[Extrait de Folia Electronica Classica, t. 29, janvier-juin 2015]
LES
« MARQUEURS » DE LA NATIVITÉ DU CHRIST DANS LA LITTÉRATURE MÉDIÉVALE.
La christianisation du matériel romain
par
Jacques Poucet
Membre de l’Académie royale de Belgique
Professeur émérite de l’Université de Louvain
[Page de Garde] [Table des Matières] [Introduction] [I. Généralités] [2. Phénomènes célestes] [3. Boeuf parlant]
[4. Phénomènes divers] [5. Vision d'Octavien] [6. Prodige de l'huile] [7. En guise de conclusion] [Liste bibliographique]
Avant de passer à l’étude détaillée des
marqueurs de la Nativité, nous commencerons par quelques observations
générales. Sans revenir sur la notion de marqueurs, elles expliciteront
davantage notre projet et mettront surtout en évidence l’intérêt particulier de
deux textes : d’une part un chapitre de Jacques de Voragine qui, dans la
seconde moitié du XIIIe siècle, livre un catalogue, sinon exhaustif en tout cas
très riche, de ces marqueurs, un point d’arrivée en quelque sorte ;
et d’autre part, quelques passages du Canon
d’Eusèbe-Jérôme, beaucoup plus anciens (fin IVe-début Ve) et qui peuvent
servir, en quelque sorte aussi, de point de départ. Elles se termineront par un
bref exposé sur la manière dont les chrétiens médiévaux ont perçu le personnage
d’Auguste.
Plan
1. La liste de Jacques de Voragine (Chapitre 6)
2. Notre projet
a. La Chute du Temple de la Paix et celle de la statue de Romulus
b. La Chute des Idoles d’Égypte
3. Essentiellement les témoignages littéraires
4. La notion de « prodiges » dans l’antiquité romaine
Les Évangiles canoniques, il est vrai, sont très peu prodigues en matière de marqueurs de la Nativité. Matthieu (II, 1-12) signale simplement une étoile qui guide les Rois Mages jusqu’à Bethléem, et Luc (II, 8-14), l’apparition d’anges venus avertir les bergers et chanter les louanges du nouveau-né. Pour les évangélistes, aucun autre événement – atmosphérique ou terrestre – n’est censé marquer la naissance de Jésus. Mais cette réserve est loin d’être partagée par la tradition ultérieure. On va le voir en ouvrant un chapitre de La légende dorée.
En attendant une édition critique qui se
baserait sur l’ensemble du matériel, la meilleure édition actuelle est celle de
G.P. Maggioni, Iacopo da Varazze : Legenda aurea, 2e éd. revue
par l’auteur, Florence, 2 vol., 1998, 1366 p. (Millennio medievale, 6. Testi,
3), dont nous avons utilisé le texte.
La dernière traduction en français moderne
a vu le jour en 2004 dans la Bibliothèque de la Pléiade : La
légende dorée. Édition publiée sous la direction de A. Boureau, Paris, 2004
p. (Bibliothèque de la Pléiade, 504). Le texte latin de l’édition de G.P.
Maggioni a été traduit, présenté et annoté par de nombreux spécialistes. C’est
avec cette édition que nous avons travaillé.
Due à une sommité de l’Ordre des Frères Prêcheurs,
La légende dorée répondait à
« l’enthousiasme prédicatif du XIIIe siècle » (A. Boureau, Légende
dorée, 2004, p. XXXI) en fournissant une abondante matière aux
prédicateurs. Cela explique probablement son impressionnant succès. Cette
collection « a bénéficié, au Moyen Âge, de la plus large diffusion après
la Bible : environ mille manuscrits latins en ont été conservés, sans
compter les innombrables adaptations et traductions en langues vulgaires »
(A. Boureau, Légende dorée, 2004, p. XV).
Cette œuvre fut commencée en 1260 et
remaniée par son auteur jusqu’en 1298.
Dans
la seconde moitié du XIIIe siècle donc, Voragine consacre le chapitre 6 de La légende dorée à La Nativité du Seigneur. Pour montrer que « cette naissance du
Christ, qui arriva de façon merveilleuse, fut manifestée de façon multiple et
utilement montrée » (nativitas
Christi fuit mirabiliter facta, multipliciter ostenta et utiliter exhibita,
p. 66, éd. G.P. Maggioni, 1998), le compilateur rassemble, en une sorte de status quaestionis, les phénomènes de tous
ordres censés avoir marqué l’événement. Et pour bien montrer que l’univers
entier a été concerné, il classe ces phénomènes en cinq rubriques, selon ce
qu’il appelle les « degrés de créatures » (gradus creaturarum), à savoir : les corps matériels, les
végétaux, les animaux, les hommes et les anges.
Forte de quelque
quinze exemples, sa liste ne reprend toutefois pas toutes les manifestations survenues
dans la nuit de Noël qu’on peut trouver dans l’ensemble de la tradition, mais
elle reste imposante. En voici un aperçu.
Les
créatures du degré 1 (les corps matériels) reçoivent la part du lion. À côté
d’événements que nous avons déjà étudiés dans d’autres articles, comme
l’effondrement du Temple de la Paix et celui de la statue de Romulus qu’il
abritait (FEC, 27, 2014), ou comme la chute des
idoles d’Égypte (FEC, 27, 2014), Voragine range dans
cette rubrique divers phénomènes célestes ou atmosphériques, comme l’étoile des
Mages, la vision d’Octavien (notre Octave-Auguste) qui aperçoit dans le ciel
entrouvert l’image de la Vierge tenant l’Enfant, l’apparition de soleils et de
lunes multiples, celle d’un cercle autour du soleil. Il est aussi question de
transformations, comme « l’obscurité de l’air qui se transforme en la
clarté du jour » ou comme « de l’eau se transformant en huile ».
Dans sa liste, un
seul exemple, très peu connu, concerne les plantes (degré 2). « En cette
nuit, […] les vignes d’Engaddi, qui produisent le
baume, fleurirent, portèrent des fruits et donnèrent la liqueur
balsamique » (trad. A. Boureau, p. 55).
Au sein du monde
animal (degré 3 des créatures), Voragine signale le cas de l’âne et du bœuf de
l’étable, qui, reconnaissant dans l’enfant leur Seigneur, fléchissent les
genoux devant lui pour l’adorer (trad. A. Boureau, p. 56). Et peut-être – car
cet événement aussi pourrait avoir annoncé la Nativité – le prodige des bœufs
parlant à leur laboureur.
Parmi les hommes
(degré 4), Voragine fait d’abord état des bergers de Bethléem, qui, avertis par
l’ange, viennent saluer l’Enfant. Il s’attarde ensuite sur Octavien qui, après
la vision dont il bénéficie, comprend qu’un être supérieur à lui vient de
naître et, dès lors, il ne veut plus être appelé ni dieu ni seigneur. Ce même
Octavien aurait également « fait construire des routes publiques dans
l’univers entier et remis toutes les dettes des Romains » (A. Boureau, p.
56). Et l’énumération concernant les hommes se termine chez lui par une notice
curieuse : la Naissance de Jésus aurait aussi été « manifestée par les
sodomites qui, dans le monde entier, périrent cette nuit-là » (trad. A.
Boureau, p. 56).
Viennent enfin les
anges (degré 5) « qui annoncèrent le naissance du Christ aux
bergers » (trad. A. Boureau, p. 57).
Comme on l’a dit,
Voragine n’a pas tout enregistré. La tradition dans son ensemble signale en
effet bien d’autres manifestations, comme l’apparition d’une bête parlante dans
les rues de Jérusalem ou, à Rome cette fois, le bruit produit par les fenêtres
d’un palais, qui s’ouvrent brusquement, rompant leurs systèmes de fermeture, ou
encore en Orient, des phénomènes étranges dans le pays des Mages.
Il nous appartiendra de mettre un peu d’ordre dans cet amas d’informations.
[Plan]
Certaines
manifestations, comme celles qui signalent la destruction des symboles de la
Rome païenne et de sa religion (l’effondrement du Temple de la Paix et de la
Statue de Romulus, ou la chute des idoles d’Égypte), ont fait l’objet, ailleurs
dans les FEC, d’études approfondies
dont on trouvera ci-dessous un bref résumé.
Dans l’article des
FEC, 27, 2014, intitulé La
prédiction d’éternité conditionnelle portant sur des statues et des bâtiments
dans la littérature médiévale, nous avons montré en détail que ces deux
monuments – le Temple de la Paix et la statue de Romulus – y bénéficiaient
d’une prédiction d’éternité, conditionnelle il est vrai, puisqu’elle était
assortie à une réserve fort importante : ils subsisteraient intacts « jusqu’à
ce qu’une vierge ait un enfant ». Il était dès lors parfaitement normal
que la Naissance de Jésus ex Maria
Virgine réduise à néant cette prédiction d’éternité et donc que le Temple
de la Paix s’écroule à ce moment-là, entraînant dans la ruine la statue de
Romulus qu’il abritait.
Si, à partir du
cas visé par Jacques de Voragine, on veut élargir le propos en s’inspirant de
l’article cité et en restant dans le cadre des prédictions conditionnelles
d’éternité, on ajoutera que ces deux motifs (ruine d’un bâtiment et ruine d’une
statue) peuvent dans la littérature médiévale se rencontrer liés ou séparés. Certains
récits en effet mentionnent l’effondrement d’un bâtiment et de la statue qu’il
abrite ; d’autres ne traitent que de la chute d’une statue, d’autres
encore ne semblent concernés que par la ruine d’une construction.
Et ce n’est pas tout.
Le même article nous apprend que la statue ainsi renversée est souvent celle de
Romulus, mais pas nécessairement : cela pouvait aussi être une statue de
Rome, voire une statue de vierge. Quant au bâtiment ainsi jeté à terre, ce
n’était pas toujours le Temple de la Paix ou de l’Éternité – deux dénominations
pour le même bâtiment – ; il pouvait s’agir du Temple de la Concorde – une
notion très proche de celle de Paix – ou d’un Temple de Romulus, ou encore du
bâtiment, quel que soit le nom qu’on lui donnait (c’était parfois celui de
Colisée) abritant les statues chargées de la protection magique de Rome.
Le motif pouvait
donc s’actualiser de multiples manières, mais ce qui subissait ainsi, lors de
la Naissance, une destruction totale ou partielle, c’était un monument censé symboliser
Rome et sa puissance, statue (quel que soit l’endroit où elle s’élevait et ce
qu’elle représentait) et/ou bâtiment (quel que soit son contenu exact et ce
qu’il voulait honorer).
Selon Voragine,
qui reste dans la catégorie des corps matériels opaques, la statue de Romulus
n’est pas la seule à s’être écroulée alors. D’autres statues aussi, rapporte-t-il,
au moment même de la Naissance ou à la suite de cet événement, sont tombées en
pièces « en de nombreux autres lieux », en particulier en terre
d’Égypte, comme l’avait annoncé le prophète Jérémie aux prêtres de ce pays (A.
Boureau, 2004, p. 53-54). Il est ici question du motif de la chute des idoles d’Égypte, également étudié en détail
dans un article des FEC, 27, 2014,
intitulé La Chute des Idoles dans
l’épisode égyptien des Enfances de Jésus.
Cet article a
montré qu’on avait affaire à un motif très connu et plus complexe que ne le
laisserait croire le texte de Jacques de Voragine. Ce dernier d’ailleurs ne
semble pas l’avoir compris correctement.
Il a raison de
rappeler, à partir de l’Histoire
scolastique de Pierre le Mangeur, qu’une prophétie de Jérémie « avait
appris aux rois [de ce] pays que leurs idoles s’écrouleraient quand une vierge
enfanterait un fils », mais il a tort de croire ou de laisser croire que
cette chute des idoles égyptiennes s’est produite lors de la Nativité, comme ce
fut le cas de l’effondrement du temple romain et de la statue de Romulus. En
fait, dans la vision médiévale du séjour égyptien de la Sainte Famille, les
Idoles d’Égypte ne se sont renversées que bien après la Naissance, lorsque la
Vierge et l’Enfant sont entrés en contact avec elles en Égypte.
Ce glissement chronologique
très caractéristique se rencontre ailleurs dans la littérature médiévale. Nous
rencontrerons dans la suite plusieurs exemples de ce procédé qui consiste
à déplacer un événement, parfois même de plusieurs décennies, pour qu’il
coïncide chronologiquement avec la Nativité et en devienne un des marqueurs (le
motif du prodige de l’huile ; des bœufs qui parlent aux laboureurs ;
l’apparition de trois soleils et/ou d’un halo autour du soleil ; des
fenêtres d’un bâtiment s’ouvrant avec fracas, etc.).
Nous ne
reviendrons plus qu’occasionnellement sur ces sujets dans le corps de notre
exposé.
Nous ne nous
attarderons pas non plus sur les manifestations présentes dans les Évangiles et
liées au besoin de faire reconnaître comme Dieu l’enfant qui vient de naître
(les bergers convoqués par les anges ; les Rois mages suivant
l’étoile ; les animaux de la crèche adorant le nouveau-né). Bien attestées
dans la tradition, elles sont d’origine chrétienne et d’interprétation claire.
Nous n’approfondirons
pas non plus les notices, toujours d’origine chrétienne mais très peu
répandues, comme celles traitant des vignes d’Engaddi
et de la mort des sodomites. Ce qui ne nous empêche toutefois pas de les
commenter rapidement.
En fait, Jacques
de Voragine a repris ces notices à une de ses sources, Barthélemy de Trente,
Bartolomeo da Trento. Liber epilogorum in gesta sanctorum, éd. E.
Paoli, Florence, 2001, CCXLVII, 518 p. (Edizione nazionale dei testi mediolatini. Serie I, 1. Edizione nazionale dei testi mediolatini, 2)
un
Dominicain comme lui qui, quelques dizaines d’années auparavant (1245), avait redigé un recueil de quelque 200 vies de saints, le Liber epilogorum
in gesta sanctorum, où
on pouvait lire :
Insuper vinee Engaddi, que proferunt balsamum, ea nocte floruerunt, fructum protulerunt et liquorem produxerunt ; sodomite divino iudicio sunt percussi. (Barthélemy de Trente, Liber epilogorum, XVII, p. 33, éd. E. Paoli, 2001)
En outre, les vignes d’Engaddi à l’origine du baume se mirent cette nuit-là à fleurir, à porter des fruits et à produire de la liqueur. Les sodomites furent frappés par le jugement divin. (trad. personnelle)
*
Engaddi (Engedi), sur la Mer Morte,
est une oasis très fertile en Israël, réputée pour sa production de vins et de
parfums. Dans le Cantique des Cantiques
(I, 1, 14), la bien-aimée compare son ami à « une grappe de cypre, dans les vignes d’Engaddi »
(botrus cypri dilectus meus in vineis Engaddi). Un peu avant Barthélemy, le moine cistercien
Adam, abbé de Perseignes, mort vers 1121, avait
développé dans son Mariale I (P.L., t. 211, 1855, col. 706-707) une
comparaison entre la fécondité de Marie et celle des vignes d’Engaddi : comme la grappe du Cantique, Jésus, « sous le pressoir de la croix, a livré en
abondance le vin de la grâce » (in torticulari crucis pressus… totius vinum gratiae abundantissime
propinavit).
Quant
au motif d’une mort subite de tous les sodomites durant la nuit de Noël, il
figure aussi dans l’Abbreviatio in gestis sanctorum de Jean de Mailly (né vers 1190 et mort vers
1260) autre Dominicain et autre prédécesseur de Jacques de Voragine : Omnes sodomitas qui
tunc erant subita mors extinxit « une mort subite fit mourir tous les
sodomites qui vivaient alors » (cité par E. Paoli dans son édition de
Barthélemy de Trente, p. 398).
Pour A. Boureau,
l’éditeur de La légende dorée dans la
Bibliothèque de la Pléiade, p. 1084,
n. 39, la source primitive de ce motif est obscure : « On n’en trouve
trace, écrit-il, ni dans la littérature apocryphe, ni dans la liturgie des 24
et 25 décembre, ni chez les commentateurs médiévaux de celle-ci », mais
elle est généralement attribuée à saint Jérôme. Ainsi par exemple, Humbert de
Romans, encore un Dominicain (né vers 1194, mort en 1274 ou 1277), écrit dans
son Tractatus de eruditione praedicatorum (VII, 9, 3-11) : Legitur enim quod ea nocte
qua Christus natus est, omnes qui reperti
sunt illo vitio laborantes mortui sunt ut dixit Jeronimus
« On lit en effet que la nuit de la naissance du Christ, tous ceux qui
furent trouvés souffrant de ce vice moururent, comme le dit Jérôme ».
Quoi qu’il en
soit, ce motif de l’éradication des sodomites la nuit de la Nativité, Jacques
de Voragine le place explicitement sous la garantie de saint Jérôme et de saint
Augustin :
Cette naissance a été aussi manifestée par les sodomites qui, dans le monde entier, périrent cette nuit-là, comme le dit Jérôme : « Une telle lumière se leva sur eux [Isaïe 9, 2] qu’elle balaya tous ceux qui souffraient de ce vice ; le Christ accomplit cela afin qu’une telle impureté ne se trouvât plus dans la nature qu’il avait assumée. » Car, comme le dit Augustin, Dieu, en voyant dans la nature humaine un vice contre nature, faillit renoncer à l’incarnation » (trad. A. Boureau, p. 56).
A. Boureau ne
donne pas la référence précise de cette phrase d’Augustin ; nous avons
pour notre part renoncé à l’identifier, mais le lecteur qui voudrait avoir des
informations générales sur l’hostilité du christianisme médiéval envers
l’homosexualité en trouvera facilement (par exemple, dans une synthèse sur la Toile).
*
Nous ne nous
étendrons pas davantage sur la mort des sodomites et la floraison miraculeuse
des vignes d’Engaddi. Notre but prioritaire,
rappelons-le, est d’étudier les marqueurs qui prennent leur source – totalement
ou partiellement – dans l’antiquité romaine.
[Plan]
Ici, comme dans
nos études précédentes sur les thèmes et les motifs médiévaux, nous nous
intéresserons essentiellement aux témoignages littéraires, faute de compétences
suffisantes en histoire de l’art. Il faut toutefois savoir que, dans les
derniers siècles du Moyen Âge et au début des Temps modernes, certains de ces
motifs, comme la vision d’Octavien ou le prodige de l’huile, ont donné
naissance à une iconographie relativement riche. Nous ne ferons que la survoler.
Dispersés et peu approfondis, les travaux modernes sur l’iconographie du prodige de l’huile seront cités in loco. Mais en ce qui concerne la vision d’Octavien, nous attirerons dès maintenant l’attention sur une étude récente et fouillée due à Philippe Verdier et parue dans les Mélanges d’Archéologie et d’Histoire de l’École française de Rome. Moyen Âge (t. 94, 1982, p. 85-119) sous le titre : La naissance à Rome de la Vision de l'Ara Coeli. Un aspect de l'utopie de la paix perpétuelle à travers un thème iconographique. Elle sera citée à plusieurs reprises dans la suite, sous la forme : Ph. Verdier, Vision, 1982. Il s’agit surtout d’une exploration iconographique, mais l’auteur a pris soin d’examiner également les textes avec attention.
[Plan]
Dans les
paragraphes qui précèdent, nous avons utilisé à plusieurs reprises le terme
« prodige ». Nous le ferons encore abondamment dans la suite. Il
s’agit là d’une réalité importante de la religion et de la vie des Romains
qu’il importe de commenter brièvement.
Les
« prodiges » sont à Rome des phénomènes sortant de l’ordinaire et ne
s’expliquant pas naturellement. Ils étaient perçus comme des signes envoyés par
les dieux pour prévenir les Romains de l’imminence d’un événement (ils ont
alors valeur de « présages ») ou pour leur faire savoir qu’ils
n’étaient pas satisfaits, que la paix entre eux et Rome (pax deorum) était rompue. Ces signes devaient être signalés sans
tarder aux autorités qui décidaient ou non de les confier à des prêtres
spécialisés chargés de les interpréter et éventuellement de les « conjurer »
(c’était le terme propre), entendez : les expier par des procédures
adéquates pour obtenir, si besoin en était, le pardon des dieux insatisfaits ou
en colère.
Dans le monde
romain, ces signes, si bizarres qu’ils puissent paraître, n’étaient jamais
traités à la légère, ce qui explique qu’ils étaient souvent enregistrés dans
les livres d’histoire. On a même conservé des traités
contenant des listes de prodiges (par exemple le Liber prodigiorum de Julius Obsequens).
*
Les
prodiges ont fait l’objet de nombreuses études de la part des spécialistes de
la religion romaine ; le dernier auteur, à notre connaissance, à en avoir
dressé une liste – limitée toutefois à la Royauté et à la République – est D.
Engels, Das römische Vorzeichenwesen
(753-27 v. Chr.). Quellen, Terminologie, Kommentar, historische Entwicklung,
Stuttgart, 2007, 877 p. (Postdamer Altertumswissenschaftliche Beiträge, 22). Ce
travail sera dans la suite cité par l’abréviation RVW, suivie du numéro du prodige. On y trouvera une impressionnante
bibliographie sur le sujet.
Adoptant l’ordre
chronologique, la liste de D. Engels compte 401 numéros, mais comme certains
d’entre eux rassemblent plusieurs événements (parfois dix) survenus la même
année, le total des faits recensés doit dépasser les 500. Parcourir cette liste
révèle la variété impressionnante des phénomènes considérés comme des prodiges
par les Romains. Dans ce catalogue, ceux dont nous aurons essentiellement à
traiter portent le n° RVW 345, p. 682
(pour le soleil triple) et p. 683 (pour le bœuf parlant), le n° RVW 343, p. 677 (pour la couronne autour
du soleil) et le n° RVW 364 (p.
701-702) (pour le prodige de l’huile). On verra que les prodiges qui vont vous
occuper sont en fait perdus dans une multitude d’autres de tout genre.
Pour un ouvrage général sur les prodiges, cfr par
exemple R. Bloch, Les
prodiges dans l'antiquité classique (Grèce, Étrurie et Rome),
Paris, 1963, 164 p. («Mythes et religions», 46)
[Plan]
Nous avons dit en
commençant que le chapitre 6 de La
légende dorée de Jacques de Voragine, avec son « état des lieux »
datant de la seconde moitié du XIIIe siècle, constituait pour nous une
sorte de point d’arrivée. Avant de
passer à l’étude approfondie de chaque élément, nous voudrions maintenant
présenter une autre œuvre, beaucoup plus ancienne (fin IVe-début Ve), qui
serait presque à considérer comme un point
de départ dans l’évolution des marqueurs de la Nativité. Il s’agit du Canon d’Eusèbe-Jérôme.
Son importance
vient surtout de ce qu’il renferme plusieurs des marqueurs que nous aurons à
commenter dans la suite mais qu’il livre à leur propos des données encore très
étroitement liées à l’histoire romaine antique, même si elles laissent parfois
transparaître des influences chrétiennes.
L’auteur et l’œuvre
Eusèbe (né vers 260 et mort en
339) est un proche de l'empereur romain Constantin le Grand. Évêque de Césarée
en Palestine et reconnu comme Père de l'Église, il est l'auteur de nombreuses
œuvres historiques en grec, dont une Vie
de Constantin, une Histoire
ecclésiastique en 10 livres et une chronique universelle intitulée Histoire générale (Παντοδαπὴ ἱστορία), « où il
tentait de situer le christianisme dans l’histoire du reste du monde » (J.
de Romilly, Précis de littérature grecque,
Paris, 1980, p. 234).
Cette dernière œuvre était
constituée de deux parties : « d'une part une Chronographie à proprement parler (Χρονογραφία),
qui est conservée dans une traduction arménienne et dans deux abrégés
syriaques, et qui a nourri les chroniques byzantines postérieures ; d'autre
part un Canon chronologique
(Κανὼν χρονικός),
qui est une simple liste d'événements datés de la naissance d'Abraham jusqu'en
303. » (Wikipédia). L’original grec de ce Canon est perdu, mais il en reste une traduction arménienne ainsi
que la traduction latine de saint Jérôme, qui l'a continué jusqu'en 379. Quand
nous parlerons dans la suite de la Chronique
d’Eusèbe-Jérôme ou de Jérôme-Eusèbe, c’est de ce Canon qu’il s’agira, et plus précisément même, dans ce Canon, de la traduction de saint Jérôme
(né vers 347 et mort en 420).
Éditions
* Eusebi
Chronicorum Libri duo, edidit A. Schöne, Dublin-Zurich, 2 vol., 1967, 245
et 236 p. [réimpression de l’éd. de 1875-1866] : I. Eusebi Chronicorum liber prior ; II. Eusebi Chronicorum Canonum quae supersunt. La version de saint
Jérôme utilisée ici se trouve dans le volume II.
* Eusebius
Werke. Siebenter Band. Die Chronik des Hieronymus. Hieronymi Chronicon.
I : Text mit einem Namenregister; II : Lesarten der Handschriften und
Quellen-kritischer Apparat zur Chronik, éd. R. Helm, Berlin, 2 vol.,
1913-1926, 270 et 778 p. (Corpus de Berlin, 24 et 34). Une deuxième édition en
un seul volume est parue en 1956 (Corpus de Berlin, 47).
Pour en savoir plus
H. Inglebert,
Les Romains chrétiens face
à l'histoire de Rome. Histoire, christianisme et romanités en Occident dans
l'Antiquité tardive (IIIe-Ve siècles), Paris, 1996, 744 p. (Collection
des études augustiniennes. Série antiquité, 145). En ce qui concerne la vie,
l’œuvre et l’influence d’Eusèbe et de Jérôme, on verra respectivement les pages
151 à 202 (pour Eusèbe) et les pages 203 à 295 (pour Jérôme).
Ce Canon n’a
rien d’un récit suivi : il se présente sous la forme d’une série de
notices isolées, généralement brèves. La datation de chacune d’elles n’est pas
toujours très sûre, malgré, ou à cause des systèmes de concordance utilisés (année
d’Abraham, ère des Olympiades, années régnales, etc.). En guise d’exemples, nous
avons retranscrit ci-dessous un choix de notices liées à des événements des
règnes de César et d’Octave-Auguste. Comme on le verra, c’est un mélange peu
ordonné de faits de tout ordre.
Ainsi, pour l’année
1973 d’Abraham et la première année de la 184e Olympiade, ce qui correspond
dans notre comput à l’an 44 avant Jésus-Christ, Eusèbe-Jérôme enregistre une
série de quatorze notices. Nous citerons les quatre d’entre elles qui clôturent
la liste. Les deux dernières livrent des événements que les Romains
considéraient comme des prodiges, en l’occurrence celui des soleils triples qui
se réunissent en un seul et celui du bœuf parlant :
* C. Caesaris corpus in rostris ob honorem concrematum.
En guise d’honneur, le corps de Caius César fut brûlé sur les rostres
* Sergius Sulpicius iuris consultus et P. Seruilius Isauricus publico funere elati.
Sergius Sulpicius, le jurisconsulte et P. Servilius Isauricus bénéficièrent de funérailles publiques.
* Romae tres soles simul exorti paulatim in eundem orbem coierunt. [RVW 345, p. 682]
À Rome, trois soleils apparus en même temps se réunirent en un seul et même cercle.
* Inter cetera portenta, quae toto orbe facta sunt, bos in suburbano Romae ad arantem locutus est : Frustra se urgeri. Non enim frumenta, sed homines breui defuturos. [RVW 345, p. 682]
Parmi d’autres prodiges survenus dans le monde entier, [il arriva que,] dans un champ aux alentours de Rome, un bœuf dit à un laboureur : « Rien ne sert de me tourmenter, car dans peu de temps, ce ne sont pas les blés qui vont manquer, mais les hommes. » (trad. personnelle)
Un peu plus loin,
Eusèbe-Jérôme fournit des notices postérieures à la mort de César et concernant
la guerre civile entre Octave et Antoine. Il relève ainsi, dans la 186e
Olympiade mais sans que l’année soit précisée, une série d’événements dont nous
transcrivons ci-dessous les six premiers. Seul le premier d’entre eux est un
prodige, celui de l’huile.
* E taberna meritoria trans Tiberim oleum terra erupit fluxitque toto die sine intermissione significans Christi gratiam ex gentibus. [RVW 364, p. 701-702, qui date le fait de 39 avant Jésus-Christ]
De la taberna meritoria, dans le Transtévère, de l’huile sortit de terre et coula sans interruption pendant toute une journée, symbole de la grâce du Christ venant des nations.
* Antonium superat Augustus et interueniente senatu in amicitiam cum eo regreditur.
Octave-Auguste l’emporte sur Antoine, et à l’intervention du Sénat, renoue son amitié avec lui.
* Cornificius poeta a militibus desertus interiit, quos saepe fugientes galeatos lepores appellarat. Huius soror Cornificia, cuius insignia extant epigrammata.
Le poète Cornificius mourut, abandonné de soldats qu’il avait souvent traités de lièvres casqués et fuyards. Sa sœur était Cornificia, dont subsistent des épigrammes remarquables.
* Templa Rhodiorum depopulatus est Cassius.
Cassius dévasta les temples de Rhodes.
* Secunda secessio Augusti et Antonii.
Seconde rupture entre Octave-Auguste et Antoine.
* Cornelius Nepos scriptor historicus clarus habetur ; etc.
Cornelius Nepos obtient la célébrité comme historien ; etc. (R. Helm, 1956, p. 139)
Ces deux listes donnent une idée assez précise du genre de ce Canon : un mélange de notices (historiques, militaires, politiques, littéraires, religieuses), classées par ordre chronologique. À la différence des deux prodiges de la première liste (soleil triple et bœuf parlant), le prodige de la seconde liste, celui de l’huile, contient déjà une interprétation chrétienne très nette (significans Christi gratiam ex gentibus).
[Plan]
6. Quelques
remarques sur Auguste
Dans les pages précédentes déjà est
apparu le nom du premier empereur romain, ce sera encore le cas souvent dans la
suite. Quelques remarques à propos de ce personnage peuvent donc être
utiles. D’abord un point de terminologie, car cet empereur peut apparaître sous
différents noms.
Les Modernes l’appellent souvent Octave-Auguste, lorsque ils ne veulent
pas tenir compte du fait qu’à sa naissance en -63 il s’appelait Octave (Caius Octavius), qu’il devint officiellement Octavien (Caius Iulius Caesar
Octavianus) en -43, après que l’assemblée curiate eut confirmé son adoption
par Jules César qui avait eu lieu l’année précédente, et qu’il ne porta le
titre d’Auguste (Augustus), un terme emprunté au vocabulaire religieux, qu’à partir de
janvier -27, lorsque le Sénat le lui eut solennellement octroyé, en même temps
que les pleins pouvoirs.
Les auteurs médiévaux ne tiennent aucun
compte de ces précisions assez subtiles. Ils l’appellent généralement Octavien
ou Octovien, plus rarement Auguste ou César Auguste, ou simplement César.
Ils ne tiennent guère compte non plus des
subtilités institutionnelles, notamment des titres dont il fut revêtu au cours
de sa vie (propréteur, consul, triumvir), avant de recevoir du Sénat en -27
l’ensemble des pouvoirs, avec l’octroi à vie de la tribunicia potestas, de l’imperium proconsulare maius et du titre d’Auguste.
Il prétendait rétablir la République. Et effectivement,
grâce à lui, les anciennes institutions (magistratures, assemblées), dont le
fonctionnement avait été sérieusement perturbé pendant la période des guerres
civiles, se remirent à fonctionner régulièrement. Mais cette restauration était
une façade. En réalité, Auguste ne revenait pas au système républicain ;
il prenait tous les pouvoirs et fondait un régime nouveau qui allait durer
quatre siècles, l’empire. Nous le désignons comme empereur – le premier
empereur de Rome –, mais pour ses concitoyens il était tout simplement le princeps (« le premier, le plus
important, la tête, le guide »). Pour les auteurs du Moyen Âge d’ailleurs,
c’est très souvent Jules César qui passera pour le premier empereur de Rome.
Personnage ambigu aux yeux de l’Histoire, Octave-Auguste n’avait
rien d’un saint. Il n’entra jamais en contact avec le christianisme et les chrétiens.
Et pourtant il bénéficia de la part de ces derniers d’un préjugé très
favorable.
Ayant mis fin aux guerres civiles qui avaient ensanglanté les
derniers siècles de la République romaine, Auguste était aux yeux des Romains
eux-mêmes celui qui avait établi la paix universelle. Le motif de la Pax Augusta, « la Paix d’Auguste »,
est d’ailleurs un des piliers de
la propagande du régime
et sera matérialisé, le 30 janvier de l’an 13 avant Jésus-Christ, sur le
Champ de Mars, par l’érection d’un imposant monument, encore visible
aujourd’hui, « l’autel de la Paix d’Auguste » (Ara Pacis Augustae). Accueilli comme le restaurateur de la paix
universelle par les siens, Auguste fut aussi loué par eux pour avoir ouvert une
ère nouvelle.
Les
chrétiens reprirent sans nuance cette image de l’empereur. À partir du Ve
siècle, écrit Ph. Verdier, Vision, 1982, « la littérature chrétienne réinterpréta dans un
sens christologique l’espoir dans un retour à l’âge d’or ». Chez Orose, Auguste
annonce le Christ ; son règne, en installant une paix universelle,
préparait celui du Christ, qui naquit ainsi à une époque de paix universelle.
Prêtre chrétien du Ve siècle,
contemporain de saint Augustin, Orose
nous a laissé un volumineux Contra
paganos en sept livres (écrit en 417-418), qui va de la création du monde
jusqu'à l’époque du rédacteur (ab orbe
condito usque ad dies nostros). C’est dans un certain sens la première
histoire universelle chrétienne. Cette œuvre, présente au Moyen Âge dans de
nombreuses bibliothèques, rencontra un très grand succès et influença de
nombreux compilateurs. Elle est éditée dans la Collection des Universités de
France : Orose. Histoire (contre les païens). Texte établi et traduit
par M.-P. Arnaud-Lindet, 3 tomes, Paris, 1990-1991.
Sur ces Histoires d’Orose, on lira avec intérêt les pages de H. Inglebert, Les Romains chrétiens face à l'histoire de
Rome. Histoire, christianisme et romanités en Occident dans l'Antiquité tardive
(IIIe-Ve siècles), Paris, 1996, p. 505-589 (Collection des études
augustiniennes. Série antiquité, 145).
Historiquement
c’est sous le règne d’Auguste que naquit le Christ. L’empereur mourra en 14
après Jésus-Christ, date à laquelle il fut remplacé par Tibère, lequel régnera
jusqu’en 37. C’est sous ce dernier que le Christ mourut. Auprès des chrétiens,
Tibère fut moins en cour que son prédécesseur, mais son image fut relativement
épargnée : ils ne lui imputèrent en tout cas pas directement la mort de
leur sauveur.
Sur
les questions liées à l’image d’Auguste chez les Romains et chez les chrétiens,
on pourra utiliser l’article de Ph. Verdier, Vision, 1982, déjà cité, mais aussi d’autres travaux, comme par
exemple : W. Déonna, La légende d'Octave-Auguste, dieu, sauveur et maître du monde,
dans Revue de l'Histoire des Religions, t. 83, 1921, p. 32-58; t. 84,
1921, p. 163-195; t. 85, 1922, p. 77-107 [pour l’image
de l’empereur chez les Romains] ; ou [pour l’image d’Auguste dans la littérature française médiévale] R. Wenzel-Beck, Das Augustusbild der Französischen
Literatur des Mittelalters,
dissertation de 307 pages présentée à l’Université de Chemnitz en 2002
et entièrement disponible sur la Toile ; E. von Frauenholz,
Imperator Octavianus Augustus in der Geschichte und
Sage des Mittelalters, dans Historisches Jahrbuch, t. 46, 1926, p. 86-122, et R.
von Nostiz-Rieneck, Sagengespinste um die Zeit des Kaisers Augustus, dans Stimmen aus Maria Laach,
t. 78, 1910, p. 308-324 [pour la réception des différentes formes de la légende
dans les littératures médiévales autres que la littérature française].
Mais il est temps
d’en finir avec cette longue série d’observations générales et de passer à
l’étude détaillée des phénomènes retenus.
[Plan]
[Suite]
[Page de Garde] [Table des Matières] [Introduction] [I. Généralités] [2. Phénomènes célestes] [3. Boeuf parlant]
[4. Phénomènes divers] [5. Vision d'Octavien] [6. Prodige de l'huile] [7. En guise de conclusion] [Liste bibliographique]
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) -
Numéro 29 - juillet-décembre 2015