIe siècle, à une époque où Rome s’efforçait de retrouver son ancien prestige (renovatio imperii). Le rédacteur de la Graphia intégrait ainsi les Mirabilia initiaux dans un ensemble plus large : une préhistoire, plutôt qu’une histoire, de Rome, une description de la ville et un aperçu institutionnel de l’organisation du palais impérial.

 

Texte : V.-Z., III, p. 77-110 ; P.E. Schramm in Kaiser, Könige und Päpste. Gesammelte Aufsätze zu Geschichte des Mittelalters, III, Stuttgart 1969, p. 313-359 ; sur la Toile : ALIM.

 

 

b. De mirabilibus urbis Romae de Maître Grégoire (en abrégé : Greg.) [fin XIIe - début XIIIe]

     Fin du XIIe - début XIIIe paraît le petit traité De mirabilibus urbis Romae de Maître Grégoire, une Narracio, dont l’auteur pourrait être un ecclésiastique cultivé. Son œuvre est originale en ce sens qu’elle propose « une description de son expérience de Rome, qui se rattache formellement aux Mirabilia, mais qui, sur le fond, s'écarte de la route tracée par ses prédécesseurs, parce qu’elle manifeste une attirance très forte pour les anciens vestiges romains » (C. Nardella, Antiquaria Romana, 2001, p. 439). « Libre de tout conditionnement religieux » (ibid., p. 440), Maître Grégoire se montre fort critique envers les légendes intégrées par ses prédécesseurs, cite largement les auteurs classiques et est le premier à s’intéresser aux monuments antiques comme à des œuvres d’art.

     « La Narracio ne peut pas être considérée comme un guide de la ville, ni comme une suggestion ou une esquisse d'itinéraire ; ce sont seulement des monuments regroupés par catégorie, des données topographiques destinées à les individualiser, un choix très personnel des sujets à traiter. C'est une Rome sans églises et sans martyrs, c'est la Rome des statues de marbre et de bronze, des grands palais impériaux et des arcs de triomphe, c'est la Rome classique, dont les ruines sont interrogées et observées avec la plus grande attention » (ibid., p. 440).

 

* Texte : V.-Z., III, p. 143-167 ; G. McNeil Rushforth, Magister Gregorius. De mirabilibus urbis Romae : A New Description of Rome in the Twelfth Century, dans Journal of Roman studies, t. 9, 1919, p. 14-58 ; Magister Gregorius : Narracio de mirabilibus urbis Rome, ed. R.B.C. Huygens, Leyde, 1970, 44 p. (Textus minores, 42) ; C. Nardella, Il fascino di Roma nel Medioevo : Le Meraviglie di Roma di Maestro Gregorio, Rome, 1997, 208 p. (La Corte dei Papi, 1), avec traduction et commentaire en italien. – Texte latin, avec traduction et commentaire en néerlandais, sur le site de Leo Nellissen. – Texte latin sur le site suisse de Roma medievale.

* Traduction anglaise : Master Gregorius. The Marvels of Rome. Translated with an Introduction and Commentary by John Lawrence Osborne, Toronto, 1987, 114 p. (Mediaeval sources in translation, 31).

 

c. De mirabilibus civitatis Romae de Nicolás Rosell (en abrégé : Rosell) [vers le milieu du XIVe siècle]

     Dans la seconde partie du XIVe siècle, paraît le De mirabilibus civitatis Romae, une description de Rome intégrée par Nicolás Rosell, dit le Cardinal d’Aragon, dans un recueil intitulé Collectanea et comportant divers textes sur l’histoire, la politique et l’administration de Rome. Cette description de Rome est une autre réécriture des premiers Mirabilia, dont le texte est remis à jour. La composition du recueil remonterait aux deux dernières années de la vie du Cardinal (1360-1362), ce qui naturellement ne fournit pas de précision sur la date des textes compilés, et donc sur celle de la nouvelle mouture de l’Urtext.

 

Texte : V.-Z., III, p. 181-196.

 

d. Tractatus de rebus antiquis et situ urbis Romae de l’Anonyme de Magliabechi (en abrégé : Anonym.) [1411]

     On avance dans le temps avec le Tractatus de rebus antiquis et situ urbis Romae, une description topographique de Rome écrite en 1411. Son auteur inconnu est désigné comme l’Anonyme de Magliabechi, parce son principal témoin est un manuscrit florentin du fonds Magliabechi. Il n’était probablement pas romain, et semble n’avoir qu’une connaissance superficielle du latin.

     Le traité ne retient pas les légendes qui figurent dans la deuxième partie de l’Urtext et réduit fortement la place de la Rome chrétienne . Caractéristique également de l’auteur est sa fixation sur les changements de noms, qu’il considère comme systématiques et qu’il attribue curieusement à l’évolution historique de Rome, plus particulièrement au développement de la cupidité et de l’envie des Romains. Un  passage du prologue mérite d’être cité :

 

Et postquam circuitum ipsius [scil. Romae] expleverunt et monarchiam ceperunt, idest ab inceptione imperii, circa id in gubernationibus venit tanta cupiditas, tanta invidia et avaritia mixta in eis fuit, quod non solum pecuniam et divitias ad se trahebant, sed nomina portarum, viarum, fororum et aliorum locorum ad eos placitorum et utilium renominabant de nova, delendo nomina principalia et primitiva ; et ideo nec porta, nec via, nec vicus, nec forum in ea nunc est, quod habeat nomen primum (V.-Z., IV, p. 111).

 

Après qu’ils eurent occupé l’enceinte de la ville et installé la monarchie, c’est-à-dire depuis le début de leur pouvoir, [les Romains] gouvernèrent avec un tel mélange de cupidité, d’envie et d’avidité que non seulement ils attirèrent à eux argent et richesse, mais qu’ils donnèrent également de nouveaux noms  aux portes, routes, places publiques et autres endroits, tout cela selon leur bon plaisir et leurs intérêts, en supprimant les noms anciens et primitifs ; c’est pourquoi il n’y a plus aujourd’hui dans la ville une porte, une route, un quartier ou une place qui ait conservé son premier nom.

 

     Cela explique probablement son goût immodéré pour des étymologies qui « apparaissent souvent désinvoltes (autoschediastic), enrichies d’élaborations arbitraires » (M. Campanelli).

 

* Texte : V.-Z., IV, p. 110-150. Texte latin sur le site suisse de Roma medievale.

Travaux : M. Campanelli, Monuments and Histories : Ideas and Images of Antiquity in Some Descriptions of Rome, Cambdrige, 2011, p. 47-49

 

e. un mot sur l’ensemble de ces textes        

     Nous aurons l’occasion, en analysant de près certaines notices, de bien marquer les limites de cet Urtext et surtout des traités qui s’en sont inspirés. Ces textes transmettent des informations éventuellement utilisables sur des réalités du temps du rédacteur (une vasque qui est décrite ; une inscription qui est transcrite ; un monument qui à l’époque porte tel nom ; une église qui, à l’époque toujours, est consacrée à tel ou tel saint). Ces témoignages-là, s’ils sont directs et non purement livresques, peuvent être utiles aux modernes qui étudient la topographie médiévale.

     Mais la situation est toute différente quand le rédacteur veut interpréter des vestiges en place. Ses informations alors sont beaucoup moins fiables. Il tente bien d’établir une équivalence entre ce qu’il voit sur un site et ce qu’il lit ou a lu dans les textes classiques. Mais il n’a pas la compétence nécessaire et les instruments adéquats pour obtenir un résultat positif.

     Ce qui est plus grave aussi, c’est que les rédacteurs successifs se recopient régulièrement, parfois sans bien se comprendre, aboutissant même à des contresens. Leur éventuelle fascination pour les ruines imposantes encore visibles dans la Rome de leur époque et leur intérêt antiquaire certain pour les monuments disparus ne suffisent évidemment pas à rendre fiables leurs déductions.

     Quoi qu’il en soit, à eux seuls déjà, ces textes constituent un large domaine de recherches pour les spécialistes à l’affût des filiations et des influences, mais aussi des innovations, des suppressions, des additions, qui peuvent être nombreuses et importantes.

 

 

4. Les traductions

 

     Un autre champ d’études s’offre à eux, à savoir les nombreuses traductions auxquelles l’Urtext (Mirab.) a donné lieu, autre preuve bien sûr du succès qu’il rencontre. Il ne s’agit toutefois pas de traductions littérales et fidèles. Même si certaines serrent d’assez près le texte d’origine, d’autres opèrent des coupes sévères dans le contenu ; d’autres encore commettent parfois des erreurs de compréhension et de traduction telles que le texte final en devient incompréhensible.

     Les premières traductions apparaissent très tôt, dès le XIIIe, mais elles se multiplient à partir du XIVe siècle. Plusieurs langues vernaculaires sont représentées : l’italien, le français, l’anglais, l’espagnol, le néerlandais et surtout l’allemand. Nous n’en présenterons que quelques-unes.

 

a. Le Miracole de Roma (en abrégé : Mirac.) [milieu du XIIIe]

     Dès le milieu du XIIIe siècle, un anonyme, qui ne semble pas connaître très bien le latin, propose une version en italien dialectal sous le titre de Le Miracole de Roma. C’est une traduction-adaptation, car tout n’a pas été conservé et les sujets sont présentés dans un ordre différent de l’original.

 

* Édition et étude : Le Miracole de Roma, ed. E. Monaci, dans Archivio della Società Romana di Storia Patria, t. 38, 1915, p. 562-587, et t. 39, 1916, p. 577-579. C’est la première édition ; elle s’accompagne d’une étude.

* Autres éditions : V.-Z., III, p. 116-136. – Texte latin sur le site suisse de Roma medievale. – Le texte est conservé dans deux manuscrits de Florence, le Codex Gaddiano (XIIIe) et le Codex Riccardiano (XVe), aujourd’hui accessibles en édition numérique grâce au projet, Census Full Texts, patronné par la Berlin-Brandenburgische Akademie der Wissenschaften.

 

    D’autres versions italiennes se rattachent plus ou moins étroitement à la tradition des Mirabilia, comme par exemple l’Edificazione di molti palazzi e tempi, un texte écrit aux alentours de 1363 et publié à Venise en 1480. Le Census Full Texts (cfr l’encadré ci-dessus) en propose également l’édition numérique.

 

b. Les merveilles de Rome (en abrégé : Merv. I et II) [XIIIe et XVe siècle]

     Le XIIIe siècle voit aussi apparaître une première traduction française, sous le titre Les merveilles de Rome, qui sera profondément revue au XVe siècle. Les deux versions sont éditées par D.J.A. Ross (Les Merveilles de Rome. Two Medieval French Versions of the « Mirabilia Urbis Romae », dans Classica et Mediaevalia, t. 30, 1969, p. 617-665), dont le commentaire, pour chaque notice, fournit au lecteur les sources utilisées par les traducteurs. Ce travail, fastideux pour l’éditeur, mais très éclairant pous le lecteur, révèle que le traducteur non seulement ne connaît pas toujours très bien le latin, mais surtout qu’il ne connaît pas très bien non plus les réalités romaines qu’il entend décrire.

 

c. Le vaste champ des traductions allemandes [surtout à partir de la fin du XIVe siècle]

     Nous l’avons dit plus haut, les traductions allemandes – manuscrites puis imprimées – sont les plus nombreuses. Elles ont été étudiées tout récemment d’une manière très approfondie par Madame Nine Miedema, dont les recherches ne se sont d’ailleurs pas limitées aux traductions : c’est tout l’ensemble de la tradition des Mirabilia qu’elle a examiné. Comme nous ferons dans la suite de multiples renvois à ses travaux, il nous a paru utile de résumer dès maintenant l’essentiel des résultats qu’elle a obtenus, dans le domaine des Mirabilia au sens strict. 

     (a) Pratiquement toutes les traductions néerlandaises et allemandes se présentent sous quatre formes différentes : deux versions brèves (Kurzfassung) et deux versions longues (Langfassung). (b) Les deux versions brèves remontent à un manuscrit latin du XIVe siècle (L 190, classification Miedema) et les deux traductions longues à un autre manuscrit latin de la même époque (L 186 Miedema). (c) Chacune des quatre traductions a été représentée par un manuscrit soigneusement sélectionné et appelé Leittext (« texte-guide ») : ainsi pour la Langfassung allemande, c’est le D 69 (un manuscrit de la fin du XIVe - début XVe) et le D 13 (XVe siècle). (d) Tout le matériel textuel a été édité sous une forme visuellement très parlante. Dans chaque cas (Kurzfassung et Langfassung), un système de trois colonnes propose, de part et d’autre du latin, les deux versions allemandes considérées comme les « textes-guide » de leur groupe. Le bas des pages est occupé par une sorte d’apparat critique qui note les écarts éventuels des manuscrits du groupe par rapport à leur Leittext. (e) L’édition est suivie d’un abondant commentaire.

     Voilà pour la tradition des Mirabilia au sens strict. Dans la tradition des Mirabilia au sens large, que nous retrouverons plus loin, la situation est quelque peu différente.

 

Bibliographie : N.R. Miedema, Die « Mirabilia Romae ». Untersuchungen zu ihrer Überlieferung mit Edition der deutschen und niederländischen Texte, Tübingen, 1996, 588 p. (Münchener Texte und Untersuchungen zur deutschen Literatur des Mittelalters, 108) ; Die römischen Kirchen im Spätmittelalter nach den « Indulgentiae ecclesiarum urbis Romae », Tubingen, 2001, 896 p. (Bibliothek des Deutschen historischen Instituts in Rom, 97), et Rompilgerführer in Spätmittelalter und früher Neuzeit : die « Indulgentiae ecclesiarium urbis Romae » (deutsch / niederländisch). Edition und Kommentar, Tubingen, 2003, 554 p. (Frühe Neuzeit. Studien und Dokumente zur deutschen Literatur und Kultur im europaïschen Kontext).

 

 

5. Les utilisations dans d’autres ouvrages

 

     Une présentation de la tradition des Mirabilia au sens strict serait insatisfaisante si elle n’évoquait pas certains ouvrages qui y avaient puisé, plus ou moins largement. Nous n’en citerons que deux, importants.

 

a. Martin d’Opava [XIIIe siècle]

     En étudiant l’histoire complexe de la tradition des Mirabilia, Mme Miedema a mis en évidence le rôle important d’intermédiaire qu’avait joué un chroniqueur allemand du XIIIe siècle, né vers 1220/1230 et mort après le 22 juin 1278. Ce chroniqueur est connu dans la littérature spécialisée sous différents noms : Martinus Polonus en latin, Martin de Pologne ou Martin d’Opava dans le monde francophone, Martin von Troppau dans le monde germanophone.

     Ce Martin d’Opava, appartenant à l’ordre des Frères Prêcheurs, a écrit plusieurs oeuvres, parmi lequelles le Chronicon Pontificum et Imperatorum. C’est un manuel écrit en latin et destiné à l’enseignement. Il fut traduit en allemand et fut largement utilisé pendant les derniers siècles du moyen âge.

     Mme Miedema a montré que le Chronicon avait accueilli une partie des textes les plus anciens des Mirabilia, au point que certaines de ses pages auraient peut-être dû apparaître sous notre rubrique « versions dérivées ». Elle a aussi montré que ces pages du chroniqueur allemand avaient précisément inspiré les auteurs des deux manuscrits latins du XIVe siècle à l’origine des traductions allemandes et néerlandaises.

 

Textes : Les seules éditions de Martin d’Opava disponibles remontent au XIXe siècle : L. Weiland, dans les Monumenta Germaniae Historica en 1872, pour l’original latin, et A. Schulz, en 1858-1859, pour la traduction allemande. On travaille à une édition critique récente, mais elle n’a pas encore été publiée.

 

b. La Polistoria de Giovanni Cavallini (= Ioannes Caballinus) [milieu du XIVe siècle]

     La Collection Teubner a publié en 1995 l’édition critique complète de la Polistoria de virtutibus et dotibus Romanorum de Ioannes Caballinus (Giovanni Cavallini), secrétaire à la cour pontificale d’Avignon. C’est un gros ouvrage de type encyclopédique, en 10 livres, écrit peu après 1345 dans l’optique, traditionnelle à l’époque, des deux pouvoirs, le Pape et l’Empereur. L’auteur manifeste une grande connaissance des auteurs latins de l’antiquité ; il recourt, pour ses recherches topographiques, à divers types de sources : littéraires, numismatiques, épigraphiques, et il fournit de précieuses données sur la conservation des monuments et sur les toponymes de son temps. Plusieurs de ses livres sont d’une grande utilité pour notre connaissance de la topographie de la Rome du XIVe siècle.

     C’est notamment le cas du livre VI qui présente les treize fondateurs de Rome, de Noé à Romulus, ainsi que les portes de la ville. Les livres VII et VIII continuent la description en passant en revue les sept collines et les treize régions de l’époque de l’auteur.

     Martin d’Opava, on vient de le dire, avait repris presque textuellement des notices entières des Mirabilia. Dans le cas de la Polistoria, l’influence de cette tradition, si elle est certaine, est beaucoup plus diffuse, Giovanni Cavallini ayant largement retravaillé ses sources. Seule une étude approfondie permettra de dégager ses sources et de définir son originalité.

 

* Texte : Ioannes Caballinus de Cerronibus. Polistoria de virtutibus et dotibus Romanorum. Rec. Marc Laureys, Stuttgart-Leipzig, Teubner, 1995, lxii-375 p. (Bibliotheca scriptorum Graecorum et Romanorum Teubneriana) –V.-Z. en avaient donné un certain nombre de pages (t. IV, 1953, p. 11-54).

* Sur la Toile : Les livres VI à VIII sont accessibles au complet sur le site Le descrizioni di Roma dalla fine del XIII all'inizio del XV de l’Istituto di Italianistica de l’Université de Bâle.

 

 

 

6. Les guides du pèlerin et la tradition des Mirabilia Romae au sens large

 

     Mais laissons la question des adaptations, des traductions et des utilisations pour évoquer la mutation fondamentale que constitue, à partir de la fin du XIVe siècle et surtout au XVe, la transformation des premiers Mirabilia en véritables « guides du pèlerin » (Rompilgerführer dans la terminologie de Mme Miedema).

     Depuis longtemps Rome était une destination de pèlerinage, mais la proclamation de la première Année Sainte en 1300 par Boniface VII amena un accroissement fort important des pèlerins (les contemporains évoquent la présence de quelque 200.000 visiteurs à Rome cette année-là). Et les Années Saintes vont se multiplier : l’intervalle initial de 50 années entre deux célébrations passera à 33, puis à 25.

     Il fallait répondre aux besoins spécifiques de cette masse, ce qui explique la réorientation substantielle du contenu des Mirabilia et leur multiplication impressionnante.

 

Une brève synthèse est disponible sur les guides de la fin du moyen âge et leur contexte : T. Saastamoinen, The Use of History in Late Medieval Guidebooks to Rome, dans XIV International Economic History Congress. Session 48, Helsinki, 2006, 8 p.

 

a. la réorientation du contenu

     Les Mirabilia urbis Romae nouveau style sont fort différents de leurs prédécesseurs.

     Plus complexes, ils veulent essentiellement fournir aux pèlerins les informations indispensables à la réussite parfaite – surtout spirituelle – de leur voyage. Conçus pour être utilisés sur les sites, ils s’intéressent moins aux vestiges antiques qu’aux richesses de la Rome chrétienne, bâtiments et cérémonies bien sûr, mais aussi reliques et indulgences. Bref les réalités chrétiennes et contemporaines sont devenues centrales

     Ces guides nouveaux sont généralement constitués de trois types de textes. Le premier, intitulé Historia et descriptio Romae, se ramène souvent à une chronique rapide de la ville jusqu’à Constantin le Grand ; on pourrait y voir mutatis mutandis la continuation lointaine des Mirabilia anciens. Par contre, les deux autres contiennent du matériel nouveau. Ce sont d’une part les Indulgentiae ecclesiarum urbis Romae, qui décrivent systématiquement et minutieusement les églises de Rome avec leurs reliques et les indulgences qui s’attachent à leur fréquentation, et d’autre part les Stationes ecclesiarum urbis Romae, qui signalent, en suivant le calendrier, les églises où l’on peut assister, au jour déterminé, à un service religieux important (la Statio).

 

b. la multiplication de l’offre

     Multiplication de l’offre aussi, car la naissance et la diffusion de l’imprimerie vont permettre une diffusion très large de ces textes.

     « Les imprimeurs romains, écrit Mme Miedema (Rompilgerführer, 2003, p. 5-6), publient des milliers d’exemplaires de guides du pèlerin en latin, en allemand, en espagnol, en français, en italien. Ces volumes sont ramenés chez eux par les pèlerins et se retrouvent aujourd’hui dans les bibliothèques d’Europe occidentale ». Il s’agit généralement d’ouvrages anonymes.

 

c. un aperçu de la tradition de ces guides

     L’histoire de la tradition des Mirabilia au sens large est le sujet du second livre de Mme Miedema publié en 2003 et abrégé en Rompilgerführer. On y trouvera (Rompilgerführer, 2003, p. 466-477) un aperçu (Übersicht) des traditions latine, allemande et néerlandaise.

     Mais pour les Mirabilia nouveaux la spécialiste allemande, à la différence de ce qu’elle avait fait pour les Mirabilia anciens, n’a pas donné l’édition d’un (ou de plusieurs) manuscrit(s) latin(s) qui aurai(en)t servi de modèle(s) aux différents types de traductions qu’elle a identifiés. Dès lors les lecteurs qui souhaiteraient disposer d’un texte latin devront se rapporter à des éditions plus anciennes. Pour les Indulgentiae, on signalera par exemple celle de Chr. Hülsen (Le Chiese di Roma nel Medio Evo, Florence, 1927, p. 137-156 ; réimpression Quasar, 2000) ou celle de R. Valentini-G. Zucchetti (Codice topografico della città di Roma,  t. IV, 1953, p. 75-88).

 

d. les traductions allemandes des Mirabilia au sens large

     Nous avons évoqué plus haut l’organisation du travail de Mme Miedema sur les traditions allemandes (et néerlandaises) des Mirabilia anciens. Elle a procédé globalement de la même manière pour la tradition des Mirabilia nouveaux.

     Mais le domaine est beaucoup plus complexe, car il concerne plusieurs types de traités, dont nous avons cité plus haut les principaux (Indulgentiae, Stationes, Historia et descriptio). Pour chacun de ces types, la spécialiste allemande a recherché le (ou les) témoin(s) qui pouvai(en)t être considérés comme des Leittexte des adaptations allemandes. Ainsi en matière d’Indulgentiae, elle propose comme Leittexte trois manuscrits (D 76, D 67/2 et D 44 de sa classification), mais pour ce qui est de l’Historia et descriptio, tous les témoins remontent selon elle à un unique Leitext, le d6, qui est un incunable de 1487. Nous ne pouvons pas entrer ici dans plus de détails.

 

 

7. Des ouvrages plus personnels : la littérature de voyage

 

     On n’oubliera toutefois pas qu’à côté de ces nombreux guides anonymes –  et quelque peu impersonnels car ils se recopient beaucoup –, on rencontre des ouvrages plus personnels, dus à des pèlerins ou à des marchands – le même individu pouvant d’ailleurs porter les deux casquettes – qui ont tenu à laisser une trace, un peu plus personnelle, de leur passage à Rome. Ces ouvrages sont signés et datent du XVe siècle. Ils se sont plus ou moins largement et plus ou moins étroitement inspirés des Mirabilia (au sens strict et au sens large).

     Nous donnons ci-dessous quelques-uns de ces auteurs, en les classant par ordre chronologique. La rubrique Reiseliteratur de M. Miedema (Mirabilia, 1996, p. 472-478) en propose d’autres.

 

a. Giovanni Rucellai (1450)

     Né en 1404, Giovanni Rucellai est un riche marchand florentin, qui, sous le titre de Zibadone Quaresimale et à l’intention de ses fils, a rédigé des mémoires très variés (Zibadone veut dire « mélanges ») qui prennent la forme d’une chronique familiale et locale. Parmi beaucoup d’autres sujets se trouve la relation du pèlerinage qu’il effectua à Rome en 1450 à l’occasion de l’Année Sainte. Le marchand a noté ses visites dans les églises et toutes les curiosités qu’il a pu voir. Son rapport est assez personnalisé, mais il intègre, parfois textuellement, nombre d’informations provenant des Indulgentiae et des Mirabilia anciens.

 

* Éditions : G. Marcotti [Éd.], Il Giubileo dell'anno 1450 secondo una relazione di Giovanni Rucellae, dans Archivio della Società Romana di Storia Patria, t. 3, 1881, p. 563-580. Numéralisation BiASA. – H.P. Horne, An Account of Rome in 1450, dans Revue archéologique, s. 4, t. 10, 1907, p. 82-97. – R. Valentini-G. Zucchetti, Codice topografico, t. IV, 1953, p. 399-419, avec d’intéressantes notes de commentaires. – A. Perosa [Éd.], Giovanni Rucellai ed il suo Zibaldone. I.  Il Zibaldone Quaresimale, Londres, 1960, p. 67-78 (Studies of the Warburg Institute, 24), avec des notes de commentaires plus brèves que dans l’édition précédente.

Traduction anglaise : J. E. Simmons, A Translation with Critical Commentary of Giovanni Rucellai's Zibaldone Quaresimale, Clayton (Vic.), Monash University, 1983, 418 p. (éd. microfiches - non vu).

 

 

b. John Capgrave : Ye Solace of Pilgrimes (vers 1450)

     Né en 1393, John Capgrave est un théologien anglais, écrivain prolixe à qui on attribue quelque 45 ouvrages dont douze seulement sont conservés. Comme Giovanni Rucellai, il a visité la ville à l’occasion de l’Année Sainte de 1450, et il a laissé, en anglais, sous le titre de Ye solace of Pilgrimes, un véritable guide à l’intention des pèlerins, très riche en informations diverses, plus complet et beaucoup mieux structuré que les mémoires du marchand florentin. Lui aussi s’est largement inspiré des Indulgentiae et des Mirabilia anciens (cfr Miedema, Mirabilia, 1996, p. 475).

 

* Texte original commenté : Ye Solace of Pilgrimes : A Description of Rome, circa A. D. 1450, by John Capgrave, an Austin Friar of King's Lynn. Ed by C.A. Mills, with an introductory note by [...] H. M. Bannister [...], Londres, 1911, 190 p. Original accessible gratuitement sur Internet Archive.

* Traduction intégrale en italien : John Capgrave, Ye solace of pilgrimes : una guida di Roma per i pellegrini del Quattrocento. Prefazione di Mirella Billi ; introduzione e traduzione integrale a cura di Daniela Giosuè, Rome, 1995, 231 p.

 

 

c. Nikolaus Muffel (1452)

      Nikolaus Muffel (né en 1409/1410) est un jeune noble de Nuremberg qui se rendit à Rome en 1452 pour le couronnement de Frédéric III. Lui aussi s’est largement inspiré d’un texte des Indulgentiae et des Mirabilia (cfr Miedema, Mirabilia, 1996, p. 474-475).

 

* Texte original : Nikolaus Muffel, Beschreibung der Stadt Rom, ed. W. Vogt, Tübingen, 1876, 64 p. (Bibliothek des litterarischen Vereins in Stuttgart, CXXVIIl). Accessible gratuitement sur Internet.

Texte allemand avec traduction et notes en italien de certains passages : A. Michaelis, Le Antichità della città di Roma descritte da Nicolao Muffel, dans Mitteilungen des Deutschen archäologischen Instituts (Römische Abteilung), t. 3, 1888, p. 254-276. Notre passage se trouve à la p. 269. A. Michaelis a traduit le terme allemand pull par l’italien gazza (fille).

* Traduction récente et commentaire par G. Wiedmann : Nikolaus Muffel, Descrizione della città di Roma nel 1452, Delle indulgenze e dei luoghi sacri di Roma (Der ablas und die heiligen stet zu Rom), Bologne, 1999, 143 p. (2000 viaggi a Roma, 2).

Aperçu sur le personnage et son séjour à Rome : G. Tellenbach, Glauben und Sehen im Romerleibnis dreier Deutscher des fünfzehnten Jahrhunderts, dans E. Gatz [Éd.], Römische Kurie. Kirchliche Finanzen. Vatikanisches Archiv. Studien zu Ehren von Hermann Hoberg, Rome, t. 2, 1979, p. 883-895 ((Pontificia Universitas Gregoriana. Miscellanea Historiae Pontificiae, 46).

 

 

d. Jean de Tournai : son passage à Rome en 1488

     En 1488, le marchand Jean de Tournai est de passage à Rome, au cours du long périple (1488-1489) qui, de Valenciennes, le mène aussi à Jérusalem et à Compostelle. La description de son séjour à Rome contient un certain nombre d’éléments personnels mais elle est basée pour l’essentiel sur les Indulgentiae et les Stationes. L’influence des Mirabilia anciens ne semble pas très importante.

 

Texte original : Le voyage de Jean de Tournai. De Valenciennes à Rome, Jérusalem et Compostelle (1488-1489). Transcription de Fanny Blanchet. Traduction en français moderne, introduction et notes de Denise Péricard-Méa, La Louve éditions, Flaujac-Poujols (Lot), 2012, 320 p. (Littérature & textes). La Toile ne propose que la seule transcription.

 

 

e. Arnold von Harff (1496)

     On terminera en signalant le pèlerinage mené vers la Terre Sainte à la fin du XVe siècle par le chevalier Arnold von Harff de Cologne. Vers 1496, il est de passage à Rome. Les notes de son éditeur, M. Letts (1946, p. XVIII-XX, et p. 31, n. 3), signalent que l’auteur, sans toutefois les copier servilement, a utilisé « les guides du pèlerin en allemand ». M. Miedema (Mirabilia, 1996, p. 475-476) est plus précise : selon elle, le chevalier s’inspire essentiellement des Indulgentiae, qu’il complète par des notices provenant des Mirabilia. C’était là, on le voit, chose habituelle.

 

Texte : Die Pilgerfahrt des Ritters Arnold von Harff von Cöln durch Italien, Syrien, Aegypten, Arabien, Nubien, Palästina, die Türkei, Frankreich und Spanien wie er sie in den Jahren 1496-1499 vollendet, beschrieben und durch Zeichnungen erläuteret hat. Herausgegeben von Dr E. von Groote, Cologne, 1860.

Traduction anglaise : Arnold von Harff, The pilgrimage of Arnold von Harff. Translated from German and edited with notes and introduction by Malcolm Letts, Londres, 1946, 325 p. (Works issued by the Hakluyt society. Series 2) [réimpression anastatique Kraus Reprint, 1967]. Les notes de M. Letts, très abondantes, sont fort précieuses.

Traduction allemande récente : Rom-Jerusalem-Santiago: das Pilgertagebuch des Ritters Arnold von Harff (1496-1498) nach dem Text der Ausgabe von Eberhard von Groote ; übersetzt, kommentiert und eingeleitet von Helmut Brall-Tuchel e.a., mit den Abbildungen der Handschrift 268 der Benediktinerabtei Maria Laach und zahlreichen anderen Abbildungen, 3ème édition revue, Cologne, 2009, 279 p., ill. – La page personnelle de Helmut Brall-Tuchel présente son livre et donne les références des comptes rendus dont il a fait l’objet.

Aperçu sur le personnage et son séjour à Rome : G. Tellenbach, Glauben und Sehen im Romerleibnis dreier Deutscher des fünfzehnten Jahrhunderts, dans E. Gatz [Éd.], Römische Kurie. Kirchliche Finanzen. Vatikanisches Archiv. Studien zu Ehren von Hermann Hoberg, Rome, t. 2, 1979, p. 903-912 (Pontificia Universitas Gregoriana. Miscellanea Historiae Pontificiae, 46).

 

 

8. En guise de conclusion

 

     La littérature de voyage n’est évidemment que marginale. Revenons à l’essentiel.

     Après ce qui a été dit plus haut, on comprend que les modernes ont raison de distinguer les Mirabilia proprement dits (plus anciens) des Mirabilia au sens large du terme (les Guides, plus récents). Les guides du XVe siècle, s’ils se rattachent aux premiers Mirabilia, n’ont plus guère de rapports avec eux.

     Ainsi donc le traité rudimentaire et schématique dont tout était parti (Mirab.) a pris de plus en plus l’aspect d’un véritable guide pour s’adapter le mieux possible aux besoins d’un public de pèlerins. L’optique générale a basculé de la Rome antique païenne à la Rome médiévale chrétienne. La partie proprement topographique des Mirabilia originaux s’est réduite pour faire la part belle à la description des églises, aux listes de reliques à y vénérer et à l’énumération des indulgences dont les pèlerins pouvaient bénéficier en y entrant.

     Quoi qu’il en soit, les Mirabilia Romae (au sens strict ou au sens large) ont constitué un genre très populaire au Moyen Âge et au début des temps modernes. Quelques chiffres donneront une idée plus concrète de leur succès.

     Pour ce qui est des manuscrits, Mme Miedema a ainsi recensé 247 textes latins, 80 traductions allemandes (datant pour la plupart du XVe siècle), 20 traductions néerlandaises, 10 traductions françaises et 12 traductions anglaises. En ce qui concerne les éditions imprimées, elle en a identifié 150 en latin, 54 en allemand, 13 en néerlandais, 112 en italien, 29 en français, et 17 en espagnol (Mirabilia, 1996, p. 22).

     Les contenus de ces ouvrages (manuscrits ou imprimés) sont toutefois très variables. Il est vrai qu’un seul et même volume contient parfois les trois principaux types de traités caractéristiques des Mirabilia nouveaux (cfr supra), mais c’est généralement l’hétérogénéité qui règne en maître. De multiples combinaisons existent. Ainsi des Mirabilia (anciens) cohabitent avec des Indulgentiae et des Stationes, et des Mirabilia (anciens) avec le traité Historia et descriptio Romae. Des Mirabilia anciens apparaissent isolés, comme aussi des Indulgentiae ou des Stationes. On ajoutera que les traités relevant du genre des Mirabilia voisinent souvent, surtout dans les manuscrits, avec des ouvrages d’une tout autre nature, qui n’ont rien à voir avec la description de Rome. Pour se rendre compte de cette hétérogénéité, il suffit de parcourir l’impressionnant catalogue de plus de 200 pages que Mme Miedema (Mirabilia, p. 17-251) a ainsi dressé de tous les témoins – manuscrits ou éditions imprimées – de l’ensemble de la tradition des Mirabilia.

     Ses travaux, répétons-le, portent essentiellement sur les traductions allemandes et néerlandaises, mais par leur ampleur et leur minutie, ils ont en fait abouti à une nouvelle compréhension de toute la tradition des Mirabilia : ils sont devenus indispensables à tout qui veut aborder de près ou de loin au genre des Mirabilia. Nous les rencontrerons à de nombreuses reprises dans les pages qui vont suivre.

     Car – ne l’oublions pas – notre enquête ne porte pas sur les Mirabilia en tant que tels, mais sur le Virgile magicien dans la littérature médiévale, et le but ultime de nos travaux reste l’interprétation et le commentaire de l’image de Virgile que donne Jean d’Outremeuse, chroniqueur du XIVe siècle (cfr nos articles dans FEC 22, 2011 et FEC 23, 2012).

     Nous avons donc fait un long détour. Et pourtant il était nécessaire. Dès le début de nos recherches en effet, nous avons très vite réalisé – et notre lecteur s’en rendra compte lui aussi dans les fichiers suivants – qu’il était impossible d’étudier correctement la place réservée à Virgile chez Jean d’Outremeuse et dans les Mirabilia sans avoir une vue d’ensemble sérieuse du genre. Sans les travaux de Mme Miedeman, nous n’y serions pas parvenu.

[suite]

 Bruxelles, 03 février 2013


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 24 - juillet-décembre 2012

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